Souvenirs de la vie militaire en Afrique/02


SOUVENIRS


DE


LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.




UNE CAMPAGNE DANS LA PROVINCE D’ALGER.




PREMIÈRE PARTIE.


Séparateur


I.


Alger, si vous arrivez par mer, vous apparaît comme une ville endormie le long d’une colline, calme et insouciante au milieu des fraîches campagnes qui l’entourent. À la voir ainsi, on la prendrait pour une reine qui sait qu’elle peut sans crainte s’abandonner au repos ; mais, si vous approchez, si vous pénétrez dans ses murailles blanchies, vous vous apercevez bientôt que cette apparence nonchalante cache une activité tout européenne. C’en est fait, Alger la musulmane disparaît chaque jour pour faire place à la cité française. De la terrasse d’une maison où nous avions reçu une bienveillante hospitalité, nous ne pouvions nous lasser de regarder cette foule agitée, où personne ne marche, où tout le monde court, mélange bizarre de costumes et de races diverses : tantôt l’Européen, nouveau débarqué, tout effaré au milieu de cette cohue ; tantôt les Biskris[1], qui s’en vont d’un pas rapide et cadencé, portant un lourd fardeau suspendu à un long bâton, ou bien l’Arabe et son burnous, le Turc chargé de son turban, le Juif aux vêtemens sombres, à la mine cauteleuse, le porteur d’huile avec ses outres de peau de chèvre, et, à travers ce tumulte, les légions de bourriquots et leurs conducteurs nègres, les carrioles à deux et trois chevaux, les mulets du train qui s’en viennent en longues files charger les vivres aux magasins militaires, les cavaliers passant au galop en dépit des ordonnances de police, un colon au chapeau blanc à large bord, ou un brillant officier qui se croit tout permis dans la ville qu’il protége. Bref, le pêle-mêle, la confusion, l’agitation d’une fourmilière ; partout l’activité, l’énergie, l’espérance, la vraie et féconde espérance, celle du travail.

Tandis que le bas de la ville est ainsi livré à la furie française, le silence et le repos, le calme et la gravité musulmane se sont réfugiés dans les hauts quartiers. Croyez-moi, ne vous aventurez pas seul dans ces rues étroites et tortueuses, où deux hommes ont grand’peine à passer de front. Vous vous perdriez dans ce dédale qui semble habité par des ombres. De temps à autre, un fantôme blanc glisse à vos côtés, une porte s’entr’ouvre silencieusement, vous tournez la tête, et déjà le visiteur mystérieux a disparu. L’on dirait que du haut de la Casbah le souvenir des deys répand encore la terreur parmi leurs anciens sujets, et pourtant depuis long-temps le drapeau de la France flotte sur ces murs.

Chaque jour, en 1843, son ombre s’étendait sur le pays, chaque jour l’on faisait un pas vers la conquête, et la guerre s’éloignait de la ville. Nous avions hâte d’arriver au milieu des camps. Que nous importait Alger ? Ses maisons immobiles ne pouvaient valoir à nos yeux le bivouac qui change chaque jour. Aussi comptions-nous les heures qui devaient s’écouler jusqu’au moment où nous aurions rejoint le général Changarnier, et où nous pourrions commencer nos courses dans l’intérieur du pays. Le jour du départ vint enfin. À peine éveillés, nous étions tous en route pour Blidah, résidence du général.

La route d’Alger à Blidah, en 1842 et 1843[2], suivait la rue Bab-el-Oued, tournait à gauche près du tombeau d’Omar-Pacha, et, s’échelonnant dans le flanc de la montagne, gravissait jusqu’au Tagarin[3]. Le voyageur avait d’abord à ses pieds le petit village de Mustapha, son grand quartier de cavalerie, la baie entière, les montagnes kabyles et ces fraîches oasis qui se détachent des rivages sablonneux de la mer. Bientôt la vision disparaissait. Pendant quelques heures, nous n’avions pour tout horizon que les mamelons couverts de palmiers nains du Sahel ; à la fin, l’on débouchait sur les hauteurs d’Ouled-Mandil ; de ce point, la Mitidja entière se déroulait à vos regards. Large d’environ cinq lieues, la Mitidja s’étend jusqu’aux montagnes qui s’élèvent sur une ligne parallèle aux collines du Sahel, de l’est à l’ouest, de la baie d’Alger au fond de la plaine. Les lentisques, les oliviers, couvrent le flanc de ces montagnes, et des roches grisâtres se dressent à leur sommet, au milieu des pins et des chênes verts. Près de la mer, à l’est, le voyageur apercevait le Fondouk ; droit devant lui, dans la plaine, les ombrages de Bouffarik ; à droite, au pied de la montagne, Blidah, et ses bois d’orangers ; puis la coupure de la Chiffa et le col de Mouzaïa, célèbre par tant de brillans assauts dont le souvenir restera dans notre histoire militaire ; plus loin, l’Oued-Ger, le Bou-Roumi, qui tous ont vu couler le sang de nos soldats ; au centre, Oued-Laleg, le tombeau d’un des bataillons réguliers de l’émir ; enfin le lac Alloula, la vallée qui mène à Cherchell, et à l’ouest, aux dernières limites de l’horizon, près du territoire de ces Hadjoutes fameux, l’effroi de la banlieue d’Alger, le Chenouan, baromètre naturel qui jette dans les airs son piton gigantesque à quelques pas du tombeau de la Chrétienne[4]. Lorsque les nuages couvrent sa cime, garez-vous bien vite de la pluie, car elle ne tarde pas à s’abattre sur la terre. Or, à cette époque (mars 1843), la pluie était déjà tombé abondamment ; aussi la verdure de la plaine étincelait sous les rayons du soleil, et nos chevaux secouaient joyeusement la tête, en respirant les parfums des grandes herbes, quand nous descendions la côte d’Ouled-Mandil.

Une heure après, nous entrions à Bouffarik. — Bâtie sur un terrain malsain, dans un endroit où, selon le dicton arabe, les corneilles elles-mêmes ne peuvent vivre, Bouffarik, malgré son insalubrité, qui bien des fois déjà a dévoré sa population, doit à sa position centrale une certaine prospérité. Grace aux travaux entrepris, on espère voir disparaître ses fièvres terribles. Nous ne faisions heureusement que traverser la ville naissante ; nous nous arrêtâmes toutefois, selon le vieil usage, au café célèbre de la mère Gaspard. — La mère Gaspard est une guerrière noircie dans maints combats. Débarquée en 1830, elle suivit constamment l’armée, vendant son rhum et son tabac, jusqu’au jour où l’on s’établit à Bouffarik. L’endroit lui plut, elle était lasse de suivre ces colonnes infatigables ; alors la bohémienne prit une maison, et son cabaret ne tarda pas à être en grande renommée, si bien qu’au bout de quelques années elle avait terres, hôtel et café splendides. Le lieu était orné de peintures, de marbres, de glaces, et surtout de très belles gravures d’après les tableaux d’Horace Vernet. Ces gravures avaient été placées là par la main même du célèbre artiste. Un jour en effet, comme il se mourait de soif, Horace Vernet s’arrêta chez la mère Gaspard. On lui offrit à boire et aussi des prairies à acheter. Il but et il acheta les prairies ; mais, tout en signant le marché, il s’aperçut que les murs étaient couverts de mauvaises lithographies d’après ses tableaux. Aussitôt, en bon voisin, il promit d’envoyer les gravures, et, comme il l’a dit, il l’a fait. La mère Gaspard, toute fière, ne manque jamais de vous raconter cette grande histoire : n’est-ce pas une vanité de bohémienne ? C’est possible ; mais, à Bouffarik même, on me l’a racontée, et moi, à mon tour, je la répète.

On ne peut, hélas ! s’arrêter toujours au cabaret de la mère Gaspard, et nous nous étions remis en route pour Blidah. Avant d’arriver à Beni-Mered, nous vîmes la colonne élevée au sergent Blandan et à ses braves compagnons. Le 11 avril 1840, la correspondance d’Alger partit de Bouffarik, sous l’escorte d’un brigadier et de quatre chasseurs d’Afrique. Le sergent Blandan et quinze hommes d’infanterie rejoignant leurs corps faisaient route avec eux. Ils cheminaient tranquillement, sans avoir aperçu un Arabe, quand tout à coup, du ravin qui précède Beni-Mered, quatre cents cavaliers s’élancèrent sur la petite troupe. Le chef courut au sergent et lui cria de se rendre. Un coup de fusil fut sa réponse, et, se formant en carré, nos soldats firent tête à l’ennemi. Les balles les couchaient à terre un à un, les survivans se serraient sans perdre courage. — Défendez-vous jusqu’à la mort ! s’écria le sergent en recevant un coup de feu ; face à l’ennemi ! — et il tomba aux pieds de ses compagnons. De vingt-deux hommes, il en restait cinq, couvrant de leurs corps le dépôt qui leur était confié, quand un bruit de chevaux, lancés au grand galop, ranima leur ardeur. Bientôt, d’une nuée de poussière, sortirent des cavaliers, qui, se précipitant sur les Arabes, les mirent en fuite : c’étaient Joseph de Breteuil et ses spahis. À Bouffarik, il faisait conduire les chevaux à l’abreuvoir, lorsqu’on entendit la fusillade. Aussitôt, ne laissant à ses hommes que le temps de prendre leur sabre, M. de Breteuil partit à fond de train, suivi de ses spahis montés au hasard. Le premier, il se jeta dans la bagarre, et, grace à sa rapide énergie, il put sauver ces martyrs de l’honneur militaire. Aussi le sauveur fut-il compris dans la récompense glorieuse ; la même ordonnance du roi nomma membres de la Légion-d’Honneur M. de Breteuil et les cinq compagnons de Blandan.

La route de Blidah traverse l’emplacement d’un bois d’orangers que le général Duvivier fit abattre au nom du génie militaire. Pendant deux ans, ces arbres servirent à chauffer les troupes ; ce qui en reste debout autour de la ville est encore assez beau pour rendre charmant le séjour de Blidah. C’était là, je l’ai dit, que le général Changarnier avait momentanément fixé sa résidence : à peine arrivés à Blidah, nous nous mîmes à chercher le quartier-général ; mais nous ne savions guère comment nous retrouver dans les rues, et, sans l’obligeance d’un Arabe, qui s’empressa, au nom du général, de marcher devant nous et de nous guider jusqu’à la maison du Changarlo, ainsi qu’il l’appelait, nous n’aurions jamais pu atteindre cette modeste demeure. Le général Changarnier habitait, en effet, une humble maison dans la ville arabe. Une sentinelle veillait à la porte, perdue au milieu de ce labyrinthe de rues, de places et de carrefours. Singulière habitation pour le chef glorieux d’une si grande province ! Le général n’était pas chez lui, il était allé visiter quelques travaux et ne devait rentrer que dans une heure ; mais son aide-de-camp, M. le capitaine Pourcet, nous offrit en son nom une gracieuse hospitalité. Rien de plus simple que cette maison : elle était composée de deux corps de logis. La porte d’entrée s’ouvrait sur une petite voûte qui soutenait un pavillon où couchait le général : c’était la seule et unique pièce au premier étage. La voûte franchie, l’on pénétrait dans une cour entourée d’une étroite galerie. À gauche, on trouvait une salle, longue comme les pièces mauresques, carrelée de gros carreaux à la marque du génie ; quelques tables de bois blanc, chargées de cartes et de papiers ; un lit caché par un rideau : c’était la chambre du capitaine Pourcet. Cette chambre servait aussi de bureau. Tout en face s’ouvrait la salle à manger. À droite et à gauche, deux chambres à peu près meublées étaient destinées aux étrangers. Dans l’autre corps de logis (toujours au rez-de-chaussée), il y avait une chambre qui prenait jour sous l’ombrage touffu d’un grand figuier, poussé au centre de la cour pour le plus grand bonheur des pigeons du voisinage. Pigeons et voyageurs étaient les bienvenus dans cette maison de l’hospitalité. À Blidah comme sous sa tente, l’hospitalité du général Changarnier était, en effet, passée en proverbe, même parmi les Arabes. Il ne nous fallut pas grand temps pour parcourir cette habitation de Spartiate, et nous allions prendre un peu de repos, lorsque le général rentra. Son accueil fut plein de bonne grace ; il nous salua comme des hôtes devenus des amis, dès qu’ils ont franchi le seuil de la maison. À notre grande joie, le général était à la veille de partir pour les expéditions dans lesquelles nous devions l’accompagner, et, dès notre arrivée à Blidah, nous n’eûmes qu’à songer au départ prochain.

La guerre, à cette époque (1843), durait depuis quatre ans dans la province d’Alger ; mais, dès l’année précédente, elle était entrée dans sa seconde période. En 1839, en effet, lorsque l’assassinat d’un officier supérieur, le massacre de deux petites colonnes, les incendies et le pillage signalèrent la reprise des hostilités, nous eûmes à lutter contre un ennemi qui avait habilement profité de la paix pour organiser sa puissance et réunir en un seul lien les forces du pays. Il fallut briser ce faisceau, désorganiser cette nouvelle autorité, avant d’amener les tribus à reconnaître une à une notre pouvoir. Ce fut l’œuvre de deux années. On n’a pu oublier ces brillantes campagnes de 1840, où se fondèrent ces jeunes renommées qui devaient plus tard devenir les gloires de l’Afrique : le col de Mouzaïa et ses assauts, Médéah, Milianah, occupés par nos troupes, et nos colonnes s’avançant de tous côtés, brisant les obstacles, bravant fatigues et périls. À la fin de 1841, l’émir, cédant devant nos armes, reportait le théâtre de la lutte dans la province d’Oran, foyer de sa puissance. Alors commença la guerre de tribus ; frappées par de vigoureux coups de main, pendant l’hiver de 1841-1842, celles de la Mitidja furent les premières à demander l’aman[5]. En juin 1842, les colonnes d’Oran et d’Alger se réunissaient dans la vallée du Chéliff, et, à l’automne, les troupes d’Alger, à leur tour, s’avançaient jusque dans la province d’Oran, amenant avec elles les contingens des tribus alliées. Les soumissions arrivaient de tous côtés, incertaines encore, il est vrai ; mais enfin, poursuivant son œuvre sans relâche, sans repos, l’armée faisait sans cesse de nouveaux progrès, lorsque, pendant l’hiver de 1843, Abd-el-Kader, par une pointe rapide, jeta la révolte parmi les Kabyles des Beni-Menacers, les sauvages habitans de ces montagnes affreuses qui séparent Cherchell de Milianah, et ralluma le foyer de la résistance dans l’Ouarsenis, entre le Cheliff et le petit désert. Dominer cette révolte des Beni-Menacers ; plus tard, dans deux mois, pénétrer dans l’Ouarsenis et en châtier les populations, telle était l’œuvre que le général Changarnier était chargé d’accomplir. Malgré les difficultés de la saison et les dangers de l’opération, la confiance qu’il inspirait aux troupes était telle que nul ne songeait au péril, et, lorsque l’on partait avec lui, le succès n’était jamais douteux.

Le lendemain même du jour où nous arrivions à Blidah, les troupes devaient se mettre en marche. Aussi n’y a ait-il que bruit et confusion dans cette ville du repos et de la solitude. Les boutiques étaient encombrées de soldats achetant leurs petites provisions de sucre, de café, de tabac ou de cigares, selon que leur bourse renfermait le modeste sou de poche[6] ou l’aristocratique pièce blanche. Les hommes de corvée partaient de leur côté, se rendant, sous la conduite d’officiers, aux magasins militaires ; les cabarets enfin, le soir venu, fêtaient joyeusement, par de copieuses libations, l’heure du départ, jusqu’à ce que la retraite, ce couvre-feu militaire, eût chassé les buveurs attardés et rendu à la ville son grave repos. Le lendemain, chacun, en joyeuse humeur, en bon ordre et en belle tenue, le sac et les huit jours de vivre sur le dos, se mettait en marche pour Milianah. Que leur importaient, en effet, fatigues ou périls ? C’étaient tous de vieux routiers, endurcis depuis de longues années, et d’ailleurs, ainsi qu’ils le disaient dans leur style familier, avec le Changarnier, cela sent toujours le mouton[7].

Nous devions les rejoindre en route, et le jour suivant, à trois heures du matin, nos mulets, prenant l’avance, se mettaient en marche. Il est difficile de s’imaginer tout ce que portent ces pauvres animaux. D’abord à leur bât, deux larges cantines s’accrochent par des anneaux de fer, puis sur les cantines s’entassent orge, fourrage, sac de campement, poulets, bidons, gamelles, effets de toutes sortes, le chargement du voyageur, qui ne doit compter que sur lui pour la route ; tout cela s’arrime, s’attache avec de longues cordes et tient tant bien que mal, quand un accident ne fait pas tourner le chargement au milieu des jurons bien accentués des conducteurs, maudissant le ministre[8] et ses maladresses.

De Blidah, nous devions nous rendre à Milianah. Nous suivîmes la direction ouest, longeant les montagnes sud de la plaine. À deux lieues de Blidah, la Chiffa fut traversée à gué ; les eaux étaient très hautes, et le torrent n’avait pas moins de cent mètres de large ; aussi avions-nous grand soin de prendre un point de direction sur la rive opposée, car si vous laissez votre regard suivre le fil de l’eau, bientôt, saisi de vertige, vous êtes entraîné à bas de cheval. L’obstacle franchi, la route était facile, et nous eûmes bientôt atteint le Bou-Roumi, où nous nous arrêtâmes une heure avant de gravir les collines qui séparent la plaine de la vallée de l’Oued-Ger.

L’état-major était peu nombreux ; le général n’avait près de lui que deux officiers, un aide-de-camp, M. le capitaine Pourcet, qui, depuis cinq ans, ne l’avait pas quitté un instant, et un officier d’ordonnance, M. Carayon-Latour, charmant homme, gai, toujours prêt à rire, prêt à se battre, sans soucis comme sans reproches, un de ces caractères remplis de droiture et de loyauté, si rares et si précieux. C’était bien peu pour un état-major ; mais c’était assez, grace à leur activité. Nuit et jour sur pieds, ils suffisaient à tout. Jamais un ordre, jamais un service n’éprouva le moindre retard. Selon son habitude, le général marchait en tête, pensif, silencieux, s’en allant au pas de son cheval favori. Couscouss était un vaillant petit cheval, râblé, trapu, sachant fièrement faire sonner son pied. Au feu, dévorant les balles, il se précipitait sur le danger, et, comme me disait un jour l’ordonnance qui le pansait, parlant du cheval et du maître : — C’est diable sur diable. — L’ordonnance avait, je crois, raison.

On ne suivait pas la vallée de l’Oued-Ger lorsque les communications entre Milianah et Blidah n’étaient pas libres. Ses contre-forts rapides, garnis de lentisques et de chênes verts, présentaient de trop grandes difficultés. La route de nos colonnes, plus longue, mais plus sûre, passait par les crêtes et venait également aboutir au marabout de Sidi-Abd-el-Kader, où nous devions bivouaquer le soir. À trois heures en effet, après avoir traversé dix-huit fois l’Oued-Ger, nous rejoignions les troupes parties la veille, et nos tentes étaient dressées sous les oliviers séculaires que la hache française avait encore respectés. Pendant la nuit, le ciel s’était couvert de nuages, et la pluie tombait en abondance quand la diane fut battue ; mais heureusement le temps se leva lorsque nous traversâmes la vallée de l’Oued-Adelia, dont les fortes terres sont si pénibles pour les hommes et pour les chevaux. Depuis la vallée de l’Oued-Ger, la route suivait une direction sud. Nous allions avoir à choisir entre deux chemins ; l’un remonte vers Milianah par les pentes du Gontas et la vallée du Chéliff, l’autre passe par le pays des Righas et gagne la ville du côté nord en longeant les pentes du Zaccar. La dernière était la plus courte ; ce fut celle que nous prîmes, et arrivés, malgré la pluie et les terres glaises, sur les plateaux des Righas, nous aperçûmes, de l’autre côté d’un immense ravin boisé, Milianah, bâtie sur l’escarpement d’un rocher, entourée de jardins et de verdure. Le territoire qui se déroulait sous nos yeux était habité par une vaillante tribu. Long-temps dans l’exil, elle conserva le souvenir de ses montagnes, jusqu’au jour où, libre enfin, elle put, grace à sa courageuse énergie, regagner la terre de ses aïeux. En 1780, la tribu des Righas fut en discussion avec le marghzen d’Alger. D’une discussion arabe à un coup de fusil il n’y a pas loin. La tribu des Righas se battit bravement. Deux aghas et quarante cavaliers à étriers d’or restèrent sur le terrain. À ces nouvelles, le pacha d’Alger s’était ému. Toutes les forces turques se mirent en mouvement. Trop faibles pour résister, les Righas durent se rendre à discrétion. Emmenés à Mostaganem par ordre du pacha, ils y restèrent jusqu’à la chute du pouvoir turc. En 1830, après cinquante ans d’exil, la tribu entière se mit en route pour regagner ses montagnes ; mais l’anarchie régnait alors dans le pays, et tous couraient sus aux émigrés comme sur une proie qui leur était due. Les émigrés s’avancèrent ainsi, formant une muraille de feu autour d’eux, emportant leurs blessés, enterrant leurs morts, jusqu’à ce qu’ils eussent regagné ces terres où leurs ancêtres avaient vécu. Long-temps notre ennemie, devenue notre alliée en 1842, cette tribu s’étend jusqu’aux murs de Milianah.

Une heure après avoir quitté la fontaine des Trembles, où l’on nous conta l’histoire de la tribu des Righas, nous entrions à Milianah par la porte du nord. Le poste prenait les armes, et les tambours battant aux champs annonçaient l’arrivée du commandant de la province.


II.

Zaccar veut dire celui qui refuse, qui ne veut pas se laisser gravir : c’est le nom que les Arabes ont donné à cette longue crête rocheuse qui domine Milianah du côté du nord. Bâtie sur un plateau au pied de la montagne, la ville s’avance comme un promontoire au-dessus des dernières pentes qui continuent, une lieue durant, jusqu’à la vallée du Chéliff. Des flancs du Zaccar, de Milianah même, jaillissent des sources abondantes répandant partout la fraîcheur. Autour de la ville s’étendent ces jardins renommés dans toute l’Algérie ; des lierres, des mousses de toutes espèces, mille plantes aux longues tiges, semblent entourer d’une ceinture de verdure les maisons blanches aux tuiles rouges. De loin, le regard trompé ne voit qu’un riant aspect ; mais, si vous approchez, vous ne trouverez bientôt que des sépulcres blanchis.

Une grande rue tracée par les Français, sur laquelle s’ouvrent toutes les boutiques des cantiniers, traverse la moitié de la ville, et s’arrête à l’entrée du quartier des Arabes près du minaret d’une mosquée en ruine. Aux chants du muezzin appelant les fidèles à la prière ont succédé les sons bruyans des clairons français sonnant le service militaire. Milianah, en effet, n’était, à l’époque de notre séjour en 1843, qu’un vaste camp. Poste avancé jusqu’en 1841, cette ville était devenue, depuis cette époque, avec Médéah, la base de nos opérations dans la province d’Alger. L’on pouvait, du haut du minaret de la vieille mosquée, apprécier l’importance de cette position, car on voyait tout le pays qu’elle commande : les enroulemens de mamelons qui la séparent de Médéah, la vallée du Chéliff courant de l’est à l’ouest, et au-delà, le rocher de l’Ouarsenis, dominant ces montagnes kabyles que nous devions soumettre. C’était un imposant tableau. Quand les regards, après avoir parcouru ces horizons lointains, revenaient se fixer sur la ville, ils rencontraient, au pied des murailles, un lieu marqué par de tristes souvenirs ; je veux parler du cimetière qui reçut, en 1840, une garnison entière.

Bien des scènes de désolation se sont passées sur l’étroit plateau de Milianah, et le nom du général Changarnier doit rester attaché au nom de cette ville, car, en deux circonstances il fut son sauveur. En juin 1840, l’armée se trouvait avec M. le maréchal Valée sous les murs de Médéah. Il fallait ravitailler Milianah, occupée depuis peu de temps par nos troupes. Les généraux étaient d’un avis contraire ; l’entreprise était en ce moment trop difficile, la fatigue des troupes trop grande. Seul le colonel Changarnier crut la chose possible, et le maréchal, sans hésiter, confia l’expédition à celui qui venait avec le 2Me  léger de prendre une si brillante part aux assauts du col de Mouzaïa. Le lendemain, le colonel partait, dérobait une marche à l’ennemi et faisait vingt-quatre lieues en trente heures ; de retour quatre jours après, il justifiait par le succès la confiance du vieux maréchal et recevait les félicitations de l’armée entière.

La saison des chaleurs était venue, les troupes avaient repris leurs cantonnemens, et l’on comptait sur le secours laissé dans la place pour que la garnison de Milianah pût attendre le ravitaillement de la fin de l’automne ; mais on comptait sans les maladies, sans la vermine, qui, se mettant dans les magasins en ruine, détruisit une partie des ressources. Les bœufs étaient morts. On ne pouvait sortir des remparts ; plus de viande, la disette commençait à se faire sentir. Pressés par la faim, les soldats mangeaient ce qu’ils pouvaient ramasser, jusqu’à des herbes et des mauves qu’ils faisaient bouillir. Cette nourriture malsaine, agissant sur le cerveau, les portait à la nostalgie, au suicide. Sur douze cents hommes, sept cent cinquante avaient déjà succombé : quatre cents étaient à l’hôpital, les autres n’en valaient guère mieux. À peine si le peu d’hommes valides avaient la force de tenir leurs fusils. Les officiers eux-mêmes étaient obligés de veiller aux remparts, et chaque jour ils voyaient approcher le terme fatal où, faute de défenseurs, la ville serait prise. Aucunes lettres, aucunes nouvelles, les espions avaient été tués. Enfin une dépêche du commandant supérieur put passer, et l’on fut instruit à Alger de la triste situation de cette garnison. Le colonel Changarnier, devenu général depuis le premier ravitaillement de Milianah, avait vu s’accroître, par de nouveaux succès, sa réputation d’habileté et d’audace. Aussi, pour sauver la garnison, ce fut encore à lui que M. le maréchal Valée se confia. Deux mille hommes seulement étaient disponibles. Avec ces faibles ressources, il fallait traverser un pays d’une difficulté extrême, en butte aux attaques de toutes les forces d’Abd-el-Kader, dont la puissance venait à peine alors d’être ébranlée. Le général n’hésita pas. Plus la mission était périlleuse, plus le succès serait glorieux. S’il succombait, il pourrait au moins se rendre le témoignage de n’avoir point reculé devant un devoir. Il partit donc avec cette poignée d’hommes, parvint, en annonçant partout un ravitaillement sur Médéah, à dérober une marche à l’ennemi ; puis, se faisant jour à travers ces multitudes, arriva à temps sauver le peu qui restait de la malheureuse garnison.

Tous ces événemens étaient déjà loin de nous quand nous arrivâmes à Milianah, et en 1843 cinq mille hommes de belles et bonnes troupes attendaient dans cette ville les ordres du général Changarnier. Depuis son arrivée, le général passait ses journées dans une activité continuelle. Les conférences avec les chefs de service, les dépêches à écrire, et surtout les renseignemens à prendre sur le difficile pays où nous devions opérer, ne lui laissaient pas un instant. Tous les jours, l’agha des Ben-Menacers, Ben-Tifour, venait avec des hommes de la tribu chez le général, et là, pendant des heures entières, à force de questions, en demandant les mêmes renseignemens dix fois de suite et à dix individus différens, le chef de la province arrivait à se former des notions exactes sur le pays, les marches, l’eau, les bivouacs. Cela dura ainsi toute une semaine. Pendant ce temps, renseignemens et nouvelles s’échangeaient au moyen d’espions avec Cherchell. Certaines de ces lettres furent payées jusqu’à 500 francs, car les porteurs jouaient leur vie. Enfin, après de mûres réflexions, le plan du général fut arrêté, il fut écrit, et les ordres furent donnés avec cette netteté, cette précision qui ne laisse jamais un doute, une équivoque. C’était là en effet un des traits du caractère du général Changarnier. L’obéissance avec lui était toujours facile, car le devoir n’était jamais incertain.

Tandis que les officiers du général passaient les nuits et les jours au travail, nous nous étions installés dans une chambre du palais de Milianah. Le palais se composait de trois pièces ; l’une était réservée au général, l’autre était notre salle à manger ; dans la troisième chambre, nous bivouaquions pêle-mêle en compagnie des rats et des souris. Le jour, nous allions au cercle des officiers, charmant pavillon construit au milieu d’un jardin. L’eau, en courant à travers les plates-bandes, répandait partout la fraîcheur sous ces grands ombrages. C’est la chambre commune d’une garnison qui n’en a pas. À côté du cercle est le café, tout auprès une bibliothèque où l’on trouve de bons et sérieux ouvrages. L’établissement est surveillé par un conseil d’administration que le commandant supérieur préside lui-même. Ainsi, dans les villes d’Afrique comme à bord d’un navire, tout est préparé pour faire diversion aux ennuis d’une longue solitude. Le soir parfois nous allions au spectacle. Un spectacle à Milianah ! oui certes, et un charmant spectacle, où l’on riait d’un franc rire, d’un rire de bon aloi. Spectateurs et acteurs, les soldats en faisaient tous les frais. Chacun avait son emploi : un caporal l’amoureuse, un grenadier le père noble, un voltigeur la soubrette. Les vivandières prêtaient leurs robes et leurs bonnets, à la plus grande gaieté de tous. Je me rappelle encore avoir vu jouer à Milianah le Caporal et la Payse. La Déjazet de l’endroit, égrillarde Artémise, excitait l’hilarité de toute la salle, même celle du général Changarnier, qui assistait souvent à ces représentations dans sa loge de papier peint. On ne saurait croire combien ces divertissemens, ces spectacles, que l’on traitera peut-être de futilités, contribuent à maintenir le moral des troupes, à chasser ces idées noires, si souvent en Afrique les avant-coureurs de la nostalgie et de la mort.

Les ordres expédiés à Cherchell étaient arrivés ; on allait donc se mettre en route. Huit jours devaient suffire, d’après les calculs du général, pour mener l’opération à bonne fin. Sept colonnes y contribuèrent, chacune ayant son rôle assigné d’avance, chacune son itinéraire tracé. Toutes les prévisions se réalisèrent, grace au beau temps qui nous favorisa, et malgré les difficultés affreuses de ce pays de ravins, de précipices et de crêtes escarpées. Les colonnes s’allongèrent comme autant de serpens. Un par un, les soldats descendirent dans les abîmes, remontèrent sur les crêtes par des sentiers de deux pieds de large dominant des précipices à pic. Dans ces ravines, où souvent les sapeurs du génie étaient obligés de tailler la route même pour l’infanterie, il y eut des chutes affreuses. Je me rappellerai toujours un malheureux chasseur qui suivait le sentier, lorsqu’un cheval s’arrêta brusquement devant le sien. Effrayé, l’animal se traverse ; à sa droite, c’était le précipice ; il tombe, et ce grand cheval blanc, tournant trois fois sur lui-même dans l’espace, va frapper de sa tête la pointe d’un rocher. Pour le chasseur, décroché au premier saut, nous le vîmes rouler dans l’abîme. On courut chercher le cadavre ; mais, par un bonheur inouï, un retrait d’eau de la rivière avait amorti la chute ; le chasseur n’était pas mort et en fut quitte pour trois mois d’hôpital.

Souvent on marchait des heures entières avant d’atteindre ces montagnes que l’on croyait toucher, mais les renseignemens du général étaient si exacts, ses enlacemens de colonnes si bien combinés, qu’au jour dit, sans qu’aucune population eût pu échapper, les troupes se trouvaient toutes réunies au rendez-vous fixé. Chacune de nos colonnes avait heureusement accompli sa mission, brisant les résistances qu’elles avaient pu rencontrer, et les chefs des Beni-Menacers étaient tous venus au bivouac du général implorer l’aman.

Cet important résultat, que les colonnes de Cherchell et de Milianah n’avaient pu obtenir après deux mois de courses, rendait libre la plus grande partie des troupes pour la campagne du printemps, et le général, qui craignait d’être surpris par le mauvais temps, avait hâte de quitter le pays. Aussi, les conditions de la soumission promptement débattues et acceptées, nous reprîmes la direction de Milianah. Une marche de trois jours nous ramena dans cette ville ; mais, nous n’y fîmes qu’une halte de quelques heures. M. le maréchal Bugeaud rappelait le général à Blidah, afin d’arrêter, de concert avec lui, les opérations de la campagne du printemps qui allait s’ouvrir. Ce n’était qu’à la suite de cette conférence que nous devions revenir séjourner à Milianah, en attendant l’ouverture des prochaines hostilités. Fonder un poste dans la vallée du Chéliff, nouveau lien des provinces d’Alger et d’Oran, amener à nous les populations de cette vallée, soumettre les montagnes de l’Ouarsenis, poursuivre enfin la smala sur les hauts plateaux du Serssous, et détruire cet arsenal mobile de l’émir, tel était le plan de la campagne du printemps. M. le maréchal Bugeaud devait créer le poste d’Orléansville. Au général Changarnier revenaient de droit les difficiles montagnes de l’Ouarsenis. La smala enfin était réservée à M. le duc d’Aumale, qui commandait à Médéah.

Pour emporter les matériaux nécessaires à la fondation d’Orléansville, il fallait des prolonges ; pour les prolonges, il fallait une route qui permît de franchir le Gontas, et d’atteindre ainsi la vallée du Chéliff. Les troupes de Milianah vinrent donc s’échelonner dans la vallée de l’Oued-Ger, car ces vingt lieues de route dans ces terrains difficiles devaient être achevées en quinze jours. Cette vallée, naguère si calme, retentissait maintenant du bruit des pioches et des joyeuses chansons des soldats travailleurs. De deux lieues en deux lieues, de petits camps étaient établis, et la route se créait comme par enchantement, gravissant le Gontas par de longs lacets, pour descendre ensuite dans la vallée du Chéliff.

En regagnant Milianah, nous suivîmes la route nouvelle. Les chefs du Djendel[9], Bou-Allam, et son frère Bagrdadi, de l’illustre famille des Ouled-Ben-Cherifa, vinrent saluer le général, lorsque nous descendions les dernières pentes de la montagne. Bou-Allam, l’ancien agha de la cavalerie irrégulière de l’émir, était un hardi compagnon à l’œil aussi noir que la moustache, à la physionomie énergique, commandant le pays plus encore par la force de son bras que par l’antique renom de son sang illustre. Long-temps il fut notre ennemi acharné. Il était de toutes les entreprises. On le voyait partout, suivi de son fils, enfant d’une beauté merveilleuse et son unique affection. Ce dur soldat ne pouvait s’en séparer, craignant toujours pour lui dès qu’il était loin. Un jour pourtant il revint seul à sa tente, une balle française avait tué l’enfant. Depuis lors, dégoûté de la guerre, il songea à se soumettre. Une nuit (c’était en 1842), il se rendit au bivouac du général Changarnier, offrant la soumission de sept tribus, si le général voulait lui prêter son appui. Nous reconnûmes cet important service en maintenant dans ses mains le commandement qu’il partageait avec son frère, le borgne Bagrdadi.

Suivis de brillans cavaliers, les deux chefs arabes firent route avec nous vers Milianah. Nous traversions la vallée du Chéliff, et nous marchions sur le terrain même où les réguliers rouges et des flots de cavalerie se rencontraient en 1841 avec nos troupes. « Ils étaient si pressés, me disait un Arabe, qu’ils semblaient les épis d’un champ de blé que le vent agite. » Et maintenant nous ne voyions, sur le théâtre de ce rude combat, que les troupeaux nombreux qui allaient s’abreuver au Chéliff, et la vallée n’entendait retentir, au lieu des clameurs des cavaliers ennemis, que les cris des femmes arabes fêtant l’arrivée du général par le iou iou[10] d’honneur. À l’Oued-Boutan, le nouveau hakem de la ville de Milianah, Omar-Pacha, de l’illustre famille du pacha de ce nom, nous attendait. Nous eûmes là une preuve nouvelle des traces profondes que les Turcs ont laissées dans ce pays. Après treize ans passés, leur souvenir est encore tellement vivant parmi ces populations, que le fils du pacha Omar était entouré du respect de tous ces chefs comme au jour de la puissance de sa famille.

Une heure après cette rencontre, nous mettions pied à terre à Milianah. Que faire à Milianah, lorsqu’il faut y passer quinze longs jours ? Prendre patience et répéter avec les Arabes : C’était écrit. C’était en effet écrit, et bien écrit, dans ces nombreuses dépêches que le général Changarnier échangeait chaque jour avec le maréchal Bugeaud. Nous devions attendre, pour nous mettre en route, que la colonne d’Alger eût dépassé Milianah. Heureusement, en compensation à nos peines, l’on nous annonçait que l’ancien khalifat d’Abd-el-Kader à Milianah, Si-Embarek, avait organisé une vigoureuse résistance parmi les Kabyles de l’Ouarsenis. Ce nom était encore en vénération à Milianah ; nos amis même ne le prononçaient qu’avec terreur. Les Arabes en effet ont, avant tout, le respect du passé, et la tradition, en transmettant le souvenir des temps écoulés, entoure les hommes du présent d’une auréole merveilleuse. Une famille est-elle devenue illustre dans le pays, tous se courbent devant elle. Milianah, depuis de longs siècles, semble avoir eu le privilège de cette influence du nom, qui s’impose souvent à une province entière. Les Ouled-Ben-Yousef étaient originaires de Milianah, le séjour aussi d’Embarek avant qu’il se fût établi à Coléah. Il y a peu d’années enfin, les Omar s’étaient retirés dans la ville. Ces trois familles également illustres ont répandu sur Milianah une sorte de prestige. Les deux premières, celles des Ben-Yousef et des Embarek, descendaient de marabouts célèbres. Les récits du pays sur ces deux familles pourront faire comprendre cette influence singulière des traditions, dont l’autorité est si grande encore parmi les Arabes. Quant à l’histoire des Omar, c’est un curieux chapitre de la politique turque et de la vie aventureuse de ceux qui, avant 1830, étaient les maîtres du pays.

Les souvenirs qui se rattachent aux Ben-Yousef sont plutôt religieux que militaires ; ils sont encore vivans chez tous les habitans. Si-Mohamed-ben-Yousef le voyageur vint, il y a quatre cents ans, finir ses jours à Milianah ; sa haute réputation de sagesse et de vertu s’était vite répandue dans le pays, et de toutes parts on venait lui demander des prières et des conseils. En échange, chacun se croyait obligé de lui offrir un présent, si bien que l’homme de Dieu eut bientôt toutes les richesses de la terre. Pour récompenser sans doute ses vertus, Dieu lui avait donné le pouvoir des miracles, et il devinait la vérité, la traduisant par des dictons rimés qui se répètent encore dans toutes les tribus[11]. À sa mort, on lui éleva un tombeau magnifique, et aujourd’hui sa famille est entourée du respect que l’on portait à l’aïeul. Les Ben-Yousef sont les seigneurs de Milianah ; ils ne s’inclinent que devant les Si-Embarek, les marabouts de Coléah, dont les serviteurs les plus zélés se trouvaient non loin de la ville, dans la tribu des Hachems.

Ce sont encore des souvenirs religieux qui planent sur le berceau des Si-Embarek et sur la formation de la tribu des Hachems du Chéliff. En 1580, un homme des Hachems de l’ouest, nommé Si-Embarek, quitta sa tribu avec deux domestiques, et vint à Milianah. À Milianah, comme il était pauvre, il renvoya ses domestiques, qui descendirent sur les bords du Chéhiff et donnèrent naissance à la tribu des Hachems, que vous y retrouvez encore. Pour Sidi-Embarek, il se rendit à Coléah et là il s’engagea comme rhamès[12] chez un nommé Ismaël ; mais Si-Embarek, au lieu de travailler, ne faisait que dormir. Pendant ce temps, chose merveilleuse, la paire de bœufs qui lui était confiée marchait toute seule, de telle façon qu’au bout du jour, ils avaient fait plus d’ouvrage que tous les autres. On rapporta ce prodige à Ismaël, qui, voulant s’en assurer de ses propres yeux, se cacha un jour, et vit Embarek couché sous un arbre, tandis que ses bœufs labouraient. Se précipitant à ses genoux, Ismaël lui dit : — Tu es l’élu de Dieu ; c’est moi qui suis ton serviteur, et tu es mon maître. — Aussitôt, le ramenant chez lui, il le traita avec le plus profond respect. Sa réputation de sainteté s’étendit bientôt au loin : de toutes parts, on venait solliciter ses prières et lui apporter des offrandes. Ses richesses ne tardèrent pas à devenir considérables ; mais son influence était plus grande encore, et les Turcs eux-mêmes la respectaient. Les descendans de ce saint personnage furent à leur tour regardés comme les protégés de Dieu ; en leurs mains habiles, cette puissance était toujours restée considérable. Lorsque la guerre reprit contre nous, Ben-Allell, le chef des Embarek, marabout vénéré, guerrier illustre, fut nommé par Abd-el-Kader son khalifat à Milianah, et le premier acte de sa puissance fut de détruire l’autorité que les Omar, depuis longues années déjà, avaient su se créer parmi les tribus.

La famille des Omar a des annales plus curieuses encore que celles des Ben-Yousef et des Si-Embarek. Leur histoire[13] se rattache à une de ces fortunes turques qui, selon l’expression arabe, se créent par le bras, et elle est dominée, dans sa plus récente période, par le dévouement d’une noble femme dont le courage héroïque a deux fois relevé sa famille abattue.

Le plus célèbre des Omar est un de ces soldats turcs dont chacun pouvait se dire en entrant dans la milice : « S’il est écrit, je serai pacha ! » Méhémet-Ali, relâchant à Metelin lorsqu’il se rendait en Égypte, rencontra Omar[14], dont le frère occupait depuis quelques années déjà une position élevée auprès du pacha d’Alger. Mehémet-Ali et Omar se lièrent d’amitié et partirent ensemble pour tenter la fortune ; mais, à peine arrivé en Égypte, Omar reçut une lettre de son frère Mohamed, qui l’appelait près de lui. Les deux nouveaux amis se séparèrent, non sans s’être juré que le premier qui réussirait ferait partager son sort à l’autre. À Oran, où son frère était devenu khalifat du bey, la belle taille d’Omar, son œil que nul ne pouvait regarder, ses longues moustaches noires, sa beauté éclatante, le firent nommer chaous. Peu de temps après, la fille d’un Turc de Milianah, nommée Jemna, que tous citaient comme une merveille, devint sa femme ; mais la prospérité d’Omar ne dura pas. Son frère Mohamed, dont le crédit auprès du pacha d’Alger portait ombrage au bey d’Oran, fut jeté en prison, et le bey donna l’ordre de le tuer. Omar fut aussi traîné dans le cachot de son frère. Quand l’exécuteur entra il voulut s’élancer pour défendre Mohamed ; mais son frère, l’arrêtant, lui dit : « L’heure de ma mort est arrivée, mon enfant. Il n’est pas donné à l’homme de résister au pouvoir du Très-Haut ; prie-le seulement chaque jour qu’il te choisisse pour venger ma mort, et songe que tu es le mari de ma femme et le père de mes enfans. » Dès-lors cette vengeance devint l’idée fixe d’Omar, et, lorsque sur l’ordre du pacha le bey l’eut renvoyé à Alger, le frère de Mohamed ne songea qu’à s’élever, afin de hâter l’instant du châtiment. Omar fut bientôt nommé caïd des Aribs, et sa femme Jemna, qui n’avait pu d’abord quitter Oran avec lui, parvint à le rejoindre à travers mille périls, sous la conduite de son père, Si-Hassan, et d’un serviteur fidèle, Baba-Djelloull.

Les gens de Tunis s’étaient avancés contre Alger ; la batille fut livrée, et les Turcs reculaient, lorsque Omar, s’élançant avec trente cavaliers, chargea hardiment, entraîna tout le monde, et décida le succès. Au retour, la milice entière le demandait pour agha. Pendant ce temps, Méhémet-Ali avait aussi vu grandir sa fortune. Le massacre des Mamelouks assurait sa puissance, et il témoignait son souvenir à son ancien ami en lui envoyant une tente magnifique.

Le pays, sous l’administration du nouvel agha, était florissant ; des ponts de pierre furent construits sur l’Isser et sur le Chéliff. Comme le disait la chronique arabe, la victoire accompagnait partout Omar. Son nom faisait trembler ses ennemis et il était béni de tous, lorsque le bey d’Oran, toujours acharné contre le frère de Mohamed, et redoutant cette nouvelle puissance, persuada au pacha d’Alger qu’Omar voulait s’emparer du pouvoir. Une lettre interceptée avertit heureusement Omar, qui courut aux casernes et assembla la milice. « C’est vous qui m’avez élevé, leur dit-il, je ne reconnais qu’à vous le droit de m’abaisser. Je viens me mettre entre vos mains ; vous me donnerez la mort ou me délivrerez de mes ennemis. » La milice furieuse se rua dans le palais du pacha, le poignarda (1810), et voulut nommer Omar. Celui-ci refusa ; le khrasnadji[15] fut alors élu. Tout-puissant, Omar put enfin travailler à sa vengeance. Le bey d’Oran s’étant révolté, il marcha contre lui, s’empara de son ennemi et le fit écorcher vif. Dans la province d’Oran, l’on vous parle encore du bey écorché, bey el messeloug.

En 1816, craignant les Coulouglis, le pacha voulut les faire massacrer tous, et confia son projet à Omar, qui, loin de s’y prêter, fit étouffer le pacha au bain. Cette fois, il fut contraint d’accepter le pachalik. En envoyant le cadeau à la Porte, il chargea Si-Hassan et son fils Mohamed de riches présens pour Méhémet-Ali, qui presque en même temps était nommé pacha. Pendant deux années, Omar tint tête à tous les fléaux, à la peste, aux sauterelles, au bombardement de lord Exmouth ; mais la pauvre Jemna avait perdu le repos, car elle savait que tous les deys mouraient de mort violente. Prise des douleurs de l’enfantement (1818), elle entendit des salves d’artillerie : saisie de crainte, elle voulut voir Omar, et, contre l’usage, elle l’envoya chercher par son fidèle serviteur, le vieux Baba-Djelloull ; mais le vieillard revint bientôt, et revint seul. Jemna avait compris. Elle tomba sans connaissance. Des coups nombreux furent au même instant frappés à la porte… C’étaient les chaous du nouveau dey qui venaient s’emparer des richesses d’Omar.

Jemna, revenue à elle, envoya demander l’hospitalité à un ancien ami de son mari. Se dépouillant de ses riches vêtemens, elle en revêtit de plus simples, enveloppa ses deux enfans dans les haïks de ses nègres, fit ses adieux aux cent esclaves qui la servaient dans son palais, et sortit suivie de ses deux enfans, de son père, de Baba-Djelloull et de deux négresses qui l’avaient élevée ; puis, fermant la porte de la cour, elle chargea Baba-Djelloull de remettre la clé au pacha, en lui disant : La femme d’Omar sort du palais de son mari plus pauvre qu’elle n’y était entrée ; elle n’enlève aucune des richesses qui ont tenté la cupidité de son assassin. Ces richesses seront la récompense de son crime ; mais qu’il se presse de jouir du pouvoir et de la fortune, car Dieu ne permettra pas que son heure soit longue. — Puis elle quitta pour jamais ce magnifique palais, qui l’avait renfermée pendant dix années sans qu’elle fût sortie une seule fois. Bien qu’il soit difficile d’évaluer toutes les richesses qu’Omar avait amassées pendant ces dix années, quelques détails suffiront pour donner une idée de la magnificence des Turcs une fois arrivés au pouvoir. Le palais d’Omar renfermait trois cents négresses, cent nègres, dix Géorgiennes, vingt Abyssiniennes, quarante chevaux de pur sang, dix jumens du désert. Dans ce palais se trouvait une salle entièrement garnie en or et en argent, ornée de pierres précieuses, une autre remplie de coffres, contenant de l’or et de l’argent monnayé, des étoffes de brocart, d’or et de soie. Chaque semaine, Jemna changeait de parure, et dans le coffre qui renfermait chaque costume se trouvait une parure complète en diamans, composée d’un diadème, d’une aigrette, de boucles d’oreilles, d’un collier à quinze rangs de perles fines, de deux agrafes, de deux bracelets, de douze bagues, de deux anneaux pour le bas des jambes, d’une sarma[16] en étoffe d’or, enrichie de pierreries.

Toutes ces grandeurs avaient disparu, et la pauvre Jemna, à peine arrivée chez les amis hospitaliers qui lui donnaient asile, reprise des douleurs de l’enfantement, mit au monde un fils qu’elle nomma Omar, en souvenir de son père. Deux jours après cette fatale journée, le nouveau dey, Ali-Pacha, envoya son premier ministre auprès de la veuve de son prédécesseur. Ce fut à travers les barreaux de la chambre occupée par Jemna que le ministre lui fit connaître l’objet de sa mission. « Ali-Pacha (que Dieu lui donne la victoire) envoie salut et bénédiction à la veuve de l’ex-pacha Omar[17]. Calme ta douleur, te dit l’illustre souverain. Ton mari est mort de la mort des pachas, son heure était marquée, que Dieu lui fasse miséricorde ; mais il te reste des enfans, tes jours sont peu nombreux ; tu les as passés dans la fortune et dans les grandeurs ; de plus nombreux te sont peut-être réservés par le Très-Haut, crains de les passer dans la misère et l’abaissement ; ton sort et celui de tes enfans sont en tes mains, tu étais femme de pacha ; dis un mot, et tu seras femme de pacha. Voici la clé de ton palais, nul pied étranger ne l’a encore foulé ; reviens lui rendre son plus bel ornement, et ton nouveau maître y doublera tes richesses et le nombre de tes esclaves. — Ô Dieu de clémence et de miséricorde, s’écria-t-elle, pourquoi n’as-tu pas ordonné à ton ange Asraël d’emmener à la même heure à tes pieds l’ame de Jemna et celle d’Omar ? Quel crime veux-tu me faire expier, puisque tu veux que j’entende les propositions outrageantes du meurtrier de mon mari ? mais que ta volonté soit faite ! Quant à toi, vil esclave d’un maître plus vil encore, sors bien vite de la maison qui me donne refuge, car ton souffle empoisonne l’air que je respire ; va, lâche assassin, dis à ton seigneur que la veuve d’Omar-Pacha vivra et mourra la veuve d’Omar-Pacha, que ses séductions sont vaines, car les choses de la terre ne sont plus rien pour celle dont tout le bonheur est au ciel, et que ses menaces sont plus vaines encore, car il n’est que la périssable créature qui agit par ordre de son créateur. »

Pendant plus de huit jours, le nouveau pacha employa tous les moyens pour séduire Jemna. Elle fut inébranlable. L’avarice, passion dominante de ce prince, l’emporta enfin sur tout autre sentiment ; il s’empara des richesses d’Omar. Sa vue ne pouvait se rassasier de tant d’or et de bijoux. Ce fut sous l’impression favorable que lui fit éprouver le spectacle de tous ces trésors, qu’il permit à la famille d’Omar de se retirer à Milianah, où le père de Jemna avait quelques propriétés.

Ali-Pacha fut assassiné quelques mois après, et Hadj-Mohamed lui succéda. Ce fut le premier pacha qui vint demeurer à la Casbah, bravant l’inscription mystérieuse où l’on annonçait l’arrivée des chrétiens sous un pacha dont la Casbah serait la résidence. Hassan-Pacha, ancien iman d’Omar, remplaça l’Hadj-Mohamed, mort de la peste. À peine élu, il montra que son cœur n’était pas ingrat. Jemna reçut des cadeaux magnifiques, et l’ordre fut donné au bey d’Oran de payer un tribut et de faire des cadeaux à la veuve d’Omar toutes les fois qu’il viendrait pour la dennech[18] à Alger. Ses faveurs ne se bornèrent pas là : il attacha Mohamed, le fils aîné d’Omar, à sa personne, et, comme le second fils était trop jeune, il le garda d’abord dans son palais, puis l’envoya à Metelin et en Égypte voir ses oncles et Méhémet-Ali, qui le demandaient. Au bout de deux ans, il revenait comblé des présens de Méhémet-Ali. Hassan lui faisait épouser la fille de l’un des marabouts les plus vénérés de Milianah. La famille des Omar jouissait alors des prérogatives des grands fonctionnaires, sans courir leurs dangers. Le bonheur était redescendu parmi eux, et Jemna s’oubliait dans la joie au milieu de ses enfans, lorsque l’année 1830 arriva, amenant avec elle la chute du pouvoir turc et la réaction de toutes les tribus depuis si long-temps courbées sous le joug. Grace à ses alliances avec des marabouts vénérés, la famille d’Omar fut momentanément respectée ; mais son chef Mohamed, qui s’était rendu coupable de plus d’un acte arbitraire, fut obligé de fuir, laissant à Milianah sa mère, ses deux femmes, son frère Omar, âgé de quatorze ans. Le vieux Baba-Djelloull et les Ouled-Si-Ahmed-ben-Yousef les protégeaient.

Pendant les six premières années de l’occupation française, le jeune Omar, fils d’Omar-Pacha, avait grandi au milieu des combats qui se livraient journellement entre les habitans des villes et les Arabes des tribus. L’anarchie la plus complète avait succédé au régime sévère des Turcs : le fort mangeait le faible, les communications étaient interrompues, la guerre civile régnait dans toute l’Algérie. Le courage et les richesses d’Omar lui avaient fait beaucoup de partisans ; il était encore au premier rang en 1836. Vers cette année s’amoncela l’orage qui devait bientôt éclater sur cette malheureuse famille.

Mohamed-ben-Omar, retiré chez les Français, avait toujours refusé tout commandement, dans la crainte de compromettre sa famille ; mais en 1836, lorsque M. le maréchal Clausel lui proposa de l’accompagner à Milianah, il accepta. Les circonstances changèrent, et M. le maréchal se rendit à Médéah, où il installa un bey turc. Peu après, l’émir El-Hadj-Abd-el-Kader, qui, lors d’une première course dans l’est, s’était créé des relations importantes dans cette partie de l’ancienne régence, et qui, du reste, y trouvait aide et sympathie, arriva subitement à Médéah, s’empara du bey que nous y avions laissé, jeta dans les fers soixante des principaux Coulouglis[19] de cette ville, et imposa une amende considérable à Omar, fils d’Omar-Pacha, auquel il reprochait d’entretenir des relations avec son frère Mohamed, qui s’était mis au service des Français. La lettre suivante, écrite par Omar vers la fin de 1837, donnera une idée exacte de la situation des Coulouglis à cette époque.

« Lorsque, pour punir les Turcs de leur injustice, de leur barbarie et de leur avidité, Dieu, dont ils avaient oublié les préceptes, envoya les Français sur la côte de Sidi-Ferruch ; lorsque, par la volonté de celui qui seul donne la victoire, les armées musulmanes prirent honteusement la fuite devant les chrétiens ; lorsque, enfin, Alger l’inexpugnable tomba, malgré ses deux mille canons, entre les mains de l’infidèle, tout espoir de bonheur fut à jamais enlevé à tous les Turcs et à tous leurs descendans, habitans de l’Algérie. Mieux eût valu cent fois pour eux de périr dans les champs de Sidi-Ferruch et de Staoueli ; ils auraient acquis la gloire ici-bas et la gloire là-haut ; mais il en fut autrement écrit.

« Notre heure est passée, l’heure des marabouts et des bergers est arrivée. Les Français ont ôté le joug du taureau, ils lui ont appris à combattre. Il a redoublé de fureur depuis que ses cornes ont trempé dans le sang, et sa première fureur s’est tournée contre son maître. Partout où ils se trouvaient seuls, les Turcs et les Coulouglis ont été menacés ; partout où ils étaient réunis, ils se sont défendus et ont encore une fois inspiré la crainte à leurs anciens esclaves ; mais le jour où le pouvoir est tombé entre les mains d’un seul, du jour où l’alliance des Français a fait d’Abd-el-Kader un véritable sultan[20], notre perte a été certaine. Les Coulouglis de Tlemcen, de Médéah, de Mostaganem, de Mazagran, de Mazouna, sont tous asservis ou exilés ; il ne reste plus que ceux de Milianah ; notre tour ne peut tarder. Moi surtout, je dois avoir plus de craintes que tout autre, car mon influence est redoutée par l’émir ; il convoite ma fortune, et a pour prétexte le séjour de mon frère chez les Français.

« Si j’étais seul, j’abandonnerais toutes mes propriétés, je laisserais ma femme à son père, j’arriverais à Alger, j’en arracherais mon frère, et j’irais demander l’hospitalité à Méhémet-Ali, l’ancien ami de notre père ; mais j’ai une mère chérie, la veuve fidèle d’Omar-Pacha : elle seule me retient dans ce maudit pays. J’aurais pu sauver ma famille et mes richesses, mais j’étais heureux alors, je commandais en pacha, je m’enivrais des flatteries de ceux qui mangeaient à mes dépens. Ceux qui sont maintenant mes ennemis me faisaient alors mille protestations de dévouement et me dissuadaient de ce dessein. Je ne prévoyais pas comme aujourd’hui la tempête qui nous menace. »

Ces pressentimens ne tardèrent pas à se réaliser : au mois de janvier 1838, Omar était chargé de fers et conduit à pieds à Médéah, où se trouvait l’émir. Arrivé en sa présence, le prisonnier lui demanda la cause de son arrestation. « Remercie Dieu, lui répondit l’émir, de ce que mon cœur est compatissant, car, sans cette compassion, ta tête serait déjà tombée en expiation de tes crimes et de ceux de ton frère. Non contens d’avoir opprimé les musulmans, lorsque vos injustes pères gouvernaient le pays, non contens d’avoir amassé des richesses en dépouillant des Arabes, vous avez oublié votre religion, vous avez vécu dans la débauche. L’un de vous est allé chez les chrétiens pour venir ensuite asservir son pays, tandis que l’autre préparait les voies à l’infidèle. Le temps de la justice est venu. D’après le texte même du livre saint, vos têtes devraient tomber et tous vos biens devenir la propriété du beilik[21] ; mais, comme je te l’ai dit, ta vie sera sauvée à condition que tu me livreras tout ce que tu possèdes, toi et les tiens : le moindre oubli causerait ta perte. Fais connaître mes ordres à ta mère ; malheur à toi et à elle si elle tentait de s’y soustraire ! »

Omar écrivit à sa mère, et les cavaliers porteurs des ordres de l’émir se rendirent aussitôt à Milianah. Malgré les représentations des marabouts alliés d’Omar, malgré les supplications de ses serviteurs, les cris de désespoir de sa mère, au mépris même des lois les plus rigoureuses de l’islamisme, ils pénétrèrent dans les maisons occupées par la famille ; rien n’échappa à leurs infâmes recherches. Les femmes se virent brutalement dépouillées des bijoux dont elles étaient parées, et exposées sans voiles aux regards et aux mauvais traitemens des Arabes, autrefois leurs vils esclaves. Deux secrétaires de l’émir écrivaient l’inventaire des objets trouvés, tandis que les yeux avides des cavaliers cherchaient encore des trésors nouveaux. L’on estima à 400,000 francs environ les bijoux et l’or monnayé trouvés dans la maison d’Omar. L’émir, à la vue de ces richesses, qui lui étaient nécessaires pour envoyé Miloud-Ben-Arach en ambassade à Paris, fut saisi d’étonnement ; mais Si-Embarek, l’ennemi personnel d’Omar, n’était pas encore satisfait. Il prétendit que Jemna avait soustrait un trésor dont elle seule et une négresse dévouée connaissaient l’emplacement, et il envoya une lettre de Mohamed-ben-Omar, trouvée parmi les papiers de Jemna, dans laquelle Mohamed-ben-Omar demandait la bague de son père, afin d’acheter avec le prix une maison de campagne à Alger. Excité par le désir d’augmenter ses ressources, ne reculant plus devant aucun moyen, l’émir fit donner à Jemna la permission de voir son fils captif à Médéah. La pauvre mère croyait le cœur de l’émir touché de compassion ; elle partit en toute hâte le soir même de Milianah, et arriva le lendemain matin à Médéah, dans la confiance que son fils allait lui être rendu. On l’amena devant l’émir. Sa taille imposante, le prestige de son nom et de ses malheurs, imprimèrent sur la physionomie des assistans un sentiment de respect et de compassion. Tous étaient silencieux, ils attendaient dans le recueillement l’issue de cette entrevue. Abd-el-Kader rompit le premier le silence. — Tes deux fils ont mérité la mort, l’un parce qu’il est devenu chrétien en habitant au milieu des chrétiens ; l’autre, parce qu’il a entretenu des relations avec les infidèles. Leurs vies, leurs femmes, leurs enfans et tout ce qu’ils possèdent, tout est devenu judiciairement la propriété du chef de l’état. Tu peux sauver néanmoins la vie de celui qui est mon prisonnier. Il faut nous livrer la bague du pacha leur père, que tu possèdes encore, nous le savons, et nous découvrir l’endroit où tu as caché ce trésor, injustement acquis.

— Ô mon fils Omar ! pourquoi n’es-tu pas mort en naissant ? s’écria la malheureuse Jemna, et ne devais-je pas m’attendre au triste sort que te destinait le Seigneur, puisque ta naissance a été le signal de la mort de ton père ! Mais toi, fils de Maheddin, oublies-tu donc que ta mère vit encore ? oublies-tu que tu as des femmes ? oublies-tu que tu as des enfans ? Ne crains-tu pas que Dieu t’enlève le pouvoir qu’il a momentanément mis dans tes mains, et qu’il te punisse dans ce que tu auras de plus cher de l’abus que tu en auras fait ? Regarde-moi, fils de Meheddin : hier j’étais la femme du pacha devant lequel tremblaient ton père et tous les habitans du royaume d’Alger ; hier on venait implorer ma protection ; aujourd’hui, j’implore la pitié de celui qui était mon sujet. Songe donc à l’inconstance des biens d’ici-bas. Pense à Zora, ta mère, à Aïcha, ta fille, et prends pitié d’une pauvre femme qui t’implore pour son enfant. Crains d’attirer sur toi les imprécations d’une mère, car elles portent malheur. Tu me demandes la bague d’Omar-Pacha, c’est le seul souvenir qui me reste de lui ; mais la voici. Rends-moi mon fils, je te donnerais avec ce bijou tous les trésors du monde, si je les possédais ; mais je n’ai plus rien. »

Jemna jeta en même temps la bague qu’elle tenait cachée dans son sein[22]. Abd-el-Kader fit un signe ; on emmena Jemna. L’instant d’après, des cris de femme se firent entendre : un ordre affreux avait été donné ; mais l’intendant de l’émir et le bach-chaous, hommes bons et miséricordieux, au lieu de mettre à la torture la veuve d’Omar-Pacha, avaient fait donner trois cents coups de bâton à la négresse qui, d’après les renseignemens de Si-Embarek, connaissait l’emplacement du trésor. C’était une cruauté inutile, car elle l’ignorait. On en rendit compte à l’émir ; un grand nombre de chefs s’interposèrent, et ils obtinrent enfin la liberté d’Omar et de sa mère, à la condition toutefois qu’il serait procédé à la vente de tous leurs biens. Qu’importait à Jemna ? elle revoyait son fils, et sa vue semblait lui faire oublier toutes ses infortunes. Son temps d’épreuve, hélas ! n’était pas encore fini. Nègres, négresses, chevaux, mulets, meubles, vêtemens, tout fut vendu selon l’ordre de l’émir, et les femmes du fils aîné d’Omar, Mohamed, furent mariées de force à des serviteurs du khalifat Embarek. Réduite au dernier dénûment, la veuve d’Omar fut obligée d’aller demander asile à son fidèle serviteur, au vieux Baba-Djelloull, qui mourut peu de jours après ces nouveaux malheurs. Retiré près de sa mère, Omar venait de se guérir d’une maladie affreuse contractée dans son cachot, quand une dernière disgrace vint les accabler. Au mois de juin 1838, par ordre de l’émir, tous les Coulouglis durent quitter Milianah et se rendre à Tagdempt. En vain les chefs des Hachems du Chéliff et ceux du Djendel demandèrent grace pour Omar et sa mère, offrant une caution de 10,000 houdjoux. Cette démarche, loin de leur servir, leur fut nuisible. Il fallut partir. Le triste convoi d’exilés quitta Milianah sous l’escorte des cavaliers d’Abd-el-Kader. Tous les visages étaient empreints d’une tristesse mortelle, mais calmes et résignés. Les gens des premières familles marchaient couverts de haillons, sans pousser une plainte ; l’on n’entendait que les cris des petits enfans que l’ardeur du soleil accablait. Plus l’infortune était grande, plus le courage de Jemna s’élevait. Soutenant de son grand cœur ses compagnons de malheur, encourageant son fils, on retrouvait toujours en elle la veuve d’Omar-Pacha. Sans se laisser abattre, calme et résignée, elle supportait le poids de la douleur, repoussant toujours avec mépris les propositions de mariage qui lui étaient faites par des chefs de l’émir. À la destruction de Tagdempt, Omar obtint la permission de se retirer avec sa mère dans les Beni-Menacers. Il lui fut enjoint toutefois de servir comme cavalier régulier près du khalifat de Milianah : il accepta ; mais l’émir, qui voyait sa puissance décroître, était forcé de se retirer devant nos armes, et Omar put enfin, après des fortunes si diverses, rentrer à Milianah. Il trouva un bienveillant accueil parmi les Français. Sa maison lui fut rendue ainsi que quelques biens, et peu de temps après, sur la demande du commandant supérieur, il était nommé hakem[23].

Telle est la singulière histoire des Omars. Lors de son passage à Milianah, le maréchal Bugeaud, à qui l’on avait raconté cette histoire, voulut voir la mère d’Omar et lui donner un témoignage public d’estime. Nous l’accompagnâmes dans la visite qu’il lui rendit avec tout son état-major. Le maréchal fut reçu dans un modeste appartement, qui n’avait gardé nulle trace des magnificences d’autrefois. Dès qu’il fut entré, une femme couverte d’un grand voile, d’une démarche majestueuse, s’avança, soutenue par Omar. « Tu peux ôter ton voile, mère, dit Omar, tous les yeux ici sont amis et ne voient en toi que la femme d’un pacha et la mère d’un des plus fidèles serviteurs de la France. » Par un mouvement plein de dignité, Jemna laissa tomber son voile. Nous ne pûmes alors nous empêcher d’admirer cette noble figure, sur laquelle le temps et la douleur, en imprimant leur cachet, semblaient avoir déposé un charme nouveau. Emue, Jemnna resta longtemps sans pouvoir parler. Enfin, ranimée par l’accueil bienveillant du maréchal Bugeaud, levant ses beaux yeux pleins de larmes, elle lui dit : — J’ai été bien malheureuse, mais je crois que la main du Seigneur me protège comme autrefois, puisqu’elle m’a amenée vers toi, sultan français. Je sais que ton cœur est bon autant que ton bras est tout-puissant. J’ai toute confiance en toi. Je ne demanderai rien pour moi, je suis vieille, et bientôt j’irai rejoindre mon mari, qui était sultan comme toi ; mais je mets mon fils sous ta protection : traite-le comme ton fils ; il sort d’un noble sang, et il sera digne du bien que tu lui feras. Chaque jour, mes prières s’élèveront vers Dieu pour que tu sois heureux, toi et les tiens, et chaque jour je lui demanderai la grace de voir Abd-el-Kader et les siens venir, à tes pieds, implorer leur pardon.

Le maréchal, ému, la rassura par d’affectueuses paroles, lui promettant de veiller sur son fils, et nous nous retirâmes, tout pénétrés de respect, sentiment que l’on éprouve si rarement pour les femmes musulmanes. Quelques heures après, au milieu des préparatifs du départ, nous avions oublié Jemna et ses malheurs. La liberté nous était enfin rendue. Le maréchal Bugeaud s’éloignait le lendemain avec sa colonne, et nous allions, avec le général Changarnier, poursuivre les Kabyles jusque dans leurs repaires les plus inaccessibles.


Pierre de Castellane.
  1. Gens de Biscara, qui viennent faire le métier de portefaix à Alger.
  2. L’on a depuis construit une route nouvelle qui suit une autre direction.
  3. Bâtiment turc situé hors de la ville, et non loin de la Casbah.
  4. Immense pâté de pierres qui s’élève sur les collines du Sahel, entre le Chenouan et la coupure du Mazafran. La tradition rapporte qu’autrefois, il y a de longs siècles, une chrétienne y fut enterrée, et qu’on déposa à ses pieds un trésor considérable. Une vache seule peut en indiquer l’entrée, à la condition de prononcer des paroles mystérieuses. Il y eut pourtant un pacha d’Alger qui, voulant s’emparer de ce trésor, ordonna la démolition du tombeau ; mais, au premier coup de pioche, des milliers d’abeilles mirent en fuite les travailleurs.
  5. Demander l’aman, c’est demander à être reçu à merci. Donner l’aman, c’est accorder le pardon.
  6. On sait qu’après avoir retenu la nourriture sur la solde, on distribue cinq sous tous les cinq jours aux soldats pour leurs menus plaisirs.
  7. Le succès des nombreuses razzias du général Changarnier avait fait passer ces paroles en proverbe parmi les troupes. Au 13 juin 1849, le 6e bataillon de chasseurs, qui avait si long-temps servi sous les ordres du général en Afrique, ayant reçu l’ordre de charger l’émeute, partait en riant et en répétant, au grand étonnement des gardes nationaux, la vieille parole d’Afrique : « Cela sent le mouton. »
  8. Les mulets du train ne sont jamais appelés autrement en Afrique. — Si vous demandez pourquoi, les soldats vous répondront que les mulets sont chargés des affaires de l’état, ou bien encore qu’ils ont le télégraphe à leurs ordres, en vous montrant leurs longues oreilles toujours en mouvement. Il arriva qu’un vrai ministre, visitant un jour la province de l’est, fut conduit de Philippeville à Constantine par des soldats du train. À une montée, il entend le mot de ministre retentir de tous côtés mêlé à de gros jurons. Étonné, il demanda ce que l’on voulait dire, et fut le premier à rire de l’explication qui lui fut donnée.
  9. Le pays entre Médéah et Milianah.
  10. Lorsque les femmes des tribus veulent faire honneur à un chef, elles se mettent devant les tentes en poussant des cris ou plutôt de roulades aiguës.
  11. En voici quelques-uns qui nous reviennent à la mémoire :
    « Accepte d’un riche qui a eu faim, — et jamais d’un parvenu. »
    « Quel est ton père ? disait-on à l’âne. — Le cheval est mon oncle, répondit-il. »
    « Le silence, or ; — le bavardage, argent. »
    « Mange à ton goût, — et habille-toi au goût du monde. »
    « Pèche dix fois devant Dieu, — et pas une devant les hommes. »
    « Quand le chien a de l’argent, — on lui dit monseigneur le chien. »
    Il y en a aussi sur les habitans de chaque ville :
    « Celui que vous voyez vêtu d’un petit haïk, — tenant à la main un petit bâton, — debout sur un petit mamelon, — disant à la dispute : — Venez me trouver, — reconnaissez-le pour un enfant de Médéah. »
  12. Rhamès, espèce de métayer qui cultive au cinquième.
  13. Nous devons la connaissance de cette histoire à l’obligeance de M. Roches, notre consul-général à Tanger, qui a bien voulu nous communiquer quelques-unes de ses curieuses recherches.
  14. Il était né en 1775.
  15. Trésorier.
  16. Espèce de tunique.
  17. Nous avons cru devoir conserver dans tous ces dialogues le texte même des notes de M. Roche, sachant qu’il les avait écrites d’après le récit du fils de Jemna.
  18. Action d’apporter l’impôt.
  19. Fils de Turcs et de femmes arabes.
  20. Par le traité Desmichels.
  21. L’état.
  22. Ce bijou fut évalué à 25,000 boudjoux. Le boudjou vaut 1 franc 80 centimes.
  23. Maire arabe.