Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration/Chapitre 2


CHAPITRE II

LES PARTIS ET LES ÉCOLES SOUS LA RESTAURATION


Une circonstance imprévue m’ouvrit dans le même temps quelques percées sur le monde de l’opposition, qui m’inspirait de loin sinon beaucoup de sympathie, du moins beaucoup de curiosité. M. de Kératry, élu député aux élections de 1819, était venu prendre place dans les rangs de la gauche. Il avait épousé la sœur de ma mère ; nous vivions à la campagne fort près l’un de l’autre, et la mort prématurée de ma tante, qui ne lui laissa point d’enfants, n’avait rien changé à nos relations d’intimité. Quoique possédant les qualités natives d’un parfait gentilhomme, M. de Kératry était alors la bête noire de toute notre noblesse, à laquelle il avait, bien jeune encore, rompu en visière aux derniers états de Bretagne, en publiant à Rennes une brochure contre le droit d’aînesse, brochure qui aurait peut-être gagné à n’être point signée par un cadet. Il n’émigra pas, ne s’associa point aux protestations de la province contre les actes de l’Assemblée nationale, se fit homme de lettres, et, pour ses débuts, romancier. À trente ans, il commença par imiter Sterne, pour finir, à soixante, par imiter Walter Scott. L’originalité, qui manquait à cet écrivain dans les lettres, ne lui fut pas refusée dans les sciences. Les Inductions morales et physiologiques révèlent un penseur dont la chaude éloquence est parfois déparée par des traits d’un goût équivoque.

Repoussé par sa caste, comme on disait alors, il rechercha, sous la Restauration, la faveur et les votes de la bourgeoisie censitaire, et fut nommé à Brest. M. de Trézurin avait interdit l’accès de sa maison au nouveau député, qu’il nommait son neveu le renégat ; et mes relations avec un parent qui me continuait à Paris les bontés auxquelles il m’avait accoutumé depuis ma première enfance irritaient fort mon grand-oncle, si parfaitement coulant sur tout le reste. Lorsque, par son entremise, j’avais obtenu un billet pour la Chambre, et qu’il m’arrivait de n’être pas rentré à l’heure du dîner, j’étais accueilli par les sarcasmes les plus amers. M. de Trézurin déclarait ne pouvoir comprendre l’intérêt qu’un jeune homme bien élevé paraissait prendre à l’indécent pugilat où, de par la charte, qu’il appelait en minaudant la chatte du roi, on obligeait les ministres à venir se colleter avec des avocats pour les menus plaisirs de la galerie. Ces institutions lui étaient surtout antipathiques parce qu’elles lui paraissaient incompatibles avec le véritable esprit français qu’il ne leur pardonnait pas d’avoir atteint à ses sources, en faisant d’un peuple aimable et poli un peuple d’ergoteurs et de pédants.

Mes meilleurs jours étaient pourtant ceux durant lesquels, au risque d’une remontrance sur ma rentrée tardive, je pouvais prendre place dans les rangs pressés de ces tribunes du palais Bourbon, où la jeunesse portait alors et des convictions ardentes, et des passions politiques implacables. J’ai assisté, sous la monarchie de Juillet, à de grandes luttes oratoires à l’issue desquelles je me trouvais directement intéressé ; j’ai entendu des orateurs d’une habileté plus consommée ; mais aucune de ces magnifiques journées ne m’a laissé l’impression profonde que j’emportai à vingt ans des débats soulevés à l’occasion des votants du 21 janvier, et par les mesures d’exception qui suivirent le meurtre du duc de Berry ; aucune discussion ne m’a paru empreinte de l’esprit philosophique que j’avais remarqué dans les harangues magistrales prononcées à l’occasion de l’indemnité des émigrés, du droit d’aînesse, de la loi du sacrilège, et du projet de loi sur la police de la presse, durant le ministère de M. de Villèle. Cette diversité dans les impressions peut s’expliquer sans doute par la diversité des âges, mais ne viendrait-elle pas surtout du caractère très-différent des discussions parlementaires dans la période antérieure à 1830, et dans celle qu’ouvrit la révolution de Juillet ?

Avant la chute de la branche aînée, la bataille était presque toujours engagée sur le terrain des théories sociales ; c’était une sorte de duel entre le droit historique antérieur à 89, et le droit populaire qui prévalut à cette époque. Dans l’enceinte du palais Bourbon, on assistait alors à la lutte de deux écoles donnant l’une et l’autre à la révolution française un sens et une portée entièrement contraires. L’éloquence parlementaire revêtit une physionomie à la fois moins dogmatique et moins passionnée sous la monarchie de 1830 ; car, après le triomphe définitif de la souveraineté nationale, les questions théoriques qui avaient si longtemps divisé les esprits se trouvèrent en quelque sorte enterrées dans l’abîme où s’était englouti tout le vieux droit traditionnel.

De 1820 à 1830, la gauche, écartée du pouvoir par une sorte de barrière infranchissable, combattait d’ailleurs pour des idées, sans avoir à se préoccuper beaucoup des portefeuilles, les calculs personnels tenant alors très-peu de place dans la stratégie parlementaire. L’orthodoxie politique de ce parti était surveillée par Dupont (de l’Eure), borne de granit, qu’une révolution ne put même déplacer. Ce caractère dogmatique se révélait plus nettement encore pour la droite, devant laquelle M. de Donald déroulait, telles qu’il les comprenait lui-même, les lois primitives de la famille et de la société, accumulant avec un esprit infini des analogies toujours ingénieuses, lors même qu’elles portaient moins sur les idées que sur les mots, et qu’elles semblaient quelquefois tourner au calembour.

Droit suprême du prince, source de toute souveraineté comme de toute justice ; droit de la nation dominant le droit de la couronne : tels étaient, durant la Restauration, les deux pôles de la métaphysique gouvernementale, pôles que la révolution de Juillet eut pour principal effet de déplacer. Il arrivait assez souvent que certains orateurs subissaient simultanément l’effet de cette double attraction en sens contraire, et cet effet était sensible surtout chez les plus illustres. M. Laine, simple avocat, dont la haine qu’il professait pour l’empire avait fait un ardent royaliste ; M. de Serre, très-attaché aux institutions constitutionnelles, mais dévoué avec passion à la dynastie qu’il avait suivie dans l’exil, furent peut-être les deux ministres qui donnèrent les gages les plus décisifs aux idées démocratiques. Le premier fut l’auteur de cette loi électorale de 1817, tellement hardie que la monarchie n’aurait pu en supporter longtemps l’effet sans périr ; la France doit au second la grande loi de 1819 sur la presse, dont la clairvoyante sagesse n’a pas été dépassée.

L’âme sympathique de M. Laine vibrait sous l’action des deux courants qui venaient s’y heurter comme pour lui faire rendre de grands sons. Ce ministre montait rarement à la tribune sans que de grosses larmes roulassent dans ses yeux, au souvenir soudainement évoqué des malheurs de la maison royale et des crimes de la Révolution. Lorsqu’un mot imprudent, parti de la gauche, le mettait en présence de ces images, son visage sans expression se transfigurait par la flamme qui de son cœur passait sur ses lèvres : M. Laine parlait comme un ultra de 1815, la veille du jour où l’avocat démocrate, se retrouvant dans le milieu de tous les intérêts contemporains, s’exposait à dépasser par l’ampleur de ses concessions la mesure commandée par la prudence. C’était un puritain doublé d’un cavalier.

Avec une organisation moins impressionnable, M. de Serre, garde des sceaux dans le ministère de M. Decazes, était également combattu entre ses traditions d’émigré, qui lui faisaient voir avec faveur les tentatives de la droite pour reconstituer aristocratiquement la société française, et les inspirations de son grand sens politique qui lui révélaient la périlleuse inefficacité de pareilles conceptions : douloureuses perplexités qui hâtèrent le terme de sa vie.

Dans la belle discussion provoquée par les pétitions adressées à la Chambre pour obtenir le rappel des proscrits de 1815, je le vois encore, revêtu de la simarre qu’il portait si noblement, monter avec effort les marches de la tribune déjà prête à se dérober sous ses pieds. Il commença par mettre en regard de la longue série d’attentats commis contre la royauté légitime l’inépuisable clémence du prince, prescrivant aux tribunaux comme aux citoyens l’oubli qu’il pratiquait lui-même ; puis il fit entrevoir comme prochains de nouveaux témoignages de cette clémence inépuisable. Mais, lorsque des murmures partis des bancs occupés par les vieux serviteurs de la monarchie eurent fait croire au ministre qu’on donnait, dans cette partie de la Chambre, une extension sans limites à sa pensée, il sembla se redresser tout à coup comme saisi d’effroi au souvenir de la grande immolation juridique consommée en face du palais où retentissait sa voix puissante, et nul de ceux qui l’entendirent ce jour-là n’a pu oublier son attitude, lorsqu’avec un geste souverain il prononça le mot fameux : « Pour les régicides, jamais ! » arrêt qui semblait interdire jusqu’à l’espérance, et qu’une autre inspiration vint mettre à néant dès le lendemain.

Un ami de MM. de Serre et Laine consacrait à l’œuvre de sagesse, à laquelle s’étaient dévoués ces deux ministres, un talent dont profita peu la cause à laquelle il était sincèrement dévoué. Ancien correspondant du roi Louis XVIII, devenu sous l’Empire professeur de philosophie à la Faculté des lettres, M. Royer-Collard était assurément un royaliste de bon aloi ; mais le droit de la bourgeoisie à la suprématie politique le touchait encore plus que le droit héréditaire de la royauté. Il se considérait comme appelé à en constater la légitimité et à en déterminer les conditions, il en était le prophète confiant et hautain. Le gouvernement des classes moyennes, fondé sur leur supériorité en richesse et en lumière, tel était à ses yeux le dernier mot de l’histoire, l’alpha et l’oméga de toute la science politique. Il contemplait, avec un mépris dont témoignaient toutes ses paroles, les efforts des anciennes classes privilégiées pour reprendre au sein de la France nouvelle une partie du terrain qu’elles n’avaient jamais su défendre ; il annonçait, avec l’assurance qui sied aux oracles, l’irrésistible avènement de la bourgeoisie au gouvernement de l’Europe moderne, sans refuser d’ailleurs à la royauté légitime l’aumône de sa vieille fidélité. Exclusivement occupé du mouvement ascensionnel qu’il signalait dans les classes moyennes, il semblait fermer complètement les yeux sur des aspirations beaucoup plus menaçantes pour leur domination politique et pour leur avenir que ne pouvaient l’être, en 1825, les tentatives de l’école aristocratique.

M. Royer-Collard paraissait en effet s’inquiéter beaucoup plus des souvenirs de l’OEil-de-bœuf que des souvenirs des clubs, et redouter les marquis plutôt que les jacobins. Aussi, la France vit-elle se produire, au lendemain de la Révolution de 1830, un phénomène des plus étranges : l’homme illustre, qui avait concouru d’une façon décisive, comme orateur et comme président de la Chambre, au triomphe du droit parlementaire, disparut en quelque sorte dans sa victoire, au moment où l’Assemblée, si justement appelée sa classe, constituait, en la symbolisant dans une dynastie nouvelle, cette monarchie bourgeoise que M. Royer-Collard avait dogmatiquement annoncée comme la conséquence finale et le dernier mot de la Révolution française.

Quinze ans après l’époque où me reportent ces souvenirs, il m’est arrivé de siéger à côté de M. Royer-Collard sur les bancs de l’Assemblée dont il avait été le dominateur suprême. En le voyant silencieux et morose dans cette salle qui lui faisait, me disait-il, l’effet d’une place publique, tant il y coudoyait d’inconnus, où d’ailleurs il n’épargnait au pouvoir dont il avait été l’initiateur ni les exigences, ni les épigrammes, je remontais aux jours où sa parole, avidement attendue, remuait la conscience publique dans ses dernières profondeurs. La France avait encore plus changé que l’orateur, et la pensée du pays avait pris un autre cours. Ce que M. Royer-Collard avait si longtemps considéré comme le but à poursuivre par les sociétés modernes n’était plus, hélas ! qu’une étape destinée à être bientôt franchie sur la route sans fin des révolutions.

Aussi, les belles harangues que la nation avait écoutées, suspendue aux lèvres de l’orateur, s’étaient-elles transformées en merveilleux monuments d’art, dans lesquels la langue du dix-septième siècle s’assouplit et se dilate pour refléter, sans nul effort apparent, quoiqu’à l’aide d’un travail infini, les nuances les plus délicates de l’esprit du dix-neuvième. Je ne saurais omettre, en évoquant après un demi-siècle ces souvenirs encore si vivants pour moi, l’autorité que l’attitude de l’orateur ajoutait à ses paroles. À lui seul l’auditoire permettait de lire, chose naturelle, puisqu’on venait pour entendre une leçon : aussi le régent, sûr de son public, laissait-il percer sur son visage éclairé par un ironique sourire, le double sentiment qui remplissait son âme, la confiance et le dédain.

Très-puissante dans le pays, la gauche n’approchait dans la Chambre, ni pour l’influence ni pour le talent, de ce parti ministériel, qui, depuis l’ordonnance du 5 septembre 1816 jusqu’à l’arrivée de la droite aux affaires, en 1822, demeura séparé des deux partis extrêmes. Cette gauche parlait presque toujours par la fenêtre, parce que le but poursuivi par la plupart de ses orateurs était une révolution. Plein de verve démocratique, sans avoir rien d’ailleurs d’un grand orateur. Manuel cultivait avec succès l’art d’aller par ses paroles, au risque de se faire empoigner, jusqu’à la limite où l’opposition légale touche à l’insurrection. Benjamin Constant était un journaliste incisif, qui suppléait à force d’esprit aux qualités oratoires dont il était absolument dépourvu. Rien de plus étrange que le contraste qui se révélait chez cet homme éminent, entre une nature sceptique jusqu’au cynisme, et le dogmatisme théorique qu’il s’efforçait d’introduire dans le droit constitutionnel. Tout était trouble et souffrance dans cette vie partagée entre de grands dérèglements et les plus poignantes tortures de l’intelligence. Ces luttes intérieures, durant lesquelles l’esprit avait étouffé le cœur, déterminèrent la formation d’un ensemble glacial très-repoussant pour la jeunesse, quelque effort que fît Benjamin Constant pour se la concilier.

À côté de ce causeur lettré, dont les événements avaient fait un orateur politique, siégeait un homme dont la pensée ferme, exprimée dans un langage d’un effet toujours calculé, soulevait les applaudissements sans provoquer les murmures, parce qu’il mettait à ménager ses adversaires autant d’art que Manuel et Benjamin Constant pouvaient en mettre à les blesser. Le général Foy était le type de l’orateur militaire. Il s’efforçait d’associer la prudence d’un chef d’armée au brillant entrain d’un soldat ; et des harangues toujours fort travaillées, qui, dans une autre bouche, auraient à coup sûr senti la lampe, sentaient la poudre dans la sienne. Son beau profil se dessinait à la tribune comme un camée antique ; et cet homme, qui fut l’honneur de l’opposition, aurait été, avec Casimir Périer, la force et le conseil du gouvernement de 1830, si les émotions de la tribune n’avaient dévoré sa vie.

Mais, c’était sur un autre personnage que se portaient surtout les regards des jeunes gens, lorsqu’aux jours d’orage ils envahissaient les abords du palais Bourbon, en poussant dans une attitude peu rassurante le cri fort équivoque de : Vive la charte ! Le vieux général la Fayette n’était ni un orateur ni même, à proprement parler, un homme politique : c’était un drapeau. Il suffisait qu’il se montrât pour provoquer d’enthousiastes acclamations. Le héros des deux mondes avait fini par partager sincèrement l’adoration que l’on portait à sa personne, et par se croire le Bouddha incarné de la liberté. Il régnait dans son attitude une satisfaction béate : n’étant jamais contredit, il ne discutait jamais ; et lorsque l’on causait avec lui, il semblait toujours répondre à sa propre pensée. J’eus l’heureuse fortune de le rencontrer quelquefois le matin chez M. de Kératry, où il apparaissait devant le directeur du Courrier comme le maître de l’Olympe devant un des dii minores. Une telle rencontre était un événement, car voir la Fayette en Europe et Bolivar en Amérique était, en ce temps-là, la suprême ambition des touristes et des curieux. Une conversation accidentelle avec l’un ou l’autre des personnages que je viens de crayonner faisait époque pour toute la jeune génération. Il y avait en tout cela des engouements peu justifiés, et c’est un tort dont on est fort revenu. Quel homme notre jeunesse d’aujourd’hui acclame-t-elle avec excès, et tient-elle pour une bonne fortune de rencontrer ?

La jeunesse de l’époque de la Restauration, si prodigue d’enthousiasme, ne rappelle par aucun trait celle que la France a vue, sous le second Empire, assister à la chute de toutes ses croyances politiques, en y perdant jusqu’à ses passions. Cette génération-là aurait accompagné à l’échafaud les sergents de la Rochelle aussi résolument qu’elle conspirait à Saumur et à Belfort, et ses admirations n’étaient pas moins sincères que ses haines. Elle pouvait, dans ses exaltations fort condamnables, s’exposer à renverser un bon gouvernement ; mais elle n’aurait préparé la France ni pour les hontes de la dictature, ni pour celles de l’invasion : ce ne fut qu’après la chute des institutions constitutionnelles, qu’on vit le sol se couvrir tout à coup de ces agarics à végétation luxuriante, qui ont donné à l’administration la moisson des fonctionnaires à poigne, et à l’armée celle des généraux capitulés.

Un pareil obscurcissement des intelligences, une telle dégradation des âmes, ont été le produit fatal de causes multiples, dont aucune n’avait encore agi d’une manière sensible durant l’époque de la Restauration. La richesse publique était grande, sans doute, sous le ministère de M. de Villèle, où le 5 p. 100 touchait à 125 fr. ; mais, ni la lèpre du bien-être, ni l’impudence de la spéculation systématiquement favorisée, n’avaient encore développé l’impure pléthore qui a paralysé la nation en face de l’étranger comme en face de l’anarchie.

Les étudiants de 1825, qui, après avoir fait queue de grand matin sous le péristyle glacial du Palais-Bourbon, pour suivre les débats parlementaires, dansaient le soir à la Grande-Chaumière, n’étaient peut-être pas de mœurs plus sévères que les habitués du bal Mabile ; mais cette jeunesse, convaincue jusqu’au fanatisme, n’appartenait point à la pâle Bohême dont l’histoire est venue s’achever dans l’orgie sanglante de la Commune. C’est par la dépravation réfléchie de l’intelligence que l’homme descend en de tels abîmes ; pour en atteindre le fond, il faut qu’une froide et sacrilège confusion se soit opérée entre le bien et le mal, et que dans le désert de la vie il n’y ait plus rien debout que la sensualité et l’orgueil.

Le grand mouvement intellectuel provoqué par les institutions politiques était alors dans la splendeur de son aurore. Représenté par des noms jeunes et beaux comme l’espérance, il promettait à une génération avide de nouveautés de l’introduire dans un monde inexploré. L’ancienne littérature dramatique était manifestement épuisée, comme la société élégante dont elle avait été l’expression. Notre théâtre classique n’avait pas prétendu, ainsi qu’on l’a dit trop souvent, s’assimiler le génie de l’antiquité, qui ne lui a guère fourni que des cadres. Si l’esprit français, dans le plein épanouissement de sa sève, s’était accommodé de la sévérité des formes antiques, c’est uniquement parce que celles-ci concordaient, par leur correcte rigueur, avec l’étiquette dans laquelle était venue se résumer durant les trois derniers règnes toute la constitution politique de la monarchie. Splendide sous Louis XIV, dont il reflétait la froide solennité, notre théâtre s’était fait sentencieux sous le roi Voltaire, et n’était plus depuis cinquante ans qu’une momie enlacée dans des bandelettes. Ce genre artificiel ne pouvait survivre à l’ordre social qui l’avait inspiré. En renversant la vieille hiérarchie, l’Assemblée constituante avait frappé au cœur l’ancienne comédie française, administrée par les premiers gentilshommes de la Chambre, comme une sorte de dépendance domestique de la royauté. Si nos chefs-d’œuvre classiques rencontrèrent quelque faveur sous l’empire, cette faveur s’explique par celle que leur accordait le maître, qui entendait singer la monarchie, pour en renouer à son profit les traditions. Si cette faveur se prolongea quelque peu sous la Restauration, elle s’explique par deux causes : la présence au théâtre d’un interprète incomparable, et la lenteur avec laquelle se développèrent les nouveaux germes littéraires au milieu d’une société bouleversée par la révolution, et qui était si loin encore d’être reconstituée par d’autres mœurs et par d’autres lois.

Talma a reculé de 1787, date de ses débuts, à 1826, date de sa mort, la chute de l’ancien Théâtre-Français. Je ne saurais prononcer ce nom sans me rappeler, avec leurs joies enivrantes, les belles soirées où, après de mortelles heures d’attente passées debout dans un couloir obscur, j’étais enfin admis, et parfois à la suite d’une sorte de lutte, dans cette salle, déjà recueillie sous l’impression anticipée des nobles plaisirs qui l’attendaient. La génération actuelle, qui a conservé un souvenir mérité de l’admirable lectrice à laquelle elle a dû des jouissances d’esprit si délicates, n’a pu se faire aucune idée, en entendant mademoiselle Rachel, de ce qu’était cet homme prodigieux. Elle ne l’a pas vu, soulevant un public au tonnerre de sa voix, le domptant par l’éclair magnétique de son regard, pour faire passer son auditoire des frémissements de la terreur aux larmes de la pitié et aux extases de la tendresse. Grand et naïf comme les personnages de la Bible et de l’Iliade, Talma réunissait des qualités qui semblaient s’exclure. Exact dans le costume comme un archéologue de profession, composant son visage d’après Tacite ou Suétone, il brisait le rhythme alexandrin, dans lequel sa parole était emprisonnée, pour monter, le plus souvent sans transition, du réalisme le plus effrayant dans les régions idéales dont sa vue semblait percer les dernières profondeurs. L’hémistiche le moins remarqué lui révélait une source cachée de poésie, et l’auteur était beaucoup plus surpris que le public en voyant le grand acteur lui prêter sa pensée, et transformer, en se l’appropriant, une œuvre qu’il faisait sienne. Bien moins à l’aise avec les poètes de génie qu’avec les écrivains médiocres, plus libre avec Ducis et M. de Jouy qu’avec Corneille ou Racine, Talma n’avait vraiment toute sa valeur que dans les rôles incomplètement dessinés où il pouvait entrer carrément, en unissant à la fidélité scrupuleuse de l’interprète l’originalité créatrice du commentateur.

La mort de Talma hâta la révolution qui se préparait au milieu des controverses les plus ardentes. M. Victor Hugo, auquel les lettres devaient déjà les Odes et ballades, venait de publier le drame de Cromwell qu’il ne destinait point à la scène, mais dont la préface, écrite en forme de manifeste, constituait, en ce qui touchait à la réforme de l’art dramatique, un programme demeuré en grande partie stérile, comme tous les programmes radicaux.

La théorie fondamentale développée par le jeune poëte que M. de Chateaubriand avait surnommé, disait-on, l’enfant sublime, assertion contre laquelle je l’ai entendu d’ailleurs protester, reposait sur cette donnée que le beau conventionnel ne saurait survivre aux conditions spéciales dans lesquelles il a été conçu et accepté, vérité très-évidente qui conduisait l’écrivain à des conclusions infiniment plus contestables. M. Hugo inférait en effet, fort gratuitement, de ce principe, que la poésie étant, par l’étendue sans bornes de son domaine, adéquate à l’universalité des choses, tout ce qui est dans la nature doit fatalement se retrouver dans l’art, depuis le beau jusqu’au laid, depuis le sublime jusqu’au grotesque. Ce procédé est sans doute celui de Shakespeare ; mais le poëte anglais, qui écrivait sans système, n’a jamais prétendu faire, en l’appliquant, autre chose que de l’empirisme, tandis que M. Hugo, l’ayant transformé en théorie, en l’exagérant de plus en plus dans la pratique, afin de mettre sa pensée plus en relief, ne tarda pas à se croire assez fort pour imposer sa foi littéraire, jusque dans ses applications les plus repoussantes, à la conscience de son pays. Dans ses improvisations quotidiennes, Shakespeare avait été le plus libre comme le plus riche des peintres ; sous l’empire d’un sorte d’hallucination maladive, son imitateur ne tarda pas à devenir le plus systématique des écrivains et le plus impérieux des chefs d’école.

Marion Delorme signala la première agression dirigée contre l’ordre social par un poëte qui se crut, presque au début de sa carrière, appelé à réformer les institutions comme les idées, et dont le cerveau était trop faible pour supporter la dangereuse épreuve d’une gloire bruyante. La censure repoussa de la scène ce premier essai de réhabilitation émané du poëte réformateur, qui continua bientôt, dans l’intérêt de toutes les victimes de l’opinion et des lois, la croisade commencée dans l’intérêt d’une prostituée. L’Académie française, dont le public n’admit pas le complet désintéressement dans cette affaire, conseilla au pouvoir, comme elle aurait pu le faire au temps de son fondateur, d’appliquer le même ostracisme à Hernani, et cette inspiration regrettable de quelques vieux poëtes dont Talma n’était plus là pour galvaniser les œuvres, valut au roi Charles X une dernière heure de popularité, car elle fournit à ce prince l’occasion de dire, avec sa bonne grâce habituelle, que, dans les questions de cette nature, on n’avait qu’un seul droit, celui de payer sa place pour applaudir ou pour siffler.

La représentation de Hernani marque, après celle du Mariage de Figaro, la date plus significative dans l’histoire des lettres et de la pensée publique en France. Dans la salle, où s’échangeaient les provocations et les défis entre spectateurs fanatisés, l’atmosphère était comme imprégnée de fluide révolutionnaire. Les cris : À bas Racine ! étaient proférés du ton dont on aurait dit : À bas Polignac ! Il semble que la jeunesse fût venue au Théâtre-Français pour démolir l’un des bastions de la vieille société monarchique, et le succès de la pièce fut emporté à peu près comme le fut, six mois plus tard, la victoire de juillet.

Mais ce que nul ne prévoyait à cette époque d’espérance et d’illusion, c’est que, de toutes les parties de l’art, le théâtre, sur lequel se portaient alors les préoccupations universelles, serait celle oh les efforts se déploieraient avec le plus de stérilité. De tant d’œuvres bruyamment saluées, rien, ou à peu près rien, ne demeurera. Grâce aux machinistes et aux costumiers, le mélodrame aura seul profité de ces vaines audaces, auxquelles ont nui au même degré deux défauts qui semblent s’exclure : l’affectation du réalisme et la prétention philosophique. Ni les déclamateurs mis en scène par l’auteur de Ruy-Blas pour en finir avec la vieille morale, ni les fantastiques personnages imaginés par l’auteur d’Antony pour remuer les cœurs en tiraillant les nerfs, ne sont appelés à prendre place dans l’immortelle galerie d’êtres vivants dont Molière et Shakespeare ont agrandi le domaine de la création. La réforme dramatique inaugurée vers la fin de la Restauration a eu le sort de la plupart de nos révolutions : elle a effacé sans écrire.

Mais ces efforts généreux et ces ardentes controverses aboutirent fort heureusement, dans d’autres parties de l’art, à des résultats plus effectifs. Si la société nouvelle qui, depuis 1789, cherche en vain sa forme définitive, ne pouvait donner encore dans la littérature dramatique, une vivante image d’elle-même, l’homme du dix-neuvième siècle, remué dans tout son être par des problèmes nouveaux et des inconnues formidables, laissa déborder du plus profond de son cœur des sources de poésie jusqu’alors ignorées. Ni les strophes solennelles de J.-B. Rousseau, ni les élégantes bucoliques de l’abbé Delille ne suffisaient plus à l’expression de tant de souffrances, à la divulgation de tant d’anxiétés. Le vague des passions n’est pas, comme a semblé le dire M. de Chateaubriand, la conséquence nécessaire de la pensée chrétienne appliquée aux sentiments intimes de l’homme ; c’est l’effet douloureux de la lutte engagée entre la raison, dont l’insuffisance le glace d’effroi, et la religion, où la lumière ne se révèle qu’à travers les ombres. Lorsque commença, sous le drapeau du romantisme, arboré pas madame de Staël, l’ardente lutte pour laquelle se passionna ma jeunesse, la maladie de René était celle de presque toute la génération qui cherchait laborieusement sa voie dans la politique et dans les lettres.

De cette disposition d’esprit sortit la haute inspiration lyrique demeurée l’honneur de l’école nouvelle. Les plaintes que, sur les grèves de l’océan, René faisait monter vers le ciel, mêlées aux murmures d’une mer moins orageuse que son âme, se retrouvaient adoucies et comme apaisées dans les chants que modulait sur sa harpe d’or l’auteur des Harmonies. C’était le même mal, arrivé à son plus haut paroxysme chez le premier, et remplacé, chez le second, par une sorte de convalescence mal affermie. La note religieuse, qui vibre dans les odes de Victor Hugo tout aussi bien que dans les vers de Lamartine, cette note grave et mystique qu’on retrouve jusque dans les premières poésies de M. Sainte-Beuve, était alors la tonique dominante dans toute la poésie lyrique, tant elle se dégageait naturellement de ce concert douloureux. Les éternels problèmes soulevés par les mystères de la vie humaine poursuivaient jusqu’aux intelligences les plus rebelles à la foi, à ce point qu’on vit bientôt de hardis jeunes gens, nés et nourris dans l’incrédulité, rompre avec les traditions sceptiques du dernier siècle, et gravir, à Ménilmontant, en se déclarant apôtres d’une foi nouvelle, le calvaire du ridicule.

On ne saurait comprendre aujourd’hui l’ardente sincérité de ces controverses. Les passions littéraires n’étaient guère moins vives que les passions politiques et procédaient de la même façon. La littérature avait ses ultras comme ses jacobins, les uns voulant tout conserver, les autres tout détruire ; les premiers croyant au droit des trois unités comme à la légitimité monarchique, les seconds aspirant à refaire la langue française en en brisant le moule pour la punir de s’être laissé asservir depuis la Renaissance. Appliquées à la politique contemporaine, ces habitudes d’esprit conduisaient aux plus bouffonnes conséquences. Si, dans les salons de la rive gauche, on considérait le duc Decazes comme en conspiration permanente contre la royauté, à laquelle il devait tout, chez les vieux universitaires, Shakespeare, Gœthe et Byron étaient aussi des noms de conspirateurs qu’on ne prononçait pas sans se signer.

J’ai conservé un souvenir charmant des petites soirées littéraires de M. Charles Lacretelle, consacrées à des lectures où s’essayaient les débutants, concurremment avec les poètes émérites en quête d’un auditoire que le théâtre ne leur donnait plus. Là paraissaient, dans l’attitude irritée et mélancolique de vaincus au lendemain d’une révolution, l’auteur de Ninus II, M. Brifaut, l’auteur des Templiers, le savant M. Raynouard, l’auteur de Sylla, sauvé un moment du naufrage par la célèbre perruque de Talma, l’auteur de Germanicus, qui dut un dernier éclair de faveur à quelques années d’exil. On remarquait à côté d’eux MM. Roger, Auger, Campenon, Baour-Lormian, Parceval-Grandmaison, académiciens à cheval sur l’orthodoxie littéraire comme de vieilles marquises sur l’orthodoxie monarchique. Le dernier de ces messieurs ne nous épargna aucun des chants de son poëme épique sur Philippe Auguste, par lequel il croyait avoir rempli, pour la postérité, la plus regrettable lacune de notre littérature française. Ce régime était sévère, et nous cachions plus d’un sourire dans nos jeunes barbes ; mais ces austères soirées étaient presque toujours tempérées par d’heureux incidents. Telle était ordinairement l’entrée tardive, au salon, des habitués de la Comédie Française, venant dans ce dernier sanctuaire ouvert à la légitimité littéraire exhaler leur indignation en présence de l’impénitence finale du public applaudissant un nouveau drame de Victor Hugo, ou de la trahison de mademoiselle Mars, s’oubliant au point de fourvoyer Célimène dans la représentation de Henri III, œuvre romanesque d’une jeune créole de sang mêlé.

Il était curieux d’observer l’accueil fait dans ces réunions, où la colère survivait à la confiance, aux hommes principaux de la jeune littérature qui se faisaient présenter dans un salon envisagé, non sans motif, comme l’antichambre de l’Académie. Dans cet accueil, l’empressement tempérait la méfiance. On se sentait, sans consentir à l’avouer, en présence d’un mouvement irrésistible ; et, comme il arrive presque toujours, ou prenait ses mesures pour s’arranger avec l’avenir. MM. Soumet, de Vigny, Guiraud, Ancelot, de Beauchesne, Émile et Antony Deschamps avaient arboré, dans la Muse française, le drapeau de l’école nouvelle, en marchant à part de M. Hugo et en restant toujours d’une correction grammaticale irréprochable. Chaque numéro de ce recueil signalait une nouvelle apostasie littéraire dans les rangs de la brillante phalange issue du sein de l’opinion religieuse et monarchique. Ces défections furent d’abord amèrement pleurées ; puis on résolut de n’y plus prendre garde, tant elles devenaient nombreuses. Bientôt les défectionnaires, entourés de la faveur publique, frappèrent à la porte de l’Académie, où le bon M. Lacretelle, assisté de MM. Auger et Roger, leur servit lui-même d’introducteur, en formulant quelques réserves pour sauver l’honneur du drapeau. Le bataillon sacré réserva ses dernières forces pour lutter, avec l’énergie du désespoir, contre les candidatures de MM. de Lamartine et Hugo, astres sinistres qu’on voyait poindre à l’horizon. Il fallut néanmoins céder au torrent, et le petit cénacle où il m’était tombé sur la tête des avalanches d’alexandrins finit par déserter la cause des trois unités, et même par se résigner, au commencement de 1830, à subir la candidature de l’auteur des Méditations et des Harmonies.

Le salon de M. Lacretelle a été à peu près le dernier cercle littéraire de Paris qui eût conservé la vraie tradition du siècle précédent. Sous le gouvernement de 1830, la politique domina trop les lettres et leur enleva trop d’illustrations pour que celles-ci ne lui demeurassent pas un peu subordonnées. Il en fut ainsi à peu près partout, en exceptant toutefois l’Abbaye-aux-Bois, qui fut moins un salon littéraire qu’un temple muet au seuil duquel les critiques déposaient leurs armes, à peu près comme les musulmans quittent leurs chaussures avant de pénétrer dans une mosquée.

À l’heure où s’agitaient, dans la sphère des lettres et des arts, tant de questions ardemment débattues, des intérêts d’un ordre encore plus élevé sollicitaient l’attention publique. Le côté droit avait pris possession du pouvoir et ses chefs étaient tous au ministère. Enivré par le succès de la guerre entreprise, en 1823, pour la restauration de la monarchie espagnole, le parti royaliste croyait avoir puisé dans cette entreprise assez de force pour tenter l’application successive de ses théories, et pour commencer, par voie législative, la reconstitution de la France sur ses véritables bases politiques et religieuses.

Toutes les questions qui se rattachent à la fondation d’institutions aristocratiques, toutes celles qui touchent aux rapports de l’Église et de l’État étaient agitées dans les grands salons de la rive gauche tout aussi bien que dans les populeux faubourgs de la rive droite. Pendant que MM. Bergasse et Cottu publiaient des recettes pour faire pousser en France les aristocrates comme des champignons, le projet de loi sur le droit d’aînesse organisait, en plein faubourg Saint-Germain, la conspiration des filles et des cadets. Enfin les questions religieuses, soulevées par l’école de l’abbé de Lamennais, dans leurs diverses applications sociales, venaient se placer au premier rang dans les préoccupations générales, et rendre aux passions voltairiennes tout le terrain que leur avaient fait perdre les discussions politiques. Le clergé redeviendrait-il un ordre dans l’État, reprendrait-il, avec la jouissance de ses propriétés anciennes non vendues, la tenue des registres de l’état civil ? Dans quel sens fallait-il entendre la liberté de conscience garantie par la Charte, et quelles conséquences ultérieures aurait, sur les lois de la presse et sur l’ensemble de notre législation pénale, le principe qui venait d’être posé dans la loi du sacrilège ? Ces redoutables problèmes, qui surexcitaient les plus mauvaises passions, étaient journellement discutés à la Courtille entre deux cotillons, comme chez lady Granville entre deux quadrilles. Je vois encore une blonde Anglaise, toute pourpre de colère, abusant d’un mot malheureux de M. de Bonald, me demander, avec une sorte d’horreur, comment une assemblée chrétienne avait pu laisser dire que le sacrilège étant, par son énormité, un crime placé au-dessus de tout châtiment humain, il ne fallait voir, dans la peine de mort réclamée par la loi nouvelle, qu’une simple déclaration d’incompétence suivie du renvoi du coupable devant son juge naturel.

J’avais un peu plus de vingt ans au moment où cette fièvre générale agitait la France, qui s’y laissait aller sans inquiétude dans la confiance d’un avenir dont elle se croyait alors assurée, et je commençais à pénétrer dans cette société de Paris qui ne retrouvera jamais ni le sérieux mouvement d’esprit, ni les convictions à la fois sincères et passionnées de ce temps-là.

Dans l’isolement où me confinait ma résidence chez un parent octogénaire, j’aurais éprouvé quelque difficulté pour m’y faire admettre, si une porte hospitalière ne s’était heureusement ouverte devant moi à mon entrée dans le monde. Mon père eut la bonne pensée de m’envoyer une lettre d’introduction pour l’un de ses arrière-cousins, alors député et gentilhomme de la chambre, avec lequel il avait débuté, en 1780, dans le régiment de l’Île-de-France, mais qu’il n’avait pas revu depuis la dissolution de l’armée des princes.

Le comte Charles d’Hautefeuille avait, et a conservé jusque dans la plus extrême vieillesse, le cachet de haute et simple distinction attaché à la bonne compagnie française. Il venait d’épouser mademoiselle de Beaurepaire, entrée dans la vie en poursuivant des rêves auxquels vinrent succéder, sans altérer la sérénité de son âme, les réalités les plus sévères. Une imagination romanesque était tempérée chez cette personne d’élite par une rare élévation d’esprit. Son intelligence, avide de problèmes, allait du premier bond à l’extrémité de toute chose, abordant avec une témérité naïve les plus redoutables mystères. Elle aimait à côtoyer les abîmes, se laissant emporter par tous les courants, comme l’aérostat qui fend les airs sans savoir trop où atterrir. Les fusées de sa conversation allaient, pareilles aux flammes du Bengale, se perdre dans les plus obscures profondeurs. Cette conversation, souvent paradoxale, avait été cependant très-goûtée par madame la duchesse de Duras, à laquelle le sang créole qu’elle avait reçu de sa mère inspirait quelquefois de ces thèses aventureuses développées avec un vif éclat de couleurs devant un auditoire ébloui. Mais l’auteur d’Édouard et d’Ourika se complaisait moins à scruter les mystères de l’intelligence que les abîmes du cœur. Le thème de l’amour, dans ses luttes les plus douloureuses contre la puissance inflexible des convenances sociales, attirait la noble fondatrice du grand salon où la politique trouvait et des inspirations toujours élevées et des directions toujours prudentes. Tenu par une femme de talent, épouse d’un premier gentilhomme de la chambre, ce salon-là n’était possible que sous la Restauration : il constituait un terrain neutre où s’opérait, entre les illustrations d’origine et de nature diverses cet apaisement que provoque toujours le respect mutuel.

L’auteur de l’Âme exilée joignait à des prétentions bien plus modestes des aspirations philosophiques plus hardies. Le joli petit livre que je viens de nommer est, entre les ouvrages de madame d’Hautefeuille, le seul dont la génération actuelle ait gardé le souvenir. La plupart de ses romans manquent de la principale qualité qui fasse vivre cette sorte d’écrits. Le sens de la réalité y fait défaut, et ses héros n’ont pour patrie que l’imagination qui les enfante. Madame d’Hautefeuille n’ignorait pas ce qui lui manquait pour se concilier la faveur du public auquel elle s’adressa plus tard sous le pseudonyme d’Anna-Marie. Si elle écrivit beaucoup, ce fut pour échapper au supplice de se voir enterrée vivante dans la plénitude de sa force. De grands malheurs l’obligèrent à quitter Paris après 1830, pour habiter une austère solitude, assez près pour y entendre tous les échos des bruits du monde, assez loin pour que celui-ci lui fût à peu près fermé. Quelques amis y venaient seuls évoquer de chers souvenirs et surprendre des larmes discrètement répandues.

Je garde, au milieu de l’oubli sous lequel elle ne pouvait manquer de sombrer, le culte de cette mémoire. Chez madame d’Hautefeuille se sont formées mes plus vieilles amitiés ; elle fut l’intermédiaire de mes premiers rapports avec le baron d’Eckstein, qui a été mon vrai maître ; je lui dus un peu plus tard mon admission à l’Abbaye-au-Bois, sorte de cercle royal, où le despotisme morose de la vieillesse et du génie était heureusement tempéré par la plus douce comme la plus irrésistible des influences. Elle voulut bien me présenter aussi à madame Swetchine, dont le salon fondé aux derniers temps de la Restauration, ne prit son caractère définitif que lorsqu’après 1830, s’éleva dans la presse, dans les Chambres et dans la chaire, la grande école, dont les chefs se nommaient alors Lacordaire et Montalembert.

J’eus bientôt plus à faire pour restreindre mes relations que pour les étendre, mon principal souci étant de faire profiter celles-ci à un avenir dont la nécessité m’était impérieusement imposée. Je désirais beaucoup être admis au ministère des affaires étrangères, vers lequel me dirigeait plus spécialement le caractère politique de mes premiers travaux. En 1825, ce portefeuille était tenu dans le cabinet de M. de Villèle par M. le baron de Damas. Je fus très-utilement servi près de ce ministre par l’abbé de Rohan, qui avait bien voulu me faire inviter comme Breton à me présenter chez lui. Il s’occupait alors de recherches sur la Bretagne, dont l’histoire se confondait avec celle de sa propre maison. Il daigna me rappeler que ma famille avait contracté plusieurs alliances avec la sienne, bonheur que je n’ignorais en aucune façon, et sur lequel une lecture faite le matin même dans l’Histoire généalogique du père Anselme, m’avait mis en mesure de lui fournir des dates et des détails dont la précision très-peu méritoire produisit le meilleur effet. M’ayant interrogé sur mes projets d’avenir, M. de Rohan voulut bien m’offrir, de la meilleure grâce du monde, ses bons offices auprès du baron de Damas.

Après une courte union, rompue par un événement horrible, le duc de Rohan était entré, jeune encore, dans les ordres sacrés, sans que cette résolution, dont le monde s’occupa beaucoup, fût généralement considérée comme l’effet du déchirement de son cœur.

C’était une nature calme, qui semblait prédestinée au service des autels. Entendre chanter les louanges du Seigneur, en respirant le parfum de l’encens ; contempler, en s’y mêlant, l’ordre pompeux des cérémonies religieuses : pour lui, ces joies sereines semblaient suffire. Irréprochable dans l’accomplissement de tous ses devoirs, il n’avait guère que l’ambition d’un maître des cérémonies. L’idéal du bonheur en ce monde aurait consisté à ses yeux à diriger sous la pourpre cardinalice les solennités de Saint-Pierre. La mise en scène exerçait sur l’abbé de Rohan une fascination irrésistible. Il jouait à la chapelle dans sa terre de la Roche-Guyon, où il voulut bien me recevoir quelquefois, et les beaux spectacles qu’il y étalait avec l’entente d’un impresario italien étaient comme le fond même de sa vie. L’on se souvient encore à Besançon d’un dîner donné par le jeune archevêque de cette ville, au retour de son voyage ad limina, dîner durant lequel une description interminable des pompes de la chapelle Sixtine fut interrompue par l’impatience d’un bon curé franc-comtois s’écriant tout à coup du bas de la table : « Ah ! Monseigneur, combien il faudrait de ces belles choses-là pour sauver une âme ! »

Lorsque je fus admis, sous ce noble patronage, dans le cabinet du baron de Damas, j’éprouvai un sentiment de satisfaction mêlé de quelque inquiétude. Le ministre qui voulait bien m’ouvrir une carrière conforme à mes goûts, m’inspirait une reconnaissance plus respectueuse que sympathique. Son extérieur était des moins attrayants. Élevé en Russie, ayant passé sa vie dans le nord de l’Europe, il avait la roideur militaire de ces officiers brandebourgeois qui semblent, selon le mot de Heine, avoir avalé leur canne. Ayant peu vécu en France, il professait de la meilleure foi du monde le plus complet dédain pour toutes les choses qu’il ignorait. L’obéissance passive, qu’il avait prescrite et pratiquée longtemps, lui paraissait aussi naturelle dans le gouvernement des peuples que dans le commandement des armées. Il unissait à une sorte d’engouement pour tous les progrès dans l’ordre matériel, le plus parfait mépris pour tout le mécanisme constitutionnel, dont il se trouvait former l’un des plus importants rouages, M. de Villèle ayant eu l’étrange pensée de faire du plus terne des hommes politiques le successeur de M. de Chateaubriand. M. de Damas n’était en aucune façon le ministre dont la pieuse ignorance défrayait chaque matin la petite presse de ce temps-là, et dont les auteurs de la Villéliade disaient :

Toutes les affaires
Pour lui sont étrangères.
Hormis l’affaire du salut.

De l’Europe continentale, il n’ignorait guère que la France, sérieuse lacune dans l’éducation d’un ministre. C’était d’ailleurs un grand cœur de chrétien et un excellent militaire. En voyant combien chez lui les formes compromettaient le fond, et combien cette gourme russe nuisait aux épanchements d’un noble cœur, on était tenté de s’écrier :

Seigneur, que de vertus vous me faites haïr !

M. de Damas, qui avait un goût très-vif pour les réformes administratives, et que les petits journaux appelaient le ministre de l’intérieur des affaires étrangères, décida la création, sous le titre de bureau des attachés, d’une sorte d’école diplomatique dont je me trouvai appelé à faire partie. Cette école fut placée sous la direction du comte d’Hauterive, garde des archives, chef des chancelleries.

Parmi tant de figures qui ont passé sous mes yeux, celle de M. d’Hauterive reste éclairée comme un tableau de Rembrandt, qui vit et respire par l’éclatant contraste de la lumière et des ombres. C’était un long et vigoureux septuagénaire, qui entretenait ses forces et son agilité par des exercices gymnastiques exécutés chaque jour en robe de chambre au coin de son feu. Il portait fièrement sa tête osseuse animée par un regard de feu, et de laquelle retombait sur ses épaules une épaisse broussaille de cheveux blancs. Son attitude et sa parole dogmatique rappelaient un chef d’ordre, ou tout au moins un chef d’école, mais c’était la statue de la mobilité coulée en bronze. Il avait emprunté la solennelle austérité de ses formes aux habitudes de sa jeunesse passée dans la société de l’Oratoire ; et la flexibilité de ses idées résultait d’un fond naturel de scepticisme fortifié par les vicissitudes d’une vie écoulée au service des gouvernements les plus divers. Le comte d’Hauterive avait beaucoup trop d’esprit pour la faiblesse de son caractère. Appartenant un peu à la famille des hommes à une idée par jour, il surabondait en vues politiques, auxquelles il substituait sans nulle difficulté des idées contraires, selon le mouvement des vents et des flots. Son intelligence était si prompte, que pour lui les pensées ne se trouvaient jamais en retard sur les événements accomplis. Une disposition innée, singulièrement fortifiée par l’habitude, le conduisait d’ailleurs à croire que la France avait toujours le meilleur des gouvernements possibles. Il ne doutait de la durée des pouvoirs qu’au lendemain de leur chute : un manque de confiance lui aurait fait l’effet d’un manque de fidélité.

Porté, après de longues pérégrinations dans toutes les parties du monde, du fond d’une cellule aux portes d’un ministère, le comte d’Hauterive avait une conversation moins piquante encore par la variété de ses souvenirs que par la verve intarissable qu’il mettait à les rappeler. Aussi passionné dans ses appréciations qu’il était inconstant dans ses idées, il avait des engouements aveugles, mais passagers. La bienveillance qu’il m’accorda fut d’ailleurs constante, et je compte parmi mes meilleures heures celles que je consacrais chaque matin à écouter ce vieillard si jeune d’esprit, chez lequel le scepticisme n’avait pas éteint la passion.

Je me plongeai, sous sa direction éclairée, dans la lecture des correspondances diplomatiques, prenant un plaisir inexprimable à suivre le drame des affaires humaines dans ses péripéties journalières, en y faisant, à côté de la part des agents, celle des faits imprévus qui venaient, aux heures décisives, rappeler à ceux-ci que la Providence est encore plus puissante qu’ils ne sont habiles.

Je lus, en les annotant avec le plus vif intérêt de curiosité, toutes les correspondances se rapportant à la période comprise entre la paix de Bâle avec la Prusse et le traité d’Amiens avec l’Angleterre, et plus spécialement toutes les lettres adressées à M. de Talleyrand par Gaillard et par Sieyès, qui se succédèrent à Berlin comme ministres de la République. La lecture de ces dépêches, où se reflètent les perplexités quotidiennes de leurs auteurs, ne m’intéressait guère moins que celle des romans de Walter Scott, alors dans la fleur de leur succès. Le roman ne se rencontre-t-il pas partout où l’homme est contraint de compter avec les passions d’autrui, en poursuivant un but incertain ?

Ne soupçonnant point qu’il me conviendrait de quitter bientôt la carrière où je venais de faire le premier pas, je m’attachais à pénétrer dans le monde le plus propre à servir mon avenir tel que je le comprenais alors. Le corps diplomatique eut à Paris, sous la Restauration, une importance dont il n’existait guère de trace au temps où cette ville, officiellement déclarée la capitale des plaisirs, était devenue le séjour le plus brillant et le plus envié des deux mondes. Il devait cette importance au caractère personnel de ses membres comme au prestige encore entier de l’autorité monarchique en Europe. Celle-ci était alors représentée, près de la cour des Tuileries, par des agents d’élite, amis très-sincères de la France, tous heureux d’y vivre comme hommes du monde, et tous en harmonie, comme hommes politiques, avec le principe du gouvernement près duquel ils étaient accrédités. Le comte Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, lord Grandville, ambassadeur d’Angleterre, le prince de Castelcicala, ambassadeur des Deux-Siciles, le spirituel comte de Lowenjielm, ministre de Suède, mort doyen du corps diplomatique, étaient résolument dévoués à la maison de Bourbon et à l’alliance française. Si je nomme en dernier lieu le comte Apponyi, ambassadeur d’Autriche, c’est pour ajouter que sa maison, si noblement ouverte, fut le centre de toute la bonne compagnie française, moins encore par l’éclat naturel d’une grande situation que par des habitudes de bon goût, qu’on aurait aimé à y croire indestructibles.

Le corps diplomatique se réunissait beaucoup alors dans un salon tenu sans appareil par une femme d’un commerce sûr et charmant. La marquise de Montcalm, sœur du duc de Richelieu, avait groupé autour d’elle, à la mort de ce ministre universellement regretté, les hommes qui furent ses collègues dans deux cabinets, et les nombreux étrangers de distinction liés avec l’ancien gouverneur d’Odessa, devenu président du Conseil. À la modération politique de son frère, madame de Montcalm unissait une égalité de caractère et une douceur de langage qui seyaient bien au rôle que sa position lui avait fait. Atteinte par de grandes douleurs, épuisée par une longue maladie, elle ne poursuivait aucun succès personnel et n’aspirait qu’à placer ses visiteurs sur le terrain qui leur convenait le mieux. Si, dans son salon, madame la duchesse de Duras semblait un peu présider une thèse, quelquefois même un concours ; si, plus tard, le fauteuil de madame Swetchine prit quelque chose de la sainte intimité d’un confessionnal, la chaise longue de madame de Montcalm resta toujours le lit de repos d’une femme souffrante. Rien ne venait troubler l’atmosphère tempérée de ce salon, chacun y mesurant, pour prévenir les dissonances, la portée de ses paroles, pour ne pas dire celle de sa voix.

Un seul des habitués tranchait avec cette réserve générale par la liberté de sa conversation et la vivacité de ses manières. Avec les allures d’un colonel de cavalerie, le comte Pozzo di Borgo avait le regard scrutateur et l’expression féline d’un monsignor romain. Il se complaisait à raconter avec une surabondance toute italienne les pittoresques incidents d’une carrière qui l’avaient conduit des maquis de la Corse à l’Assemblée constituante, pour le faire arriver à représenter la Russie au sein de cette France dont sa haine pour la famille Bonaparte n’avait jamais détaché son cœur. Ce diplomate, si justement renommé, paraissait jouer toujours cartes sur table, portant aussi légèrement le poids de ses secrets que les vrais saints portent le poids de leurs vertus. Ce monde, à la fois sérieux et charmant, était, pour un jeune homme avide d’apprendre, un champ inépuisable de jouissances et d’observations : mais le moment était venu de quitter les salons de Paris pour arpenter les grands chemins de l’Europe.