Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 9/01

Tome 9


SOUVENIRS


DE LA MARQUISE


DE CRÉQUY


DE 1710 À 1803


nouvelle édition revue, corrigée et augmentée




TOME NEUVIÈME



PARIS

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

6, rue des saints-pères, 6



SOUVENIRS
DE LA MARQUISE
DE CRÉQUY.


CHAPITRE PREMIER.


Courageuse conduite et généreuse fin de M. de Villette – Quelques détails sur Madame Royale et sur les dernières années de son frère. — Lettre de Mme de Chanterenne au Comité de salut public. – Observvation sur le malheureux sort des émigrés. — Rapports de l’émigration. – Le treize vendémiaire. — Anecdote sur l’enfance de Bonaparte. — Mme Létitia Bonaparte à l’Élysée-Marbœuf. – Tradition conservée dans la famille de Marbœuf sur l’origine des Buonaparte et leur prétention à la noblesse. — Observations sur leur généalogie publié par M. Louis Bonaparte et composée par lui. — Autre généalogie fabriquée par le roi Murat. — Aliénations mentales. — Mme de Laverdy. — Mme de la Reinière. — Anecdotes.

L’Abbé Texier (vous direz peut-être aussi que je ne saurais plus vous parler sans nommer un prêtre ; mais vous pensez bien que j’aimais mieux me trouver en relation journalière avec des abbés qu’avec des fournisseurs ou des employés et des législateurs de la Convention ?) ; l’Abbé Texier s’était réfugié dans l’île Saint-Louis, chez le Vicaire-genéral qui était alors M. de Malaret, parce que l’Abbé de Dampierre avait été rappelé auprès de M. l’Archevêque, afin de s’y reposer après deux années de la plus laborieuse et de la plus périlleuse mission qui fût jamais. J’y trouvai que ces deux messieurs se parlaient avec édification du Marquis de Villette, de sa générosité parfaite à l’égard de tous les honnêtes gens persécutés pendant la terreur, de ses efforts pour sauver la vie de Louis XVI, et surtout de sa fin courageuse. Il était le beau-frère de cet héroïque et malheureux Varicourt, et quand il avait vu que la révolution tournait au crime, il paraît que cet homme était grandi de cent pieds. C’était chez lui qu’on avait caché presque tous les vases sacrés de nos paroisses, et c’était peut-être bien dans cet appartement où mourut Voltaire ? Cette même chambre aura peut-être servi de refuge à la Croix, de tabernacle à l’Eucharistie ? stat crux dum volvitur orbis

Ces deux messieurs me dirent aussi que les régicides avaient conçu contre M. de Villette une telle rage, cause de son vote en faveur du Roi, que lorsqu’on vint le chercher pour le conduire au supplice, qu’on apprit qu’il venait d’expirer dans son lit, les envoyés du comité de salut public eurent la barbarie de le faire coutelasser, et de faire déchiqueter son cadavre… Il avait un correspondant royaliste appelé M. Coquerel, qui demeurait auprès de Boulogne-sur-Mer ; et c’était à lui qu’il adressait tous les pauvres prêtres et les autres proscrits qui voulaient se réfugier en Angleterre. Il avançait ou donnait tout ce qu’il fallait pour des entreprises aussi dispendieuses, avec une charité magnifique, et les services qu’il avait rendus étaient innombrables. Je vous puis assurer que les dernières années de ce M. de Villette ont noblement réparé la frivolité, j’ai presque dit les désordres de sa vie passée.

On nous rapporta sur le Dauphin qui venait de mourir en prison une chose certaine et qui me parut bien touchante : ce malheureux enfant se refusait absolument à parler, et même il ne voulait répondre par aucun signe d’assentiment ou de négation à ce que lui demandaient ses gardiens qu’il évitait de regarder et dont il détournait les yeux avec une persévérance invincible. Il avait pris cette résolution parce qu’il avait entrevu qu’on voulait torturer le sens de je ne sais quelle réponse qu’il avait faite à son geôlier à l’égard de la Reine, sa mère. Il ne s’est jamais départi de cette résolution prodigieuse, et quand il est mort (le 8 juin 1795) il y avait plus de vingt-deux mois qu’on n’avait pu obtenir de lui, non seulement de proférer une seule parole, mais de faire aucun signe, aucun mouvement, qui pussent être interprétés par oui ou par non.

Sa fin peut avoir été la suite des mauvais traitemens dont on n’avait cessé de l’accabler depuis deux années ; mais il est à remarquer que c’est précisément depuis la mort de Roberspierre qu’on l’a séparé de sa sœur et qu’on a redoublé d’inhumanité contre lui. L’époque de sa mort est précisément celle de l’expédition royaliste pour Quiberon, expédition qui se disposait dans les ports d’Angleterre avec un appareil formidable ; avec une ostentation si perfide, hélas ! La Convention n’était pas tranquille au sujet de la population de Paris que les chefs de l’association royaliste incitaient à se porter au Temple ; aussi le conventionnel Brival avait-il osé dire à la tribune qu’après avoir commis tant de crimes inutiles, on aurait bien pu en ajouter un autre qui fût susceptible de délivrer l’assemblé d’une grande inquiétude… Le docteur Dussaut qui soignait le jeune Roi depuis quinze mois et qui du reste ne pouvait obtenir pour lui, ni médicamens, ni linge, avait fini par dénoncer l’administration du Temple à la Convention, mais il était mort subitement le 1er juin, et son adjoint, le docteur Choppart, mourut quatre jours après lui précisément de la même manière. Malheureux enfant royal, précieuse et lamentable victime !


Chaque jour dans son sein verse un poison rongeur.
Quelles mains ont rempli cette coupe funeste ?
Le monde apprit sa fin, la tombe sait le reste.


On commençait à parler d’un espoir de libération pour Madame Royale en disant que l’Autriche avait promis d’en faire un sujet de négociation ; mais depuis qu’on avait renouvelé le conseil de la commune, nous n’avions plus aucun moyen d’obtenir directement des nouvelles de cette chère Princesse, et c’était un motif de grande affliction pour nous. Le seul document qu’on ait pu nous procurer pendant plus de six mois, fut la copie d’une lettre écrite à la Convention par une madame Chanterenne à qui l’on avait donné commission de lui tenir compagnie. Je ne sais pas si Madame Royale en fut satisfaite ; mais comme cette personne avait sollicité la recommandation des plus honnêtes gens de l’époque afin d’obtenir cette permission, tout donne à penser qu’elle avait une intention loyale, et dans tous les cas, voici les termes de son rapport au comité de sûreté générale.


À la tour du Temple, ce 18 fructidor
an III de la république.

Citoyens représentans,

« Je ne veux pas tarder vous informer de l’effet qu’a produit sur Marie-Thérèse-Charlotte la visite des Cnnes Tourzel, admises auprès d’elle d’après la permission qu’elles ont obtenu du comité. La jeune détenue a reçu ces citoyennes avec l’empressement et la joie de l’amitié ; cette première entrevue a renouvelé dans son âme des mouvemens bien naturels d’une touchante sensibilité que son courage et sa fermeté ordinaires ont bientôt surmonté ; j’ai tout lieu de présumer que désormais la présence des Cnnes Tourzel ne produiront plus que l’effet d’une société douce et agréable à Marie-Thérese-Charlotte.

« Je vous préviens de plus, citoyens représentans, que la Cnne Tourzel mère, m’ayant pressé vivement de l’informer de la véritable situation de la jeune détenue touchant les connaissances qu’elle avait des malheurs de sa famille et ne pouvant douter que de telles instances ne fussent dirigées par les conseils du comité, je n’ai pas balancé de convenir avec cette citoyenne que Marie-Thérèse-Charlotte n’ignorait plus rien, et que c’était moi-même qui l’avais instruite de la vérité qu’elle désirait et qu’elle avait sollicitée vainement de moi pendant un mois.

« Les chagrins déchirans qu’éprouvait Marie-Thérèse de l’incertitude où elle était plongée sur le sort de ses parens, la loi pleine d’humanité que le comité m’avait faite d’adoucir son sort autant qu’il dépendrait de moi ; enfin la liberté que votre honorable confiance m’avait donnée de faire et dire ce que je jugerais le plus convenable : tout a contribué à me déterminer à ne plus taire à mon infortunée compagne un secret que mon intimité avec elle me rendait chaque jour plus pénible et plus difficile à garder. J’ai l’espoir, citoyens représentans, que ma conduite en cette occasion aura votre approbation ; je la désire toujours, et le but de toutes mes actions est de la mériter.

« Les preuves de bonté que j’ai déjà reçues du comité, m’enhardissent, citoyens représentans, à en solliciter de nouvelles ; je vous demande d’être la première à informer Marie-Thérese-Charlotte de son sort ; j’ose aussi vous exprimer positivement ce que j’ai déjà témoigné au citoyen représentant Kervélégand ; c’est le désir de rester auprès de la jeune détenue, quelle que soit sa destinée. Si ces deux demandes sont indiscrètes, j’en demande pardon au comité en l’assurant que mes vues sont pures, et que sans égard au vœu de mon cœur, ma raison saura se conformer sans effort et avec soumission à la volonté et la décision du gouvernement.


« Salut et fraternité. »
« Hilliaire Chanterenne[1]. »

Vous savez sûrement que Madame, fille de France, a fini par être échangée contre huit Français qui n’étaient certainement pas des plus importans parmi les sujets du Roi son père.

Ces illustres captifs de l’Autriche avaient nom Camus, Bancal, Quinette, Burnonville, Lamarque, Maret et Huguet-Semonville. Il y faut ajouter encore ce Drouet, le maitre de poste de Sainte-Menehould, qui était devenu législateur après avoir fait arrêter la famille royale à Varennes, et c’était le cas de se rappeler la réponse du Duc d’Albe à cette députation de douze Bourgmestres et de vingt-quatre Échevins hollandais qui venaient s’offrir à lui pour otages, en échange des Comtes de Horn et d’Egmont : — J’aime mieux deux saumons que trente-six grenouilles.

Les personnes envoyées par la cour de Vienne pour recevoir Madame à la frontière de France et pour l’accompagner, ne voulurent jamais permettre à aucun émigré français de parler à l’orpheline du Temple ni même de s’approcher d’elle. Ils les repoussaient avec la rudesse des Pandours et des Talpachs, et parmi ceux qui se croyaient à l’abri d’une pareille interdiction, soit à cause de leur rang, du nom qu’ils portaient, de leur grade militaire et même à raison de leur âge, il y en eut qu’on menaça de leur donner des coups de sabre, et ce furent Messieurs d’Havrincourt et de Bethisy, notamment.

J’ai beaucoup souffert à Paris pendant sept années ; mais je n’échangerais pas ces sortes d’angoisses-là contre l’assujétissement à l’étranger, contre les misères et les humiliations, contre les outrages et les colères de l’émigration ! Qui n’a su l’odieuse conduite de la maison d’Autriche et de la maison de Saxe à l’égard de nos Princes ? Qui n’a pas souri de mépris en lisant cette insolente inscription qu’un prince allemand avait fait placer à la barrière de son parc.


Il est défendu aux vagabonds, aux juifs et aux émigrés d’entrer dans ce jardins[2]. Il est vrai que les émigrés riches étaient admis presque partout ; mais on était sans pitié pour ceux qui se trouvaient sans ressources.

Par excès de lâcheté politique, il y eut une ordonnance de l’Archiduc Évêque de Munster pour interdire le séjour de son domaine épiscopal à tous les émigrés qui auraient fait partie de l’armée des princes français ; et pour accorder au Cardinal de Montmorency la permission de s’arrêter sur cette terre inhospitalière, on avait exigé de ce Grand Aumônier de France, une déclaration par écrit, de ce qu’il n’avait jamais servi dans l’armée de Condé.

Un autre potentat du S. empire ne voulait admettre aucun émigré sans lui faire jurer qu’il n’avait jamais porté les armes contre la république française, et du reste il est assez connu que le Duc de Wurtemberg écrivait aux commissaires de la république en ces termes-ci (pendant le congrès de Rastadt) :

« On n’a pas à me reprocher d’avoir donné un verre d’eau à un émigré, et quant aux ci-devant princes de la famille de Bourbon, s’il en est entré dans mes états, l’ordre d’en sortir leur a été notifié tout aussitôt, et suivant la règle que j’en avais prescrite à l’avance.

Les Anglais étaient bien étonnés, de ce que toutes les Françaises émigrées n’étaient pas des femmes de mauvaise vie, et de ce que tous les prêtres catholiques n’étaient pas des scélérats. Le Prince de Kaunitz disait un jour à M. de Breteuil : — Ce qu’il y a de plus extraordinaire au monde, c’est la quantité de choses que les Anglais ne savent pas ! Le Duc d’Harcourt avait cru devoir m’écrire afin de me sermonner sur ma résolution de rester en France, et pour me conseiller d’émigrer en Angleterre. — C’est un pays, lui répondis-je, où je n’irai jamais établir mon domicile : il me semble que je m’y déplairais pour en mourir ; il y a trop d’Anglais !


En fait de bonne histoire de l’émigration, je vous dirai celle d’un gentilhomme gascon dont le Baron de Breteuil et Mme de Boufflers ne pouvaient jamais se parler sans éclater de rire.

Il était parti pour émigrer des environs de Saint-Paul-de-Fenouillede, avec une pièce de six francs ; mais à la vérité, c’était dans une cariole attelée d’un cheval, avec une femme qui était la sienne, et quatre enfans dont le plus jeune avait environ six mois. Il arrive tout droit à Saint-Pétersbourg, avec sa pièce de six francs intacte et ses quatre enfans en bonne santé, ce qui prouve qu’il avait du savoir-faire. Comme il n’avait été question de s’arrêter nulle part, on leur avait donné par tout pays toute sorte de facilités pour passer outre. C’était avec un excès d’obligeance et d’empressement inimaginable, et ils disaient qu’ils avaient fait un voyage charmant…

Voici qu’on vient me dire que l’Abbé Texier m’attend dans mon salon ; il faut tourner court à mon histoire, et je vous dirai substantiellement que M. de Breteuil, accrédité par Louis XVIII auprès de l’impératrice de Russie, avait sollicité (pour ce gascon) la permission d’aller s’établir sur le Caucase. On lui donna de l’argent pour acheter des pioches et des bêches, et deux ans plus tard il envoya une caisse remplie de superbes fourrures à M. de Breteuil, afin de reconnaître sa protection. Il y en avait au moins pour quarante mille livres. Il avait fait une fortune immense ; il avait déjà marie l’ainée de ses filles avec un prince de l’Ymirette, et voilà l’histoire de M. Linès de Linas de Magnoac. Je reprendrai la plume après être sortie de mon tourbillon d’abbés sexagénaires et de douairières.

J’ai peur que le temps ne me manque avant de pouvoir atteindre mon but ; ainsi, je laisse aux historiens futurs de la révolution le soin de vous parler du 18 fructidor et surtout du 13 vendémiaire, réaction jacobine où Buonaparte a fait mitrailler les plus honnêtes gens de Paris. Il a fait tuer de mille à douze cents personnes environ, pour son coup d’essai ; c’était un apprenti terroriste à la suite de Barras, et c’était la première fois qu’on eût entendu parler de ce personnage.

Je ne saurais pourtant vous dire que je n’avais jamais ouï parler de la famille des Buonaparté, et je me rappelle assez bien, parce que je me souviens de tout, que Mme de Marbœuf étant malade et se croyant mourante, et tous ses amis s’étant concertés avec sa sœur de Lévis pour aller lui tenir bonne compagnie[3], j’y fus appointée pour mon compte et mon tour de rôle au 31 décembre de je ne sais plus quelle année, par exemple ? mais ce devait être sept ou huit ans avant 89, car nous étions encore en petits paniers, et je vois d’ici nos petites robes de Batavia mandregore et blanc. (Rien n’était si joli que ces robes flambées !)

J’étais donc à l’Élysée-Marbœuf et dans la serre chaude, en tête-à-tête avec cette chère femme qui buvait de l’eau de pommes, et qui déraisonnait sur le rhume, le catharre, les bronches et les tubercules, au point de m’en impatienter. On vient lui dire que madame… (un nom qui semblait inouï) était débarquée dans son antichambre afin de lui souhaiter une bonne année.

— Que le bon Dieu la bénisse et me délivre de sa visite ! Dites donc que si je reste à l’Élysée c’est pour ne recevoir personne et parce que je ne fais que tousser. Pourquoi vient-elle me relancer jusqu’à l’Élysée ?… – est-ce que je ne vous ai jamais parlé de cette madame bonne ou mal à parté ?…

— Malaparté, vous dites ? je crois que c’est Bonaparté, plutôt… et pour ne savoir que nous dire elle se mit à me faire écouter que c’était une femme de condition soi-disant, passablement belle, infiniment pauvre, avec qui son mari, M. de Marbœuf, s’était lié de connaissance en assez grande familiarité pendant qu’il était gouverneur de Corse[4]. Mme de Marbœuf ajouta que cette famille Corse vivait à Paris, soit à Marseille, au moyen d’une pension sur les gabelles, et sous la protection de ce galant Marquis. Je dois vous dire qu’elle n’en parla pourtant pas de manière à me faire supposer que cette Mme Buonaparté ne fût pas une honnête personne ; et comme cette Marquise avait autant de sagacité jalouse et de rigorisme ; que de franc-parler avec moi, je suis bien assurée que la supposition contraire est une calomnie de mauvais goût, de mauvais lieu, faite après coup, et forgée par inimitié politique. On est toujours soupçonné de mauvaise conduite par les malhonnêtes gens, et qui dit soupçon (de leur part), dit toujours accusation formelle.

M. de Penthièvre et mon oncle le Bailly me disaient toujours : – Comment pouvez-vous vous accommoder si parfaitement bien de cette bonne Marquise en si grande intimité ! Mme de Marbœuf est malade imaginaire et quinteuse, elle est jalouse, elle est exigeante, ennuyeuse… Et je répondais en les interrompant : — Je l’aime comme elle est.

Je n’ai jamais pu me décider à démentir les imperfections visibles ou les défauts réels de mes amis, et quand j’entrevois que le raisonnement y défaudrait, c’est avec mon sentiment pour eux que je les plastronne. Il n’en peut résulter aucune discussion ; il n’y a pas là de contestation possible ; on n’aigrit point ses adversaires ; on ne les force pas à persister, à s’opiniâtrer dans le dénigrement, et vous pouvez compter que nos amis s’en trouvent beaucoup mieux que d’une apologie maladroite.

Comme je m’ennuyais véritablement ce jour-là, il me prit fantaisie de rompre le tête-à-tête, au moyen de cette Buonaparté, que la maîtresse de la maison voulut bien faire introduire, et qui nous apparut escortée d’une légion d’enfans mal habillés.

Il y avait dans cette couvée d’oisillons corses un petit garçon qui venait de pleurer, car il en avait les yeux tout rouges, il avait l’air de dévorer ses larmes, et me voilà qui m’ingénie, pour passer le temps, d’en parler à Mme sa mère, avec un air de sensibilité bienveillante, en la questionnant sur le motif de cette affliction… Madama dit-elle en baragouinant avec une grosse voix, e oun piti monstro !…

Mme de Marbœuf était au supplice ; et comme je ne m’en inquiétais pas autrement, je me fis raconter de point en point comment toute la famille sortait de chez l’Évêque d’Autun (M. de Marbœuf) ; comment cet orgueilleux écolier n’avait jamais voulu aller baiser la main de Monseigneur l’Évêque, et comment il avait été souffletté par sa mère aussitôt qu’ils avaient été remontés dans leur fiacre.

E ouna testa de fer, Madama !… Je ne contrarierai sûrement pas la glorieuse mère du citoyen Buonaparté, et je pense bien que c’est le piti monstro qui sera devenu le mitrailleur de Saint-Roch et du Pont-Tournant.

Je vous dirai qu’indépendamment de cette multitude de personnes qui ont perdu la vie dans la révolution, il y a nombre de gens qui ont perdu l’esprit. Je me souviendrai toujours de cette bonne Mme de Laverdy, qui ne déraisonnait sur aucun sujet hormis sur la confiance que les honnêtes gens devaient porter à M. Roberspierre. Elle avait perdu la tête en apprenant, dans sa prison, la condamnation de son mari (l’ancien Contrôleur-général) ; Roberspierre avait fait, deux jours auparavant, je ne sais quelle dissertation fallacieuse où l’on avait cru démêler des intentions rétrograde en fait de pénalité sanguinaire, et la pauvre femme en était restée là. Elle est morte longtemps après, sans savoir que son mari avait péri sur l’échafaud ; ce que Mme de la Briffe, sa digne et tendre fille, a toujours trouvé moyen de lui dissimuler jusqu’à la fin. Rien n’était si contrariant et si pénible que d’entendre cette bonne veuve invoquer le patronage et la protection de Roberspierre pour son mari, que Roberspierre avait fait guillotiner.

Mme de Valentinois était devenue folle à lier, Mme de Castellane était en démence, et M. de Lomagne idem. Mme de Saint-Julien a décidément perdu la triste raison dont elle avait tant de fois abjuré l’empire[5], et Mme de la Reynière est tombée dans un état d’ingénuité qui la rend tout-à-fait divertissante. On n’eût jamais supposé que le régime de 93 aurait opéré cette révolution-là.

– Ma foi, dit-elle en grasseyant et nasillant languissamment, c’est pas la peine de se gêner depuis cette révolution, et je dis à présent tout ce que je pense. Que je suis fâchée que la Vicomtesse de Narbonne n’ait pas été guillotinée !

– Mais pourquoi donc, Madame ? et comment pouvez-vous convenir d’une chose pareille…

— Ah, je ne demande pas mieux que de vous dire mes raisons ; c’est que, d’abord, je suis ennuyée d’entendre parler d’elle…

– Mais comme elle est environ du même âge que vous, elle aurait peut-être la même chose à vous reprocher ?

– Ah dame, c’est qu’en outre qu’elle est excédante, elle m’a fait une impertinence en 85, à l’hotel de Soubise, et j’aurais tant voulu qu’elle eût été massacrée dans les prisons ! Vous savez qu’on a déporté l’Abbé d’Albignac, et j’en suis bien contente, il était si ennuyeux !

— Et m’sieux vot’fils, qu’est-ce qu’il est devenu dans tout ceci ? lui demanda Mme de Coislin, qui n’a jamais été meilleure que Mmede la Reyniere, mais qui n’est pas devenue si franche.

– Mon fils, repondit l’autre en baîllant, il a sa fortune à part, et je n’en ai pas ouï parler depuis long-temps. Quand Dieu m’a fait la grace d’avoir le malheur de perdre Monsieur de la Reynière, on est venu me dire que mon fils avait été noyé à Nantes, mais cela n’était pas vrai, malheureusement, car vous savez que les pères et les mères héritent de leurs enfans depuis la révolution ; et comme il fait un si mauvais usage de sa fortune, je voudrais bien l’avoir pour moi toute seule !…

— C’est que vous n’avez pas d’idée de ce garçon-là, nous disait M. de la Vaupalière ; il est avide et méchant, il est colère, il est glouton… Je ne connais rien de si mortifiant que d’avoir un enfant pareil, et sa pauvre mère en est désolée…

– Mais je le crois bien, lui répondis-je, elle avait couvé un œuf de Paon, il lui est éclos un Dindon !

— Ce que je désirerais par dessus toute chose en ce moment-ci disait-elle un jour à M. de Chevreuse, ce serait que la Duchesse de Fitz-James mourût !

— Ah ! Madame la Reynière allons donc, vous n’y pensez pas !… et puis c’est une si bonne femme !

— Je le sais bien, mais c’est parce que je louerais l’appartement qu’elle a dans ma maison à Mme de Brunoy qui n’est pas malade et qui descendrait tous les soirs pour faire ma partie. — C’est qu’elle a voulu faire un bail, elle a un bail voyez-vous, et je… je… — Ah, j’espère qu’elle va bientôt mourir !

Le salon de Mme de la Reynière est devenue le palais de la Vérité, comme dans le conte allégorique, et rien n’est aussi tristement curieux que d’y lire ouvertement dans son mauvais cœur et son egoïsme dénaturé.

La Duchesse de Béthune[6] est venue me confier qu’elle avait envie d’aller se faire carmélite, en Espagne, parce qu’elle a eu le malheur de perdre son aumônier qui était un vieux capucin borgne, et tout le monde se fait des contrariétés, par le temps qui court. Je vois souvent M. du Roure, un digne et bon vieux seigneur qui est beaucoup plus jeune que moi, mais qui n’en bat pas moins la campagne. Il se plaint souvent de sa fille, la Vicomtesse du Roure, et c’est, je crois, sans raison ; car assurément c’est une des femmes qui s’attachent le plus à complaire à leurs parens et leurs amis. — Ma fille ne comprend pas, me vient-il dire avec une régularité désespérante, elle ne comprend pas que je puisse avoir besoin d’un gentilhomme ! — Ma fille me refuse un gentilhomme, elle a ce courage là !… Mais j’ai pourtant l’habitude d’avoir un gentilhomme, et voyez donc si c’est la peine de s’en passer ? on peut en avoir un pour cinquante écus par mois, et même un bon gentilhomme !

— Croyez-vous, ceci lui dis-je ? il me semble qu’ils devraient être enrichis depuis 92 ?

— Ah c’est bien possible, à cause qu’on en a tant tué ; mais on pourrait bien aller jusqu’à deux cents francs pour un gentilhomme qui joerait au trictrac, et surtout s’il avait la croix de Saint-Louis ?

Nous sommes à la recherche d’un gentilhomme à cinquante écus par mois. Il y en a d’un entretien plus dispendieux, et surtout quand ils sont jeunes, à ce que dit la douairière de Monaco (qui ne saurait se passer d’un Écuyer de main)[7].

  1. L’éditeur est en possession de cette pièce inédite, écrite en duplicata par Mme de Chanterenne et signée par elle.
  2. C’est ainsi que le chantre de la Pitié flétrit le caractère et la conduite du Landgrave de Hesse Cassel :

    D’autres ont des jardins, des palais somptueux,
    Le monde entier vient voir leurs parcs voluptueux ;
    Mais des pas d’un Francais l’on n’y voit pas l’empreinte.
    On craindrait que ces pas n’en souillassent l’enceinte.
    Ah ! les jardins pompeux et ces vastes palais
    Valent-ils un des pleurs taris par des bienfaits !
    Tombez devant ce luxe, altières colonnades,
    Croulez, fiers chapitaux, orgueilleuses arcades ;
    Et que le sol ingrat d’un ingrat possesseur
    Soit sec comme ses yeux et dur comme son cœur !

  3. La Marquise de Marbœuf et la Maréchal de Lévis, sa sœur, étaient filles d’un riche armateur de Nantes, appelé M. Michel, à qui l’on avait fait obtenir des lettres d’annoblissement ; pour que ses deux filles pussent être qualifiées Nobles Damoiselles, dans leurs contrats de mariage. Elles avaient eu chacune huit millions de dot. Mme de Lévis n’avait rien acquis en fait de manières aristocratiques, et Mme de Marbœuf n’avait conservé rien de bourgeois. (Note de l’Éditeur)
  4. Il y a quelques années que M. Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande, a publié les mémoires de sa vie, et l’auteur entre en matière en faisant un généalogie pour sa famille, car il serait aussi par trop piquant de ne pas être noble après avoir été roi. Il est certain qu’il existait dans la Toscane une ancienne famille du même nom mais elle n’a jamais voulu reconnaître les Napoléons pour ses cousins. M. Bonaparte, le père, était greffier du tribunal d’Ajaccio, quand on assimila le conseil supérieur de Corse à nos cours souveraines. Maître Charles Buonaparte, greffier dudit conseil, pris alors les titres de Noble homme et d’Écuyer, à l’instar des greffiers de nos parlemens, et cette qualification d’Écuyer, que la bienveillance d’un gouvernement de Corse a su faire valoir, était le seul titre des Bonaparte à la protection de nos Rois quand ils ont reçu les bienfaits d’une éducation gratuite. M. Louis Bonaparte rapporte dans ses mémoires, avec un sérieux incompréhensible, que lorsque son frère épousa l’Archiduchesse Marie-Louise, l’Empereur d’Autriche avait dit : Je ne la lui donnerais pas si je ne savais que sa famille est aussi noble que la mienne.

    Le général Murat, qui n’avait là dessus la possibilité d’aucune illusion, avait également fait faire beaucoup de recherches aux généalogistes napolitains, et les auteurs de la Connessita Maestosa avaient fini par découvrir qu’il descendait des Plantagenets, par des Dauphins d’Auvergne et les anciens Vicomtes de Murat leurs agnats. (Note de l’Éditeur).

  5. Cette épigramme de l’auteur est allusive à une des chansons les plus populaires du XVIIIe siècle :

    Triste raison, j’abjure ton empire ;
    Toi seul, amour, tu peux nous rendre heureux ;
    Viens, fais passer dans le cœur de Thémire
    Toute l’ardeur dont m’enflamment ses yeux.

  6. Gabrielle de Chastillon-Chastillon, veuve de Maximilien IV, Duc de Béthune et de Sully, Souverain Prince d’Henrichemont et de Boisbelle, Marquis de Lens, Comte de Montgommerry, Villebon, Gourville, etc. mariée en 1749, et morte à Paris l’an dernier, c’est-à-dire en 1802. (Note de l’Auteur.)
  7. Marie-Catherine Brignolé des Ducs de Gênes, veuve d’Honoré de Goyou-Grimaldi, Souverain Prince de Monaco, Rocquebrune et Manthou, Duc de Valentinois, etc. Je vous ai déjà dit qu’il était mort de douleur en apprenant qu’on venait d’inscrire le nom du Marquis de Chauvelin sur le Livre d’Or de Gênes. Vous voyez qu’il était susceptible, et d’autant plus que sa qualité de Noble-Génois était la moindre de ses perfections (nobilaires). Il avait conçu des attentions de M. le Prince de Condé pour Mme de Monaco, une telle rancune qu’il avait fait ériger dans sa ville princière un monument, disons le mot propre, un gibet, où l’on voyait suspendue l’effigie d’un certain valet de chambre qu’il accusait d’avoir favorisé la correspondance de ce bon prince avec sa femme, et qu’il avait fait juger à Monaco par ses justiciers, en conséquence d’un pareil forfait. Comme on avait su qu’il voulait faire enlever ce valet de chambre, on lui fit dire que, s’il avait le malheur d’attenter à la liberté d’un sujet du Roi, on l’enverrait par-devant la cour des Pairs, qui s’en prendrait à sa duché de Valentinois, de sorte qu’il n’osât passer outre. Mais aussitôt que ce mannequin commençait à se détériorer, M. de Monaco le faisait habiller tout à neuf, on lui rajustait un tour de cheveux et l’on repeignait sa figure de bois, qui ressemblait au condamné de manière à s’y tromper, disait-on. Le tout se trouvait enrichi d’une inscription circonstantielle, ainsi qu’on dit au Palais, et cet époux irascible allait regarder ce beau monument tous les jours ; c’était devenu son but de promenade. Mme de Monaco ne s’en embarrassait guère, et je trouve qu’elle avait grandement raison, puisqu’elle n’avait rien à se reprocher ; mais je pense bien que, s’il avait pu l’attirer à Monaco, il lui aurait fait couper la tête ? (Note de l’Auteur).

    La Psse douairière de Monaco, devenue Princesse de Condé, est morte pendant l’émigration au château de Wanstead, en Angleterre, en 1806, âgée de 69 ans (Note de l’Éditeur).