Souvenirs de la maison des morts/Seconde partie/5

Traduction par Charles Neyroud.
Plon (p. 265-285).



V


LA SAISON D’ÉTÉ.


Avril a déjà commencé ; la semaine sainte n’est pas loin. On se met aux travaux d’été. Le soleil devient de jour en jour plus chaud et plus éclatant ; l’air fleure le printemps et agit sur l’organisme nerveux. Le forçat enchaîné est troublé, lui aussi, par l’approche des beaux jours ; ils engendrent en lui des désirs, des aspirations, une tristesse nostalgique. On regrette plus ardemment sa liberté, je crois, par une journée ensoleillée, que pendant les jours pluvieux et mélancoliques de l’automne et de l’hiver. C’est un fait à remarquer chez tous les forçats : s’ils éprouvent quelque joie d’un beau jour bien clair, ils deviennent en revanche plus impatients, plus irritables. J’ai observé qu’au printemps les querelles étaient plus fréquentes dans notre maison de force. Le tapage, les cris empiraient, les rixes se multipliaient ; durant les heures du travail, on surprenait parfois un regard méditatif, obstinément perdu dans le lointain bleuâtre, quelque part, là-bas, de l’autre côté de l’Irtych, où commençait la plaine incommensurable, fuyant à des centaines de verstes, la libre steppe kirghize ; on entendait de longs soupirs, exhalés du fond de la poitrine, comme si cet air lointain et libre eût engagé les forçats à respirer, comme s’il eût soulagé leur âme prisonnière et écrasée. — Ah ! fait enfin le condamné, et brusquement, comme pour secouer ces rêveries, il empoigne furieusement sa bêche ou ramasse les briques qu’il doit porter d’un endroit à un autre. Au bout d’un instant il a oublié cette sensation fugitive et se remet à rire ou à injurier, suivant son humeur ; il s’attaque à la tâche imposée, avec une ardeur inaccoutumée, il travaille de toutes ses forces, comme s’il désirait étouffer par la fatigue une douleur qui l’étrangle. Ce sont des gens vigoureux, tous dans la fleur de l’âge, en pleine possession de leurs forces… Comme les fers sont lourds pendant cette saison ! Je ne fais pas de sentimentalisme et je certifie l’exactitude de mon observation. Pendant la saison chaude, sous un soleil de feu, quand on sent dans toute son âme, dans tout son être, la nature qui renaît autour de vous avec une force inexprimable, on a plus de peine à supporter la prison, la surveillance de l’escorte, la tyrannie d’une volonté étrangère.

En outre, c’est au printemps, avec le chant de la première alouette, que le vagabondage commence dans toute la Sibérie, dans toute la Russie : les créatures de Dieu s’évadent des prisons et se sauvent dans les forêts. Après la fosse étouffante, les barques, les fers, les verges, ils vagabondent où bon leur semble, à l’aventure, où la vie leur semble plus agréable et plus facile ; ils boivent et mangent ce qu’ils trouvent, au petit bonheur, et s’endorment tranquilles la nuit dans la forêt ou dans un champ, sans souci, sans l’angoisse de la prison, comme des oiseaux du bon Dieu, disant bonne nuit aux seules étoiles du ciel, sous l’œil de Dieu. Tout n’est pas rosé : on souffre quelquefois la faim et la fatigue « au service du général Coucou ». Souvent ces vagabonds n’ont pas un morceau de pain à se mettre sous la dent pendant des journées entières ; il faut se cacher de tout le monde, se terrer comme des marmottes, il faut voler, piller et quelquefois même assassiner. « Le déporté est un enfant, il se jette sur tout ce qu’il voit », dit-on des exilés en Sibérie. Cet adage peut être appliqué dans toute sa force et avec plus de justesse encore aux vagabonds. Ce sont presque tous des bandits et des voleurs, par nécessité plus que par vocation. Les vagabonds endurcis sont nombreux ; il y a des forçats qui s’enfuient après avoir purgé leur condamnation, alors qu’ils sont déjà colons. Ils devraient être heureux de leur nouvelle condition, d’avoir leur pain quotidien assuré. Eh bien ! non, quelque chose les soulève et les entraîne. Cette vie dans les forêts, misérable et terrible, mais libre, aventureuse, a pour ceux qui l’ont éprouvée un charme séduisant, mystérieux ; — parmi ces fuyards, on s’étonne de voir des gens rangés, tranquilles, qui promettaient de devenir des hommes posés, de bons agriculteurs. Un forçat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit, et tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme et enfants, à la stupéfaction de sa famille et de l’arrondissement tout entier. On me montra un jour au bagne un de ces déserteurs du foyer domestique. Il n’avait commis aucun crime, ou du moins on n’avait aucun soupçon sur son compte, mais il avait déserté, déserté toute sa vie. Il avait été à la frontière méridionale de l’Empire, de l’autre côté du Danube, dans la steppe kirghize, dans la Sibérie orientale, au Caucase — en un mot, partout. Qui sait ? dans d’autres conditions, cet homme eût été peut-être un Robinson Crusoë, avec sa passion pour les voyages. Je tiens ces détails d’autres forçats, car il n’aimait pas à parler et n’ouvrait la bouche qu’en cas d’absolue nécessité. C’était un tout petit paysan d’une cinquantaine d’années, très-paisible, au visage tranquille et même hébété, d’un calme qui ressemblait à l’idiotisme. Il se plaisait à demeurer assis au soleil et marmottait entre les dents une chanson quelconque, mais si doucement qu’à cinq pas on n’entendait plus rien. Ses traits étaient pour ainsi dire pétrifiés ; il mangeait peu, surtout du pain noir ; jamais il n’achetait ni pain blanc ni eau-de-vie ; je crois même qu’il n’avait jamais eu d’argent, et qu’il n’aurait pas su le compter. Il était indifférent à tout. Il nourrissait quelquefois les chiens de la maison de force de sa propre main, ce que personne ne faisait jamais. (En général le Russe n’aime pas nourrir les chiens.) On disait qu’il avait été marié, deux fois même, qu’il avait quelque part des enfants… Pourquoi l’avait-on envoyé au bagne, je n’en sais rien. Les nôtres croyaient toujours qu’il s’évaderait, mais soit que son heure ne fût pas venue, soit qu’elle fût passée, il subissait sa peine tranquillement. Il n’avait aucunes relations avec l’étrange milieu dans lequel il vivait ; il était trop concentré en lui-même pour cela. Il n’eût pas fallu se fier à ce calme apparent ; et pourtant qu’aurait-il gagné en s’évadant ?

Si l’on compare la vie vagabonde dans les forêts à celle de la maison de force, c’est une félicité paradisiaque. La destinée du vagabond est malheureuse, mais libre du moins. Voilà pourquoi tout prisonnier, en quelque endroit de la Russie qu’il se trouve, devient inquiet avec les premiers rayons souriants du printemps. Tous n’ont pas l’intention de fuir ; par crainte des obstacles et du châtiment possible, il n’y a guère qu’un prisonnier sur cent qui s’y décide, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres ne font que rêver où et comment ils pourraient s’enfuir. Avec ce désir, l’idée seule d’une chance quelconque les soulage ; ils se rappellent une ancienne évasion. Je ne parle que des forçats déjà condamnés, car ceux qui n’ont pas encore subi leur peine se décident beaucoup plus facilement. Les condamnés ne s’évadent qu’au commencement de leur réclusion. Une fois qu’ils ont passé deux ou trois ans au bagne, ils en tiennent compte, et conviennent qu’il vaut mieux finir légalement son temps et devenir colon, plutôt que de risquer sa perte en cas d’échec, et un échec est toujours possible. Il n’y a guère qu’un forçat sur dix qui réussisse à changer son sort. Ceux-là sont presque toujours les condamnés à une réclusion indéfinie. Quinze, vingt ans semblent une éternité. Enfin, la marque est un grand obstacle aux évasions. Changer son sort est un terme technique. Si l’on surprend un forçat en flagrant délit d’évasion, il répondra à l’interrogatoire qu’on lui fait subir qu’il voulait « changer son sort ». Cette expression quelque peu littéraire dépeint parfaitement l’acte qu’elle désigne. Aucun évadé n’espère devenir tout à fait libre, car il sait que c’est presque l’impossible, mais il veut qu’on l’envoie dans un autre établissement, qu’on lui fasse coloniser le pays, qu’on le juge à nouveau pour un crime commis pendant son vagabondage — en un mot, qu’on l’envoie n’importe où, pourvu que ce ne soit pas la maison de force où il a déjà été enfermé, et qui lui est devenue intolérable. Tous ces fuyards, s’ils ne trouvent pas pendant l’été un gîte inespéré où ils puissent passer l’hiver, s’ils ne rencontrent personne qui ait un intérêt quelconque à les cacher, si enfin ils ne se procurent pas, par un assassinat quelquefois, un passe-port qui leur permette de vivre partout sans inquiétude, tous ces fuyards apparaissent en foule pendant l’automne dans les villes et dans les maisons de force ; ils avouent leur état de vagabondage et passent l’hiver dans les prisons, avec la secrète espérance de fuir l’été suivant.

Sur moi aussi, le printemps exerça son influence. Je me souviens de l’avidité avec laquelle je regardais l’horizon par les fentes de la palissade ; je restais longtemps, la tête collée contre les pieux, à contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir m’en rassasier l’herbe qui verdissait dans le fossé de l’enceinte, le bleu du ciel lointain qui s’épaississait toujours plus. Mon angoisse et ma tristesse s’aggravaient de jour en jour, la maison de force me devenait odieuse. La haine que ma qualité de gentilhomme inspirait aux forçats pendant ces premières années, empoisonnait ma vie tout entière, Je demandais souvent à aller à l’hôpital sans nécessité, simplement pour ne plus être à la maison de force, pour m’affranchir de cette haine obstinée, implacable. « Vous autres nobles, vous êtes des becs de fer, vous nous avez déchirés à coups de bec quand nous étions serfs », nous disaient les forçats. Combien j’enviais les gens du bas peuple qui arrivaient au bagne ! Ceux-là, du premier coup, devenaient les camarades de tout le monde. Ainsi le printemps, le fantôme de liberté entrevue, la joie de toute la nature, se traduisaient en moi par un redoublement de tristesse et d’irritation nerveuse. Vers la sixième semaine du grand carême, je dus faire mes dévotions, car les forçats étaient divisés par le sous-officier en sept sections — juste le nombre de semaines du carême — qui devaient faire leurs dévotions à tour de rôle. Chaque section se composait de trente hommes environ. Cette semaine fut pour moi un soulagement ; nous allions deux et trois fois par jour à l’église, qui se trouvait non loin du bagne. Depuis longtemps je n’avais pas été à l’église. L’office de carême, que je connaissais très-bien depuis ma tendre enfance, pour l’avoir entendu à la maison paternelle, les prières solennelles, les prosternations — tout cela remuait en moi un passé lointain, très-lointain, réveillait mes plus anciennes impressions ; j’étais très-heureux, je m’en souviens, quand le matin nous nous rendions à la maison de Dieu, en marchant sur la terre gelée pendant la nuit, accompagnés d’une escorte de soldats aux fusils chargés ; cette escorte n’entrait pas à l’église. Une fois à l’intérieur, nous nous massions près de la porte, si bien que nous n’entendions guère que la voix profonde du diacre ; de temps à autre nous apercevions une chasuble noire ou le crâne nu du prêtre. Je me souvenais comment, étant enfant, je regardais le menu peuple qui se pressait à la porte en masse compacte, et qui reculait servilement devant une grosse épaulette, un seigneur ventru, une dame somptueusement habillée, mais très-dévote, pressée de gagner le premier rang et prête à se quereller pour avoir l’honneur d’occuper les premières places. C’était là, à cette entrée de l’église, me semblait-il alors, que l’on priait avec ferveur, avec humilité, en se prosternant jusqu’à terre, avec la pleine conscience de son abaissement. Et maintenant j’étais à la place de ce menu peuple, non, pas même à sa place, car nous étions enchaînés et avilis ; on s’écartait de nous, on nous craignait, et on nous faisait l’aumône ; je me souviens que je trouvais là une sensation raffinée, un plaisir étrange. « Qu’il en soit ainsi ! » pensais-je. Les forçats priaient avec ardeur ; ils apportaient tous leur pauvre kopek pour un petit cierge ou pour la collecte en faveur de l’église, « Et moi aussi je suis un homme », se disaient-ils peut-être en déposant leur offrande : « devant Dieu tous sont égaux… » Nous communiâmes après la messe de six heures. Quand le prêtre, le ciboire à la main, récita les paroles : « Aie pitié de moi comme du brigand que tu as sauvé… » — presque tous les forçats se prosternèrent en faisant sonner leurs chaînes, je crois qu’ils prenaient à la lettre ces mots pour eux-mêmes.

La semaine sainte arriva. L’administration nous délivra un œuf de Pâques et un morceau de pain de farine de froment.

La ville nous combla d’aumônes. Comme à Noël, visite du prêtre avec la croix, visite des chefs, les choux gras, et aussi l’enivrement et la flânerie générale, avec cette seule différence que l’on pouvait déjà se promener dans la cour et se chauffer au soleil. Tout semblait plus clair, plus large qu’en hiver, mais plus triste aussi. Le long jour d’été sans fin paraissait plus particulièrement insupportable les jours de fête. Les jours ouvriers, au moins, la fatigue le rendait plus court. Les travaux d’été étaient sans comparaison beaucoup plus pénibles que les travaux d’hiver ; on s’occupait surtout des constructions ordonnées par les ingénieurs. Les forçats bâtissaient, creusaient la terre, posaient des briques, ou bien vaquaient aux réparations des bâtiments de l’État, en ce qui concernait les ouvrages de serrurerie, menuiserie et peinture. D’autres allaient à la briqueterie cuire des briques, ce que nous regardions comme la corvée la plus pénible ; cette fabrique se trouvait à quatre verstes environ de la forteresse ; pendant tout l’été on y envoyait chaque matin à six heures une bande de forçats, au nombre de cinquante. On choisissait de préférence les ouvriers qui ne connaissaient aucun métier et qui n’appartenaient à aucun atelier. Ils prenaient avec eux leur pain de la journée ; à cause de la grande distance, ils ne pouvaient revenir dîner en même temps que les autres, ni faire huit verstes inutiles ; ils mangeaient le soir, quand ils rentraient à la maison de force. On leur donnait des tâches pour toute la journée, mais si considérables que c’était à peine si un homme pouvait en venir à bout. Il fallait d’abord bêcher et emporter l’argile, l’humecter et la piétiner soi-même dans la fosse, et enfin faire une quantité respectable de briques, deux cents, voire même deux cent cinquante. Je n’ai été que deux fois à la briqueterie. Les forçats envoyés à ce travail revenaient le soir harassés, et ne cessaient de reprocher aux autres de leur laisser le travail le plus pénible. Je crois que ces reproches leur étaient un plaisir, une consolation. Quelques-uns avaient du goût pour cette corvée, d’abord parce qu’il fallait aller hors de la ville, au bord de l’Irtych, dans un endroit découvert, commode ; les alentours étaient plus agréables à voir que ces affreux bâtiments de l’État. On pouvait y fumer en toute liberté, rester même couché une demi-heure avec la plus grande satisfaction !

Quant à moi, j’allais ou travailler dans un atelier, ou concasser de l’albâtre, ou porter les briques que l’on employait pour les constructions. Cette dernière besogne m’échut pendant deux mois de suite. Je devais transporter ma charge de briques des bords de l’Irtych à une distance de cent quarante mètres environ, et traverser le fossé de la forteresse avant d’arriver à la caserne que l’on construisait. Ce travail me convenait fort, bien que la corde avec laquelle je portais mes briques me sciât les épaules ; ce qui me plaisait surtout, c’est que mes forces se développaient sensiblement. Tout d’abord je ne pouvais porter que huit briques à la fois ; chacune d’elles pesait environ douze livres, J’arrivai à en porter douze et même quinze, ce qui me réjouit beaucoup. Il ne me fallait pas moins de force physique que de force morale pour supporter toutes les incommodités de cette vie maudite.

Et je voulais vivre encore, après ma sortie du bagne !

Je trouvais du plaisir à porter des briques, non-seulement parce que ce travail fortifiait mon corps, mais parce que nous étions toujours au bord du l’Irtych. Je parle souvent de cet endroit ; c’était le seul d’où l’on vit le monde du bon Dieu, le lointain pur et clair, les libres steppes désertes, dont la nudité produisait toujours sur moi une impression étrange. Tous les autres chantiers étaient dans la forteresse ou aux environs, et cette forteresse, dès les premiers jours, je l’eus en haine, surtout les bâtiments. La maison du major de place me semblait un lieu maudit, repoussant, et je la regardais toujours avec une haine particulière quand je passais devant, tandis que sur la rive, on pouvait au moins s’oublier en regardant cet espace immense et désert, comme un prisonnier s’oublie à regarder le monde libre par la lucarne grillée de sa prison. Tout m’était cher et gracieux dans cet endroit : et le soleil, brillant dans l’infini du ciel bleu, et la chanson lointaine des Kirghiz qui venait de la rive opposée.

Je fixe longtemps la pauvre hutte enfumée d’un baïyouch quelconque ; j’examine la fumée bleuâtre qui se déroule dans l’air, la Kirghize qui s’occupe de ses deux moutons… Ce spectacle était sauvage, pauvre, mais libre. Je suis de l’œil le vol d’un oiseau qui file dans l’air transparent et pur ; il effleure l’eau, il disparaît dans l’azur, et brusquement il reparaît, grand comme un point minuscule… Même la pauvre fleurette qui dépérit dans une crevasse de la rive et que je trouve au commencement du printemps, attire mon attention en m’attendrissant… La tristesse de cette première année de travaux forcés était intolérable, énervante. Cette angoisse m’empêcha d’abord d’observer les choses qui m’entouraient ; je fermais les yeux et je ne voulais pas voir. Entre les hommes corrompus au milieu desquels je vivais, je ne distinguais pas les gens capables de penser et de sentir, malgré leur écorce repoussante. Je ne savais pas non plus entendre et reconnaître une parole affectueuse au milieu des ironies empoisonnées qui pleuvaient, et pourtant cette parole était dite tout simplement sans but caché, elle venait du fond du cœur d’un homme qui avait souffert et supporté plus que moi. Mais à quoi bon m’étendre là-dessus ?

La grande fatigue était pour moi une source de satisfaction, car elle me faisait espérer un bon sommeil ; pendant l’été, le sommeil était un tourment, plus intolérable que l’infection de l’hiver. Il y avait, à vrai dire, de très-belles soirées. Le soleil qui ne cessait d’inonder pendant la journée la cour de la maison de force finissait par se cacher. L’air devenait plus frais, et la nuit, une nuit de la steppe devenait relativement froide. Les forçats, en attendant qu’on les enfermât dans les casernes, se promenaient par groupes, surtout du côté de la cuisine, car c’était là que se discutaient les questions d’un intérêt général, c’était là que l’on commentait les bruits du dehors, souvent absurdes, mais qui excitaient toujours l’attention de ces hommes retranchés du monde ; ainsi, on apprenait brusquement qu’on avait chassé notre major. Les forçats sont aussi crédules que des enfants ; ils savent eux-mêmes que cette nouvelle est fausse, invraisemblable, que celui qui l’a apportée est un menteur fieffé, Kvassof ; cependant ils s’attachent à ce commérage, le discutent, s’en réjouissent, se consolent, et finalement sont tout honteux de s’être laissé tromper par un Kvassof.

— Et qui le mettra à la porte ? crie un forçat, n’aie pas peur ! c’est un gaillard, il tiendra bon !

— Mais pourtant il a des supérieurs ! réplique un autre, ardent controversiste, et qui a vu du pays.

— Les loups ne se mangent pas entre eux ! dit un troisième d’un air morose, comme à part soi : c’est un vieillard grisonnant qui mange sa soupe aux choux aigres dans un coin.

— Crois-tu que ses chefs viendront te demander conseil, pour savoir s’il faut le mettre à la porte ou non ? ajoute un quatrième, parfaitement indifférent, en pinçant sa balalaïka.

— Et pourquoi pas ? réplique le second avec emportement ; si l’on vous interroge, répondez franchement. Mais non, chez nous, on crie tant qu’on veut, et sitôt qu’il faut se mettre résolument à l’œuvre, tout le monde se dédit.

— Bien sûr ! dit le joueur de balalaïka. Les travaux forcés sont faits pour cela.

— Ainsi, ces jours derniers, reprend l’autre sans même entendre ce qu’on lui répond, — il est resté un peu de farine, des raclures, une bagatelle, quoi ! ou voulait vendre ces rebuts ; eh bien, tenez ! on les lui a rapportés ; il les a confisqués, par économie, vous comprenez ! Est-ce juste, oui ou non ?

— Mais à qui te plaindras-tu ?

— À qui ? Au léviseur (réviseur) qui va arriver.

— À quel léviseur ?

— C’est vrai, camarades, un léviseur va bientôt arriver, dit un jeune forçat assez développé, qui a lu la Duchesse de La Vallière ou quelque autre livre dans ce genre, et qui a été fourrier dans un régiment ; c’est un loustic ; mais comme il a des connaissances, les forçats ont pour lui un certain respect. Sans prêter la moindre attention au débat qui agite tout le monde, il s’en va tout droit vers la cuisinière lui demander du foie. (Nos cuisiniers vendaient souvent des mets de ce genre ; par exemple, ils achetaient un foie entier, qu’ils coupaient et vendaient au détail aux autres forçats.)

— Pour deux kopeks ou pour quatre ? demande le cuisinier.

— Coupe-m’en pour quatre ; les autres n’ont qu’à m’envier ! répond le forçat. — Oui, camarades, un général, un vrai général arrive de Pétersbourg pour réviser toute la Sibérie. Vrai. On l’a dit chez le commandant.

La nouvelle produit une émotion extraordinaire. Pendant un quart d’heure, on se demande qui est ce général, quel titre il a, s’il est d’un rang plus élevé que les généraux de notre ville. Les forçats adorent parler grades, chefs, savoir qui a la primauté, qui peut faire plier l’échine des autres fonctionnaires et qui courbe la sienne ; ils se querellent et s’injurient en l’honneur de ces généraux, il s’ensuit même quelquefois des rixes. Quel intérêt peuvent-ils bien y avoir ? En entendant les forçats parler de généraux et de chefs, on mesure le degré de développement et d’intelligence de ces hommes tels qu’ils étaient dans la société, avant d’entrer au bagne. Il faut dire aussi que chez nous, parler des généraux et de l’administration supérieure est regardé comme la conversation la plus sérieuse et la plus élégante.

— Vous voyez bien qu’on vient de mettre à la porte notre major, remarque Kvassof — un tout petit homme rougeaud, emporté et borné. C’est lui qui avait annoncé que le major allait être remplacé.

— Il leur graissera la patte ! fait d’une voix saccadée le vieillard morose qui a fini sa soupe aux choux aigres.

— Parbleu qu’il leur graissera la patte, fait un autre. — Il a assez volé d’argent, le brigand. Et dire qu’il a été major de bataillon avant de venir ici ! il a mis du foin dans ses bottes, il n’y a pas longtemps, il s’est fiancé à la fille de l’archiprêtre.

— Mais il ne s’est pas marié : on lui a montré la porte, ça prouve qu’il est pauvre. Un joli fiancé ! il n’a rien que les habits qu’il porte : l’année dernière, à Pâques, il a perdu aux cartes tout ce qu’il avait. C’est Fedka qui me l’a dit.

— Eh, eh ! camarade, moi aussi j’ai été marié, mais il ne fait pas bon se marier pour un pauvre diable ; on a vite fait de prendre femme, mais le plaisir n’est pas long ! remarque Skouratof qui vient se mêler à la conversation générale.

— Tu crois qu’on va s’amuser à parler de toi ! fait le gars dégourdi qui a été fourrier de bataillon. — Quant à toi, Kvassof, je te dirai que tu es un grand imbécile. Si tu crois que le major peut graisser la patte à un général-réviseur, tu te trompes joliment ; t’imagines-tu qu’on l’envoie de Pétersbourg spécialement pour inspecter ton major ! Tu es encore fièrement benêt, mon gaillard, c’est moi qui te le dis.

— Et tu crois que parce qu’il est général il ne prend pas de pots-de-vin ? remarque d’un ton sceptique quelqu’un dans la foule.

— Bien entendu ! mais s’il en prend, il les prend gros.

— C’est sûr, ça monte avec le grade.

— Un général se laisse toujours graisser la patte, dit Kvassof d’un ton sentencieux.

— Leur as-tu donné de l’argent, toi, pour en parler aussi sûrement ? interrompt tout à coup Baklouchine d’un ton de mépris. — As-tu même vu un général dans ta vie ?

— Oui, monsieur.

— Menteur !

— Menteur toi-même !

— Eh bien, enfants, puisqu’il a vu un général, qu’il nous dise lequel il a vu ! Allons, dis vite ; je connais tous les généraux.

— J’ai vu le général Zibert, fait Kvassof d’un ton indécis.

— Zibert ! Il n’y a pas de général de ce nom-là. Il t’a probablement regardé le dos, ce général-là, quand on te donnait les verges. Ce Zibert n’était probablement que lieutenant-colonel, mais tu avais si peur à ce moment-là que tu as cru voir un général.

— Non ! écoutez-moi, crie Skouratof, — parce que je suis un homme marié. Il y avait en effet à Moscou un général de ce nom-là, Zibert, un Allemand, mais sujet russe. Il se confessait chaque année au pope des méfaits qu’il avait commis avec de petites dames, et buvait de l’eau comme un canard. Il buvait au moins quarante verres d’eau de la Moskva. Il se guérissait ainsi de je ne sais plus quelle maladie : c’est son valet de chambre qui me l’a dit.

— Eh bien ! et les carpes ne lui nageaient pas dans le ventre ? remarque le forçat à la balalaïka.

— Restez donc tranquilles : on parle sérieusement, et les voilà qui commencent à dire des bêtises… Quel léviseur arrive, camarades ? s’informe un forçat toujours affairé, Martynof, vieillard qui a servi dans les hussards.

— Voilà des gens menteurs ! fait un des sceptiques. Dieu sait d’où ils tiennent cette nouvelle ! Tout ça, c’est des blagues.

— Non, ce ne sont pas des blagues ! remarque d’un ton dogmatique Koulikof, qui a gardé jusqu’alors un silence majestueux. C’est un homme de poids, âgé de cinquante ans environ, au visage très-régulier et avec des manières superbes et méprisantes, dont il tire vanité. Il est Tsigane, vétérinaire, gagne de l’argent en ville en soignant les chevaux et vend du vin dans notre maison de force : pas bête, intelligent même, avec une mémoire très-meublée, il laisse tomber ses paroles avec autant de soin que si chaque mot valait un rouble.

— C’est vrai, continue-t-il d’un ton tranquille ; je l’ai entendu dire encore la semaine dernière : c’est un général à grosses épaulettes qui va inspecter toute la Sibérie. On lui graisse la patte, c’est sûr, mais en tout cas, pas notre huit-yeux de major : il n’osera pas se faufiler près de lui, parce que, voyez-vous, camarades, il y a généraux et généraux, comme il y a fagots et fagots. Seulement, c’est moi qui vous le dis, notre major restera en place. Nous sommes sans langue, nous n’avons pas le droit de parler, et quant à nos chefs, ce ne sont pas eux qui iront le dénoncer, Le réviseur arrivera dans notre maison de force, jettera un coup d’œil et repartira tout de suite ; il dira que tout était en ordre.

— Oui, mais toujours est-il que le major a eu peur ; il est ivre depuis le matin.

— Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons… C’est Fedka qui l’a dit.

— Vous avez beau frotter un nègre, il ne deviendra jamais blanc. Est-ce la première fois que vous le voyez, ivre, hein ?

— Non ! ce sera une fière injustice si le général ne lui fait rien, disent entre eux les forçats qui s’agitent et s’émeuvent.

La nouvelle de l’arrivée du réviseur se répand dans le bagne. Les détenus rodent dans la cour avec impatience en répétant la grande nouvelle. Les uns se taisent et conservent leur sang-froid, pour se donner un air d’importance, les autres restent indifférents. Sur le seuil des portes des forçats s’asseyent pour jouer de la balalaïka, tandis que d’autres continuent à bavarder. Des groupes chantent en traînant, mais en général la cour entière est houleuse et excitée.

Vers neuf heures on nous compta, on nous parqua dans les casernes, que l’on ferma pour la nuit. C’était une courte nuit d’été ; aussi nous réveillait-on à cinq heures du matin, et pourtant personne ne parvenait à s’endormir avant onze heures du soir, parce que jusqu’à ce moment les conversations, le va-et-vient ne cessaient pas ; il s’organisait aussi quelquefois des parties de cartes comme pendant l’hiver. La chaleur était intolérable, étouffante. La fenêtre ouverte laisse bien entrer la fraîcheur de la nuit, mais les forçats ne font que s’agiter sur leurs lits de bois, comme dans un délire. Les puces pullulent. Nous en avions suffisamment l’hiver ; mais quand venait le printemps, elles se multipliaient dans des proportions si inquiétantes, que je n’y pouvais croire avant d’en souffrir moi-même. Et plus l’été s’avançait, plus elles devenaient mauvaises. On peut s’habituer aux puces, je l’ai observé, mais c’est tout du même un tourment si insupportable qu’il donne la fièvre ; on sent parfaitement dans son sommeil qu’on ne dort pas, mais qu’on délire. Enfin, vers le matin, quand l’ennemi se fatigue et qu’on s’endort délicieusement dans la fraîcheur de l’aube, l’impitoyable diane retentit tout à coup. On écoute en les maudissant les coups redoublés et distincts des baguettes, on se blottit dans sa demi-pelisse, et involontairement l’idée vous vient qu’il en sera de même demain, après-demain, pendant plusieurs années de suite, jusqu’au moment où l’on vous mettra en liberté. Quand viendra-t-elle, cette liberté ? où est-elle ? Il faut se lever, on marche autour de vous, le tapage habituel recommence… Les forçats s’habillent, se hâtent d’aller au travail. On pourra, il est vrai, dormir encore une heure à midi !

Ce qu’on avait dit du réviseur n’était que la pure vérité. Les bruits se confirmaient de jour en jour, enfin on sut qu’un général, un haut fonctionnaire, arrivait de Pétersbourg pour inspecter toute la Sibérie, qu’il était déjà à Tobolsk. On apprenait chaque jour quelque chose de nouveau : ces rumeurs venaient de la ville : on racontait que tout le monde avait peur, chacun faisait ses préparatifs pour se montrer sous le meilleur jour possible. Les autorités organisaient des réceptions, des bals, des fêtes de toutes sortes. On envoya des bandes de forçats égaliser les rues de la forteresse, arracher les mottes de terre, peindre les haies et les poteaux, plâtrer, badigeonner, réparer tout ce qui se voyait et sautait aux yeux. Nos détenus comprenaient parfaitement le but de ce travail, et leurs discussions s’animaient toujours plus ardentes et plus fougueuses. Leur fantaisie ne connaissait plus de limites. Ils s’apprêtaient même à manifester des exigences quand le général arriverait, ce qui ne les empêchait nullement de s’injurier et de se quereller. Notre major était sur des charbons ardents, Il venait continuellement visiter la maison de force, criait et se jetait encore plus souvent qu’à l’ordinaire sur les gens, les envoyait pour un rien au corps de garde attendre une punition et veillait sévèrement à la propreté et à la bonne tenue des casernes, À ce moment arriva une petite histoire, qui n’émut pas le moins du monde cet officier, comme on aurait pu s’y attendre, qui lui causa, au contraire, une vive satisfaction. Un forçat en frappa un autre avec une allène en pleine poitrine, presque droit au cœur.

Le délinquant s’appelait Lomof ; la victime portait dans notre maison de force le nom de Gavrilka : c’était un des vagabonds endurcis dont j’ai parlé plus haut ; je ne sais pas s’il avait un autre nom, je ne lui en ai jamais connu d’autre que celui de Gavrilka.

Lomof avait été un paysan aisé du gouvernement de T… district de K… Ils étaient cinq, qui vivaient ensemble : les deux frères Lomof et trois fils. C’étaient de riches paysans, on disait dans tout le gouvernement qu’ils avaient plus de trois cent mille roubles assignats. Ils labouraient et corroyaient des peaux, mais s’occupaient surtout d’usure, de receler les vagabonds et les objets volés, enfin d’un tas de jolies choses. La moitié des paysans du district leur devait de l’argent et se trouvait ainsi entre leurs grilles. Ils passaient pour être intelligents et rusés, ils prenaient de très-grands airs. Un grand personnage de leur contrée s’étant arrêté chez le père, ce fonctionnaire l’avait pris en affection à cause de sa hardiesse et de sa rouerie. Ils s’imaginèrent alors qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et s’engagèrent de plus en plus dans des entreprises illégales. Tout le monde murmurait contre eux, on désirait les voir disparaître à cent pieds sous terre, mais leur audace allait croissant, Les maîtres de police du district, les assesseurs des tribunaux ne leur faisaient plus peur. Enfin la chance les trahit ; ils furent perdus non pas par leurs crimes secrets, mais par une accusation calomnieuse et mensongère. Ils possédaient à dix verstes de leur hameau une ferme, où vivaient pendant l’automne six ouvriers kirghizes, qu’ils avaient réduit en servitude depuis longtemps. Un beau jour, ces Kirghizes furent trouvés assassinés. On commença une enquête qui dura longtemps, et grâce à laquelle on découvrit une foule de choses fort vilaines. Les Lomof furent accusés d’avoir assassiné leurs ouvriers. Ils avaient raconté eux-mêmes leur histoire, connue de tout le bagne : on les soupçonnait de devoir beaucoup d’argent aux Kirghizes, et comme ils étaient très-avares et avides, malgré leur grande fortune, on crut qu’ils avaient assassinés les six Kirghizes afin de ne pas payer leur dette. Pendant l’enquête et le jugement leur bien fondit et se dissipa. Le père mourut ; les fils furent déportés : un de ces derniers et leur oncle se virent condamner à quinze ans de travaux forcés ; ils étaient parfaitement innocents du crime qu’on leur imputait. Un beau jour, Gavrilka, un fripon fieffé, connu aussi comme vagabond, mais très-gai et très-vif, s’avoua l’auteur de ce crime. Je ne sais pas au fond s’il avait fait lui-même l’aveu, mais toujours est-il que les forçats le tenaient pour l’assassin des Kirghizes : ce Gavrilka, alors qu’il vagabondait encore, avait eu une affaire avec les Lomof. (Il n’était incarcéré dans notre maison de force que pour un laps de temps très-court, en qualité de soldat déserteur et de vagabond.) Il avait égorgé les Kirghizes avec trois autres rôdeurs, dans l’espérance de se refaire quelque peu par le pillage de la ferme.

On n’aimait pas les Lomof chez nous, je ne sais trop pourquoi. L’un d’eux, le neveu, était un rude gaillard, intelligent et d’humeur sociable ; mais son oncle, celui qui avait frappé Gavrilka avec une allène, paysan stupide et emporté, se querellait continuellement avec les forçats, qui le battaient comme plâtre. Toute la maison de force aimait Gavrilka, à cause de son caractère gai et facile. Les Lomof n’ignoraient pas qu’il était l’auteur du crime pour lequel ils avaient été condamnés, mais jamais ils ne s’étaient disputés avec lui ; Gavrilka ne faisait aucune attention à eux. La rixe avait commencé à cause d’une fille dégoûtante, qu’il disputait à l’oncle Lomof : il s’était vanté de la condescendance qu’elle lui avait montrée ; le paysan, affolé de jalousie, avait fini par lui planter une allène dans la poitrine. Bien que les Lomof eussent été ruinés par le jugement qui leur avait enlevé tous leurs biens, ils passaient dans le bagne pour très-riches ; ils avaient de l’argent, un samovar, et buvaient du thé. Notre major ne l’ignorait pas et haïssait les deux Lomof, il ne leur épargnait aucune vexation. Les victimes de cette haine l’expliquaient par le désir qu’avait le major de se faire graisser la patte, mais ils ne voulaient pas s’y résoudre.

Si l’oncle Lomof avait enfoncé d’une ligne plus avant son allène dans la poitrine de Gavrilka, il l’aurait certainement tué, mais il ne réussit qu’à lui faire une égratignure. On rapporta l’affaire au major. Je le vois encore arriver tout essoufflé, mais avec une satisfaction visible. Il s’adressa à Gavrilka d’un ton affable et paternel, comme s’il eût parlé à son fils.

— Eh bien, mon ami, peux-tu aller toi-même à l’hôpital ou faut-il qu’on t’y mène ? Non, je crois qu’il vaut mieux faire atteler un cheval. Qu’on attelle immédiatement ! cria-t-il au sous-officier d’une voix haletante.

— Mais je ne sens rien, Votre Haute Noblesse. Il ne m’a que légèrement piqué là, Votre Haute Noblesse.

— Tu ne sais pas, mon cher ami, tu ne sais pas ; tu verras… C’est à une mauvaise place qu’il t’a frappé. Tout dépend de la place… Il t’a atteint juste au-dessous du cœur, le brigand ! Attends, attends ! hurla-t-il en s’adressant a Lomof. — Je te la garde bonne !… Qu’on le conduise au corps de garde !

Il tint ce qu’il avait promis. On mit en jugement Lomof, et quoique la blessure fût très-légère, la préméditation étant évidente, on augmenta sa condamnation aux travaux forcés de plusieurs années et on lui infligea un millier de baguettes. Le major fut enchanté… Le réviseur arriva enfin.

Le lendemain de son arrivée en ville, il vint faire son inspection à la maison de force. C’était justement un jour de fête ; depuis quelques jours tout était propre, luisant, minutieusement lavé ; les forçats étaient rasés de frais, leur linge très-blanc n’avait pas la moindre tache. (Comme l’exigeait le règlement, ils portaient pendant l’été des vestes et des pantalons de toile. Chacun d’eux avait dans le dos un rond noir cousu à la veste, de huit centimètres de diamètre.) Pendant une heure on avait fait la leçon aux détenus, ce qu’ils devaient répondre et dans quels termes, si ce haut fonctionnaire s’avisait de les saluer. On avait même procédé à des répétitions ; le major semblait avoir perdu la tête. Une heure avant l’arrivée du réviseur, tous les forçats étaient à leur poste, immobiles comme des statues, le petit doigt à la couture du pantalon. Enfin, vers une heure de l’après-midi, le réviseur fit son entrée. C’était un général à l’air important, si important même que le cœur de tous les fonctionnaires de la Sibérie occidentale devait tressauter d’effroi, rien qu’à le voir. Il entra d’un air sévère et majestueux, suivi d’un gros de généraux et de colonels, ceux qui remplissaient des fonctions dans notre ville. Il y avait encore un civil de haute taille, à figure régulière, en frac et en souliers ; ce personnage gardait une allure indépendante et dégagée, et le général s’adressait à lui à chaque instant avec une politesse exquise. Ce civil venait aussi de Pétersbourg. Il intrigua fort tous les forçats, à cause de la déférence qu’avait pour lui un général si important ! On apprit son nom et ses fonctions par la suite, mais avant de les connaître, on parla beaucoup de lui. Notre major, tiré à quatre épingles, en collet orange, ne fit pas une impression trop favorable au général, à cause de ses yeux injectés de sang et de sa figure violacée et couperosée. Par respect pour son supérieur, il avait enlevé ses lunettes et restait à quelque distance, droit comme un piquet, attendant fiévreusement le moment où l’on exigerait quelque chose de lui, pour courir exécuter le désir de Son Excellence ; mais le besoin de ses services ne se fit pas sentir. Le général parcourut silencieusement les casernes, jeta un coup d’œil dans la cuisine, où il goûta la soupe aux choux aigres. On me montra à lui, en lui disant que j’étais ex-gentilhomme, que j’avais fait ceci et cela.

— Ah ! répondit le général. — Et quelle est sa conduite ?

— Satisfaisante pour le moment, Votre Excellence, satisfaisante.

Le général fit un signe de tête et sortit de la maison de force au bout de deux minutes. Les forçats furent éblouis et désappointés, ils demeurèrent perplexes. Quant à se plaindre du major, il ne fallait pas même y penser. Celui-ci était rassuré d’avance à cet égard.