Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/14

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 254-259).

AVIS DE L’ÉDITEUR




On a pensé que la reproduction de la pièce suivante, qui se rapporte à Messieurs de Cubières et de Villette, se trouverait mieux à sa place à la fin de ce volume, que parmi les autres pièces justificatives.




Lettre écrite de Provence à MM. les auteurs des Actes des Apôtres, en 1791.


(Opuscule du marquis de Cubières.)


« Je vous prie, Messieurs, puisque vous voulez bien être mes correspondants à Paris, de vouloir me dire quel est un M. Villette qui s’est attaché depuis quelque temps à la rédaction de la Chronique nationale ? Serait-ce par hasard Monsieur le Marquis de Villette, Amphitryon du grand Voltaire et l’aimable déserteur de l’ancien Journal de Paris ? Alors c’est que la révolution, en changeant ses habitudes, lui aura fait abréger sa signature, et je n’aurais jamais cru qu’un personnage tel que M. le Mis de Villette pût être ce qui s’appelle diminué.

« Si c’est en effet M. le Marquis de Villette que la révolution aura jeté du Journal de Paris dans la Chronique nationale, je prendrai, Messieurs, la liberté de lui faire observer, comme bourgeois de cette ville, que je ne le trouve pas moins déplacé dans notre état qu’il était intrus dans la situation qu’il vient d’abdiquer. Tel est le sort d’un anobli, lequel est toujours également étranger aux gentilshommes et aux bourgeois, et qui par conséquent doit passer toute sa vie dans les limbes de la société.

« Monsieur le Marquis de Villette n’a pu devenir tout-à-coup M. Villette impunément ; je ne le souffrirai pas ! Quoi donc ! il aurait été bourgeois-gentilhomme pendant la première moitié de sa vie, et il serait gentilhomme-bourgeois pendant la dernière ce serait réunir trop d’avantages à la fois, et ce serait une accumulation de priviléges tout-à-fait scandaleuse. Il ne lui manquerait plus que de devenir la coqueluche de toutes les femmes après avoir été… D’ailleurs, Messieurs, quand on fait des sacrifices à la démocratie, il faut les faire en monnaie de bon aloi, et le sacrifice du marquisat de M. Villette est par trop billet de caisse. Je ne connais que M. Mathieu de Montmorency qui puisse se vanter d’avoir sacrifié quelque chose en renonçant à sa noblesse ; car vous savez sûrement que ce bon jeune homme ne veut plus être qu’un Mathieu tout court, en sa qualité d’Apôtre de l’abbé Sieyes et d’Évangéliste de la révolution. Parlez-moi de cette abnégation-là !

« Je sais bien que depuis quelque temps plusieurs gentilshommes qui se croient gens de lettres ont démocratisé leurs noms pour se rajeunir et recouvrer leur innocence littéraire. Ils ont dépouillé un nom chargé de mauvaises œuvres et tout couvert des iniquités de leur jeunesse, avec la prudence du serpent qui change de peau. Par exemple, Monsieur le Chevalier de Cubières de Palmézeaux[1] a trouvé moyen de tirer un fort bon parti de la révolution qui généralement n’est guère profitable aux officiers de nos Princesses. Il vient de publier un ouvrage sous le nom de Michel Cubières. Le voilà tout nouveau venu dans la république des lettres le voilà reblanchi, regratté, mis à neuf ; il peut renier l’ancien Chevalier, son homonyme, il peut s’en moquer même, et ceci prouverait combien la révolution française aurait agi profitablement sur son bon esprit et son bon goût. Enfin, si Michel Cubières écrit jamais quelque chose de passable, on ne croira jamais que ce soit le même homme.

« Mais aucun de ces Messieurs n’a pu renouveler son baptême avec autant d’éclat que Monsieur le Marquis de Villette. Ils rentrent dans le monde comme ils étaient venus pour la première fois, c’est-à-dire à petit bruit et modestement, et tout ce qu’ils espèrent, c’est de profiter de leur expérience des choses et des muses, en prenant mieux leurs mesures en vers comme en prose Mais la Chronique nationale s’expose à devenir scandaleuse en se chargeant des gaietés de feu M. le Marquis de Villette, sans compter qu’elle ne reçoit de lui que les plaisanteries bien usées sur la vanité de M. le Maréchal de Mouchy. Je veux bien dire plaisanteries, parce qu’il y a dans un certain monde une certaine quantité de personnes qui vivent aux dépens de ce Maréchal, et qui ne passent pour avoir de l’esprit que parce qu’il avait des ridicules. Il était pourtant bien à propos d’en finir avec les ridicules du Maréchal de Mouchy, dont nous sommes prodigieusement rassasiés. Quant à l’idée de lui faire porter son nom écrit sur ses talons rouges en forme d’exergue, je dis qu’une telle plaisanterie n’annonce pas beaucoup d’esprit, d’abord parce que M. le Marquis de Villette s’était avisé de porter des talons rouges en 1779, ce qui ne lui réussit pas agréablement, comme chacun sait ensuite parce qu’il n’est m vrai ni vraisemblable qu’un homme, fût-ce le Comte de Tuffière, s’avisât d’un pareil moyen qui le rendrait ridicule en pure perte pour sa vanité. Quel est l’homme dont on va regarder les talons rouges, à moins qu’il ne soit pas en droit de les porter ? Quand le cheval dit au loup dans Lafontaine :

 « Lisez mon nom écrit autour de ma semelle, »

c’est qu’il a dessein de lui lâcher une ruade et de lui casser la mâchoire ; mais le Maréchal de Mouchy n’a jamais tendu ce piége à personne ; il a toujours passé pour respecter les mâchoires, et je n’ai jamais entendu dire qu’il ait donné, de coups de pied à qui que ce soit, pas même à M. de Villette, à qui je m’en rapporte volontiers pour cette expérience-là…

« Le Marquis de Villette a très-mal passé la première moitié de sa vie les gens de qualité se sont moqués de sa noblesse, et les gens de lettres de son esprit ; je conçois donc que M. le Marquis les ait pris en haine. Il lui plaît aujourd’hui de rétrograder vers son origine et de marcher à reculons du côté de son berceau ; mais il dépend de nous d’éventer sa politique et voilà ce qui ne manquera pas d’arriver.

« Vous me feriez plaisir aussi d’avertir la Chronique nationale de ne pas tant féliciter la garde citoyenne sur le peu d’assassinats commis pendant cet hiver, ainsi que sur le petit nombre d’accidents endurés par les piétons, à moins que ce journal et M. Villette ne veuillent rendre grâce à M. Lafayette du peu de neige qui est tombé jusqu’ici et de la beauté du temps qu’il fait encore, après l’été de la Saint-Martin. Il est question d’un âne qui était resté parfaitement sage pendant plus de mille ans, parce qu’il n’avait pas rencontré d’ânesse. Je conseille à la Chronique nationale d’imiter cette logique, et de convenir que, si l’on n’est pas en risque d’être écrasé dans les rues de Paris, c’est qu’il n’y a plus de voitures, et que si l’on n’est pas en danger d’être égorgé dans les rues, s’entend, je ne parle pas de l’Hôtel-de-Ville et des prisons de Paris, c’est qu’il s’y trouve un peu plus de sentinelles que de passants. Paris ressemble assez bien à un collége où il aurait plus de professeurs que d’écoliers.

« P.-S. Dites-moi donc, Messieurs, s’il est vrai que feu M. le Marquis de Villette n’ait aucun rapport de parenté avec le sieur Retaud de Villette, qui s’est trouvé compromis par Mme  la Motte à propos de son vol du collier ? »


fin du sixième volume
  1. Frère de l’auteur de cet article.