SOUVENIRS
DE LA
NOUVELLE-GRENADE

II.[1]
L’ATHÈNES DU SUD-AMÉRIQUE

Dans ma chambre de l’hôtel Europa, à Bogota, une haute et confortable pièce, telle qu’on ne s’attendrait pas à en trouver sur ces hauteurs après les gîtes rudimentaires qui m’ont abrité depuis le commencement de ce voyage. Mes compagnons décidément perdus et le premier dépaysement secoué, j’essaie de préciser, de me résumer à moi-même les toutes premières impressions qui se dégagent de cette ville curieuse ; j’ai cette présomption déjà de me demander quel peut être l’état d'âme de gens assez déshérités ou favorisés, comme l’on voudra, pour vivre à deux mille six cents mètres d’altitude et à dix-huit cents lieues du boulevard.

Donc, la sensation initiale, toute physique, celle-ci, me paraît se rattacher à l’animation particulière des voies bogotanes, à ce va-et-vient muet que produit l’absence presque totale de véhicules, à une certaine tenue générale de la foule, qui est volontiers silencieuse, vêtue de sombre, silencieuse et sombre surtout par le peuple de ses femmes, de ces mantilles, de ces jupes noires circulant avec une poésie concentrée, captivante et, pour tout dire d’un mot assez audacieux, imperceptiblement monastique. Elle se fortifie aussi, cette impression, à errer par le damier des rues, que surmonte, imposante, coupée de nuages, la massive tristesse des Andes ; elle se fait rêveuse, légèrement oppressée, à longer ces silhouettes de maisons basses dont les fenêtres aux grilles débordantes rappellent l’Espagne, dont les vestibules sont dallés de losanges de briques et d’os de mouton.

Puis, à peine analysé ce frisson si caressant pour certaines formes de sensibilités, il s’en éveille un autre, d’ordre plus immédiat, plus terre à terre, mais contre le naïf plaisir duquel on a quelque peine à se défendre : c’est d’ouïr tant d’aimables gens vous souhaiter, en français, la bienvenue. Amusez-vous à exagérer l’expérience, à vous croire chez vous, demandez à cette redingote qui passe du feu pour votre cigare : bien des chances veulent qu’en retour on vous marque, dans votre langue maternelle, l’agrément de vous servir.

Pierre Loti a subtilement noté en un de ses livres la lassitude très vite consécutive à l’arrivée dans les pays neufs, cette démangeaison de s’en aller, qui n’est pas l’apanage exclusif de Fez ou d’un pays particulier, mais qui se renouvelle au début de chaque station trop lointaine, trop exotique. Les premiers instans d’avidité curieuse une fois passés, la plus pressante envie est de déguerpir. Il faut se faire violence pour rester, pour s’attacher à l’étude seconde, à la découverte du charme intrinsèque et caché. Je serais presque tenté de croire qu’il en va autrement ici, et c’est à la conscience rapide de ce charme intime qu’il faut attribuer, je pense, l’espèce d’attraction, de mainmise exercée par Bogota sur ses visiteurs.

Oui, cet antique nid d’aigles vous accapare ; mon Dieu, par une foule de riens, de demi-perceptions, de nuances à fleur d’âme. Et d’abord, je l’ai dit, un peu par cette sorte de mélancolie qui revêt tout, avec la couleur plus grise, plus terne ici, de la lumière, avec cette teinte pensive uniformément répandue sur le ciel, sur les pierres, sur le grand fond religieux des Andes. Il vous retient aussi par l’air même, qui est raréfié à cause de l’altitude, plus difficile à respirer, plus pesant au cœur, qui ne prédispose pas à marcher, à se mouvoir, qui semble acoquiner chacun à ses habitudes chères. Ensuite, il y a cette atmosphère de passé, si prenante pour qui se plaît à songer un peu, cette atmosphère de silence et de foi que traduisait mieux l’ancien nom de la conquête : Santa Fé de Bogota. Et cela tient encore au souffle d’histoire, d’héroïque légende qui semble revivre dans la vibration lente, triste, claustrale des cloches ; cela tient, enfin, malgré certaines manifestations négligeables d’un nationalisme peu éclairé, ’à la cordialité qu’on vous y témoigne, traversée de toutes fines, de toutes ravissantes figures.

Un de ces matins derniers, avec la pointe du petit jour, j’étais monté sur ce morne majestueux de Guadalupe qui, sur nos têtes et selon l’heure, projette ou retire son ombre. J’ai toujours compris les peuples qui adoraient l’aurore. Par le zigzag des rues coupées à angles droits, le long des fenêtres barrées de fer, j’avais gravi lentement ces déclivités à courbe relevée qui mènent là-haut vers la perspective de toute la ville. Ainsi je pouvais me figurer à moi-même quelque paisible concitoyen de ce quartier rentrant du bal chez lui à l’appel de l’aube. Entre les deux parois interminables de murs blancs s’éloignaient à perte de vue les trois rangs de dalles aux entre-deux de galets dont sont pavées toutes les carreras de Bogota et où, plus loin que les dernières maisons, se levait à présent, rose-gris, violet-gris, dans le crépuscule du matin, la solennelle ascension de Monserrate. Il y avait, à mi-hauteur, comme des plafonds superposés de nuages étalés, enroulés sur eux-mêmes, de nuages chassés obliquement par la brise et effilochés d’en haut, — tels des feux de paille allumés sur les Andes. Déjà, en me retournant, je pouvais apercevoir la nappe de la savane déployée en contre-bas, toute une mer d’ombre et d’améthyste légère ; tandis qu’aux confins de la plaine, l’incendie du soleil montait, comprimé par deux bandes terreuses de nuées rases : un éblouissement d’or et de sang qui se propageait de seconde en seconde, effaçant la nuit peureuse sur toute la coupole de l’infini.

Et, comme je demeurais là, regardant sous mes pieds s’incendier, aux reflets de sa torche sur cette mer de cubes blancs, les premières vitres de Bogota ; en contemplant les transparences changeantes à l’infini de la plaine, la couleur des toits irisés tour à tour de rosâtre et d’orange ; en voyant se dresser, pareilles à deux obélisques mauves, les deux tours de la cathédrale ; en écoulant sonner lentement, comme du fond même des siècles, les lointaines heures monotones ; devant ce spectacle grandiose des montagnes assises tout autour de l’horizon et de la ville même agenouillée au-devant, avec ses douze chapelles et ses dix-neuf églises, je ne pouvais m’empêcher de sentir passer, sur ce sommeil de pierre, un grand effluve mystique et moyen-âgeux.

Puis, comme, à nouveau, je dévalais vers la ville, vers les quadrilatères des maisons lavés de teintes grises, derrière moi, tout d’un coup, le vent se mettait à souffler, violent, ce vent du Nord qui descend des Andes, qui ébranle avec fureur les croisées et les portes, glissant par-dessous sa plainte sifflante, son ululement d’automne. Quelle impression d’Europe, si soudaine, quel retour inopiné vers les contrées maussades et grelottantes où la brise hurle comme ceci aux premières menaces de septembre !

La rue Royale, calle Real, était déjà levée, bien que seulement la demie de six heures se répétât aux différens campaniles de ces douze chapelles et de ces dix-neuf églises. Ainsi l’exige d’ailleurs la distribution équatoriale de la lumière qui mesure exactement, sous cette latitude encore, les douze stades du jour et les douze de la nuit. De cette artère principale, le réveil de l’activité urbaine rayonnait peu à peu vers les quartiers excentriques, jusqu’aux vagues faubourgs où le nom même de ville se perd. Tout ce qu’il y a de riche et de bon demeure aggloméré, en effet, vers cette rue Royale et ses alentours, la rue Florian, la place Bolivar, la place Santander, vaste centre de plaisance et d’affaires. Dès qu’on s’en éloigne, qu’on monte vers la ville haute ou qu’on descend vers le chemin de fer de la Savane, on pénètre dans les zones de plus en plus humbles et tristes, de cette triste et grise laideur populaire qui enveloppe toujours d’un serrement de cœur et d’un désenchantement la première arrivée dans les capitales. Il n’y a point d’exception ici. Ces longues enfilades de rues sans gaieté, le plus souvent désertes entre leurs perspectives de murs blancs et qui s’élancent du cœur restreint de la ville pour se disperser dans la campagne offrent même, en quelque sorte, le schéma expressif de l’économie sociale colombienne. C’est qu’en dépit de ses cent trente mille habitans, Bogota ne comporte qu’une classe dirigeante assez restreinte. Histoire ordinaire des peuples où l’accès au savoir est assez limité et ne se présente point d’ailleurs au bon sens un peu ankylosé des petites gens comme la panacée suprême et éminemment désirable. Il y a dans toute cette population qui ne semble mise là que pour arrondir de zéros harmonieux les chiffres des statistiques, une innombrable quantité de citoyens qui ne comptent pas pour cela, qui ne possèdent pas davantage, dont les moyens d’existence même paraissent problématiques et qui remplissent de leur indigent farniente ces arrabales incertains aux confins des champs. Toutes les affaires, toute la politique, tout l’art, toute la vie pensante et agissante de Bogota, en un mot, roulent, comme du reste dans nombre de ces républiques sud-américaines forcément oligarchiques, entre les mains de cinquante familles conservatrices qui les ont ravis à cinquante familles libérales et qui, en attendant les ordres de la Providence, représentent le pays devant lui-même comme devant l’étranger, constituent la façade de la Colombie.

Et puisque le mot arrive sous ma plume, je tiens à devancer l’insinuation d’après quoi cette façade manquerait absolument de profondeur. Sans doute, l’audace était pleine de périls pour un petit peuple moderne, d’accepter, en admettant que nulle pensée maligne ne s’y fût glissée, le surnom le plus magnifique, l’héritage moral le plus lourd à porter, — de se réclamer de la mélodieuse, de la divine Athènes. Ce serait descendre à une plaisanterie facile que de constater l’absence ici de l’Acropole, du Pnyx, des Propylées. Mais il ne serait pas moins injuste de méconnaître la sincérité des préoccupations littéraires et surtout scientifiques, parmi la société bogotane. Si tel ou tel de mes interlocuteurs m’a paru afficher un modernisme presque outré, trop enthousiaste et, pour tout dire, un peu neuf, je n’en ai pas moins salué avec plaisir une érudition fréquemment vaste, un intérêt ardent de néophytes aux questions contemporaines, une curiosité passionnée de toutes les manifestations de la pensée humaine.

Je reviens à cette rue Royale dont le voisinage me sollicite quotidiennement et qui, au surplus, joue un rôle important dans les mœurs locales, absorbe un grand laps de la vie, quand on a le bonheur d’appartenir à la classe élégante, jeune et oisive de cette ville. Comme les cachacos, comme les dandys qui en font leur vague Pré-aux-Clercs, j’ai voulu, moi aussi, stopper, appuyé à ma canne, le chapeau ciré, l’orchidée piquée aux revers de soie, j’ai voulu muser une heure ou deux, en plein carrefour, en plein croisement de ces allées et venues mystérieuses, mais tôt interprétées de chacun, vers des buts d’intérêt, de flânerie ou d’amour. Poste d’observation commode, en effet, pour tout voir et tout savoir, pour tout pressentir ou supposer, on ces conversations à bâtons rompus avec le flot des amis qui passent, repassent, eux aussi, dans un identique dessein d’observation et de médisance plus ou moins aiguisée. De l’un à l’autre s’échange la très intime salutation du pays, poitrine contre poitrine, avec, par-dessus l’épaule droite, de petites tapes tout à fait de connaissance, dans le dos. Et, sans arrêt, c’est la gazette en plein vent, la chronique dialoguée, à laquelle tout le monde collabore, en nouvelliste volontaire sinon désintéressé, à laquelle rien n’échappe, chuchotemens épars, indices qui, rapprochés, cristallisent en certitudes, réputations à établir, à défaire, avec cette aisance féroce dans le superficiel, qui est de tous les milieux inoccupés sous tous les parallèles. Si, au cours de ce plein air, la conversation vient à languir, on se distrait, d’un œil pitoyable ou narquois, aux progrès et aux angoisses des amoureux, qui, le buste serré dans la jaquette, badine en main, bouts de la cravate au vent, arpentent passionnément le trottoir, les prunelles hypnotisées par la fenêtre de leur belle. Car cette télégraphie optique est reçue. Elle est souvent la première reconnaissance, le premier travail d’approche du siège galant qui amènera le jeune homme au sein de la famille, en passant, — il va sans dire, — par et señor cura.

Et puis, si cette suprême ressource vient à manquer, alors on regarde simplement défiler les mantilles. C’est un spectacle auquel s’abandonnent longuement les profanes comme moi. Si l’on ne devait point me reprocher de chercher partout des symboles, j’en trouverais un encore dans le grand charme qu’elles promènent avec elles, ces capes de satin noir de la Bogotane. Peut-être reflètent-elles un peu ce qu’il y a de grave et d’extrême dans la compréhension de l’amour parmi ce peuple, — dans cette tendresse, sombre au fond, mais éperdue et sans limites, plus forte que la vie, indissoute par la mort et qui mêle, dans sa trame palpitante, tous les fils de l’éternité. Ce costume de vierge, qui semble déjà un deuil à peine plus chatoyant que les autres, qu’on voit s’avancer, presque hiératique, avec un recueillement imposé par ses plis mêmes, une grâce en dedans et presque religieuse, cette ombre encadrant les bandeaux noirs, la pâleur délicate répandue sur un ovale et des traits un peu uniformes, mais souvent exquis, tout cela offre une puissance de contraste vraiment émouvante, un reflet de paradis sur ces fronts calmes. Et l’on pense à Faust : « Arrête, Marguerite ! Tu es admirable ainsi… »

Hier, je les retrouvais, ces fines cariatides, mais plus animées cette fois, pleines d’intérêt et de passion, à l’amphithéâtre de tuerie qui dresse ses lugubres gradins de bois devant la hauteur de Guadalupe. De leurs petites mains gantées, du geste frénétique de leurs ombrelles, elles applaudissaient à la mort du taureau, qui se traînait sur les genoux, une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le chignon, une lueur vague d’épouvante plein les prunelles, ayant l’air de demander pourquoi, d’implorer la pitoyable nature, de prendre à témoin les cimes, les immuables montagnes. Cette agonie qui se raidissait dans un spasme désespéré faisait battre délicieusement, faisait bondir de curiosité les petites poitrines. Toutes les figures étaient galvanisées, vibrantes. Elles buvaient des yeux, dans l’arène, fascinées comme à une apparition, une espèce de saltimbanque précieux, brutal, multicolore et charmant, qui s’avançait, avec des précautions d’acteur, le genou élastique, pas à pas.

Ce matador, vêtu de rose mourant tout passementé de noir, offrait l’épée tendue dans la rouge muleta. A une belle, qu’il nommait sur un ton fatigué, il dédiait un meurtre encore. Et cette fée acceptait en souriant la libation du sang. Il y avait une antithèse révoltante entre toute cette féroce allégresse répandue, entre la couleur malgré tout intense et grisante du spectacle et la grande mélancolie des Andes par-dessus, des Andes allongeant leurs croupes aux pyramides tristes, aux obélisques gris séparés par des pentes vertes, par de petits éboulemens à déclivités douces, couronnées de gazon. L’ombre précoce du soir s’étirait à leur base. Elles semblaient se dire irresponsables des horreurs des hommes. Le triomphateur, maintenant, retirait son épée pourpre de la bête foudroyée. Un reflet de victoire passait de même sur le joli visage modelé avec tant de tendresse. Il disait plus violemment que jamais la dualité éternelle, sanglante, de l’amour et de la mort.

Au dehors, c’était, presque sans transition, une harmonie de détente et de douceur glissant dans l’air avec la chute mélancolique de cette belle journée, avec l’attendrissement de la lumière qui allait disparaître. Et je savourais encore cette poésie propre et profonde des paysages, des choses, souvent imperceptible par l’accoutumance, à ceux qui y sont nés. Tintemens venus de toutes les églises, heures roses, heures indéfinissables qui sont du matin comme du soir, la grande coulée violette des Cordillères sous le soleil expirant, l’incendie doré des deux chapelles là-haut, dans la paix sans limites de Monserrate et de Guadalupe : quelle impression voluptueuse et funèbre, sortie des choses comme la vibration prolongée des siècles morts ? Et je sens que j’aime déjà, d’une manière inexprimable, j’aime avec délices et gratitude la prière basse, le recueillement, qui planent, éternels, sur cette ville…


Par une nuit très dense, qui est la neuvième de mon séjour ici, après le dîner solitaire et muet de l’hôtel, sorti à la découverte, tout entier aux rêveries, aux fluides de cette terre nouvelle. Elles sont très fraîches, les nuits de Bogota, et le chaud mackintosh s’y impose. Ainsi hermétiquement clos, c’est plaisir de suivre au hasard mon obscure rue Florian, où les belles maisons d’en face sont illuminées pour quelque fête ; de s’aventurer dans l’ombre, où, de loin en loin, un arc électrique suspendu jette comme un éblouissement de lumière polaire accroché à des arêtes de glace. Bientôt la lune, indiscrète et brusque, se risque à l’angle d’un toit ; mais une lune spéciale encore, une lune qui m’a l’air extraordinairement exsangue et pâle, — encore un effet de l’altitude, sans doute. — Elle enveloppe toutes ces silhouettes de pierre de son rayonnement de gel, elle vous noie, elle vous fait frissonner sous sa lueur tranquille d’argent fondu, sous cette chute de rayons arctiques à travers le ciel d’indigo violent. Puis, de l’horizon, à son tour, se lève le grand triangle blanchâtre de la lumière zodiacale, la flamme boréale avec son sommet pointé vers le zénith, comme le reflet d’un incendie, de l’autre côté de la terre. Et la suprême féerie des étoiles, la vacillation de ces feux innombrables allumés d’un pôle du ciel à l’autre, l’Eridan, Persée, Andromède, Altaïr, vient compléter la magie de la nuit d’octobre.

Des rues étroites, des rues sombres, quelconques, m’ont conduit au parc Santander. L’astre glacé joue à travers le léger feuillage des eucalyptus. Des couples qui ne projettent qu’une seule ombre passent sous leur mystère ; tandis que le monument de bronze du général, impérieux et cocasse sur son socle de granit, dresse une silhouette enlinceulée parmi la clarté cendrée des parterres de fleurs.

En face, une grande baie éblouissante s’ouvre dans une paroi noire, l’église de la Tercera, papillotante de lumières. A l’intérieur, on aperçoit tout un peuple qui s’incline, toute une confusion agenouillée. Les murs, les faux piliers, étalent une richesse disparate d’ors, d’ex-voto, de chamarrures. Elle est, du reste, aussi belle qu’ancienne, cette vaste chapelle, et porte encore intacts sur ses vantaux, sur ses autels de bois sculpté, la griffe archaïque, le très somptueux et très pur cachet que les Espagnols lui imprimèrent. Ce soir, le maître-autel n’est plus qu’un brasier, et, dans la coulée de lueurs qui en rayonne, qui vient laver le trottoir, d’autres ombres s’érigent au dehors, sépulcrales, massées, d’autres pâleurs de vierges au fond des mantilles. Un signe de croix tombé de la chaire passe en onde électrique sur tous les fronts, les baigne de ravissement et de joie. « On croit en Dieu, dit un de mes voisins, quand on en voit les anges. »

Comme c’est jour ou plutôt soir de fête, — l’une des innombrables solennités religieuses du calendrier colombien, — un peu d’animation persiste quand même, dans le faubourg où, fidèle encore à l’échoppe empuantie, l’humble peuple se presse, avide des paradis à bon marché que promet l’alcool. Plus loin, il est vrai, sur le chemin de la Savane, balayé d’une clarté de neige, des groupes s’en reviennent de promenade, avec des brassées de fleurs. Pas d’exubérante joie, pas de vociférations chez ceux-ci, mais un air d’allégresse honnête et douce qui vient de la saine, de la maternelle campagne respirée. Ils marchent en rangs lestes, tenant toute la route, suivis de leurs ombres dansantes et précédés du musicien qui les mène en grattant sa guitare comme un ménétrier beauceron.

Et, enfin, revenant sur mes pas, très tard, le long de la rue Royale qui s’endort une fois de plus depuis trois siècles dans le même linceul de paix et d’ombre grave qu’au temps de Quesada, je côtoie des toilettes blanches et des gentlemen noirs qui se rendent au bal. Je croise même, qui le croirait ? quelques noctambules. O modernisme, voilà bien de tes coups ! Car, que peuvent-ils bien faire sur cette place Bolivar, cœur désert de la ville, érigeant, sec et froid, le quadrilatère de ses toits sur le bleu astral ? Mais n’importe, les heures obscures passent. L’humidité ternit le rugueux pavé. En face, les deux tours de la Cathédrale profilent dans la hauteur, témoins éternels d’un rêve religieux, leur jumelle prière… On erre, de bout en bout, sous les Galeries, on regarde les pâles éclats de la lune glisser entre les colonnades du Capitule, qui serait un monument imposant, s’il était achevé. Les baies de lumière polaire s’allongent en arceaux d’aqueduc sur le grand perron de marches ; on écoute, dans la tranquillité de sépulcre le sifflet des gardiens de nuit postés à l’angle des rues et qui se répète à l’infini en s’affaiblissent comme le cri de la sentinelle. Cependant, au-dessus de la cathédrale, la masse d’ombre des Andes s’étage, s’arrondit avec son incomparable charme, que caressent par places des reflets atténués, ces transparences bleuâtres chères aux peintres des fjords ; tandis que, debout et seul au milieu de la place vide, dans un petit square carré, la forme hiératique du Libérateur, qu’un socle massif hausse entre deux arbres, semble veiller, comme le Palladium antique, sur le sommeil de sa bonne ville.

Puis, je rentre moi-même, par la traînée d’argent de la rue Florian, laissant, dans le cruel bleu nocturne, la Croix du Sud incliner, plus fraternels, plus significatifs sur cette terre croyante, les stigmates d’or de sa silhouette divine.

Après quelques excursions dans le Bogota moderne, c’est le domaine de son passé, l’indécis rayonnement de sa légende qui vous sollicite encore le plus tenacement. Plus jeune d’histoire que la nôtre, cette terre des Andes est déjà riche, cependant, d’épisodes et de sujets tragiques. Fréquemment, en levant les yeux, on s’arrête, au hasard des pas, sous quelqu’un de ces plafonds qui en sont les restes un peu tristes, un peu ternis par la patine des siècles, legs et vestiges des conquérans passés, — tous, d’un dessin et d’une élégance assez pareils, boiseries anciennes, à fond blanc, à croix, rosaces et entrelacs d’or ; que ce soit au Banco Nacional, à la poste, à la délicieuse chapelle du Sagrario, concrétisant, ces témoins d’art, perpétuant quelque chose, laissé là, de l’âme de la noble Espagne, un parfum de Castille dont ces vieilles salles n’ont pu se déprendre.

Encore avant eux, je le sais, il y a cet attirant mystère, mais quoi ? presque indéchiffrable à présent, de l’Amérique antérieure, de ces âges silencieux qui s’écoulèrent avant 1492, dont rien d’écrit, dont rien de bâti n’a survécu. Pourtant ils furent, ils fleurirent, les peuples pullulans qui couvraient, dix fois plus nombreux, un sol encore plus doré qu’aujourd’hui. Quels rêves roulèrent-ils avant de descendre ainsi tout entiers dans l’irrémédiable cendre ? Que pensaient, que croyaient les maîtres de cette glèbe heureuse, avant de l’abandonner à la rapacité des vainqueurs ? Ah ! sans doute, dans le moment de disparaître, ils implorèrent une dernière fois leurs dieux, et de la malédiction qu’ils jetèrent devait germer à deux siècles de portée la semence de révolte et d’expiation, continuée, quelques-uns pensent, dans les vicissitudes de l’Espagne, — disons seulement dans les déchiremens de cette Amérique moderne qui s’entr’égorge sur leurs tombeaux.

Depuis, un grand oubli est tombé sur eux. Le peu qu’ils nous avaient légué a été détruit par un fanatisme indigne de la victoire. Et les musées mêmes, libres cimetières où les triomphateurs s’offrent le luxe généreux d’immortaliser les vaincus anéantis, les musées, ici, ne nous disent presque rien de ces disparus. Une promenade à travers celui de Bogota a pris rang parmi mes pires déceptions. Là, pouvais-je penser du moins, un coin du voile formidable aura été soulevé. Quelle illusion ! Décidément, ils sont bien anéantis à jamais, les fils éphémères des Zipas. Deux ou trois reliques seulement frappent le regard, mais modernes, celles-là, le lit de Bolivar, en acajou Empire assez rococo ; en revanche, autrement évocateur sous sa cloche de verre, un drapeau qui vaut presque un symbole, lui, quand on songe à tout ce qu’il promena sous ses plis : l’étendard authentique de Pizarre, de soie blanche un peu rouillée par le temps, mais d’une élégance exquise et cruelle avec ses croix brochées et ses fleurons d’or.

Et c’est tout. Une indigence presque incroyable d’antiquités aborigènes ; quelques poteries insignifiantes ; pas un document sur les Muyscas eux-mêmes, bien finis, bien effacés à jamais du sol qui les vit naître. On m’avait conseillé cependant une excursion à une lagune célèbre, désertée aujourd’hui, où se déroulèrent autrefois les rites fastueux de leur puissance.

Le jour de son couronnement, tout le peuple de Cundinamarca, les deux millions d’Indiens qui y vivaient, se réunissaient autour du Cacique suprême, de l’Empereur, sur les bords de ce lac de Guatavita, là-bas, là-haut, dans les montagnes, derrière la Savane. Au milieu d’eux, le monarque se dévêtait ; puis, enduit, par tout le corps, d’une mince couche de miel, il se roulait dans de la poudre d’or. De la sorte, il apparaissait à sa nation idole étincelante. Mais des barques sacrées l’attendaient. Escorté de tous ses proches, des dignitaires de sa maison, il gagnait le centre du lac, il s’arrêtait à nouveau. Et, après avoir attendu que la nappe fût calme, se penchant, il adorait dans les eaux le Soleil. À ce maître du monde, il offrait, il jetait à pleines mains, libation splendide, tout l’or de ses coffres, ses joyaux, la pluie verdoyante des émeraudes. Enfin, se plongeant lui-même, il abandonnait dans les ondes son paillettement magnifique pour ressortir tout nu, déchu, homme comme nous tous. Ainsi, s’étant humilié devant le Dieu qui l’avait reconnu, qui avait accepté son hommage, il apparaissait consacré comme son fils même, héritier du prestige divin. De là naquit en partie cette légende de l’Eldorado, ruine de tant de conquistadors, de Quesada le premier, qui, prenant le Pirée pour un nom d’homme, s’en allèrent poursuivre jusque chez les Omaguas, sur les rives de l’Amazone, ce rêve insaisissable, un royaume fabuleux gouverné par le Roi Doré.

La conclusion de la légende appartient à notre siècle. Une compagnie américaine s’était formée pour assécher ce lac de Guatavita. Mais, inaccessible, inépuisable, la profondeur magique conserva ses trésors, comme Vigo avait gardé les siens.

Il n’est pas jusqu’au souvenir qu’on donne aux abolis qui n’appelle, à son tour, celui de leurs oppresseurs. Je ne serais pas étonné si les ombres de Fredermann ou de Luis de Lugo, Adelantado du Nouveau-Royaume, revenaient se promener, par les nuits bien sombres, devant le portail de San Francisco ou sur la hauteur de Monserrate. Car c’est un des traits particuliers de ces réminiscences qu’en accordant sa pitié aux vaincus, l’on ne puisse s’empêcher d’admirer le panache de ces horribles et héroïques conquérans.

Hier, j’étais entré dans la cathédrale ; et là, debout sous la lueur qui tombait des vitraux, moitié conscient et moitié rêvant, comme Washington Irving devant le manuscrit de l’abbaye de Westminster, je faisais comparaître leurs âmes errantes encore sous ces voûtes claires. Je voyais, fantômes silencieux entre les piliers, s’arrêter, comme il y a quatre siècles, tous ceux qui, sur ces dalles, avaient agenouillé leurs armures ; tous, ceux de la conquête et ceux de la grande ruée, ceux qui maniaient l’épée et ceux qui remuaient l’or, les Venero de Leyra, les Diaz de Armendaris, les d’Ezpeleta, les Manuel de Guirrior ; et le vice-roi-évêque, souverain à crosse et à mitre ; et les rudes chercheurs de métal, les vrais vautours des Andes, les Juan de Cespedes, les Alfonso de Herrera, les José d’Elhuyar, qui, à la poursuite d’un pays merveilleux, avaient découvert le Sinù, la Sierra Nevada, le Choco, l’Antioquia. Et tous ressuscitaient ces ères de croisade et d’épopée, ces temps picaresques de l’Audience Royale et de la Présidence, où Bogota recevait du roi d’Espagne le titre de ciudad muy noble y muy leal. Et la plupart, pourtant, baissaient la tête, comme si le sang versé pour cette Golconde eût crié contre eux. Ils avouaient toutes les rapines, ordonnées ou contresignées par eux, qu’avait permises cette organisation coloniale du Gouvernement général des Indes, avec ses deux secrétariats du Pérou et de la Nouvelle-Espagne, le premier embrassant une juridiction qui s’étendait de Panama à Buenos-Ayres. Ils avouaient tout ce qui avait pu se passer à l’ombre de cette division des colonies en Provinces Majeures et Provinces Mineures, vice-royautés et capitaineries générales, dont les intérimats aux mains des premiers venus furent un tel fléau que les rois d’Espagne durent, en même temps que les gouverneurs, nommer, par lettres de « provision » cachetées, leurs successeurs. Ils convenaient de l’éternelle impuissance du Conseil des Indes à en réprimer les abus. Ils prenaient leur part des exactions et des crimes sans nom dont se souilla le régime des encomenderos, ces colons à qui étaient dévolus en propriété les villes comme les champs, les habitans et les terroirs. Ils la prenaient aussi de ces comédies qui s’appelèrent les « jugemens de résidence, » juicios de residencia, enquêtes locales devant quoi les gouverneurs devaient rendre compte et qui ne laissèrent jamais apparaître que les collusions les plus éhontées entre enquêteurs et assignés. Ils reconnaissaient la pesanteur du joug de cette mère patrie interdisant « sous les peines les plus sévères, dit Pereira, de planter des vignes, des oliviers, du chanvre et autres plantes industrielles de la Péninsule ; » refusant, par la plume de Charles IV, « la permission de fonder une Université à Mérida, sous prétexte que l’instruction ne convenait point aux Américains ; » et en sanctionnant, en effet, l’interdiction jusqu’à punir de mort la lecture de l’Histoire d’Amérique de Robertson ; tandis que, parallèlement, le commerce des colonies était le monopole, ou presque, de la Casa de Contratacion de Séville, et que la vénalité des officiers aux Indes ne laissait d’autre alternative que la concussion à leurs acquéreurs et que la spoliation aux administrés.

Comme les Indiens, qu’ils exterminaient au travail des mines, ces thésauriseurs insatiables ont passé. Les Adelantados et les Visiteurs Royaux sont allés se confondre dans la même poussière. De loin en loin, en parcourant leur ancien empire, on retrouve encore quelques ouvrages qui parlent de leur grandeur : un pont, un fragment de route à peu près conservé. A Bogota même, où cette solide cathédrale, victorieuse des convulsions terrestres, est sortie de leurs mains, on vous montre quelques parties de la somptueuse demeure habitée par les vice-rois de la Nouvelle-Grenade ; mais leur souvenir reste maudit. On les appelle des Titans, mais on voue leur mémoire à la haine des bambins qui vont à l’école, de ces générations en herbe qui sont pourtant leurs filles.

Déjeuné ce matin dans un cadre de luxe tout à fait parisien, chez l’une des personnalités les plus distinguées et les plus riches du parti libéral, de ce parti qui aspire présentement au pouvoir « comme Jésus sur la croix après le ciel. » Des considérations de politique comparée ont fait à peu près tous les frais de cette conversation. L’approche des élections présidentielles, certaines rumeurs, du reste presque permanentes, de révolution, la corsaient d’un piquant d’actualité.

En fait, ces discussions de personnes et de programmes, ces subtiles questions de nuances, nullement inflexibles du reste, susceptibles de tempéramens selon les convenances personnelles, absorbent le plus clair du temps et des forces combatives des Sud-Américains. Peut-être en souhaiterait-on un plus positif emploi. Glisser le terrible mot de « politique » entre deux lambeaux négligens de phrase, c’est frotter un paquet d’allumettes ; c’est risquer quelque explosion. Il n’y a plus d’indifférens : les plus froids s’exaltent, les moutons deviennent enragés. Et les femmes s’en mêlent, les jolies têtes légères promptes à se passionner. On affronte avec surprise, — qui s’en douterait ? — des lutteuses irréductibles, d’adorables intransigeances. Heureux peuple, qui a encore la foi ! En France, où cette même passion du forum est reléguée de plus en plus au rang des plaisanteries de pire aloi, où les parades des tréteaux parlementaires n’arrêtent plus le passant, on s’expliquerait mal le goût que les combattans apportent à ces joutes, si l’on ne savait que sur la question, — philosophique, admettons-le, — de bien-être général, se greffe, le plus souvent, une préoccupation d’intérêt personnel fort étroit. En temps de révolution, un citoyen sans opinion joue le rôle du doigt entre l’arbre et l’écorce. Personne ne le défendant, il sert de proie aux deux partis. Puis, comme les salaires des emplois commerciaux sont généralement dérisoires, il est naturel que le besoin fasse briguer les destinos plus rémunérateurs du gouvernement. En somme, les sauterelles administratives qui s’abattent sur le budget grenadin n’ont point les mandibules moins exigeantes ni moins actives que celles d’outre-Atlantique.

De là ces assauts vers le pouvoir où se rue périodiquement la foule des inassouvis. Depuis 1820, la Colombie n’a pas souffert moins de soixante-seize révolutions ou tentatives de révolution. Pendant ce même laps de temps, le pays n’a jamais passé plus de huit ans sans émeute. La plus longue période de paix civile s’est écoulée entre 1886 et 1895. Voilà qui laisse encore loin en arrière les chiffres établis par la France.

Est-on bien toujours équitable, d’ailleurs, pour ces peuples au berceau ? Ce sont de grands enfans qui, chacun à son tour, — voyez le Mexique, le Chili, — feront des hommes. Pour l’instant, il est entendu que la critique en est aisée, trop aisée. Pour moi, je préfère étendre à tous ces embryons d’Etats le beau cri de guerre et de progrès de la grande terre océanienne ; l’Advance Australia ! répété hier encore par la Rhodesia. Ne viendra-t-il pas, le vrai libérateur, n’éveillera-t-il pas enfin cette Nouvelle-Grenade qu’on aime malgré ses défaillances et ses travers, le Porfirio Diaz qui lui criera, à elle aussi : Allons, Colombie !

Car voilà ce qui lui manque le plus, à ce pays si merveilleusement doté, outillé par la nature : le bon tyran. Ce système du pouvoir personnel n’est tolérable que sous réserve d’une direction non moins éclairée que forte et qui compense par le prestige à l’extérieur la réglementation souvent serrée, sinon opprimante, des libertés civiques. En regard du dictateur intelligent qui s’est rencontré à Santiago et à Mexico, que de Celmans, de Francias, de Crespos ! Et, pour qui s’inquiète moins des mots que des réalités, quel despotisme, bon ou mauvais, quel véritable césarisme, donnant en fait, à M. Diaz et à M. Crespo, une omnipotence identique à celle dont leurs propres administrés ne manquent point de plaindre éloquemment les sujets du tsar ! C’est, par une ironie singulière et mélancolique, le terme de République couvrant précisément l’antithèse de toutes les données républicaines, quelque chose de nouveau et de très vieux tout à la fois, la discipline barbare et féconde, selon les cas, de l’Empire électif. Par l’aléa qui domine la loterie présidentielle, il n’est point impossible d’y voir une régression, non seulement sur la monarchie constitutionnelle, mais même sur la monarchie de droit divin. En fait, un tel régime rappelle assez bien le temps, avant Austerlitz, où nos écus français laissaient lire à l’avers : « Napoléon empereur, » et au revers : « République française. » Et la chose, du reste, a été publiquement exprimée. Le spirituel ministre de France me citait l’autre jour ce mot entendu par lui, naguère, en pleine Chambre chilienne. C’était avant la chute de don Pedro : « Messieurs, disait l’orateur, il n’y a dans le Sud-Amérique que deux pays qui vaillent d’être nommés, l’Empire du Chili et la République du Brésil. »

Quoiqu’il en soit, les Colombiens paraissent sincèrement attachés à cette forme de République. Je les soupçonne de tenir surtout à l’étiquette, au nom, qui se confond pour eux avec des idées de progrès, avec une conception vague de gouvernement moderne. Les visées à la Warwick qu’on a prêtées à Bolivar sont mortes avec lui. Et l’on montre même ici la fenêtre par où son ami Ospina le fit s’évader, le pont sous lequel il se réfugia pour éviter de mourir avec elles.

Je me représente à peine la stupeur, l’indignation, le haro populaire, les dénonciations de coup d’Etat qui accueilleraient chez nous un Président décidé à révéler un peu sa personnalité. Ici, tout est soumis à la volonté ou au veto de ce magistrat suprême. Tout s’élabore dans son cabinet, à l’ombre de son pouvoir discrétionnaire. Il gère à sa guise les deniers publics, n’en devant compte à personne ; il dispose, de prérogatives qui feraient hurler les plus conservateurs de la conservatrice Allemagne. Enfin, il se soucie assez peu du Congrès, sorte de grand conseil municipal de la Colombie, qui se réunit six mois tous les deux ans pour opiner généralement du bonnet à tout ce que lui soumet un Conseil des ministres bien stylé.

Il apparaît fort peu, du reste, le Président, M. Caro[2]. Il ne sort presque jamais de son palais San Carlos. On le dit abstrait volontiers en des rêves virgiliens. J’ai lu de ses vers qui s’alignent avec la facilité brillante, abondante et non sans grâce des Sud-Américains. Et voilà comment un peuple littéraire a choisi un poète pour pilote de ses destinées !

Quant à la différence essentielle entre les deux principaux groupemens politiques, conservateurs-gouvernementaux et libéraux-opposans, elle ne repose guère en somme que sur une conception divergente, — moderne encore, — des rapports entre l’Eglise et l’Etat. Mon interlocuteur de ce matin me priait en outre très vivement de croire que, si les seconds reconquéraient jamais le pouvoir, ils n’auraient rien de plus cher que les intérêts miniers, de plus pressé que les détaxes douanières, de plus à honneur qu’un bon arrangement au sujet de certaines vieilles dettes nationales oubliées avec tant de désinvolture par ces damnés conservateurs. Hélas ! ce n’est point seulement chez Figaro qu’on rase gratis… demain !

Il est permis, en tous cas, de rapporter ici la phrase presque divinatrice, je le crains, de Chateaubriand : « Selon moi, les colonies espagnoles auraient beaucoup gagné à se former en monarchies constitutionnelles. La monarchie représentative est, à mon avis, un gouvernement fort supérieur au gouvernement républicain, parce qu’il détruit les prétentions individuelles au pouvoir exécutif et qu’il réunit l’ordre et la liberté. » Libertad y orden, voilà justement la devise inscrite au-dessus de l’écusson colombien. L’unanimité des désirs prouve combien l’on est d’accord sur le but. Malheureusement, c’est sur les moyens qu’on diffère. Puisse l’avenir, je le souhaite sincèrement, rétorquer la forte pensée du grand écrivain !


Au rebours de beaucoup de voyageurs, j’ai toujours pensé que l’intérêt offert par une nationalité réside beaucoup moins dans son aristocratie, où les manières, les conventions, l’hypocrisie mondaine émoussent l’originalité, font l’acteur humain impersonnel et quelconque, que dans son vrai peuple, prime-sautier et naturel, réserve inépuisable du génie des races. Le peuple de cette terre, je m’y mêlerai certainement beaucoup pendant le reste de mon voyage ; et, quant à la gentry, je voudrais retenir d’elle surtout l’impression que m’ont laissée ses femmes.

Ici, la jeune fille offre de bonne heure une petite personnalité très accusée. Elle est volontiers spirituelle et elle est jolie. Elle franchit plus vite l’âge ingrat, l’époque de transition où ses jeunes sœurs outre-atlantiques présentent de si longs bras, des mains si rouges, des toilettes à peine équarries platement accrochées à une anatomie déplorable. D’enfant jusqu’à douze ou treize ans, elle se réveille un beau matin maîtresse de maison, avec, du coup, l’aplomb et l’aisance nécessaires à son rôle. Elle régnera déjà aux Eight o’clock, entre les coupes de confitures et la chocolatière nationales. Sans doute, par compensation, devenue très vite épouse et mère, se regrettera-t-elle de meilleure heure. Mais on peut mettre bien des grâces dans l’art de renoncer ! Les cheveux blancs ont aussi leur charme !

Et, comme elle est, avec cela, gentiment campée, élégante souvent, cette jeune fille, elle sait encore s’imposer par ce côté « poupée » qui a peut-être, — Dieu ou le diable ne l’ignorent pas, — autant de poids que la beauté dans l’empire d’une femme. La seule crainte que je formulerais serait peut-être justement de la voir céder elle aussi, à un modernisme de costume disparate dans ce cadre de Bogota, si particulier, d’une gravité sentimentale et catholique si spéciales. En somme, et quoi que puisse décréter la tyrannie de la mode, le costume le plus seyant pour la Sud-Américaine, le mieux harmonisé avec ce milieu de passion et de foi, restera sûrement toujours la mantille.

Je ne souhaite point de voir les Bogotanes perdre, par un esprit d’imitation insuffisamment critique, leur distinction personnelle et charmante. Rêvent-elles de toutes les cangues, de tous les martyres stoïquement affrontés, à quoi nos grands tailleurs, dans leur préoccupation exclusive de réaliser une silhouette factice, soumettent sans appel de pauvres corps par avance résignés à tout ? En vérité, leur esthétique mérite mieux ; et, de même que les délices de l’enfer parisien les lasseraient vite, nul cadre jamais ne les mettra mieux en valeur que celui, tout simple, tout immédiat, du home, de la casa où je les voyais hier encore, aux bougies, alertes, brillantes, sautant d’un quatuor de tiple à l’Érard toujours ouvert, de la valse du jour Sobre las olas au dernier opéra de Salvayre, à la dernière pavane de Saint-Saëns. Ou bien tout simplement elles causaient, comme elles causent toutes, de la voix, du geste, du regard, du corps entier, joli babil d’oiseaux dans une cage dorée. Quand elles se reposent, elles trouvent naturellement cette attitude un peu lasse, un peu éplorée, que les peintres espagnols se sont bornés à copier dans la pensive soumission de leurs Vierges ; et encore et toujours, ce sont ces traits attachans, l’ovale un peu allongé du visage, la bouche rêveuse et petite, les yeux humides sous de longs cils baissés qui se relèvent d’un mouvement immense et doux. En les regardant, je me rappelle ces trois inimitables choses qu’on voit au musée de Bruxelles : les portraits des trois filles de Charles-Quint par Coëllo.

Est-ce influence ambiante, inhérente à la terre d’Amérique ; est-ce le corollaire logique de cet esprit d’émancipation, de cet effort vers l’enfantement de l’avenir qui fait vibrer, d’un pôle à l’autre, le Nouveau Continent ? Il m’a semblé retrouver chez la jeune Bogotane quelques-uns des traits que M. P. Bourget, dans Outre-Mer, relève en sa cousine à la mode de New York ou de Baltimore. D’abord elle est, en somme, maîtresse absolue, inconditionnelle, de ses destinées, et ni père, ni frère, ni mère, ni tuteur ne la contrarieront jamais dans ses élections irrévocables. Puis, — conséquence même de son affirmation précoce, au sein de sa famille tout aimante, — elle rencontrera une docilité condescendante à ses jeunes vouloirs, à ses fantaisies. L’éducation qu’elle aura reçue au Colegio de la Merced ou à la Enseñanza ne l’aura point jetée dans l’aversion mystique du monde, ni dans l’inquiétude de ses perverses dissimulations. Elevée dans l’attente paisible et sûre d’une union où son cœur seul sera écouté, elle ne participera point aux émotions troublantes, mais non plus aux déceptions du mariage européen ; et ses traits sans impatience diront assez qu’elle se repose de l’avenir sur le présent, certaine de goûter à son tour les courtes heures divines que la vie dispense. Enfin, avec le mariage, elle trouvera, non une sujétion nouvelle, parfois plus dure, succédant à celle du foyer paternel, mais, du moins très souvent, un milieu espéré, préparé, de confiance réciproque, où les droits de l’épouse seront pesés dans la même balance que les devoirs du mari. Au surplus, il semble qu’en ce stade définitif de leur existence, les Colombiennes se montrent dignes de leur bonheur. La mauvaise fortune, pierre de touche de tant de dévouemens, les trouve inébranlablement fidèles à l’étoile choisie. Et, quant au « mur de la vie privée, » il est assez haut et épais pour dérober totalement aux regards des tiers ce squelette que, selon l’expression anglaise, chaque famille cache dans son armoire.

Et puis surtout, je le répète, il y a cette liberté intense du désir vers ce qui semble beau, juste et bon, ces franchises du cœur qui ne s’embarrassent pas des questions de fortune, de situation, qui comptent pour rien, ou presque, la dot, les revenus, les « espérances, » toutes les spéculations plus ou moins avouables qui servent trop souvent de base, en Europe, à nos desseins matrimoniaux. Qui sait si ce n’est pas encore là l’un des secrets du bonheur ? S’il n’y a pas un peu de chimère et de duperie dans notre culte, à nous autres, pour cet argent qui nous donne si peu et qui nous coûte tant ? Oui, je la trouve heureuse, je la déclare, avec un vrai plaisir, généreuse et noble, la société qui ne dédaigne point, dans notre ère et parmi notre positivisme, de sauver, en sa mesure, la mise de l’honneur : je lui sais gré de ne pas tout sacrifier au Moloch du siècle, de croire encore et malgré tout à une esthétique meilleure ; — et qui sait ? — de devancer son temps en pensant que l’homme se lassera du dernier supplice qu’il se soit conservé, de la dernière roue sur laquelle il s’attache, celle de la Fortune. Ici, l’on s’indignerait d’une alliance qui puiserait uniquement sa raison d’être dans la source impure de la richesse. Quelqu’un me citait le cas, vraiment incroyable pour le boulevard, d’une jolie personne pourvue d’un chiffre de rentes fort élevé et qui ne parvient pas à se marier, justement par l’excès de ses ressources, aucun des jeunes gens qui pourraient y prétendre n’acceptant de paraître céder à un mobile intéressé.

Dans un autre ordre d’idées, il était intéressant de se demander quelle forme particulière et quel degré d’art la Colombienne est susceptible de s’assimiler. Fréquemment, en effet, chez une femme très intelligente, on est tout surpris de rencontrer une tranquillité, une demi-indifférence presque fâcheuse à telle œuvre d’art qui nous émeut, nous autres hommes, jusqu’à l’exclamation. Est-ce manque pur et simple de perception suffisante ? Ou bien sérénité de l’inspiratrice de tout art, daignant agréer l’hommage, quoique imparfait ?

Comme je priais une Bogotane de me dire pourquoi la grâce colombienne n’avait pas provoqué autour d’elle une plus vive floraison d’art, n’avait pas déterminé la vocation de plus de sculpteurs, de peintres, mon interlocutrice eut cette jolie réponse : « Si la copie n’avait pas valu l’original, elle l’eût fait regretter ; et alors, à quoi bon ? Si elle l’avait égalé, elle ne nous eût rien appris que nous ne connaissions déjà. Si elle l’avait surpassé, personne n’en eût voulu convenir. » — Sans doute, Madame ; mais vous ne parliez que pour le présent ; et le passé, qui le perpétuera ? Qui fixera l’ombre pensive de vos boucles noires pour la contemplation de vos petits-enfans ? Quoi que vous en infériez, il n’y a, pour ainsi dire, en cette ville, ni toile de maître, ni statue de prix, et je le regrette. Le goût du logis s’est tourné plutôt vers le confortable. C’est Balzac qui dit : « Le luxe est, en France, l’expression de l’homme, la reproduction de ses idées, de sa poésie spéciale ; il peint le caractère. » A Bogota, il s’en faut que les nuances en soient aussi révélatrices. On trouverait peut-être, d’ailleurs, à ce peu de développement de l’esprit esthétique, une raison plus simple et lointaine, l’ignorance profonde et l’absence presque totale de culture, de curiosité intellectuelle dans laquelle les Espagnols ont longtemps laissé sommeiller ce peuple. Il convient aussi d’ajouter que la Colombie ne fut jamais, comme le Mexique, la fille bien-aimée de la Péninsule.

Quelques raisons qui aient pesé sur les destinées artistiques des jeunes Colombiens, c’est vers la littérature, plus communément accessible, moins apparemment laborieuse, moins coûteuse comme matière première, que leurs aspirations s’orientent de préférence. Le résultat demeure des plus honorables. On tire de belles éditions à Bogota. Et le contenu tient fréquemment les promesses de la forme. Tout guitariste est doublé d’un poète et tout arriero d’un guitariste. Sans doute je ne vais point jusqu’à dire que tout arriero se fasse éditer chez Camacho Roldan ; mais il est bien peu de cachacos au moins qui, se sentant quelque bleu à l’âme, quelque œil noir en perspective et quelques rimes au bout des doigts n’aient rempli de leurs sonnets, de leurs stances ou de leurs acrostiches une ou deux colonnes du Correo National, de l’Autonomista ou du Repertorio Colombiano. Quant aux romans, qui commencent à former une petite bibliothèque, deux surtout m’ont paru savoureux : Blas Gil, par M. Marroquin[3] et une page d’amour aussi exquise que simple, histoire de Maria.


Quand on en a fini, ou à peu près, avec Bogota, il reste à connaître la Savane. Quand on a arpenté celle-ci, il reste à voir les grandes curiosités naturelles des environs, les mines de sel de Zipaquira, le pont de Pandi, et le salto de Tequendamn.

La Savane, — Sabana, — cette royale plaine suspendue dont Bogota occupe la lisière orientale, est plate absolument comme l’était la fertilisante mare tertiaire qui l’a formée. Deux voies ferrées, d’une quarantaine de kilomètres chacune, permettent d’en toucher rapidement deux des bords, à Zipaquira et à Facatativa. Les Indiens racontaient qu’au temps des amours de la Lune avec le Soleil, la pâle capricieuse, un jour, se réveilla jalouse. Sur quelle Léda stellaire le maître des mondes avait-il jeté son dévolu ? Prétendait-il, à travers les abîmes, aux sourires de Céphée ; madrigalisait-il avec Cassiopée ? Nul ne le sait, comme de juste, mais remarquons au passage ce parallélisme avec les vieux contes dorés de la Hellade, les fureurs de Junon et les fredaines de Zeus. Alternativement, donc, la Lune se rongeait de dépit et se reprenait à l’espérance. Mais le premier, à la fin, l’emporta. Sans prises sur son omnipotent époux, elle fit, dans un accès de vengeance, mourir d’un seul coup, par une inondation formidable, tous les fils de celui-ci, les Hommes. Et ce furent les jours du Grand Lac, quand la brise roulait, de l’actuelle Suesca à l’actuelle Soacha, les vagues maudites et furieuses. Enfin, prise de remords sans doute, la persécutrice se calma ; et il vint sur les eaux un génie, un demi-dieu nommé Bochica, qui, d’un coup de pied, renversa la barrière des Andes et, de la mer de larmes de jadis, fit la mer de moissons d’aujourd’hui.

Cette Savane, en effet, permet seule l’existence de Bogota ; c’est elle qui l’alimente et la fait vivre. Et, par retour, la plaine tire sa raison d’être et sa richesse de l’extrême cherté des vivres dans la capitale colombienne. Un chemin de fer vers la côte la ruinerait. Ainsi, elle forme une zone de cultures européennes à part, exilée sur ce plateau de la Cordillère, au milieu des steppes chauds d’alentour. Peut-être y pourrait-on voir la figure d’une coupe au fond de laquelle une perle serait restée.

De la sorte, Bogota apparaît comme une ville unique, vivant d’une vie toute spéciale et retirée du monde, portant avec soi, dans cette aire des nuages, ses ressources, sa civilisation, son génie et ses rêves. On dirait qu’un démon de la montagne l’offre, sur la main, comme une ville votive, au dieu des espaces. Devant soi, elle peut prolonger ses mirages sur la grande nappe du désert, à laquelle l’aube et le crépuscule, dans les gammes de leurs teintes, donnent des illusions d’eaux changeantes. Derrière, la vue se heurte à l’altitude sombre où le monde connu finit. Tellement qu’on la croirait ainsi adossée à une falaise et regardant la mer.

Plus loin, sans doute, plus loin que cette barrière, et en contre-bas, c’est le seuil d’un autre monde ; c’est, dans le réveil de la royale nature, dans l’exubérance retrouvée du soleil, le commencement des llanos, les immenses pâturages aux peuplades de troupeaux, l’Océan de verdures qui s’en va, d’une seule pente, douce, continue, presque infinie, jusqu’aux bouches de l’Amazone, jusqu’aux rivages de la mer Atlantique. Mais rien ici, vraiment, pour qui y serait né, pour qui n’en aurait jamais émigré, rien dans cette nuance morne de la lumière, dans cette dentelure fabuleuse des monts et des nuages, dans cette tristesse pesante des grands horizons plats, ne laisserait supposer qu’à quelques lieues, à peine franchis les bords de cette coupe dont le fond nous supporte, la terre redevient si généreuse, l’Equateur, se ressaisissant, fait germer la jeunesse, jaillir la sève éternelle. Aussi ai-je accepté, avec une vraie joie anticipée des yeux, l’hospitalité d’un ami dans son vert cafetal d’Usatama, étendu à une journée de route sur les molles croupes des terres tempérées, tierras templadas, et dont le retour s’enchantera encore d’un crochet sur la fameuse chute de Tequendama.

C’est bien le petit jour sale, indécis, l’aube de faméliques tristement levée sur notre départ, qu’il faut pour recevoir de cette Savane toute son impression vraie, saisissante, d’immensité lugubre, de désolation sans détails et sans accent. Cette solitude grise, — où nul arbre, où presque nul homme ne se dresse, où, à des distances éperdues, se rangent seulement quelques maisonnettes rabougries, où, sur la nappe, cendrée là-bas, d’un vert fané ici, s’alignent à perte de vue les murs couleur de terre qui marquent les divisions des champs, — déconcerte pourtant la réflexion, avec son aspect si maigre, si lépreux : elle vaut des sommes folles ; cette herbe ravagée nourrit l’un des meilleurs bétails de la Colombie, et la pomme de terre, qui y reste, d’ailleurs, la plus succulente du monde entier, a poussé ses premiers tubercules entre ces mottes grises.

Avec la grande hacienda qui s’abrite dans le cul-de-sac du Vinculo, commencent subitement les rebords de la coupe, ces montagnes rudes, maussades, pelées, qui, depuis Bogota, n’ont presque point eu l’air de se rapprocher. Un agreste lacet encore, où, d’instant en instant, la nature devient plus parcimonieuse, plus grelottante ; une espèce de chaos où se multiplient les hauteurs sombres, les croupes bordées, dans les ravins, des derniers arbrisseaux rachitiques, avec de longues mousses laineuses s’effiloquant à leurs branches comme des chevelures verdâtres de nixes scalpées ; un ciel funèbre où le vent d’automne souffle continuellement, balaye les nuées blanches contre le sol, ou accourt on ne sait d’où avec des grondemens d’avalanche. Il fait froid, il fait mouillé. Au-dessus de chaque buisson, un petit flocon de ouate se forme, s’enlève ensuite jusqu’au plafond uniforme de nimbus dans lequel se perdent les parois des pics. Quelques sauterelles essaient bien encore de chanter, mais si grêles et faibles ! A peine un tout petit choc métallique comme sur un harmonica fêlé ! Et tous les escarpemens, tous les nouveaux étriers qui se découvrent indéfiniment à mesure que l’on arrive sur l’horizon supposé, évoquent déjà, par leur intense et spéciale mélancolie andine, la chaîne titanesque à laquelle ils se soudent, la Cordillère où dort dans l’air glacé le colosse, la dent de neige de ce Sumapaz dont le nom même traduit de façon saisissante le rêve éternel et l’éternelle impassibilité. Puis, brusquement, ce sol à son tour, malgré les chaos et les escarpemens, quelle piste d’enfant, quel joujou il parait, — quels acteurs d’un drame formidable il évoque encore, quand les regards vont instinctivement chercher dans l’Est l’autre passage, le terrible, donnant, à travers le Sumapaz lui-même, accès dans les llanos par le val de l’Humadea, ce sentier par lequel, en 1537, arrivèrent sur les hautes terres du Cundinamarca les conquistadors de Fredermann et que, depuis, n’ont jamais plus osé fouler d’autres cavaliers !

Mais la seconde ineffable, la récompense de tant de zigzags, de montées en spirales, c’est quand, au sommet, tout d’un coup, les cimes s’écartent, les obstacles s’effondrent, les lointains s : éclaircissent et que, par une gorge abrupte entr’ouverte sous les pas, on aperçoit, à mille mètres au fond d’elle, la plaine, le merveilleux llano de Fusagasuga, étendu, radieux, dans l’ensoleillement des zones tempérées. Un tel changement à vue tient du prodige ; l’on se penche hors des selles, vers l’anfractuosité béante où sourit, toute verte et si belle, la terre de Chanaan. Et quand, une demi-heure après et l’escalier en colimaçon lestement descendu, on se retrouve à son niveau, parmi les fuseaux des arbres, au milieu d’une végétation qui, de pas en pas, s’élance plus puissante, s’enroule plus touffue, tend ses lianes des branches au sol, en cordes de lyres, hausse les aloès bleus sur leur stipe de feuilles mortes ainsi que des palmiers, ouvre le parasol des fougères géantes en y recourbant une crosse au bout de chaque feuille, incline dans l’ombre lourde et vénéneuse de sa touffe la morbide clochette du datura, quelle détente, quelle gaieté à se baigner, comme dans une onde qui passe, au large bruissement des cigales ! Dans ce pays, deux heures de grimpée vous rendent l’Europe ; deux autres de descente vous plongent en pleine température saharienne. A mi-côte, c’est Nice ou l’Algérie.

Et maintenant, après l’arrivée et le repas aux lumières, devant les ténèbres de ces vallées inconnues, contre les murs blancs de cette rustique demeure tout étonnée de nous, nos fauteuils se balançaient, cadençant nos songeries. Ah ! la volupté du silence, quand les cigares rougeoient, qu’au ras des prés obscurs scintillent les zigzags des lucioles, que les cocuyos passent, à l’angle de la maison, dardant leurs deux points de phosphore ! Là-haut palpitent Argo, le Scorpion, la Petite Ourse. On ramasse dans un regard la Voie Lactée, le Chemin Saint-Jacques, comme l’appelaient nos pères, Orion, tout un embrasement d’étoiles. Sous les masses sombres des bosquets prochains halette le sommeil universel.


Et la féerique, la mille et deuxième nuit, comme dans le conte indien, berce, enveloppe encore le monde de ses ailes chauves. Emplie de nos regrets, ivre de nos frissons, elle aime, elle soupire, l’oublieuse ombre !

J’ai poussé mes volets dans la pastorale du matin. O sourire, tout à coup, ô lumineuse joie ! Et, en m’avançant sous la vérandah, surpris, féru de tout ce qu’il y avait hier soir au fond de ces ténèbres, une fois de plus je me demande : pourquoi essayer de traduire ? pourquoi se répéter ? Qu’ajouter à la description de ces aurores si invariablement mélodieuses, sinon quelques nuances dans l’état d’âme de leur spectateur ? Et encore, est-il bien sûr que les notations de voyage deviennent beaucoup plus tolérables quand elles mêlent beaucoup de ce multiple moi aux perspectives de la nature ? Enfin, quelques instans je suis demeuré là, sur ce balcon de bois, sans penser, les mains appuyées. Mais, insensiblement, il se dressait de mon engourdissement, le grand contrefort des Andes qui, juste en face, remplit l’horizon en s’abaissant dans l’éloignement de notre gauche. Une coulée de lumière baigne ses flancs un peu vaporeux, un peu fantomatiques encore. Elle les magnifie, elle les recule des ténèbres où, tardivement, nous demeurons plongés. On dirait un fond de scène sublime vu de la pénombre du parterre. Elle se précipite obliquement à nous vers ces contre-bas perdus où les dentelures de la grande chaîne s’affaissent contre le ciel ; et les deux collines qui nous enserrent latéralement font deux caps d’ombre sur son torrent.

Neutralisant un peu le recul, toutes les approches des cimes sont brisées, avec cette teinte profonde et sombre des forêts du Nord, tandis que les déclivités plus molles qui aboutissent à la plaine invisible ont revêtu le vert rajeuni des prairies. Les tons différens de ce vert marquent les qualités des pâturages. Des lignes blanches y sinuent, où l’on devine des chemins ; et les arbres isolés les sèment de grains bleus qui s’amoncellent et s’alignent le long des ruisseaux.

Enfin, çà et là, par d’infinies distances, une, deux autres haciendas s’aperçoivent, pareilles à des pigmens de craie, ramassées contre terre, là-bas, toutes seules, toutes perdues, sur le formidable versant. Une paix bénie emplit un tel horizon. Elle ne lasse point, la sérénité immobile des montagnes ! Et l’opportune sagesse qu’elles respirent, qu’elles conseillent, ces cimes doucement olympiennes : vivre en paix, jouir sans ambitions, aimer sans arrière-pensées ; apprendre du temps qui ne coûte rien, à goûter, non à dévorer l’existence ! L’on sent qu’on tournerait au fakir devant ce panorama éclairé d’une poésie si simple et si profonde. La terre peut finir là ; et Tibur, qui regarde la vallée, le fond bleu des sommets, dresse, sur l’air pâle, ses toits tuiles de bois. Heureux, qui, parmi ses rêves, devant le petit champ qui a nourri les siens, sait se contenter de la maison d’Horace !

Mais déjà frémissent l’éveil du travail, le lent brouhaha des bœufs passant accouplés, du majordome, une liste à la main, appelant sous la vérandah les métayers. Une animation confuse de chapeaux pointus allant et venant, oscillant sans hâte. A deux pas de l’habitation, s’élève la caféterie. Elle offre l’aspect rustique de quelque mas de notre Provence, aux fenêtres, aux portes ouvertes, avec le séchoir dans le grenier, la roue de la dépulpeuse qui tourne sourdement au rez-de-chaussée, et les travailleurs, sur la galerie élevée, dont les mains, toute la journée, trient et distillent dans les sacs le petit grésillement du café.

Je viens d’assister à la réception des péons ; je les ai vus, contens de leur destinée, tournant entre les doigts leur chapeau, présenter à leur maître, absent depuis dix-huit mois, les souriantes félicitations du retour, leur petit cadeau, si modestement offert, une poule, quelques œufs bien empaquetés, accompagnant le tout de bénédictions attendries pour mi amo ! J’ai vu, — me croira-t-on ? — les vieilles, les aïeules parmi ces paysannes, joindre, en s’agenouillant, leurs pauvres mains abîmées vers celui qui apparaît ici-bas comme l’intermédiaire entre le ciel et les humbles conditions de ce monde ; et j’ai vu aussi, ce maître, cet haciendado, obligé de détourner ses yeux qui ne pouvaient se défendre d’une imperceptible émotion, comme pour recommander là-haut ce petit peuple si aimant, si soumis, si filial, — on les appelle, même les plus âgés, même les plus âgées : Mi hijo, mon fils, mi hijita, ma petite fille ; — comme pour prendre à témoin le Dieu des maîtres et des serviteurs de ses bons efforts sur ce domaine terrestre.

Barbare comme eux, je l’avoue, devant ces touchans rappels des temps patriarcaux, je les aime d’une effusion fraternelle, ces paisibles Indiens, ces timides péons. De leurs aïeux de la conquête, ils n’ont du reste plus guère que cette hérédité de douceur native transmise au fond du sang, encore que bien appauvrie par les terribles saignées dont elle arrosa, sous le fer espagnol, la terre nourricière des Andes. Les chiffres, fournis par les conquérans eux-mêmes, font frémir. Les autochtones de race pure, qu’Acosta évalue à huit millions au début de la conquête, ne comptent plus aujourd’hui que pour 200 000, disséminés par petits groupes dans les halliers les plus farouches de la République. Quesada lui-même, après avoir conquis la Savane sur ses deux millions d’habitans, attestait, trente-neuf ans plus tard, n’y avoir plus rencontré que quelques tribus errantes et misérables. On peut tenir pour certain que, jusqu’en 1729, époque où Philippe V dut interdire le travail forcé des Indiens dans les mines, cette dépopulation effrayante de la Nouvelle-Grenade par les cruautés, un travail sans merci, les fusillades, les autodafés, l’indifférence des gouvernemens locaux aux épidémies, enfin, cette mise en coupe réglée des populations inoffensives comme jamais envahisseurs n’en rencontrèrent, passa en horreur ténébreuse les crimes les plus inexpiables de l’histoire.

On comprend que de pareils traitemens aient atteint leur but et fait perdre aux hoirs actuels les dieux, les traditions, la langue et jusqu’au souvenir de leurs malheureux pères. Ils ne sont plus que des paysans d’Amérique, sauf ceux qui, exempts de tout mélange comme les Motilones, les Orejones et les Guajiros, irréductibles au plus épais de leurs selves, ont déclaré une guerre au couteau, une guerre éternelle aux blancs et à leurs séductions. Les autres, ceux que j’ai sous les yeux, extrêmement métissés, portent les costumes que l’ironique civilisation leur imposa. Ils s’appellent Gutierrez, Espinosa, Vargas, comme les enfans et les bâtards mêmes des conquistadors. Leur type, bien connu, quoique modifié par les alliances, se retrouve encore, çà et là, presque intact et toujours caractéristique : la taille trapue, les cheveux plats et noirs et, chez ceux qui habitent les plateaux, un teint très blanc, coloré à mesure qu’on descend. De même, par une structure plus ramassée et plus solide, par les yeux bridés, les pommettes saillantes, plusieurs, restés fidèles au type ancestral, rappellent étonnamment les races jaunes. Et leurs filles assez fréquemment sont jolies. Quand elles ne rougissent pas en se cachant le visage, leurs yeux portent sur vous une grâce candide et claire. Sauvages fleurs des Andes, qui ne manqueraient pas de charme, sans l’innomable incurie corporelle qui forme, on pourrait presque le dire, le trait distinctif de la race.

Heureusement, la sympathie qu’ils inspirent ne se laisse point diminuer par ces détails. Et ils l’appellent, très certainement, par une sorte d’expression mystérieuse, inconsciente et plaintive, répandue en général sur leurs traits, par le voilé même de leur sourire. Ces mélopées qu’on surprend du reste rarement sur leurs lèvres, quel murmure au fond, quelle lamentation éternelle, reprise sous mille formes, sur des mètres divers, mais une et inextinguible ! Regrettent-ils, inconsciemment peut-être, à travers la nuit des légendes, leur assimilation, leur liberté perdue, les siècles évanouis où les marches de leur empire se miraient au rio Suarez, où Zipaquira était le Versailles doré des souverains muyscas ? Jusqu’aux petits enfans dont la gravité précoce, le sérieux imperturbable font un peu de peine : à cet âge-là, ils devraient se disputer et courir…

Ces mêmes sensations plutôt que réflexions me subjuguent à chaque pas pendant les promenades dans le vaste domaine de l’hacienda, sur nos bonnes mules passant partout, balayant les herbes de leurs longues queues flottantes. Tandis que nos silhouettes équestres défilent contre le fond vert pomme des cannes gigantesques, contre les larges fers de lance des bananiers, le majordome, en tête, se retourne à tout instant. Il dit les travaux et les gains des cultures. Il explique ; il étend le bras vers la gauche, et ce sont les riches seconds plans des prairies, des potreros qu’il désigne, tout embués de vapeurs dans le sommeil de la vallée, ou bien par ici, vers ces hauteurs ; — et son geste se perd sur la nappe inclinée des pastos poussés hauts et drus à la chaleur de la terre. On longe les feuillages ombellifères du manioc, les champs d’oignons aux javelots courts, puis, çà et là, un pâturage, un enclos où des chevaux en liberté viennent hennir à notre approche le long des barrières. Des jachères ensuite, où le sol, abandonné à lui-même, se grise d’une débauche de végétations folles, d’une extravagance de broussailles. Le périmètre irrégulier du cafétal y pousse ses angles capricieux, ses saillans irréguliers ; alors, sur le moutonnement vert grisâtre des caféiers à hauteur d’homme, qui vous fouettent au passage de leurs brindilles surbaissées, de leurs grappes de cerises rouges, les guamos, qui les défendent des soleils trop furieux, arrondissent leurs frondaisons sombres et pommelées, tandis que, semées irrégulièrement au travers, des masses de grès et d’arkoses grises sortent de la terre comme de grosses cloches rongées de lichens, et nos étriers de cuivre les raclent successivement avec un bruit de chaudron.

Plus haut encore, c’est la zone des débroussemens, la glèbe de demain, où l’humus, écorché, apparaît gras et noir, derrière ses fronts d’abatis, ses chausse-trapes d’entrelacs et d’épines, parfois aussi derrière des monceaux de cendres et de larges espaces calcinés. A la limite, la vierge forêt, sombre, haineuse, défendue, se dresse, arrête ses fûts blanchâtres, ses grands arceaux de ténèbres, comme un cheval dompté qui se campe. Des équipes de péons s’agitent à mi-corps dans cette région indécise. Leurs demeures, ce sont les ranchos de terre battue qu’on découvre, en cherchant bien, enfouis sous les frondaisons. Tous, sur le passage de l’haciendado, sortent de leurs fagots ou de leurs intérieurs enfumés, se rangent, découverts, au bord du chemin. Chacun, interrogé, donne des nouvelles de sa belle canne pulpeuse, du café touffu qu’il a planté. Même ceux qui ont commis des peccadilles sont là pour recevoir, les yeux baissés, leur leçon.

Parmi les trois mille hectares que comprend cette ferme, il y a un site que j’affectionne particulièrement. C’est un petit plaleau, ras comme la main, au centre d’un unique paysage de montagnes : la Table d’Usatama. Mon cheval s’arrête presque de lui-même sur cet éperon pierreux, qui se dresse très abrupt et très élevé sur la magnificence de la plaine poussiéreuse de soleil, et que contemplent, relevées au loin, les dentelures méditatives de l’horizon. Autour de moi, sifflant sous mon chapeau, dans la crinière laineuse de ma bête, frémit la plainte incessante de la brise, emportant la graine floconneuse des hautes fleurs. Et il y a toujours en face, là-bas, sur l’autre pente de l’immense vallée, un détail exquis, un seul : cette chaumière qui fume, minuscule, avec une incroyable lenteur, exagérant encore le recul du panorama. Ah ! les heures que j’ai passées là, immobile, à regarder fumer cette petite tache grise, à écouter l’aboi indéfinissable de l’abîme !

Il s’y mêlait d’ailleurs les évocations puissantes de cette terre historique, gardienne encore des très rares souvenirs et des noms de l’ancienne domination indienne. Sur cette glèbe que je foule, sur cette même Table d’Usatama, le Muysca Saguanmachican, à la tête de 30 000 hommes, vint, peu avant la conquête, attaquer les Sutagaos et les réduire, eux et leur cacique, en servitude. Là-bas, sur la droite, derrière ce grand rameau des Cordillères, les Panches habitaient ce qui est aujourd’hui la Mesa et Tocaima. Et, parmi toute la grande mélancolie restée, écho des siècles disparus et des hommes, ce vent qui passe, qui passe continuellement, murmure, comme au temps où les roseaux parlaient : « Ici furent les marches du royaume des Zipas de Cundinamarca… »


Je n’avais point cependant oublié mon excursion au Tequendama, et, après quelques jours passés dans cet aimable Sans-Souci de l’Aguadita, je m’étais remis en selle. La route oblige à regagner d’abord la Savane, pour y enfiler la brèche ouverte dans ses barrières par le rio Bogota, dont cette cataracte fameuse constitue le dernier saut. C’est une bonne fortune que de dévaler au soleil couchant, et par un temps exceptionnellement clair, les versans intérieurs de la Coupe. De là, sous cet angle de surnaturelle lumière, qu’elle était magique, la plaine, — la plaine ! Elle s’ouvrait entre de longues pentes bleues, déjà assombries de hâtif crépuscule. Un halo de nuages floconneux, mais immobiles au-dessous de moi, faisait ressortir comme dans un nimbe l’éblouissement doré, ce grand incendie empreint de majesté biblique rayonnant sur un paysage muet et mort. Spectacle unique devant un amphithéâtre sans spectateurs ! Toute la Savane, unie comme une mer, rasée de rayons fauves, interrompus seulement par quelques îlots roux, quelques monticules étranges ; mille nuances à sa surface, raies violettes, raies vertes, raies d’ocre, se jouant, prolongeant leurs jeux et leurs décompositions ; et toutes sortes de chatoiemens, de reflets successifs avec des transparences d’eau… C’est le lac d’autrefois qui reprend sa magie, qui se donne l’illusion de revenir, d’étendre encore sa bigarrure à la dernière heure du jour. Un cap osseux, très estompé, tombe en chute roide comme sur un plateau de cristal. Et puis, tout au fond, dans la brume violet pâle, s’esquissent encore d’autres nébulosités, d’autres songes de montagnes…

Quelques instans après, la nuit tombait par grandes nappes d’ombre. Et ce qui prenait maintenant un caractère extraordinaire, fantastique, c’étaient ces tumulus chauves semés çà et là, sur chacun desquels veillait, persistait une lueur. Enfin, tous à la fois, ils sombraient parmi cet engloutissement de la terre, cette stupeur agrandie et tragique telle que j’aime à me la figurer répandue sur les plaines de Ninive…

Le lendemain matin, après une nuit noire et humide à l’auberge de Tierra Negra, j’avais regagné, dix kilomètres plus loin, le rio Bogota et une autre lisière des collines. Là, en effet, commence la brèche des géans ouverte, sinueuse, par la ruée des eaux. L’œil mesure curieusement ces grandes et fières assises de rochers, tapissées de plantes saxatiles, de touffes agrestes sur leur renflement menaçant ou dans les anfractuosités de formidables tours naturelles. De ces falaises se sont détachés autrefois d’énormes blocs de grès, et le torrent, qui cascade autour et pardessus avec une violence folle, rappelle le cours de la Viége dans les parties les plus tourmentées de sa vallée.

Cependant, une fois de plus, l’on s’étonne des proportions colossales de l’œuvre comparées à l’exiguïté relative de son agent ; sans doute les précipitations atmosphériques ont bien diminué avec le refroidissement de la terre ; mais plutôt, soudain, éblouissante, apparaît la notion du temps nécessaire à un tel travail ; on éprouve physiquement, la conscience de cette chose : un millier d’années. Un peu plus loin, toujours avant le gouffre, avant le drame, il y a encore, intermèdes savamment ménagés par la nature, des repos dans cette folle course à l’abîme, lacs verts, coins de rocaille, paysages simplement jolis qui aiguisent la curiosité, irritent l’angoisse.

Et enfin, brusquement, un horizon singulier se déploie, vide bleuâtre, d’abord, au ras de la terre qui manque, cirque pélasgique de roches en margelle de puits et dominé, sauf une échappée vers l’Ouest, par l’assemblée habituelle de cimes vaporeuses. Déjà les lèvres de l’entonnoir effroyable sont marquées par les fumées violâtres qui s’en exhalent.

Une sorte d’inquiétude pèse sur ces environs du prodige : attente subjective que, malgré soi, l’on extériorise, comme la sensation plus générale, sortie des choses mêmes, de tout ce qu’il y a d’un peu oppressant dans ces catastrophes de la nature. D’un bord à l’autre, entre les arbres, règnent des bandes de nuages que la respiration de la chute tient continuellement amoncelés au-dessus d’elle ; mais, lorsqu’on prête l’oreille pour recevoir l’appel de cette « fosse aux tonnerres, » — dirait Hugo, — quelle stupéfaction d’en saisir si peu de chose, jusqu’à ce que l’on soit descendu de cheval, parvenu sur l’espèce de margelle dénudée, accroché à une roche bizarre, au balconcito, formant fenêtre sur le précipice et d’où toute sa splendide horreur et son vertige vous montent d’un coup à la tête ! Alors, oui, ces grondemens, ces fumées, ces entre-choquemens de voix furieuses qui s’élèvent le long des parois sonores, se répercutent, tourbillonnent, s’enlacent parmi l’avalanche, tiennent en un mot toutes les promesses des descriptions.

Elle a cent quarante-huit mètres, cette cascade, mais, d’où je suis, il est presque impossible de s’en rendre compte. D’abord, le fond est totalement masqué par une buée blanche s’enroulant sur elle-même ; et, ensuite, on est tout entier à la trombe d’eau fuyante sous les yeux, hallucinante, à la ruée en fracas de cette masse, qui est compacte ici encore, tout près de moi, au moment où elle s’élance du bord du rocher pour se briser, presque tout de suite, sur un second entablement, sur une marche intermédiaire à cinq ou six mètres en dessous et, de là, rejaillir, émiettée, pulvérulente, impalpable, comme des loques de brumes dans l’inconnu. Il convient même de se rencoigner un peu. Le regard est vraiment trop sollicité par cette plongée toujours plus avant et qui ne finit jamais. Sans cesse entraîné, il est sans cesse obligé de remonter, de se crisper à l’écume folle, inconsistante, avec un instinctif désespoir de naufragé. Et l’oreille aussi a sa part de vertige et d’hypnotisme avec ces déchaînemens d’échos, ces hurlemens, ces rafales d’épouvante, ces bruits claquans comme des gifles contre les murailles cyclopéennes et s’enlevant, se multipliant, semble-t-il, de minute en minute, faisant chanceler et comme tanguer l’imagination. Les perceptions mêmes perdent de leur verticalité, de leur assurance ; il ne faudrait pas beaucoup d’effort pour évoquer les voix du tableau de Meignan, la spirale d’Elfes tournoyantes et, les mains contre leurs bouches, penchées sur cet ouragan…

Du reste, si l’on préfère embrasser l’entier spectacle plutôt que respirer de trop près cette capiteuse vapeur, c’est sur la gauche qu’il convient de se poster, en une façon de belvédère ménagé entre les arbres et d’où s’aperçoivent à la fois, non seulement la hauteur totale de la cataracte, mais aussi la puissance des stratifications formant cette stupéfiante crevasse, ce puits monstrueux creusé par un labeur qui durant des milliers d’années, nuit comme jour, ne s’est jamais arrêté une seconde ! Incurvée, la crevasse s’ouvre vers la gauche, bâille plutôt sur une gorge invraisemblablement profonde, une déchirure finissant toute minuscule, toute dissimulée entre les falaises de six cents pieds. Et c’est maintenant au fond de ce ravin, du vert le plus frais, le plus smaragdin du monde, que se reforme, que fuit à nouveau, mais imperceptible, mais ridiculement amoindri, défiguré, perdu, ce qui reste du Tequendama enfin liquéfié, ce qui n’est point remonté dans les nuages, et ce qui n’a pas arrosé les selves d’alentour.

Le soleil perce. Un humide arc-en-ciel se recourbe, enchanteur, au-dessus de la faille. La floconneuse fuite devient plus immatérielle, plus vapeur encore. On dirait une superposition de gazes blondes éclairées par en dessous, tirées rapidement vers la profondeur. Les brumes suspendues s’argentent ; les collines bleues voient s’illuminer leur roide escalade ; les sonorités du matin chantent au-dessus des bois. Toute la poésie de l’aurore enveloppe le réveil du Niagara colombien.

Comme je retournais à mon cheval, mes yeux étaient tombés sur une carte abandonnée au pied d’un rocher. La pluie avait effacé à demi quelques lignes au crayon. Cependant j’y pus lire encore ces mots écrits d’une main féminine : « Dios omnipotente, dadme licencia de volver à ver esta maravilla del mundo ! »

Et, me retournant une dernière fois, sur le chemin de la capitale, vers l’ensoleillement et le vertige, vers l’abyssale clameur du Tequendama, je tâchai du moins d’emporter pour toujours, en mon regard, le souvenir vécu de cette merveille du monde.


PIERRE D’ESPAGNAT.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Il a eu deux successeurs depuis l’époque où nous écrivions ces lignes : M. Manuel Sanclemente et M. Marroquin.
  3. Le Président actuel.