Souvenirs de la Roumélie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 544-569).
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SOUVENIRS
DE
LA ROUMELIE

III[1].
PHILIPPOPOLIS. — LE REVEIL BULGARE.

Geoffroy de Villehardouin, qui chevauchait en Roumanie, — la Roumélie actuelle, — au xiiie siècle, dit que d’Andrinople à Philippopolis on compte trois ou quatre journées. Ce voyage ne se fait pas plus vite aujourd’hui qu’en 1205 ; il faut se résigner aux lenteurs de la route. Du moins en sortant d’Andrinople les paysages deviennent plus variés ; nous avons quitté les solitudes sans limites où s’élèvent à peine d’heure en heure quelques arbres mourans, quelques ponts en dos d’âne sur lesquels depuis des siècles personne n’a passé. Ces steppes ont une réelle grandeur ; elles font songer au désert, mais à un désert auquel manquent le ciel embrasé et la toute-puissance du feu. L’esprit s’endort au milieu de ces plaines ; la lourde torpeur qui vous accable rappelle bien peu la somnolence si chère à ceux qui ont traversé les sables de la Syrie ou de l’Égypte, alors que sous le poids du jour la fatigue physique semble stimuler l’imagination. Dans les pays du soleil, le voyageur, bercé sur sa monture, s’avance au milieu de rêves aussi insaisissables, aussi charmans que les nuages de poussière dorée qui s’élèvent à l’horizon. Dans les régions que nous venons de visiter, le ciel est gris, les campagnes sont mornes, rien ne compense la tristesse de cette monotonie.

La province de Philippopolis (pour les Turcs Filibé), où nous entrons maintenant, est enserrée entre deux chaînes colossales. Au nord, l’Hémus décrit un long arc de cercle où les sommets de 2,000 mètres ne sont pas rares ; au sud, le Rhodope, vaste entassement de montagnes, forme un massif de 20 à 30 lieues de profondeur. Les deux chaînes se rejoignent à l’ouest. À chaque pas, le paysage se diversifie ; souvent il atteint jusqu’au grandiose, sans parler des surprises que procurent les gorges escarpées, les grands bois de pins, les cimes couvertes de nuages, les torrens qui se perdent et reparaissent. La plaine même n’a pas la tristesse de la Roumélie orientale. La Maritza, jaune comme le flavus Tiberis, glisse à l’ombre des platanes et des saules, arrose de fraîches prairies ; la terre est moins inculte, l’abandon moins complet.

Cette province compte plus de 600,000 âmes ; une statistique qui, bien que faite par l’administration musulmane, doit peu s’éloigner de la vérité évalue ainsi la population mâle, la seule que l’autorité turque cherche parfois à connaître : 112,000 mahométans, 172,000 chrétiens orthodoxes, 571 Arméniens, 10,464 Tziganes ou Bohémiens, 1,415 Israélites. Ici la race bulgare l’emporte de beaucoup sur toutes les autres. Toutes les communautés grecques réunies ne dépassent pas le chiffre de 60,000 âmes ; ces Hellènes sont répartis entre le chef-lieu et quelques autres villes, dispersés ensuite par petits groupes, et alors tout à fait à l’état d’exilés temporaires dans les villages. Les musulmans des campagnes n’appartiennent pas à la race turque ; ce sont des chrétiens qui ont accepté l’islamisme lors de la conquête. Ils vont, il est vrai, à la mosquée, mais souvent dans les villages mixtes ils ont toutes les superstitions des orthodoxes, vénèrent les mêmes hagiasma (fontaines sacrées), croient aux mêmes talismans. La plupart d’entre eux parlent encore le bulgare ; ils reviendraient à leur foi première avec la facilité qu’ils ont mise à la quitter. Ils n’ont pas une intelligence bien nette des différences qui séparent le Coran et l’Évangile. Leur pauvreté les a préservés de la polygamie, l’abandon où les laissent les imans et les muftis, du fanatisme. La fraternité des religions les plus différentes n’est pas nouvelle dans ce pays. Quelques inscriptions chrétiennes du ive siècle montrent qu’à cette époque reculée des Thraces d’une même famille pratiquaient les uns le paganisme, les autres le culte nouveau, sans comprendre les vrais caractères de doctrines si opposées. Les mêmes faits à des dates éloignées s’expliquent par la même cause : l’indécision des esprits et des consciences.

De tous les peuples qui habitent la Turquie d’Europe, les Bulgares ont été jusqu’ici les plus paisibles ; ni l’exemple des Bosniaques et des Serbes, ni celui des Grecs et des Albanais n’ont pu les engager à se révolter contre la Porte. Cependant, depuis dix ans environ, il s’accomplit chez eux une révolution ou plutôt un changement tout pacifique qui a déjà fait de singuliers progrès ; ils commencent à s’instruire, ils conçoivent l’espérance d’un avenir meilleur. Où en est ce mouvement, qui est surtout le privilège des villes ? Dans quelle mesure pénètre-t-il dans les campagnes ? Que doit-on en espérer ? C’est surtout dans cette province qu’il faut l’étudier, car c’est là qu’il a pris naissance, parce que le contact des Grecs, leur exemple d’activité et d’intelligence, ont stimulé les Bulgares. Le mystère dans lequel cette race a vécu, moins visitée que toute autre parce qu’elle habite presque tout entière au centre de la péninsule, les dispositions naturelles qui lui ont fait accepter si facilement la domination ottomane, excitent la curiosité des voyageurs. L’historien ne peut oublier non plus qu’il ne lui est pas permis de négliger les formes inférieures de la civilisation. Quels que soient les défauts de cette race, si dans la province de Philippopolis elle représente les quatre cinquièmes de la population, elle compte dans le vilayet du Danube et sur la frontière de la Macédoine 4 millions d’habitans : c’est là un chiffre considérable. Peut-on penser qu’une nationalité aussi puissante, sinon par les qualités de l’esprit, du moins par le nombre, aura toujours un rôle secondaire dans l’histoire intérieure de la Turquie ?

Philippopolis me parut un centre d’où il serait facile de visiter la plus grande partie de la province, d’aller à l’ouest jusqu’à Tatar-Bazarjik et à Batkoum, au nord à Lidja et dans les petits villages qui s’étagent sur les contre-forts de l’Hémus, au sud dans les grandes vallées du Rhodope, surtout dans celles de Sténimacho et de Batskovo. La ville est un séjour agréable. Bâtie sur trois rochers que baigne la Maritza et qui s’élèvent au milieu de la plaine comme des piédestaux gigantesques, elle a dû à cette triple acropole le nom de Trimontium, que lui donnaient les anciens. De ces sommets, où les maisons dominent des précipices de 3 à 400 mètres, la vue embrasse la chaîne entière de l’Hémus. Ce chef-lieu compte 6,500 maisons et 2,000 boutiques ; c’est, comme on le voit, une ville importante. Bien qu’on y trouve une assez bonne auberge, le gymnase grec voulut m’offrir l’hospitalité. Un excellent ami, M. Auguste Dozon, consul de France, mit à mon service sa connaissance du pays. Cet accueil si cordial ne devait pas moins contribuer que l’abondance des objets antiques et la nouveauté des sujets d’études plus modernes à me retenir dans ce sandjak. J’y ai passé cinq semaines, qui sont un des plus chers souvenirs de mon voyage.

I

Les Bulgares de la province de Philippopolis ne me paraissent pas différer beaucoup de ceux qui habitent Varna, Routchouk, Vidin et tout le grand vilayet du Danube. Au nord comme au sud de l’Hémus, la race est la même ; si ce n’est dans quelques cantons, comme le Despoto-Planina, dont nous aurons occasion de parler, elle présente les mêmes qualités, souffre des mêmes défauts. Petit, trapu, fortement bâti, le paysan bulgare n’a ni vivacité dans les yeux, ni grande intelligence sur la figure. Les Grecs ont remarqué la grosseur de son crâne et l’appellent par moquerie kondro héphali, grosse tête vide. Ses cheveux d’ordinaire sont blonds, il les rase complètement et ne laisse qu’une grande queue chinoise soigneusement tressée qui tombe sur les talons ; il tient du Turc, il tient du Slave, il ne reproduit aucun des beaux caractères de ces deux types. Il semble qu’une longue décadence, que la misère surtout ait effacé sur son visage les traits accentués d’une race primitive. Pauvrement vêtu, embarrassé quand il parle, il donne l’idée d’un peuple malheureux et timide. Les femmes ont rarement quelque beauté ; leurs traits sont communs, et, ce qui est plus étrange, la jeunesse même ne leur donne presque jamais aucune grâce. Dès l’enfance, elles ont été vouées à la fatigue ; elles s’habillent sans goût, leur jupon est d’étoffe grossière, leur corset prend mal la taille. Le voile seul qui couvre la tête a quelque élégance ; flottant sur le cou et sur les épaules, il rappelle celui que Raphaël a donné à ses madones. Ces paysannes, pour tout ornement, se couvrent de fleurs communes dont les couleurs éclatantes les séduisent. On remarque cependant sur ces figures une assez vive intelligence ; ces physionomies sont expressives. La femme bulgare doit avoir une grande influencé sur son mari, au contraire de la femme grecque, qui, dans la maison, est la première des enfans.

Quand vous arrivez dans un village, vos nouveaux hôtes vous accueillent avec défiance : vous êtes un inconnu, peut-être un ennemi. Le chef du bourg, un paysan aussi mal vêtu que ses administrés, vient tourner autour de vous sans prononcer un seul mot, pendant que les autres habitans se tiennent à distance. Vous lui dites que vous avez un passeport turc ; il le prend avec hésitation, le regarde comme s’il le comprenait, et enfin vous conduit chez lui. Les maisons ne sont que des huttes bâties de terre et de paille : les murs ont 3 pieds de haut ; les Paris inclinés du toit donnent seuls quelque élévation à l’unique chambre qui compose toute la demeure. Pour se glisser par la porte étroite, il faut se plier en deux. L’obscurité est presque complète, la lumière ne pénètre que par cette porte et par l’ouverture percée dans le chaume pour laisser échapper la fumée. Au milieu des ténèbres auxquelles les yeux s’habituent, vous apercevez ce pauvre logis, quelques escabeaux, la petite table turque, les pots fixés au mur par des clous de bois, des couvertures pliées qu’on étendra le soir pour dormir. La famille est nombreuse, mais muette. J’ai passé des demi-journées dans ces maisons sans entendre une parole. Ces gens cependant vous reçoivent de leur mieux ; ce qu’ils peuvent faire, ils le font ; si vous êtes malade, leur figure montre qu’ils ont grande pitié de vous. Il est facile de voir qu’ils sont bons, que le père aime sa femme et ses enfans, que tous le respectent. — Il faut regarder de plus près les cabanes bulgares : elles sont très propres ; la terre battue forme le sol, mais ce sol est balayé, uni, solide. Les escabeaux sont bien équarris, la ménagère brosse tous les jours les couvertures et les plie avec soin ; si tout est pauvre, rien n’indique l’abandon ni la paresse. Le Bulgare aime son chez lui, il veut s’y trouver bien. Il n’est pas rare de rencontrer dans ces logis de si triste apparence des sucreries et des friandises. L’hydromel qu’on vous offre, sorte de vin cuit dans lequel on a délayé du miel, est une boisson excellente. Les femmes font une cuisine délicate, qui n’a que le défaut d’être un peu fade.

La vie de ces paysans se passe à labourer le petit champ dont ils vivent. D’ordinaire ils le cultivent pour le compte de quelque riche propriétaire grec ou arménien. Les seules distractions de cette monotonie sont les grandes foires où l’on va de 50 lieues à la ronde et de plus loin encore, la danse ou choro le soir après le travail. La foire principale de cette partie de la Turquie est celle d’Ouzoungova, qui se tient à mi-chemin entre Andrinople et Philippopolis. Au mois d’octobre, deux villages de tentes et de baraques en planches s’élèvent en cet endroit, l’un pour les boutiques, l’autre pour les acheteurs. Tout autour s’alignent des milliers de chariots qui ont amené la foule, paissent des troupeaux de grands bœufs à longue corne recourbée, des chevaux qui ont traîné les véhicules. Ces voitures grossières, souvent à roues pleines, sont construites pour aller à travers champs, au milieu des marais. La cuisine se fait en plein air ; on tue les agneaux et les bœufs dans des fosses remplies de détritus et de sang, on rôtit les viandes à de grands feux dans la plaine. Cette foire, où viennent plus de 20,000 personnes, dure plusieurs semaines. On y vend surtout des étoffes communes et ces petits objets de mercerie indispensables dans la vie du ménage. Le paysan y apporte des fourrures ; les riches propriétaires y rencontrent des Européens qui voyagent dans le pays pour les soies, la laine et les céréales. Je n’y ai pas remarqué de ces beaux bijoux dont les Grecques, les Albanaises ou les Slaves aiment à se parer ; une verroterie très vulgaire suffit aux femmes bulgares. Ce qui frappe peut-être le plus, c’est le silence de cette foule, qui circule sans gaîté ; il n’y a là ni musiques, ni baladins, ni tout l’accompagnement habituel de ces sortes de fêtes, même en Orient. La Thrace a toujours eu des réunions de ce genre ; au Ve siècle avant notre ère, la plus célèbre se tenait à la ville d’Agora (le marché), qui était située non à l’intérieur du pays, mais à l’entrée de la Chersonèse.

Le choro tient une grande place dans la vie des Bulgares. Il admet plusieurs formes : l’une, qu’on appelle le labyrinthe ou la guirlande, est une imitation grecque. Vingt ou trente jeunes filles se tiennent par la main, et forment un ruban que conduit un jeune homme. Dans la Grèce propre, ce divertissement a encore toute la simplicité antique : c’est une suite de pas cadencés, toujours très lents, où le mérite consiste surtout dans la noblesse du maintien, dans l’habileté avec laquelle on suit les rhythmes d’une musique très douce, dans les figures que décrit le ruban. Les jeunes filles y portent des robes de soie brodées d’or, et n’y paraissent que chargées de bijoux. Les Bulgares dansent la guirlande à leur manière, tantôt très rapide, tantôt très lente, toujours désordonnée. Une danse qui répond mieux à leur caractère est celle de l’ours. Un homme vêtu d’une peau de bête est poursuivi par les jeunes filles et les garçons au bruit d’une musique barbare qu’accompagnent des éclats de voix stridens. On prend l’ours, on l’attache ; on le charge de foin, il fait des gestes bouffons, des pas grotesques qui ravissent l’assistance. Ce jeu dure des heures entières et se renouvelle souvent à l’époque des moissons ; hommes et femmes y portent une grande animation, une gaîté qui a quelque chose de sauvage. Le Bulgare, si paisible, a des accès de joie, des expansions sans mesure. J’ai vu des guides embrasser leurs chevaux avec fureur, se livrer sans raison sur leur monture à des contorsions violentes.

Les Bulgares parlent un idiome slave. Leur nom est celui d’un peuple touranien-finnois dont l’histoire est très obscure. Les Voulgares ou Boulgares, avant le VIe siècle, habitaient les rives du Volga. Ce fleuve arrosait un pays qui au temps des croisades, pour les Occidentaux, comme le voyageur Guillaume de Rubruquis, s’appelait la Grande-Boulgarie. Chassés par des invasions successives, les Bulgares s’avancèrent sur le Danube ; vers l’année 680, ils franchirent ce fleuve, puis l’Hémus, se répandirent dans la vallée supérieure de la Maritza, s’emparèrent des plateaux du Rhodope et des frontières de la Macédoine. Aujourd’hui encore ils occupent toutes ces contrées. Dans quelle mesure ces conquérans ont-ils modifié les tribus slaves qu’ils ont soumises ? qu’étaient ces tribus ? avaient-elles des rapports étroits de parenté avec les Thraces anciens ? peut-on retrouve aujourd’hui dans la province de Philippopolis, dans celles de Sofia ou de Routchouk, les Bulgares primitifs ? A toutes ces questions la science ne donne aucune réponse précise. Pour les slavisans, la langue bulgare actuelle contient très peu de mots dont le caractère finnois-mongol soit évident ; quant à y chercher des mots thraces, la tentative est au moins téméraire, puisque nul ne sait ce qu’était la langue du roi Seuthès, puisque de cet idiome il ne reste guère que des noms propres, et encore en très petit nombre. Aucun de ces noms, malgré les travaux de MM. Böttiger, Ascoli, Heuzey, ne peut être rattaché avec certitude aux familles philologiques aujourd’hui connues ; toutes les hypothèses sont donc permises, même celle qui rapproche le thrace du celtique. Le bulgare est un patois slave, une langue incomplète et grossière. Comme le grec moderne, il n’a pas d’infinitif ; il supplée à l’insuffisance des cas par des prépositions ; enfin la syntaxe paraît pour le moment ne pouvoir se ramener à aucune règle. Il existe au moins sept grammaires bulgares, toutes composées depuis dix ans ; elles ne sont d’accord ni sur les principes généraux ni sur les détails. Les unes ne tiennent aucun compte de l’idiome populaire, et veulent imposer au bulgare les règles du russe moderne ou du serbe ; elles rappellent ces ouvrages publiés à Athènes qui prétendent soumettre le romaïque à la grammaire du grec ancien ; les autres s’efforcent de ramener à des formules précises les habitudes d’une langue encore vague, toujours mobile, et qui admet dans la même bouche des variétés infinies. En réalité, cet idiome n’est pas fixé, il est la plus pauvre et la plus arriérée des langues slaves.

Depuis la conquête ottomane, les Bulgares n’ont pas d’histoire. A peine signalerait-on chez eux quelques essais de révolte, comme les tentatives d’Omer-Pasvan en 1790 et des chefs de la montagne ou haïkoums en 1820, quelques exploits de brigands descendus du Rhodope et de l’Hémus, comme ceux de Sinapis, qui en 1795 forma une bande de 5,000 klephtes et ravagea toute la plaine, pillages dont les chants grecs et turcs conservent encore le souvenir. Durant quatre siècles, cette race s’est abandonnée à la plus profonde torpeur. Le réveil actuel, si timide, si prudent qu’il soit, s’est déjà annoncé par quelques faits importans. Les Bulgares ont créé des écoles, ils ont cherché à secouer le joug de l’église de Constantinople. L’école de Philippopolis, ouverte en 1850, a été une heureuse nouveauté ; elle a déjà formé plus de quarante maîtres, qui se sont répandus dans tout le pays. On y enseigne la géographie, les élémens de la physique et des mathématiques, la langue bulgare et le turc. Le grec y tient une grande place : les Grecs ont donné aux Bulgares le peu de connaissances qu’ils ont eues jusqu’ici ; si grande que soit l’antipathie nationale, il était impossible de rompre complètement avec eux. Comme toutes les écoles de l’Orient, le gymnase central de Philippopolis possède un professeur de français ; mais les progrès des élèves dans cette langue sont moins rapides que ceux des jeunes Turcs à l’école préparatoire d’Andrinople. L’histoire bulgare, qui figure sur les programmes, est nécessairement très incomplète : ce peuple n’a ni traditions personnelles, ni chroniques de quelque valeur ; il ignore son passé : pour s’en instruire, il est réduit à consulter les Byzantins. La seule époque où les Bulgares aient eu une réelle importance dans le monde oriental, celle de Krum, de Mikhaïl et de Siméon, du IXe au Xe siècle, paraît avoir été un temps de puissance militaire où des princes barbares, comparables aux chefs des Huns et des Avares, s’imposaient aux vaincus par le fer et par le feu. S’il y a eu une civilisation bulgare, elle n’a laissé, que je sache, ni une médaille, ni un poème, ni un monument. Je n’ai recueilli dans tout mon voyage que deux inscriptions contemporaines de la monarchie de Krum ; toutes les deux sont en slave et consacrent la dédicace d’une église. On croit en général. que la langue primitive des Bulgares, celle qu’ils parlaient sur les bords du Volga, n’a jamais été écrite. À peine arrivé au sud du Danube, ce peuple a parlé la langue des vaincus ; mais qui pourrait affirmer que l’idiome de la Grande-Boulgarie ou Boulgarie-Noire n’eût pas des affinités étroites avec le slave ?

L’école centrale de Tatar-Bazarjik, instituée après celle de Philippopolis, a les mêmes programmes. Bientôt sont venues les écoles préparatoires ; on en compte aujourd’hui 25 dans cette seule province. Les écoles primaires sont au nombre de 198, 18 pour les filles, 180 pour les garçons. Toutes ces innovations ont demandé une dépense annuelle de 133,000 francs en moyenne ; les Bulgares se sont imposés pour y faire face à raison de 6 piastres (2 francs) par famille ; en même temps on envoyait aux frais de tous des jeunes gens en Europe. En 1867, les Bulgares de la province de Philippopolis comptaient 5 élèves à Paris, 4 à Vienne, 7 en Russie, 2 en Angleterre, 40 à Constantinople.

Il fallait des livres. Le premier ouvrage publié en bulgare ne date que de 1840 ; c’est une traduction de l’Écriture sainte par un moine du monastère de Billa. L’exemple qu’il avait donné resta quelque temps sans imitateurs. Dans ces dernières années, on a imprimé à Routchouk, à Vienne, à Belgrade et en Moldavie des traités d’arithmétique, de petites histoires, d’autres ouvrages élémentaires. La Société biblique de New-York est venue du reste en aide à ce mouvement national, elle a fait traduire la Bible en bulgare ; cette traduction est aujourd’hui assez répandue dans le pays. Quatre pasteurs venus d’Amérique habitent tantôt Andrinople, tantôt Philippopolis ; ils s’attachent beaucoup plus à servir le progrès moral et intellectuel que les doctrines d’une secte particulière, et ainsi ils donnent peu d’ombrage au clergé. Ils semblent être des voyageurs que le pays intéresse, qui le visitent avec leur famille, et disposent d’assez d’argent pour faire le bien[2]. Les missions de ce genre peuvent prétendre à une grande influence ; déjà elles commencent à écrire des livres d’éducation. Leurs débuts ont eu quelque incertitude : il fallait apprendre la langue, étudier le caractère du pays, c’était là une préparation très longue ; mais la Société biblique a montré qu’elle ne se lasse pas, qu’elle fait entrer le temps dans tous ses projets. On sait du reste quelles sont l’énergie, l’activité pratique de la race anglo-saxonne. Les missions américaines, qu’on rencontre partout dans l’Orient, ont été la première intervention des États-Unis dans cette partie du vieux monde, elles sont très nombreuses. En même temps le cabinet de Washington créait des consulats dans des pays où ils n’ont à protéger que bien peu d’intérêts commerciaux. Ainsi depuis 1867 il a des agens à Syra et à Santorin. On n’a pas oublié le rôle très actif du consul américain dans la révolution de Crète, comme ce bruit, qui s’est si facilement accrédité en Grèce, bien que très peu fondé, de l’achat par les États-Unis d’une île dans les Cyclades. Le progrès des Américains dans l’empire turc est encore lent ; les Hellènes auraient tort de penser qu’il sera dans un bref délai un auxiliaire pour leur cause, et les Européens, qu’il soit destiné à bientôt se ralentir.

Ces écoles bulgares encore si récentes sont dès aujourd’hui prospères. Celle de Philippopolis vient de bâtir un vaste lycée très confortable, qui a été inauguré en 1868 ; celle de Tatar-Bazarjik occupe également une maison de belle apparence. Les professeurs y ont un goût très vif pour l’instruction ; plusieurs connaissent l’Europe, tous au moins Vienne et Moscou. Ils entreprennent des travaux personnels, qui sont un signe de leur zèle. L’un d’eux m’a montré de nombreux documens destinés à une histoire de la province romaine de Thrace, des inscriptions grecques et latines qu’il avait recueillies dans le Rhodope ; il n’est pas jusqu’à la polémique entre les professeurs bulgares et les érudits grecs qui ne soit un signe excellent. Les Grecs prétendent que leurs pères ont habité seuls la Thrace longtemps avant l’arrivée des Slaves, les Bulgares que les Thraces d’Hérodote et de Xénophon étaient des Slaves, et qu’eux-mêmes n’ont que du sang slave dans les veines. Les argumens produits jusqu’ici n’ont que peu de valeur scientifique. Il est à souhaiter cependant que la querelle ne se ralentisse pas ; peut-être amènera-t-elle quelque découverte dont l’Europe profitera pour éclairer ces questions d’origine si obscures. Certes on ne peut pas attendre encore de ces bonnes intentions des résultats comme ceux que nous devons aux professeurs de la Serbie, dont plusieurs sont des savans très estimables. Ni la Dauna (le Danube), ni l’Adrianopolis, journaux bulgares qui viennent de se fonder, ne sauraient se comparer au Glasnick de Belgrade ; mais il y a commencement à tout, et qui eût espéré, il y a quelques années, d’aussi grands efforts ? Il ne faut jamais oublier que tous les réveils de nationalité en Turquie commencent par les écoles. Dans un grand nombre de villages grecs de Roumélie, on voit encore une grande carte très imparfaite de la Grèce ancienne, de la Thrace et de la Macédoine. Elle est l’œuvre du patriote Rigas Phéraios, qui trente ans avant la guerre de l’indépendance la répandit dans toutes les parties de l’empire ottoman. C’est là une précieuse relique ; combien n’a-t-elle pas contribué à fortifier dans les cœurs le désir de l’affranchissement ! C’était la gloire des ancêtres que leurs fils soumis à un maître infidèle avaient ainsi à toute heure sous les yeux.

Les journaux de Péra et d’Athènes ne cessent d’entretenir leurs lecteurs des querelles du patriarche de Constantinople et des Bulgares de l’église orthodoxe grecque. Malgré toutes les subtilités de la chancellerie du Phanar, — le Phanar est la Cité Léonine du schisme d’Orient, — malgré l’habileté de ses déclarations, il est facile de voir quel est le fond du débat. Les Bulgares sont gouvernés par des évêques de race hellénique qui ne se préoccupent pas du tout des intérêts de leurs fidèles de langue slave. Ils demandent des chefs ecclésiastiques pris dans leur sein ; pour se soustraire tout à fait à l’autorité de Constantinople, ils aspirent à former un synode national qui nomme un président et décide de toutes les questions religieuses. En un mot, quels que soient les points de détail auxquels la discussion paraît s’arrêter, ils veulent former, comme on dit en Orient, une église autocéphale, maîtresse d’elle-même.

En Orient, chaque fois qu’une nationalité se constitue, elle se sépare du patriarcat, et cela sans former un schisme. C’est ainsi que le phanar n’a plus aucune autorité sur les Russes, que les Serbes ont constitué une église indépendante. Le royaume hellénique lui-même ne reconnaît pas la suprématie du siège de Constantinople. Les évêques et les archevêques grecs en pays bulgare sont des fermiers ecclésiastiques ; ils n’ont guère d’autre préoccupation que de toucher l’argent qui leur est dû, et c’est là une grosse affaire, car ils ont droit à de nombreuses redevances. En tant d’années, ils n’ont pas fondé une seule école pour les enfans, un seul séminaire pour les prêtres ; ils imposent au clergé inférieur pour les offices la langue grecque, qu’il ne comprend pas : ils sont responsables en grande partie du triste état dans lequel ce peuple si docile a vécu. On peut voir dans la province de Philippopolis combien l’église byzantine a perdu de son ancienne splendeur. Le catalogue officiel, que le patriarcat de Constantinople réimprime tous les ans, indique pour cette circonscription douze sièges épiscopaux. Il est impossible de découvrir à quelle époque ils ont cessé d’être occupés : l’archevêché de Philippopolis ignore même dans quels cantons ils se trouvaient. Il n’y a plus pour la province qu’un archevêque et un évêque. L’évêque réside également au chef-lieu, bien qu’il soit titulaire de Leukis ; ce dignitaire n’a aucune idée du lieu où était située cette ancienne ville, et du reste c’est là le moindre de ses soucis. Les monastères ont disparu comme les évêchés, on en rencontre les ruines dans presque toutes les grandes vallées du Rhodope qui s’ouvrent sur la Maritza. Le seul important aujourd’hui est celui de Batskovo ; il n’a de remarquable que l’église. Les cellules, la salle de réception et le réfectoire sont des taudis auxquels je préfère la plus misérable cabane bulgare. Les caloyers (les moines, d’après l’étymologie les bons vieillards) ont toute la grossièreté du paysan sans en avoir la bonhomie et le naturel. Ce qui compense les ennuis d’un séjour chez de pareils hôtes, ce sont les belles peintures de leur église ; les unes représentent des grands seigneurs du temps des Comnènes, les autres offrent de beaux spécimens de fresques religieuses byzantines de la vieille école de Panselinos. Au milieu des figures de saints, on voit un Socrate peint sous les traits d’un jeune Slave et portant une banderole sur laquelle on lit en grec : « il prendra la chair de l’homme et sera crucifié, heureux ceux qui entendront sa parole, » — un Aristote un peu plus vieux accompagné de ces mots : « en ce jour, la lumière de la sainte Trinité brillera sur tout l’univers. » Les moines actuels ressemblent bien peu à ceux qui, par admiration pour la sagesse antique, mettaient Socrate et Aristote à côté des martyrs de la foi. Ils vous apprennent d’un ton doctoral que Dieu a créé le monde en six jours, et que l’arche de Noé s’est arrêtée sur le mont Ararat en Arménie. Dire qu’ils sont ignorans serait presque un éloge. Ils sont entrés tout jeunes dans le monastère ; leur enfance s’est passée à faire la cuisine et à laver les plats tout en apprenant quelques formules. Insensiblement ils ont grandi, leurs traits naturellement fins ont perdu toute beauté grecque, ils se sont alourdis et épaissis ; leur intelligence se borne à une certaine habileté dans leurs rapports avec leurs tenanciers et avec les Turcs. C’est parmi ces moines que se recrutent les évêques et les archevêques auxquels les Bulgares ne veulent plus se soumettre.

Le clergé de la Grèce propre et des communautés helléniques de Turquie ne vaut pas mieux que celui des pays bulgares ; bien peu de Grecs cependant se prennent à penser que de ce côté quelques réformes seraient souhaitables. C’est toujours une surprise pour les Occidentaux de voir une race aussi intelligente ne pas se choquer de la médiocrité de ses prêtres et de ses évêques. A cela, il y a plusieurs raisons : ce clergé est national, il s’est toujours mis à la tête des mouvemens patriotiques, il n’a point avec les fidèles de sa race et de son sang d’exigences excessives ; mais ce qui explique surtout l’indulgence des Grecs, c’est la forme même de leur esprit religieux. Leur piété n’engage que bien peu la conscience ou la raison ; pour eux, la conduite de la vie n’est point soumise aux règles de la religion. Un clergé qui n’exerce aucune direction morale n’est pas exposé aux révoltes des volontés froissées, aux rigueurs de la critique, à des comparaisons entre ce qu’il fait et ce qu’il dit. Il n’y a point de sermon dans les offices grecs. Il est vrai que la confession est obligatoire ; même des Grecs qui se disent un peu naïvement libres penseurs s’y soumettent deux ou trois fois l’an. Le papas arrive à jour fixe ; domestiques, femmes, enfans, toute la maison se présente devant lui ; votre hôte vous quitte au milieu d’une conversation : « accordez-moi un instant, dit-il, le prêtre est dans la chambre à côté ; je vais me confesser, et je reviens. » Le fidèle dit quelques paroles, le papas prononce une formule, reçoit une petite pièce pour chaque absolution, et continue sa tournée. Les Grecs sont très assidus à la messe ; les hommes surtout ne s’en dispensent guère, ils restent debout de longues heures sans parler, sans prier, sans voir l’autel que cache un voile durant la plus grande partie de l’office. L’usage des livres de prières est tout à fait inconnu, bien que tous les Grecs sachent lire. En dehors des jours de fête, l’église est fermée, et personne n’a idée d’y aller : ce n’est ni un lieu de recueillement ni une retraite pour la méditation.

Le principal reproche que font leurs institutrices aux jeunes filles grecques qui sont élevées en Europe, c’est qu’elles n’ont pas l’intelligence de la prière. Une Grecque peut prendre nos modes, nos habitudes, avoir beaucoup d’esprit et de grâce ; elle ne comprend jamais le sens de la vie mystique. Les religieuses et les missionnaires qui habitent l’Orient recueillent sur ce point des observations intéressantes ; il leur est facile de voir combien la piété intérieure telle que la pratique notre race est lettre morte pour ce peuple. Une supérieure qui avait dans son couvent des sœurs d’origine grecque disait : « Je n’ai rien à leur reprocher ; elles suivent la règle ponctuellement, mais elles vivent dans une torpeur d’âme qui me désole. Je leur demande pourquoi elles ont pris le voile ; elles me répondent : Parce qu’il nous est doux de passer notre vie dans cette maison. Elles sont ici dans un lieu agréable, comme des femmes turques dans un harem. » On ne peut dire que le clergé orthodoxe soit opposé aux nouveautés scientifiques et philosophiques ; il n’en soupçonne pas l’existence. Les prêtres de la Grèce antique avaient le sentiment de l’art, et par là ils différaient des prêtres modernes. La religion d’autrefois cependant, telle qu’elle était pratiquée non dans les colonies, mais dans les provinces où la race hellénique était pure, devait par bien des côtés ressembler à la religion d’aujourd’hui.

Si le Grec s’est toujours contenté des qualités de son clergé, il n’en a point été de même des Slaves. Les Russes, par exemple, ont gardé toutes les cérémonies et tous les dogmes de la religion orthodoxe, ils en ont modifié l’esprit. La charité, la prière, la pénitence, la justification par les œuvres, la prédication morale, ont chez eux une importance que les Hellènes ne soupçonnent pas. Les mêmes caractères se retrouvent, bien qu’à un moindre degré, chez le peuple serbe. Au XIIIe siècle, alors que la vallée de la Maritza était plus civilisée qu’aujourd’hui, les Bulgares firent un schisme qui était une protestation contre le formalisme byzantin, contre la piété tout extérieure. La lutte recommence en ce moment ; les Bulgares ne prétendent encore qu’à l’affranchissement de leur église, plus tard peut-être ils transformeront l’esprit même de la religion grecque. La Russie, qui parle la même langue que ce peuple, suit avec soin ce mouvement religieux. Quand les armées du tsar en 1829 vinrent dans le Balkan, elles ne trouvèrent pas, il est vrai, un allié très empressé dans les paysans, qui se bornèrent prudemment à des paroles de sympathie ; mais depuis cette date la Russie n’a cessé de s’occuper de ce pays. Elle en possède une carte excellente : longtemps tenue secrète, elle était achevée bien avant celle de Viquesnel, publiée seulement en 1854. En 1845, alors que personne ne songeait au bulgarisme, un agent russe ouvrait à Philippopolis, dans le consulat, la première école pour les Slaves orthodoxes de cette province. Les actes de ce genre sont ceux que les panslavistes aiment à répéter. Plus récemment, en 1867, des ingénieurs russes ont parcouru le pays et relevé les passages du Balkan, étudié le caractère des habitans, encouragé toutes leurs espérances. Dans la querelle devenue vive entre les Bulgares et le patriarche, le consul russe de Philippopolis a toujours été ouvertement pour les Bulgares. Ceux-ci, après beaucoup d’instances, ont obtenu des Grecs la possession d’une église ; ce n’a pas été sans des luttes sérieuses : plusieurs fois les deux communautés en sont venues aux coups de bâton. Aujourd’hui les Grecs ont six églises ; les Bulgares en ont une sous ce titre : Kimisis tis Panagias (la dormition de la Vierge). Ils n’ont ni archevêque ni évêque, le patriarche refusant la consécration ecclésiastique ; ils ont un archimandrite, sorte de vicaire-général qui remplit toutes les fonctions épiscopales : les deux tiers des villages reconnaissent cet archimandrite. Les Bulgares ont construit un monastère d’hommes à Arapovo ; ils en possèdent un autre de femmes à Kalafer. Le consul russe assiste régulièrement aux offices du dimanche à l’église bulgare ; c’est dans cette église que se célèbrent le Te Deum annuel en l’honneur de l’empereur Alexandre et toutes les fêtes de la famille impériale. La protection moscovite, comme on le voit, est très ostensible ; les Bulgares n’ont pas auprès du grand-vizir de défenseur plus habile que l’ambassadeur de toutes les Russies. Ce sont là des faits dont les Grecs ont raison de montrer l’importance dans leurs brochures adressées à l’Europe ; toutefois il serait juste de leur part de reconnaître ce qu’ont de légitime les réclamations des Bulgares, et d’aider eux-mêmes cette nouvelle église à se constituer, sans qu’elle soit tentée d’en appeler aux secours d’une puissance étrangère. Rien ne peut être plus funeste aux communautés chrétiennes en Orient que ces haines qui les divisent, que ces luttes qui les affaiblissent en présence des Osmanlis et des protecteurs dangereux du dehors.

On a fait grand bruit en Europe d’un soulèvement de Bulgares dans l’Hémus et sur le Danube ; les manifestes imprimés en Roumanie ont été reproduits par nos journaux et suivis de nouvelles tout à fait étranges qui ont fait croire en 1868 à une insurrection. Il faut réduire cette révolte à d’assez médiocres proportions. A peine s’est-il formé dans le pays quelques bandes, composées pour la plupart d’étrangers ; elles n’ont jamais sérieusement inquiété ni la Porte ni la province. Les signes du réveil en Bulgarie, ce ne sont pas ces tentatives d’insurrection, qui ont si peu d’importance et auxquelles le pays ne s’associe pas ; c’est ce mouvement des écoles dont l’Europe parle peu ; ce sont les efforts du clergé bulgare pour conquérir son indépendance. Avant de revendiquer leur liberté contre les pachas, les Bulgares savent qu’ils ont un premier ennemi à surmonter, l’ignorance, qu’ils doivent se soustraire à une première domination beaucoup trop absolue, celle du patriarche de Constantinople. On peut refuser à ce peuple une vive intelligence ; dans la manière dont il a entrepris l’œuvre de son émancipation, il a fait preuve d’un mérite bien rare chez les chrétiens d’Orient : il a eu autant de sagesse que de bon sens.


II

Les chants populaires sont jusqu’ici la seule littérature qu’aient produite les Bulgares. Un certain nombre ont été publiés à Pesth, à Moscou, à Belgrade[3] ; combien se répètent tous les jours au son de la petite flûte que les paysans appellent svirka, ou de la gousla à trois cordes, qui n’ont jamais été recueillis et mériteraient de l’être ! Il ne faut chercher dans ces compositions aucune des qualités qui font la beauté des pesmas de la Serbie, des tragoudia de la Grèce moderne. La poésie populaire en Grèce a ce rare privilège de nous présenter presque toujours des sentimens antiques dans toute leur pureté. Non-seulement on y retrouve des souvenirs de la mythologie ancienne, les nymphes, les sirènes, le Tartare ; mais, ce qui nous touche davantage, une philosophie de la vie et de la mort qui n’a rien ni d’occidental ni de chrétien et qui nous reporte aux époques florissantes de l’hellénisme. Nombre d’usages d’autrefois, nombre de scènes figurées sur le marbre ou sur les œuvres céramiques, bien que vieilles de deux mille ans, n’ont pas de meilleur commentaire que les chansons des paysans grecs modernes ; on peut même aller plus loin. L’art et la poésie, surtout en Attique, avaient choisi des sujets parmi les vieilles traditions, souvent avec un goût difficile ; mais au-dessous du génie grec, que représentaient les maîtres illustres, vivait l’esprit du peuple : cette âme plus simple ne se retrouve-t-elle pas dans les chants du Péloponèse et de la Béotie, de la Thessalie et de l’Épire ? On a proposé, non sans de sérieuses raisons, de reconnaître dans le romaïque actuel un idiome antique qui ne s’écrivait pas, mais que parlaient, au temps de Périclès et avant lui, les paysans, les hommes tout à fait du peuple. Les sentimens de cette classe si obscure et si peu connue se sont conservés en grande partie, comme sa langue, dans les tragoudia.

A côté des idées toutes païennes, la brièveté même de ces chants, la discrétion avec laquelle le poète d’un mot fait une peinture achevée, l’absence de détails inutiles, la précision des épithètes, l’unité de toutes les parties qui doivent former un ensemble, le sentiment de l’art, toutes ces qualités que le paysan grec a d’instinct ne sont-elles pas un héritage de ses pères d’autrefois ? Les poésies klephtiques ont d’autres mérites ; mais ceux-là, sans parler de la jeunesse, de la franchise, de l’esprit, du patriotisme, qu’on y retrouve à chaque vers, sont assez grands pour ne jamais laisser insensible quiconque a le goût de l’antiquité.

La poésie serbe a souvent toute l’élégance, tout l’éclat de la race même qui l’a créée. Elle chante les batailles des héros de l’indépendance, les grands coups d’épée et les mêlées sanglantes ; elle dit la beauté des femmes blondes ; elle célèbre les puissances mystérieuses de la nature et tout le panthéon païen, que la foi nouvelle n’a pu chasser de la mémoire des Slaves ; ni l’ampleur, ni la délicatesse, ni l’harmonie ne lui manquent ; elle respire la force et l’espérance.

Il ne faut rien chercher de pareil dans les chants que répètent les pauvres paysans bulgares. Ce sont des épisodes où rarement le poète sait composer un ensemble. La liaison, la suite des idées, paraissent à charge à ces intelligences paresseuses ; à peine ont-elles commencé un morceau que le poème tourne court, et souvent ni les auditeurs ni les chanteurs ne s’en aperçoivent. Telle est parfois la simplicité de ces créations qu’on croirait entendre des chants d’enfans. La plupart de ces poésies ne sont que des essais, que des bégaiemens. Ce qui contribue encore à les rendre plus étranges, c’est que le Bulgare subit l’influence d’idées qu’il comprend mal, par exemple des doctrines chrétiennes, et que sous cette influence il imagine des compositions dont la naïveté n’a pour nous que peu de charme. Voici, par exemple, un chant que les paysans répètent des heures entières aux fêtes des moissons : — « La Vierge est venue au beau monastère ; — elle est venue pour communier. — Sainte Vendredi allume les cierges, — sainte Dimanche en allume d’autres. — La Vierge veut se confesser. — Mon père, j’ai rencontré trois arbres sur ma route, — j’ai maudit les trois arbres. — La vierge Marie a communié, — la Vierge a quitté le monastère. » Ou encore : « Le jeune homme vient de trente jours de marche. — Il vient pour épouser sa fiancée. — La fiancée en le voyant ne dit rien. — Ma fiancée, voulez-vous m’épouser ? — Mon fiancé, je le veux ; je vous attends depuis trois ans. — La fiancée se sent mourir. — Ma sœur, prends mon voile dans le coffre ; — garde mon voile comme souvenir après ma mort. » Ici du moins nous entrevoyons une pensée, un sentiment.

Pour comprendre l’intérêt de ces chants, il faut les étudier dans le pays même, où l’habitant avec lequel on vit les commente sans cesse à son insu. Ils témoignent d’une intelligence que les détails frappent seuls, qui éprouve rarement une émotion complète, qui conçoit plus rarement une idée précise. Ces chants respirent le sentiment de l’autorité : le gendarme, le modeste zaptié, y joue un grand rôle ; quand il paraît, il termine tout ; il est la puissance, il est la force. On reconnaît là un peuple qui a l’habitude de se soumettre ; à peine sent-on vivre parfois dans ces vers le désir de l’indépendance. Les Bulgares n’ont pas de héros national ; il semble qu’ils ne forment aucun vœu. Cependant cette race éprouve de fortes passions ; elle est lente, renfermée en elle-même, elle tourne et retourne la pensée qui l’obsède. — Le remords est parfois exprimé avec force dans ces chants ; c’est là un sentiment inconnu aux Hellènes. Les personnages des poésies bulgares se donnent fréquemment la mort ; ils quittent avec une joie sombre ce monde détestable où ils souffrent cruellement. Quel Grec a jamais trouvé que la vie pût lui être à charge ? « Dans le Tartare, les belles jeunes filles pleurent, et les beaux jeunes gens se lamentent : » tout vaut mieux que les ténèbres ; le paradis, c’est la terre qu’illumine le soleil. Depuis cinquante ans, on n’a pas signalé en Grèce plus de trois suicides, encore deux s’expliquent-ils par l’influence des idées européennes. Les chants bulgares racontent avec complaisance des cruautés atroces, peignent des cadavres coupés en morceaux, des têtes séparées du corps, des urnes pleines d’un sang encore tiède ; le Grec ne s’arrête pas à ces images : s’il les rencontre, il détourne les yeux.

Parmi les poésies bulgares qui n’ont pas été encore publiées, celles du Despoto-Planina sont les plus remarquables. Le Despoto-Planina est un canton montagneux situé entre la province de Philippopolis et celle de Sérès. Il renferme une nombreuse tribu qui vit isolée, à peine visitée à de longs intervalles par quelques marchands et par les muletiers qui transportent à travers le Rhodope du vin et de l’huile. Cette population, qu’on appelle les Bulgares-Pomazi, parle le slave ; mais elle a un type qui ne rappelle ni les Bulgares ni les Serbes. Les Pomazi passent pour musulmans parce qu’ils ont quelques mosquées, sans connaître le Coran, sans pratiquer les lois qu’il prescrit. Les hommes, grands, vifs, élégans, aux yeux expressifs, aux cheveux noirs, appartiennent à une forte race ; leur montagne les a protégés contre tout mélange. Dans le Despoto, on conserve de mémoire de très longs poèmes. Un habitant de Sérès, en Macédoine, M. Vercovitch, a recueilli de la bouche de chanteurs qui ne savent pas écrire plus de 20,000 vers. Son volume, encore manuscrit, est aujourd’hui à Belgrade, où M. Schafarik le jeune, qui se propose de le donner bientôt au public, a bien voulu me le communiquer ; M. Dozon en a traduit d’importans fragmens. Ces chants sont une grande nouveauté. Ils se rapportent à un même cycle ; malgré la diversité des sujets, ils célèbrent tous l’arrivée sur le Danube, dans l’Hémus et le Rhodope, d’une nation conquérante qui paraît être de race aryenne et se donne le nom de Slovènes. Ils sont donc commémoratifs d’une de ces invasions encore si mal connues-qui ont eu pour théâtre la presqu’île du Balkan. Une population nombreuse habitait des pays lointains au nord du Balkan et des Karpathes, elle s’est vue forcée d’abandonner un sol qui ne pouvait plus la nourrir. Arrivée sur le blanc Danube, elle a rencontré des monstres fantastiques, des hommes dans un état de complète sauvagerie : elle a vaincu les obstacles que lui opposaient les êtres surnaturels, soumis et civilisé les barbares. Les dieux de ce peuple sont les forces de la nature personnifiées : le soleil, les nuages, le feu, la foudre ; la terre est représentée en hiver comme une femme qui dort dans une caverne ; le soleil lui ôte son manteau ; les nues se marient avec le soleil. Une divinité qui n’est pas nommée semble être supérieure à toutes les autres. Les Samovilas, les Divas, la plupart des dieux de la légende serbe, figurent sans cesse dans ces chants. La vie décrite par ces poèmes est toute champêtre. Les progrès les plus simples d’une agriculture naissante y sont célébrés comme des merveilles. Des rois qui consultent leurs sujets et vivent avec eux dans une grande intimité gouvernent un peuple dont les mœurs paraissent être d’une grande douceur. Le récit est très simple ; il affecte de fréquentes répétitions qui ont jusqu’à dix et quinze vers ; il aime à rappeler les mêmes épithètes. Bien que l’imagination des chanteurs manque de tout éclat, ces compositions présentent des ensembles qui, pour l’étendue et la suite des idées, sont bien supérieurs aux autres chants bulgares. Les vers, qui ont huit et douze syllabes, se rapprochent beaucoup de la prose. Il serait difficile de citer en entier une de ces poésies : les longs détails y sont trop nombreux ; l’analyse de celle que M. Vercovitch a intitulée les Noces de la belle Voulkana et du Soleil donnera du moins une idée de ce que sont les chants nouvellement découverts dans le Rhodope.


LES NOCES DE LA BELLE VOULKANA ET DU SOLEIL.

« La Terre est retirée dans une profonde caverne, et elle pleure, car elle n’a plus de blé dans ses greniers, plus de foin dans ses étables, et partout s’étend la désolation. Depuis de longs mois déjà, le Soleil refuse d’éclairer la terre. Les chefs des peuples gémissent ; ils ne savent comment ils nourriront leurs sujets. Ils se décident à se rendre, au bout du monde, chez le roi des rois pour lui demander ses conseils.

« Le grand roi les reçoit avec honneur ; il célèbre une fête pour leur venue : le vin coule à flots ; les chefs oublient leurs peuples, et la famine, et la rigueur de la saison. La belle Voulkana, blanche et rose, est remarquée entre toutes les servantes ; les chefs se demandent lequel d’entre eux l’épousera. La belle choisit le roi Brakir.

« Les autres chefs ne pensent plus qu’à la famine qui ravage leur pays, et se mettent à pleurer.

« Cependant, au milieu d’eux, arrive la sœur du Soleil : « Mon frère n’échauffe plus la terre, leur dit-elle, il reste tout le jour à la maison, retiré dans sa petite chambre ; ni ma mère ni moi ne pouvons le distraire ; il jure qu’il n’ira plus surveiller ni ses champs ni ses vaches, s’il n’a pas dans sa maison la belle Voulkana, qu’il a vue un jour du haut du ciel, et qu’il aime tendrement. »

« Tous les chefs promettent que la fiancée de Brakir sera désormais la compagne du Soleil.

« Ce soir, continue la messagère, dressez la table du festin dans le lieu habituel ; que le vin ruisselle dans les coupes. A peine serez-vous assis que les étoiles chanteront en chœur l’hyménée ; dites avec elles la beauté de Voulkana, la puissance de mon frère. Bientôt les étoiles quitteront leur place dans le ciel ; elles formeront un berceau que vous verrez descendre dans l’éther. Il se placera sur votre table ; que la belle Voulkana s’y étende sans peur, et bercez-la longtemps en répétant à nouveau les chants de l’hyménée. »

« La nuit est venue, les rois sont à table, les étoiles disent la gloire du Soleil ; le berceau se forme au plus haut du ciel, se balance lentement dans l’espace et descend sur la terre. A peine Voulkana, toute tremblante, y est-elle étendue, qu’il remonte dans les espaces éthérés.

« La mère du Soleil a été elle-même traire les vaches ; elle a demandé à ses fermiers ce qu’ils avaient de meilleur. La table est mise au coin du feu. Le Soleil, sa mère et sa sœur reçoivent Voulkana. On dîne longuement sans beaucoup parler. Le Soleil enfin dit à sa mère : « Chère mère, ce soir je n’habiterai pas votre chambre ; je conduirai ma fiancée dans la salle qui désormais nous sera commune à elle et à moi. »

« Au matin, le Soleil tout heureux va voir ses troupeaux ; pendant qu’il se promène et contemple ses champs, il rencontre Brakir, qui l’insulte. L’insensé Brakir, il ne sait pas la force du puissant Soleil ! Il tombe frappé d’une pierre, et meurt en proférant des injures que répètent les échos des montagnes.

« Les jours s’écoulent heureux dans la demeure du Soleil et sur la terre ; les moissons verdissent, les pâturages nourrissent d’abondans troupeaux, et pourtant Voulkana regrette la maison de son père : le Soleil la trouve tout en larmes, il a pitié de sa douleur ; il la rendra à ses compagnes, il la rendra à ses amis.

« Les étoiles forment un berceau lumineux, qui descend Voulkana chez le roi des rois ; l’épouse du Soleil porte dans son sein un fils qui sera un héros. A peine né, il veut faire de grandes actions, il saute à cheval, il réunit les jeunes gens. Il les conduira dans les pays lointains, là où coule le blanc Danube, là où habite un peuple sauvage qui a pour demeures des cavernes, pour armes des pierres. « Ne pleurez pas, vous toutes que vos fils abandonnent, dit-il aux mères ; ne pleurez pas, jeunes filles, qui voyez partir vos frères. Nous allons chez des hommes sauvages, nous leur apprendrons à cultiver les belles plantes, à semer les champs fertiles ; un jour, les hommes et les femmes de ce pays béniront vos fils et vos frères. »


On voit que c’est là une sorte de conte, que la naïveté populaire y est complète ; cependant les images gracieuses n’y manquent pas. Cette composition, si imparfaite qu’elle soit, est du moins originale ; elle dépeint une civilisation pastorale qui doit remonter à des temps reculés ; la mythologie slave ne s’y retrouve que défigurée et mêlée à des légendes toutes particulières ; ni les Serbes, ni les Grecs n’ont rien d’analogue.

On sait que les traditions grecques les plus constantes représentent Orphée comme un habitant du Rhodope et de l’Hémus, et qu’une partie de la race hellénique, avant de descendre dans les vallées du Pinde, s’arrêta sur les bords de l’Hèbre. Quelques chants du Despoto-Planina célèbrent un Orfen, habile musicien, qui charme les peuples, adoucit les mœurs barbares, et séduit par la perfection de son art jusqu’aux divinités malfaisantes de l’air. La légende d’Eurydice se retrouve même dans ces poésies. La femme d’Orphée s’appelle Orfénisa ; le musicien va la conquérir au milieu de mille obstacles dont il triomphe, grâce à sa petite flûte, la svirka. Il perd Orfénisa, la retrouve, la dispute aux Samovilas, enfin est assez heureux pour la transporter au ciel.

Dans un de ces poèmes, Orfen est représenté comme l’instituteur du genre humain.


« Orfen ne resta pas davantage dans le ciel, mais ayant chanté un chant à Dieu pour le remercier de l’avoir choisi pour enseigner les arts aux hommes, il descendit sur la terre, alla tout droit au pays des Youdas (génies malfaisans), puis il se mit à jouer de la flûte, à jouer un air qui enchante, et il enchanta les Youdas de telle sorte qu’elles tombèrent comme mortes par terre ; les oiseaux aussi se rassemblèrent autour de lui, et furent de même enchantés par la musique. Lui alors releva la première parmi les Youdas, et il l’interrogeait sur tous les arts ; elle, n’ayant pas conscience de ce qu’elle faisait, lui révéla tous les arts l’un après l’autre, et en un jour il les apprit tous parce que Dieu l’assistait. Dès qu’il les eut appris, il s’envola tenant sa flûte à la main, et parcourut la terre pendant un an. Partout où il passait, il enseignait les arts aux hommes ; tous les apprirent, et ils le regardaient comme un dieu ; ils pensaient que Dieu était descendu sur la terre tout exprès pour enseigner les arts aux hommes. »


Orfen retourne dans le pays des Youdas, se marie, et devient grand roi de la terre.


« Il commanda aux Youdas d’aller habiter les unes dans les montagnes, les autres dans les eaux, d’autres encore dans les vents, et ainsi jusqu’au jour d’aujourd’hui elles vont, viennent et trompent les hommes. Orfen occupa leur pays ; il engendra un grand nombre de fils et de filles qui le peuplèrent, et vécut juste mille ans, après quoi il s’en alla au ciel, et il se peut qu’il y soit encore vivant. »


Ce serait une si grande découverte, celle de poèmes consacrés à Orphée et répétés encore de nos jours, que M. Vercovitch trouvera sans doute en Europe beaucoup d’incrédules. La Société littéraire de Belgrade, à laquelle ces chants ont été soumis, admet sans hésitation que la légende d’Orphée est encore vivante dans le Rhodope ; mais, comme le remarquent les Grecs, elle n’est pas désintéressée dans la question. C’est pour elle une trop bonne fortune que de rencontrer dans les souvenirs slaves d’aussi antiques traditions. La science ne sera pas longtemps incertaine : la question est trop importante pour ne pas être étudiée par des érudits qui n’aient à se préoccuper ni du panslavisme, ni de l’hellénisme, mais cherchent simplement la vérité[4].


III

Les Grecs, dans la province de Philippopolis, sont une infime minorité ; malgré leur petit nombre, on les trouve partout. Souvent dans un village turc ou bulgare il n’y a qu’un Grec, mais ce Grec cumule les professions de cafedji, de mercier, d’épicier, d’écrivain public. Sa boutique est un bazar en miniature. Il n’est pas rare que ce marchand soit un tout jeune homme, un enfant de quatorze à quinze ans. Sa famille, lui a donné quelques livres turques, il a été chercher fortune. Quand il aura amassé un peu d’argent, ou simplement quand le goût des voyages le reprendra, il quittera son magasin. Ces Hellènes viennent quelquefois de très loin. J’en ai vu à Tatar-Bazarjik une quinzaine qui étaient nés en Épire, à Janina. Depuis longues années, cette ville envoie dans l’Hémus des boulangers, des serruriers, des tailleurs ; ils restent quatre et cinq ans au milieu des Bulgares, puis retournent dans leur pays et sont remplacés par d’autres. Parmi les Grecs d’Épire qui voyagent dans ces contrées, les kaloiatroi (bons médecins) méritent une mention particulière. Ils appartiennent tous à un même canton, celui de Zagori. Cette profonde vallée, perdue dans les escarpemens du Pinde, a été respectée par les invasions. Là vit répandue dans six villages une population très pure qui prétend conserver depuis de longs siècles de vieilles traditions de chirurgie, la connaissance des plantes médicinales. Ces docteurs forment une sorte de confrérie où chaque famille a une spécialité, où le fils succède au père. Toute leur science se transmet oralement ; ils parcourent la Turquie, où ils sont fort estimés, et y amassent d’assez grosses sommes. C’est toujours un événement heureux pour un village que d’entendre le matin dans les rues une voix étrangère qui répète : « Venez tous, vous qui êtes malades, voilà le fameux médecin de Zagori. » Cette petite république médicale rappelle ces sociétés, ces familles du monde païen où on se transmettait de vieilles recettes de génération en génération, et qui avaient le privilège d’exercer la médecine. Le fameux Machaon, fils d’Esculape, était né dans le Pinde, non loin du canton de Zagori, Chiron dans le Pélion, qui est à deux journées du Pinde. Peut-être les kaloiatroi de l’Épire sont-ils les obscurs descendans des antiques Asclépiades[5]. Du moins font-ils comprendre ce que devaient être souvent aux origines de la civilisation grecque les prêtres du culte d’Esculape.

La facilité avec laquelle les Grecs voyagent dans toute la Turquie surprend les Occidentaux. Pour assister à une panégyrie, à une fête nationale, un Grec d’Épire fixé en Bulgarie traverse le Rhodope, descend en Macédoine et arrive chez lui. L’aller et le retour lui prennent un mois ; quelques-uns font des courses beaucoup plus longues. On cite plusieurs Philippopolitains établis aujourd’hui à Calcutta. Ces grands voyageurs laissent leurs familles sans nouvelles durant plusieurs années ; un jour on apprend qu’ils sont morts aux Indes, qu’ils ont légué leur fortune à l’église de leur village, à l’école. Si loin qu’aille un Grec, il n’oublie jamais son pays. L’université d’Athènes le sait bien, elle a reçu des offrandes de toutes les parties du monde ; le plus modeste, mais non le moins touchant de ces dons, est celui que vient de lui faire une pauvre servante morte dernièrement sur les bords du Gange. Les Grecs isolés dans toute la Turquie forment une véritable franc-maçonnerie. C’est une bonne fortune pour un Européen que de s’adresser à eux. Ils connaissent mieux le pays que les habitans eux-mêmes ; ils ont du reste une curiosité qui leur fait tout remarquer, une souplesse d’esprit qui assure vite leur influence. Il leur est facile avec de si rares qualités de se faire respecter ; puis comment un village se passerait-il d’eux ? Il ne faut pas les comparer aux Juifs ; autant le Juif est renfermé et s’isole, autant le Grec est ouvert. A peine au milieu de ses hôtes, il n’est plus un étranger. On peut ajouter qu’il n’a nulle rapacité ; il aime le commerce, il aime à combiner une affaire, mais il semble que le plaisir de vaincre les difficultés, de tout arranger pour un complet succès, l’emporte à ses yeux sur l’attrait du bénéfice. Je ne sais ce qui a pu faire dire que les Grecs aimaient l’argent : peut-être est-ce l’art avec lequel ils savent le gagner, mais du moins personne ne peut nier qu’ils le dépensent avec une complète prodigalité.

La province de Philippopolis compte trois communautés grecques importantes, celle du chef-lieu, celle de Stenimacho, celle de Tatar-Bazarjik. Les Grecs de Philippopolis ont un musée où l’on recueille précieusement toutes les antiquités qui se trouvent encore dans le pays ; leur bibliothèque contient non-seulement les classiques, mais nombre d’ouvrages modernes ; ils donnent des bals où on danse au piano, ils font venir de Vienne les modes les plus récentes. Plusieurs d’entre eux parlent assez bien le français. Quelques-uns écrivent dans les journaux d’Athènes, envoient des articles à la Pandore, et même impriment des ouvrages, comme M. Tzoucala, qui a publié dernièrement une description de la province de Philippopolis. La communauté de Tatar-Bazarjik, bien que beaucoup moins importante, présente les mêmes caractères. Celle de Stenimacho, perdue dans une vallée du Rhodope, à un jour au sud de Philippopolis, est peut-être la plus intéressante des trois.

La ville compte 15,000 habitans ; ni les Turcs ni les Bulgares n’ont pu s’y établir. Elle possède non-seulement des ruines byzantines nombreuses, restes d’une ancienne puissance florissante, mais une foule de bas-reliefs antiques qui remontent au moins au IIe siècle de notre ère. Les géographes anciens, si insuffisans d’ailleurs quand on veut étudier ces contrées, ne nous ont conservé aucun nom qu’on puisse donner à cette ville, qui, d’après une inscription très mutilée, serait une colonie de l’île d’Eubée. Cette communauté hellénique a conservé un dialecte particulier où on trouve plus de deux cents mots qui ont disparu du romaïque ordinaire ; bien qu’ils ne soient en usage ni en Grèce ni même à Philippopolis, ils se rattachent par l’étymologie à la langue grecque classique. Il y a quelques années, on entendait encore dans ce pays des chansons populaires qui se transmettaient de mémoire ; de jour en jour plus rares, bientôt elles seront toutes oubliées. Les poésies grecques récentes, reproduites par les journaux ou recueillies en petits volumes, — poésies en général très médiocres, — sont apportées par les colporteurs dans cette vallée ; on les répète, elles ont la vogue, et cependant les tragoudia d’autrefois disparaissent. La ville de Stenimacho partage les passions de la Grèce moderne ; elle a toujours été connue par son philhellénisme. Lors de la dernière guerre de Crète, elle a envoyé dans l’île soixante de ses jeunes gens, qui sont partis à pied et à l’aventure pour aller, au milieu de mille obstacles, gagner ce champ de luttes si lointain. Aujourd’hui Stenimacho entretient à l’université d’Athènes dix élèves ; elle en compte trois en France et deux à Vienne. Ces étudians ont du reste, parmi leurs devanciers, des modèles qu’ils peuvent imiter. Anastasiadis Leukias, leur compatriote, s’est fait connaître en Europe par sa réfutation de la théorie de Fallmerayer, ce savant paradoxal qui a prétendu que les Grecs modernes n’avaient plus que du sang slave dans les veines. M. Scordelis a publié un lexique du dialecte de Stenimacho ; enfin M. George Pappadopoulos, qui a consacré aux antiquités d’Athènes un grand nombre de dissertations, est originaire de ce canton. Ainsi voilà une ville qui est grecque depuis une époque reculée, peut-être depuis le VIe siècle avant notre ère. Ni le temps ni les invasions les plus redoutables que l’Europe ait vues n’ont pu lui faire oublier sa nationalité. Elle a traversé des épreuves diverses ; la force du génie hellénique a eu le dessus. Maintenant, au milieu de la population presque barbare qui l’entoure, elle aime l’instruction et l’étude. Quelle sympathie ne mérite pas une race si vivace, si jeune, toujours enthousiaste de son passé et des choses de l’esprit !

On compte dans la province de Philippopolis 8,000 catholiques bulgares : 2,000 habitent le chef-lieu, les autres occupent sept villages, dont quatre sont situés au nord, au pied de l’Hémus, et trois à l’est. Les Grecs appellent ces catholiques pauliciens ou manichéens, et prétendent qu’ils sont les restes d’une secte formée par Paul l’Arménien ; cette opinion n’a aucun fondement. Au début du XVIIIe siècle, on ne trouvait à Philippopolis que 60 catholiques. Ceux qu’on y voit aujourd’hui paraissent être une colonie venue de Sofia vers 1795. Jusqu’en 1835, ils n’avaient que des prêtres de passage ; les ligoriens de Bohême s’établirent les premiers parmi eux, et furent remplacés par les capucins italiens. Depuis 1848, la propagande leur a donné un évêque ; ils ont une école, quatre sœurs de charité, dont deux françaises, et une jolie église à laquelle la France fait une subvention.

Un père capucin est le maître absolu de chaque village : il soumet les fidèles à une discipline tout ecclésiastique. Trois fois par jour tous les habitans viennent à l’église ; aucun d’eux ne se soustrait aux pratiques de la religion, qu’ils accomplissent à jour fixe et selon l’ordre du directeur. On se croirait transporté au milieu des missions du Paraguay. Ces Bulgares sont de très braves gens, mais ils ont la lenteur d’esprit propre à leur race. Cependant il est un genre d’industrie où ils excellent : on voit autour de leurs villages de vastes champs de rosiers ; ils fabriquent une essence célèbre dans tout l’Orient. Ces champs de roses remontent à une haute antiquité : au commencement de ce siècle, ils étaient la propriété de la sultane Validé. Aux temps romains, les roses de Thrace étaient célèbres ; elles tenaient une place importante dans le culte religieux, elles avaient donné leur nom à des cérémonies qu’on appelait les Rosalia, et qui, si on en croit les inscriptions, étaient fréquentes dans ces contrées. L’archéologie n’est pas une étude de curiosité où les objets ont d’autant plus de valeur qu’ils sont plus rares ; ce qu’elle veut surtout, c’est faire revivre les époques disparues, retrouver la physionomie des pays qui souvent ne nous ont laissé sur eux-mêmes aucun détail précis. Là est le charme de cette science si peu aride. Qu’a été la vie de ces vastes contrées, quand la civilisation s’y est-elle introduite ? par qui a-t-elle été apportée ? dans quelle mesure a-t-elle modifié les usages de la race primitive ? A toutes ces questions, l’antiquaire seul peut essayer de répondre.

Dès le IVe siècle avant notre ère, les commerçans grecs visitaient la Thrace barbare ; ils y venaient sans doute comme nous allons aujourd’hui dans les cantons reculés de l’Australie, dans les parties du Soudan qui avoisinent l’Algérie et le Sénégal. Ils ont laissé dans la vallée supérieure de l’Hèbre des monnaies qui sont des dates, des tétradrachmes d’Athènes de l’ancien et du nouveau style, des pièces de Thasos, de Maronée, de Byzance. La Turquie d’Europe, que Strabon appelle l’Illyrie et la Thrace, recevait deux sortes de voyageurs : les uns venaient d’Athènes, des colonies de la mer Egée et du Bosphore, et remontaient jusqu’au-delà de l’Hémus : ils s’arrêtaient à la rive droite du Margus ; les autres appartenaient aux grandes villes de l’Adriatique, en particulier aux colonies de Dyrrachium et d’Apollonie ; ils exploitaient la moitié occidentale de la péninsule. La comparaison des médailles recueillies jusqu’ici en Roumélie, en Serbie, en Bosnie, rend ces conclusions évidentes, elle permet de retrouver la plus ancienne géographie commerciale de ce pays. Au IIIe siècle, la civilisation pénètre dans l’Hémus. On peut voir dans le cimetière turc de Tatar-Bazarjik (l’ancienne Bessapara) un marbre contemporain d’Alexandre. Les Ottomans le regardent comme une pierre sacrée, ils viennent y attacher des fils arrachés aux vêtemens des malades, y prendre une poussière qui a des vertus miraculeuses. C’est une stèle grecque qui porte une inscription en très beaux caractères ; elle témoigne de l’existence, dans cette région, d’une ville et d’une administration helléniques ; elle fait mention de panégyries, du culte d’Apollon, de récompenses décernées aux vainqueurs agonistiques. C’est à la même époque que se rapportent des objets de bronze qui ont toute la perfection des œuvres athéniennes des plus beaux temps. Plus tard, cette civilisation s’étendit dans toute la Thrace, mais surtout dans les plaines. Les inscriptions et les bas-reliefs attestent l’existence de centres importans. Le nom de ces bourgs est perdu ; mais nous constatons facilement combien ils étaient nombreux. On admettait généralement que la civilisation répandue dans le pays à l’époque de la conquête romaine était latine ; il faut renoncer à cette opinion. Sous l’empire, la langue générale des villages et des villes était le grec, les textes latins sont d’une extrême rareté. Les campagnes de Thrace, comme celles de la Gaule aux temps romains, étaient divisées en pagi ou villages ; plusieurs pagi formaient une famille ou genos. Les villes avaient l’administration de toutes les grandes cités gréco-romaines. Les bas-reliefs nous rendent les caractères originaux du panthéon thrace pour le même temps. Le génie de cette nation avait transformé les dieux classiques, fait de Diane une virago armée d’un pieu, d’Apollon un fort chasseur ; il gardait aussi des divinités particulières : un héros à cheval combattant les bêtes féroces, qui paraît avoir été le type premier du saint George byzantin, et, ce qui est plus étrange, des déesses-mères semblables à celles qui se retrouvent si fréquemment en Gaule. Toutefois la mine la plus précieuse d’antiquités en Thrace n’a pas encore été explorée. Les tumulus qu’on voit dans ce pays répondent à la description qu’Hérodote en a donnée ; ils sont pour la plupart des sépultures importantes. Il faut renoncer à les compter. Quelques-uns ont été ouverts par hasard ; on y a trouvé des bijoux d’origine grecque, des armes et des objets barbares. Ils ne sont pas moins précieux que ceux de la Scandinavie, de la Gaule, du Pont-Euxin, qui nous ont livré tant de richesses. Le jour où on se déciderait à les fouiller avec méthode, ils nous révéleraient en grande partie l’histoire la plus ancienne de ces contrées.

Ces pauvres pays bulgares sont encore bien tristes, il faudra de longues années pour qu’ils sortent de leur ignorance ; du moins ils en ont le désir, ils l’ont prouvé par leurs actes. La taxe qu’ils s’imposent pour les écoles est une mesure aussi sage que patriotique le succès récompensera ces efforts. Le temps viendra aussi où ce peuple aura une église nationale, condition indispensable de son progrès. Dans l’état où il est aujourd’hui, le voyageur ne peut le négliger ; on ne saurait parler de la Turquie sans tenir compte d’une population aussi nombreuse, et qui s’augmente tous les jours. Si les Bulgares sortent de l’apathie où ils ont dormi trop longtemps, ils comprendront le prix de leurs vieilles traditions, la valeur de toutes ces légendes que nous ne pouvons qu’imparfaitement étudier sans eux, l’importance de ces restes antiques qu’eux seuls sauront tous recueillir. Le Rhodope et l’Hémus ont été la patrie d’Orphée, un des berceaux des cultes grecs, une des sources de toute cette civilisation hellénique dont notre monde a vécu. Ces montagnes nous livreront-elles un jour les secrets qu’elles gardent depuis tant de siècles ?


ALBERT DUMONT.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 15 août.
  2. Ils ont 7,000 francs de traitement fixe et portent en compte leurs voyages comme toutes les dépenses qu’ils doivent faire. Il y a loin de cette richesse à la pauvreté des missionnaires catholiques.
  3. Mme Dora d’Istria a étudié les légendes slaves qui inspirent ces chants ; elle a montré comment les Bulgares essaient de peindre la vie pastorale. Voyez la Revue du 15 juillet 1868.
  4. Il est évident que M. Vercovitch a eu trop à cœur de trouver dans les chants du Despoto des souvenirs très anciens. Il parle dans son commentaire du dieu Vichnou, dont les Bulgares-Pomazi, dit-il, connaissent encore le nom. Ici l’erreur est certaine. Vichnou est le datif du mot bulgare vichni, très haut, très élevé ; la forme vichnou s’emploie aussi parfois comme vocatif.
  5. Les historiens de la médecine grecque devraient étudier les formules de ces empiriques. M. Reinhold, dans sa récente édition d’Hippocrate, a montré que beaucoup des recettes recueillies par l’école de Cos se retrouvent encore aujourd’hui dans le Péloponèse et dans quelques autres parties de la Grèce. On peut voir du reste sur les kaloiatroi du Zagori les chapitres de Pouqueville consacrés à l’Épire, et les remarques sur le culte d’Esculape en Argolide, dans les Études de mythologie d’Athènes à Argos, de M. A. Bertrand.