Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/8

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 320-336).



VIII


MES CAMARADES.


Comme on peut le penser, ceux qui m’attiraient le plus, c’étaient les miens, c’est-à-dire les « nobles », surtout dans les premiers temps ; mais des trois ex-nobles russes qui se trouvaient dans notre maison de force ; Akim Akimytch, l’espion A—v et celui que l’on croyait parricide, je ne connaissais qu’Akim Akimytch et je ne parlais qu’à lui seul. À vrai dire, je ne m’adressais à lui qu’en désespoir de cause, dans les moments de tristesse les plus intolérables, quand je croyais que je n’approcherais jamais de personne autre. Dans le chapitre précédent, j’ai essayé de diviser nos forçats en diverses catégories ; mais en me souvenant d’Akim Akimytch, je crois que je dois ajouter une catégorie à ma classification. Il est vrai qu’il était seul à la former. Cette série est celle des forçats parfaitement indifférents, c’est-à-dire ceux auxquels il est absolument égal de vivre en liberté ou aux travaux forcés, ce qui était et ne pouvait être chez nous qu’une exception. Il s’était établi à la maison de force comme s’il devait y passer sa vie entière : tout ce qui lui appartenait, son matelas, ses coussins, ses ustensiles, était solidement et définitivement arrangé à demeure. Rien qui eût pu faire croire à une vie temporaire, à un bivouac. Il devait rester de nombreuses années aux travaux forcés, mais je doute qu’il pensât à sa mise en liberté : s’il s’était réconcilié avec la réalité, c’était moins de bon cœur que par esprit de subordination, ce qui revenait au même pour lui. C’était un brave homme, il me vint en aide les premiers temps par ses conseils et ses services, mais quelquefois, j’en fais l’aveu, il m’inspirait une tristesse profonde, sans pareille, qui augmentait et aggravait encore mon penchant à l’angoisse. Quand j’étais par trop désespéré, je m’entretenais avec lui ; j’aimais entendre ses paroles vivantes : eussent-elles été haineuses, enfiellées, nous nous serions du moins irrités ensemble contre notre destinée ; mais il se taisait, collait tranquillement ses lanternes, en racontant qu’ils avaient eu une revue en 18.., que leur commandant divisionnaire s’appelait ainsi et ainsi, qu’il avait été content des manœuvres, que les signaux pour les tirailleurs avaient été changés, etc. Tout cela d’une voix posée et égale, comme de l’eau qui serait tombée goutte à goutte. Il ne s’animait même pas quand il me contait que dans je ne sais plus quelle affaire au Caucase, on l’avait décoré du ruban de Sainte-Anne à l’épée. Seulement sa voix devenait plus grave et plus posée ; il la baissait d’un ton, quand il prononçait le nom de « Sainte-Anne » avec un certain mystère ; pendant trois minutes au moins, il restait silencieux et sérieux… Pendant toute cette première année, j’avais des passes absurdes où je haïssais cordialement Akim Akimytch, sans savoir pourquoi, des bouffées de désespoir durant lesquelles je maudissais la destinée qui m’avait donné un lit de camp où sa tête touchait la mienne. Une heure après, je me reprochais ces sorties. Du reste, je ne fus en proie à ces actes que pendant la première année de ma réclusion. Par la suite je me fis au caractère d’Akim Akimytch et j’eus honte de mes bourrasques antérieures. Je ne crois pas me souvenir que nous nous fussions jamais ouvertement querellés.

De mon temps, outre les trois nobles russes dont j’ai parlé, il y en avait encore huit autres : j’étais sur un pied d’amitié étroite avec quelques-uns d’entre eux, mais pas avec tous. Les meilleurs étaient maladifs, exclusifs et intolérants au plus haut degré. Je cessai même de parler à deux d’entre eux. Il n’y en avait que trois qui fussent instruits, B—ski, M—tski et le vieillard J—ki, qui avait été autrefois professeur de mathématiques, — brave homme, grand original et très-borné intellectuellement, malgré son érudition. — M—tski et B—ski étaient tout autres. Du premier coup, nous nous entendîmes avec M—tski : je ne me querellai pas une seule fois avec lui, je l’estimai fort, mais sans l’aimer ni m’attacher à lui ; je ne pus jamais y arriver. Il était profondément aigri et défiant, avec beaucoup d’empire sur lui-même : justement cela me déplaisait, on sentait que cet homme n’ouvrirait jamais son âme à personne : il se peut pourtant que je me trompasse. C’était une forte et noble nature… Son scepticisme invétéré se trahissait dans une habileté extraordinaire, dans la prudence de son commerce avec son entourage. Il souffrait de cette dualité de son âme, car il était en même temps sceptique et profondément croyant, d’une foi inébranlable en certaines espérances et convictions. Malgré toute son habileté pratique, il était en guerre ouverte avec B—ski et son ami T—ski.

Le premier, B—ski, était un homme malade, avec une prédisposition à la phtisie, irascible et nerveux, mais bon et généreux. Son irritabilité nerveuse le rendait capricieux comme un enfant : je ne pouvais supporter un caractère semblable, et je cessai de voir B—ski, sans toutefois cesser de l’aimer. C’était tout juste le contraire pour M—tski, avec lequel je ne me brouillai jamais, mais que je n’aimais pas. En rompant toutes relations avec B—ski, je dus rompre aussi avec T—ski, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, ce que je regrettai fort, car, s’il était peu instruit, il avait bon cœur ; c’était un excellent homme, très-courageux. Il aimait et respectait tant B—ski, il le vénérait si fort, que ceux qui rompaient avec son ami devenaient ses ennemis ; ainsi il se brouilla avec M—tski à cause de B—ski, pourtant il résista longtemps. Tous ces gens-là étaient bilieux, quinteux, méfiants, et souffraient d’hyperesthésie morale. Cela se comprend ; leur position était très-pénible, beaucoup plus dure que la nôtre, car ils étaient exilés de leur patrie et déportés pour dix, douze ans ; ce qui rendait surtout douloureux leur séjour à la maison de force, c’étaient les préjugés enracinés, la manière de voir toute faite avec lesquels ils regardaient les forçats ; ils ne voyaient en eux que des bêtes fauves et se refusaient à admettre rien d’humain en eux. La force des circonstances et leur destinée les engageaient dans cette vue. Leur vie à la maison de force était un tourment. Ils étaient aimables et affables avec les Circassiens, avec les Tartares, avec Isaï Fomitch, mais ils n’avaient que du mépris pour les autres détenus. Seul, le vieillard vieux-croyant avait conquis tout leur respect. Et pourtant, pendant tout le temps que je passai aux travaux forcés, pas un seul détenu ne leur reprocha ni leur extraction, ni leur croyance religieuse, ni leurs convictions, toutes choses habituelles au bas peuple, dans ses rapports avec les étrangers, surtout les Allemands. Au fond, on ne fait que se moquer de l’Allemand, qui est pour le peuple russe un être bouffon et grotesque. Nos forçats avaient beaucoup plus de respect pour les nobles polonais que pour nous autres Russes ; ils ne touchaient pas à ceux-là ; mais je crois que les Polonais ne voulaient pas remarquer ce trait et le prendre en considération. — Je parlais de T—ski ; je reviens à lui. Quand il quitta avec son camarade leur première station d’exil pour passer dans notre forteresse, il avait porté presque tout le temps son ami B…, faible de constitution et de santé, épuisé au bout d’une demi-étape. Ils avaient été exilés tout d’abord à Y—gorsk, où ils se trouvaient fort bien ; la vie y était moins dure que dans notre forteresse. Mais à la suite d’une correspondance innocente avec les déportés d’une autre ville, on avait jugé nécessaire de les transporter dans notre maison de force pour qu’ils y fussent directement surveillés par la haute administration. Jusqu’à leur arrivée, M—tski avait été seul. Combien il avait dû languir, pendant cette première année de son exil !

J—ki était ce vieillard qui se livrait toujours à la prière, et dont j’ai parlé plus haut. Tous les condamnés politiques étaient des hommes jeunes, très-jeunes même, tandis que J—ki était âgé de cinquante ans au moins.

Il était certainement honnête, mais étrange. Ses camarades T—ski et B—ski le détestaient et ne lui parlaient pas ; ils le déclaraient entêté et tracassier, je puis témoigner qu’ils avaient raison. Je crois que dans un bagne, — comme dans tout lieu où les gens sont rassemblés de force et non de bon gré, — on se querelle et l’on se hait plus vite qu’en liberté. Beaucoup de causes contribuent à ces continuelles brouilleries. J—ki était vraiment désagréable et borné ; aucun de ses camarades n’était bien avec lui ; nous ne nous brouillâmes pas, mais jamais nous ne fûmes sur un pied amical. Je crois qu’il était bon mathématicien. Il m’expliqua un jour dans son baragouin demi-russe, demi-polonais, un système d’astronomie qu’il avait inventé ; on me dit qu’il avait écrit un ouvrage sur ce sujet, dont tout le monde savant s’était moqué ; son jugement était un peu faussé, je crois. Il priait à genoux des journées entières, ce qui lui attira le respect des forçats ; il le conserva jusqu’à sa mort, car il mourut sous mes yeux, à la maison de force, à la suite d’une pénible maladie. Dès son arrivée il avait gagné la considération des détenus, à la suite d’une histoire avec le major. En les amenant d’Y— gorsk par étapes à notre forteresse, on ne les avait pas rasés, aussi leurs cheveux et leurs barbes avaient-ils démesurément cru ; quand on les présenta au major, celui-ci s’emporta comme un beau diable ; il était indigné d’une semblable infraction à la discipline, où il n’y avait pourtant pas de leur faute.

— Ils ont l’air de Dieu sait quoi ! rugit-il, ce sont des vagabonds, des brigands.

J—ski, qui comprenait fort mal le russe, crut qu’on leur demandait s’ils étaient des brigands ou des vagabonds, et répondit :

— Nous sommes des condamnés politiques, et non des vagabonds.

— Co-oomment ? Tu veux faire l’insolent ? le rustre ? hurla le major. — Au corps de garde ! et cent verges tout de suite ! à l’instant même !

On punit le vieillard : il se coucha à terre sous les verges, sans opposer de résistance, maintint sa main entre ses dents et endura son châtiment sans une plainte, sans un gémissement, immobile sous les coups. B— ski et T—ski arrivaient à ce moment à la maison de force, où M—ski les attendait à la porte d’entrée ; il se jeta à leur cou, bien qu’il ne les eût jamais vus. Révoltés de l’accueil du major, ils lui racontèrent la scène cruelle qui venait d’avoir lieu. M—ski me dit plus tard qu’il était hors de lui en apprenant cela : — Je ne me sentais plus de rage, je tremblais de fièvre. J’attendis J—ski à la grande porte, car il devait venir tout droit du corps de garde après sa punition. La poterne s’ouvrit, et je vis passer devant moi J—ski les lèvres tremblantes et toutes blanches, le visage pâle ; il ne regardait personne et traversa les groupes de forçats rassemblés au milieu de la cour — ils savaient qu’on venait de punir un noble — entra dans la caserne, alla droit à sa place et, sans mot dire, s’agenouilla et pria. Les détenus furent surpris et même émus. Quand je vis ce vieillard à cheveux blancs, qui avait laissé dans sa patrie une femme et des enfants, quand je le vis, après cette honteuse punition, agenouillé et priant, — je m’enfuis de la caserne, et pendant deux heures je fus comme fou : j’étais comme ivre… Depuis lors, les forçats furent pleins de déférence et d’égards pour J—ski ; ce qui leur avait particulièrement plu, c’est qu’il n’avait pas crié sous les verges.

Il faut pourtant être juste et dire la vérité : on ne saurait juger par cet exemple des relations de l’administration avec les déportés nobles, quels qu’ils soient, Russes ou Polonais. Mon anecdote montre qu’on peut tomber sur un méchant homme : si ce méchant homme est commandant absolu d’une maison de force, s’il déteste par hasard un exilé, le sort de celui-ci est loin d’être enviable. Mais l’administration supérieure des travaux forcés en Sibérie, qui donne le ton et les directions aux commandants subordonnés, est pleine de discernement à l’égard des déportés nobles et même, en certains cas, leur montre plus d’indulgence qu’aux autres forçats de basse condition. Les causes en sont claires : d’abord ces chefs sont eux-mêmes gentilshommes, et puis on citait des cas où des nobles avaient refusé de se coucher sous les verges et s’étaient jetés sur leurs exécuteurs ; les suites de ces rébellions étaient toujours fâcheuses ; enfin — et je crois que c’est la cause principale — il y avait déjà longtemps de cela, trente-cinq ans au moins, on avait envoyé d’un coup en Sibérie une masse de déportés nobles  ; ils avaient su si bien se poser et se recommander que les chefs des travaux forcés regardaient, par une vieille habitude, les criminels nobles d’un tout autre œil que les forçats ordinaires. Les commandants subalternes s’étaient réglés sur l’exemple de leurs chefs, et obéissaient aveuglément à cette manière de voir. Beaucoup d’entre eux critiquaient et déploraient ces dispositions de leurs supérieurs ; ils étaient très-heureux quand on leur permettait d’agir comme bon leur semblait, mais on ne leur donnait pas trop de latitude ; j’ai tout lieu de le croire, et voici pourquoi. La seconde catégorie des travaux forcés, dans laquelle je me trouvais et qui se composait de forçats serfs, soumis à l’autorité militaire — était beaucoup plus dure que la première (les mines) et la troisième (travail de fabrique). Elle était plus dure non-seulement pour les nobles, mais aussi pour les autres forçats, parce que l’administration et l’organisation en étaient toutes militaires, et ressemblaient fort à celles des bagnes de Russie. Les chefs étaient plus sévères, les habitudes plus rigoureuses que dans les deux autres catégories : on était toujours dans les fers, toujours sous escorte, toujours enfermé, ce qui n’existait pas ailleurs, à ce que disaient du moins nos forçats, et certes il y avait des connaisseurs parmi eux. Ils seraient tous partis avec bonheur pour les travaux des mines, que la loi déclarait être la punition suprême ; ils en rêvaient. Tous ceux qui avaient été dans les bagnes russes en parlaient avec horreur et assuraient qu’il n’y avait pas d’enfer semblable à celui-là, que la Sibérie était un vrai paradis, comparée à la réclusion dans les forteresses en Russie. Si donc on avait un peu plus d’égards pour nous autres nobles dans notre maison de force qui était directement surveillée par le général gouverneur, et dont l’administration était toute militaire, on devait avoir encore plus de bienveillance pour les forçats de la première et de la troisième catégorie. Je puis parler sciemment de ce qui se faisait dans toute la Sibérie : les récits que j’ai entendu faire par des déportés de la première et de la troisième catégorie confirment ma conclusion. On nous surveillait beaucoup plus étroitement que nulle part ailleurs : nous n’avions aucune immunité en ce qui concernait les travaux et la réclusion : mêmes travaux, mêmes fers, même séquestration que les autres détenus ; il était parfaitement impossible de nous protéger, car je savais que dans un bon vieux temps très-rapproché les dénonciations, les intrigues, minant le crédit des personnes en place, s’étaient tellement multipliées, que l’administration craignait les délations, et dans ce temps-là, montrer de l’indulgence à une certaine classe de forçats était un crime !… Aussi chacun avait-il peur pour lui-même : nous étions donc ravalés au niveau des autres forçats, on ne faisait exception que pour les punitions corporelles, — et encore nous aurait-on fouettés si nous avions commis un délit quelconque, car le service exigeait que nous fussions égaux devant le châtiment, — mais on ne nous aurait pas fouettés à la légère et sans motif, comme les autres détenus. Quand notre commandant eut connaissance du châtiment infligé à J—ski, il se fâcha sérieusement contre le major et lui ordonna de faire plus d’attention désormais. Tout le monde en fut instruit. On sut aussi que le général gouverneur, qui avait grande confiance en notre major et qui l’aimait à cause de son exactitude à observer la loi et de ses qualités d’employé, lui fit une verte semonce, quand il fut informé de cette histoire. Et notre major en prit bonne note. Il aurait bien voulu, par exemple, se donner la satisfaction de fouetter M—ski, qu’il détestait sur la foi des calomnies de A—f, mais il ne put y arriver ; il avait beau chercher un prétexte, le persécuter et l’espionner, ce plaisir lui fut refusé. L’affaire de J—ski se répandit en ville, et l’opinion publique fut défavorable au major ; les uns lui firent des réprimandes, d’autres lui infligèrent des affronts.

Je me rappelle maintenant ma première rencontre avec le major. On nous avait épouvantés — moi et un autre déporté noble— encore à Tobolsk, par les récits sur le caractère abominable de cet homme. Les anciens exilés (condamnés jadis à vingt-cinq ans de travaux forcés), nobles comme nous, qui nous avaient visités avec tant de bonté pendant notre séjour à la prison de passage, nous avaient prévenus contre notre futur commandant ; ils nous avaient aussi promis de faire tout ce qu’ils pourraient en notre faveur auprès de leurs connaissances et de nous épargner ses persécutions. En effet, ils écrivirent aux trois filles du général gouverneur, qui intercédèrent, je crois, en notre faveur. Mais que pouvait-il faire ? Il se borna à dire au major d’être équitable dans l’application de la loi. — Vers trois heures de l’après-dînée nous arrivâmes, mon camarade et moi, dans cette ville ; l’escorte nous conduisit directement chez notre tyran. Nous restâmes dans l’antichambre à l’attendre, pendant qu’on allait chercher le sous-officier de la prison. Dès que celui-ci fut arrivé, le major entra. Son visage cramoisi, couperosé et mauvais fit sur nous une impression douloureuse : il semblait qu’une araignée allait se jeter sur une pauvre mouche se débattant dans sa toile.

— Comment t’appelle-t-on ? demanda-t-il à mon camarade. Il parlait d’une voix dure, saccadée, et voulait produire sur nous de l’impression.

Mon camarade se nomma.

— Et toi ? dit-il en s’adressant à moi, en me fixant par derrière ses lunettes.

Je me nommai.

— Sergent ! qu’on les mène à la maison de force, qu’on les rase au corps de garde, en civils… la moitié du crâne, et qu’on les ferre demain ! Quelles capotes avez-vous là ? d’où les avez-vous ? nous demanda-t-il brusquement en apercevant les capotes grises à ronds jaunes cousus dans le dos, qu’on nous avait délivrées à Tobolsk, — C’est un nouvel uniforme, pour sûr c’est un nouvel uniforme… On projette encore… Ça vient de Pétersbourg… dit-il en nous examinant tour à tour. — Ils n’ont rien avec eux ? fit-il soudain au gendarme qui nous escortait.

— Ils ont leurs propres habits, Votre Haute Noblesse, répondit celui-ci en se mettant au port d’armes, non sans tressauter légèrement. Tout le monde le connaissait et le craignait.

— Enlevez-leur tout ça ! Ils ne doivent garder que leur linge, le linge blanc ; enlevez le linge de couleur s’il y en a, et vendez-le aux enchères. On inscrira le montant aux recettes. Le forçat ne possède rien, continua-t-il en nous regardant d’un œil sévère. — Faites attention ! conduisez-vous bien ! que je n’entende pas de plaintes ! sans quoi… punition corporelle ! — Pour le moindre délit — les v-v-verges !

Je fus presque malade ce soir-là de cet accueil auquel je n’étais pas habitué : l’impression était d’autant plus douloureuse que j’entrais dans cet enfer ! Mais j’ai déjà raconté tout cela.

J’ai déjà dit que nous n’avions aucune immunité, aucun allégement dans notre travail quand les autres forçats étaient présents ; on essaya pourtant de nous venir en aide en nous envoyant pendant trois mois, B—ski et moi, à la chancellerie des ingénieurs en qualité de copistes, mais en secret ; tous ceux qui devaient le savoir le savaient, mais faisaient semblant de ne rien voir. C’étaient les chefs ingénieurs qui nous avaient valu cette bonne aubaine, pendant le peu de temps que le lieutenant-colonel G—kof fut notre commandant. Ce chef (qui ne resta pas plus de six mois, car il repartit bientôt pour la Russie) nous sembla un bienfaiteur envoyé par le ciel et fit une profonde impression sur tous les forçats. Ils ne l’aimaient pas, ils l’adoraient, si l’on peut employer ce mot. Je ne sais trop ce qu’il avait fait, mais il avait conquis leur affection du premier coup. « C’est un vrai père ! » disaient à chaque instant les déportés pendant tout le temps qu’il dirigea les travaux du génie. C’était un joyeux viveur. De petite taille, avec un regard hardi et sûr de lui-même, il était aimable et gracieux avec tous les forçats, qu’il aimait paternellement. Pourquoi les aimait-il ? Je ne saurais trop le dire, mais il ne pouvait voir un détenu sans lui adresser un mot affable, sans rire et plaisanter avec lui. Il n’y avait rien d’autoritaire dans ses plaisanteries, rien qui sentit le maître, le chef. C’était leur camarade, leur égal. Malgré cette condescendance, je ne me souviens pas que les forçats se soient jamais permis d’être irrespectueux ou familiers. Au contraire. Seulement la figure du détenu s’éclairait subitement quand il rencontrait le commandant ; il souriait largement, le bonnet à la main, rien que de le voir approcher. Si le commandant lui adressait la parole, c’était un grand honneur. — Il y a de ces gens populaires ! — G—kof avait l’air crâne, marchait à grands pas, très-droit : « un aigle », disaient de lui les forçats. Il ne pouvait pas leur venir en aide, car il dirigeait les travaux du génie, qui sous tous les commandants étaient exécutés dans les formes légales établies une fois pour toutes. Quand par hasard il rencontrait une bande de forçats dont le travail était terminé, il les laissait revenir avant le roulement du tambour. Les détenus l’aimaient pour la confiance qu’il leur témoignait, pour son horreur des taquineries et des mesquineries, toujours si irritantes quand on a des rapports avec les chefs. Je suis sûr que s’il avait perdu mille roubles en billets, le voleur le plus fieffé de notre prison les lui aurait rendus. Oui, j’en suis convaincu. Comme tous les détenus lui furent sympathiques, quand ils apprirent qu’il était brouillé à mort avec notre major détesté ! Cela arriva un mois après son arrivée ; leur joie fut au comble. Le major avait été autrefois son frère d’armes ; quand ils se rencontrèrent après une longue séparation, ils menèrent d’abord joyeuse vie ensemble, mais bientôt ils cessèrent d’être intimes. Ils s’étaient querellés, et G—kof devint l’ennemi juré du major. On raconta même qu’ils s’étaient battus à coups de poing, et il n’y avait pas là de quoi étonner ceux qui connaissaient notre major : il aimait à se battre. Quand les forçats apprirent cette querelle, ils ne se tinrent plus de joie : « C’est notre Huit-yeux qui peut s’entendre avec le commandant ! celui-là est un aigle, tandis que notre honi… » Ils étaient fort curieux de savoir qui avait eu le dessus dans cette lutte, et lequel des deux avait rossé l’autre. Si ce bruit eût été démenti, nos forçats en auraient éprouvé un cruel désappointement. — « Pour sur, c’est le commandant qui l’a éreinté, disaient-ils ; tout petit qu’il soit, il est audacieux ; l’autre se sera fourré sous un lit, tant il aura eu peur. » Mais G—kof repartit bientôt, laissant de vifs regrets dans le bagne. Nos ingénieurs étaient tous de braves gens : on les changea trois ou quatre fois de mon temps. — « Nos aigles ne restent jamais bien longtemps, disaient les détenus, surtout quand ils nous protègent. »

C’est ce G—kof qui nous envoya, B—ski et moi, travailler à sa chancellerie, car il aimait les déportés nobles. Quand il partit, notre condition demeura plus tolérable, car il y avait un ingénieur qui nous témoignait beaucoup de sympathie. Nous copiions des rapports depuis quelque temps, ce qui perfectionnait notre écriture, quand arriva un ordre supérieur qui enjoignait de nous renvoyer à nos travaux antérieurs. On avait déjà eu le temps de nous dénoncer. Au fond, nous n’en fûmes pas trop mécontents, car nous étions las de ce travail de copistes. Pendant deux ans entiers, je travaillai sans interruption avec B—ski, presque toujours dans les ateliers. Nous bavardions et parlions de nos espérances, de nos convictions, Celles de l’excellent B—ski étaient étranges, exclusives : il y a des gens très-intelligents dont les idées sont parfois trop paradoxales, mais ils ont tant souffert, tant enduré pour elles, ils les ont gardées au prix de tant de sacrifices, que les leur enlever serait impossible et cruel, B—ski souffrait de toute objection et y répondait par des violences. Il avait peut-être raison, plus raison que moi sur certains points, mais nous fûmes obligés de nous séparer, ce dont j’éprouvai un grand regret, car nous avions déjà beaucoup d’idées communes.

Avec les années M—tski devenait de plus en plus triste et sombre. Le désespoir l’accablait. Durant les premiers temps de ma réclusion, il était plus communicatif, il laissait mieux voir ce qu’il pensait. Il achevait sa deuxième année de travaux forcés quand j’y arrivai. Tout d’abord, il s’intéressa fort aux nouvelles que je lui apportai, car il ne savait rien de ce qui se faisait au dehors : il me questionna, m’écouta, s’émut, mais peu à peu il se concentra de plus en plus, ne laissant rien voir de ce qu’il pensait. Les charbons ardents se couvrirent de cendre. Et pourtant il s’aigrissait toujours plus. « Je hais ces brigands  », me répétait-il en parlant des forçats que j’avais déjà appris à connaître ; mes arguments en leur faveur n’avaient aucune prise sur lui. Il ne comprenait pas ce que je lui disais, il tombait quelquefois d’accord avec moi, mais distraitement : le lendemain il me répétait de nouveau : « Je hais ces brigands. » (Nous parlions souvent français avec lui ; aussi un surveillant des travaux, le soldat du génie Dranichnikof, nous appelait toujours aides-chirurgiens », Dieu sait pourquoi !) M—tski ne s’animait que quand il parlait de sa mère. « Elle est vieille et infirme — me disait-il — elle m’aime plus que tout au monde, et je ne sais même pas si elle est vivante. Si elle apprend qu’on m’a fouetté… » — M-tski n’était pas noble, et avait été fouetté avant sa déportation. Quand ce souvenir lui revenait, il grinçait des dents et détournait les yeux. Vers la fin de sa réclusion, il se promenait presque toujours seul. Un jour, à midi, on l’appela chez le commandant, qui le reçut le sourire aux lèvres.

— Eh bien ! M—tski, qu’as-tu rêvé cette nuit ? lui demanda-t-il.

« Quand il me dit cela, je frissonnai, nous raconta plus tard M—tski ; il me sembla qu’on me perçait le cœur. »

— J’ai rêvé que je recevais une lettre de ma mère, répondit-il.

— Mieux que ça, mieux que ça ! répliqua le commandant. Tu es libre. Ta mère a supplié l’Empereur… et sa prière a été exaucée. Tiens, voilà sa lettre, voilà l’ordre de te mettre en liberté. Tu quitteras la maison de force à l’instant même.

Il revint vers nous, pâle et croyant à peine à son bonheur.

Nous le félicitâmes. Il nous serra la main de ses mains froides et tremblantes. Beaucoup de forçats le complimentèrent aussi ; ils étaient heureux de son bonheur.

Il devint colon et s’établit dans notre ville, où peu de temps après on lui donna une place. Il venait souvent à la maison de force et nous communiquait différentes nouvelles, quand il le pouvait. C’était les nouvelles politiques qui l’intéressaient surtout.

Outre les quatre Polonais, condamnés politiques dont j’ai parlé, il y en avait encore deux tout jeunes, déportés pour un laps de temps très-court ; ils étaient peu instruits, mais honnêtes, simples et francs. Un autre, A—tchoukovski, était par trop simple et n’avait rien de remarquable, tandis que B—m, un homme déjà âgé, nous fit la plus mauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi il avait été exilé, bien qu’il le racontât volontiers : c’était un caractère mesquin, bourgeois, avec les idées et les habitudes grossières d’un boutiquier enrichi. Sans la moindre instruction, il ne s’intéressait nullement à ce qui ne concernait pas son métier de peintre au gros pinceau ; il faut reconnaître que c’était un peintre remarquable ; nos chefs entendirent bientôt parler de ses talents, et toute la ville employa B—m à décorer les murailles et les plafonds. En deux ans, il décora presque tous les appartements des employés, qui lui payaient grassement son travail ; aussi ne vivait-il pas trop misérablement. On l’envoya travailler avec trois camarades, dont deux apprirent parfaitement son métier ; l’un d’eux, T—jevski, peignait presque aussi bien que lui. Notre major, qui habitait un logement de l’État, fit venir B—m et lui ordonna de peindre les murailles et les plafonds. B—m se donna tant de peine que l’appartement du général gouverneur semblait peu de chose en comparaison de celui du major. La maison était vieille et décrépite, à un étage, très-sale, tandis que l’intérieur était décoré comme un palais ; notre major jubilait… Il se frottait les mains et disait à tout le monde qu’il allait se marier. — « Comment ne pas se marier, quand on a un pareil appartement ? » faisait-il très-sérieusement. Il était toujours plus content de B—m et de ceux qui l’aidaient. Ce travail dura un mois. Pendant tout ce temps, le major changea d’opinion à notre sujet et commença même à nous protéger, nous autres condamnés politiques. Un jour, il fit appeler J—ki.

— J—ki, lui dit-il, je t’ai offensé, je t’ai fait fouetter sans raison. Je m’en repens. Comprends-tu ? moi, moi, je me repens !

J—ki répondit qu’il comprenait parfaitement.

— Comprends-tu que moi, moi, ton chef, je t’aie fait appeler pour te demander pardon ? Imagines-tu cela ? qui es-tu pour moi ? Un ver ! moins qu’un ver de terre : tu es un forçat, et moi, par la grâce de Dieu , major… Major, comprends-tu cela ?

J—ki répondit qu’il comprenait aussi cela.

— Eh bien ! je veux me réconcilier avec toi. Mais conçois-tu bien ce que je fais ? conçois-tu toute la grandeur de mon action ? Es-tu capable de la sentir et de l’apprécier ?

Imagine-toi : moi, moi, major !… etc.

J—ki me raconta cette scène. Un sentiment humain existait donc dans cette brute toujours ivre, désordonnée et tracassière ! Si l’on prend en considération ses idées et son développement intellectuel, on doit convenir que cette action était vraiment généreuse. L’ivresse perpétuelle dans laquelle il se trouvait y avait peut-être contribué !

Le rêve du major ne se réalisa pas ; il ne se maria pas, quoiqu’il fut décidé à prendre femme sitôt qu’on aurait fini de décorer son appartement. Au lieu de se marier, il fut mis en jugement ; on lui enjoignit de donner sa démission. De vieux péchés étaient revenus sur l’eau : il avait été, je crois, maître de police de notre ville… Ce coup l’assomma inopinément. Tous les forçats se réjouirent, quand ils apprirent la grande nouvelle ; ce fut une fête, une solennité. On dit que le major pleurnichait comme une vieille femme et hurlait. Mais que faire ? Il dut donner sa démission, vendre ses deux chevaux gris et tout ce qu’il possédait ; il tomba dans la misère. Nous le rencontrions quelquefois — plus tard — en habit civil tout râpé avec une casquette à cocarde. Il regardait les forçats d’un air mauvais. Mais son auréole et son prestige avaient disparu avec son uniforme de major. Tant qu’il avait été notre chef, c’était un dieu habillé en civil ; il avait tout perdu, il ressemblait à un laquais.

Pour combien entre l’uniforme dans l’importance de ces gens-là !