Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/11

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 6p. 184-201).


CHAPITRE XI.


Inquiétudes sur les dispositions de la magistrature. — MM. d’Esprémesnil, Sabatier de Câbre et de Brunville. — Réquisitoire de ce dernier. — L’évêque de Carpentras et ses prévisions. — Défaveur du Baron de Breteuil auprès de Mme de Créquy. — Circulaire de ce ministre aux Évêques de France. — Persiflage de l’auteur à ce sujet. — L’abbaye de Saint-Maur et l’abbaye de Longchamps. — Origine de la coutume qui s’y rapporte. — Mme de Sainte-Aulaire et les Comtes Potoski. — Les financiers à Longchamps. — Le Marquis de Sainte-Aulaire en ambassade. — Le carrosse de Mlle Duthé. — Description de cette voiture. — Emprisonnement de cette demoiselle au Fort-l’Évêque, et réflexions de l’auteur sur cette exécution.

Le Parlement commençait à faiblir dans la poursuite et la répression des attaques portées à l’autorité royale. Les vieux magistrats se laissaient éblouir par la jactance, et peut-être intimider par la violence de quelques nouveaux Conseillers, tels que MM. d’Esprémenil et Sabatier de Câbre ; enfin le Châtelet de Paris, le Châtelet lui-même, devenait infidèle à ses traditions de sévérité contre les mauvais livres.

On vit paraître un libelle contre le Lieutenant de Police et contre le Procureur du Roi, qui n’était plus l’élégant et galant M. Lenoir, mais le tolérant M. Flandrey de Brunville, et ce magistrat avait soin de faire observer dans son réquisitoire à MM. du Châtelet, « qu’il ne fallait pas confondre, avec la licence sans frein qui pouvait enfanter des productions coupables, cette liberté si désirable de la presse, cette nouvelle conquête de l’opinion publique, ce moyen de lumière, utile et puissant, dont nous ressentions déjà les heureux effets, et dont l’avenir nous promettait encore des influences plus salutaires à la prospérité comme à la gloire de la patrie. »

— Voici le Châtelet qui s’en mêle et tout est fini ! disait l’évêque de Carpentras… Vous allez avoir une inondation de mauvais livres à n’y pas tenir ; il est impossible qu’il ne s’en suive pas des troubles à tout renverser ! Je vais m’en aller dans notre Comtat d’Avignon où, grâce à Dieu, M. le Vice-Légat et ses officiers font bonne justice. Vous n’avez qu’à nous les envoyer sur les terres du Saint-Siége, vos soi-disant patriotes et vos hardis novateurs ; vous verrez comme on les y recevra !

On trouva pourtant qu’il était à propos de s’adresser aux évêques de France ; mais n’allez pas croire que ce fut pour leur demander le secours de leurs prières ou de leurs bons avis ; ce fut pour leur prêcher la résidence. — Oui vraiment, il faut enjoindre la résidence aux Évêques, et ce sera d’autant meilleur effet que M. Dalembert a déjà pris la liberté de leur en donner le conseil, à l’Académie française, à propos de la mort de Voltaire.

J’ai passé ma vie à désapprouver, si ce n’est à blâmer ouvertement ce que faisait ou laissait faire le Baron de Breteuil, et voici la circulaire qui partit de ses bureaux, pour être envoyée par son ordre à tous les Prélats de l’Église gallicane.


« Le ROI ayant fixé, Monseigneur, son attention toute spéciale sur l’importance de vos fonctions, ainsi que sur les avantages généraux, particuliers et multipliés que recueille son service, comme celui de la religion, de vos bons exemples et de vos soins journaliers, Sa Majesté m’ordonne de vous marquer qu’elle désire que vous résidiez continuellement et que vous ne sortiez jamais de votre diocèse sans en avoir obtenu sa permission. Vous avez, Monseigneur, donné jusqu’ici trop de preuve de votre zèle au ROI, pour que Sa Majesté ne soit pas assurée que vous entrerez dans ses vues avec un empressement égal à leur justice. L’intention de Sa Majesté est donc que toutes les fois que vous serez dans la nécessité de vous absenter de votre diocèse, vous m’en préveniez, ainsi que du temps que vous jugerez nécessaire à la définition des affaires qui vous en tiendront éloigné. Je me ferai un devoir de mettre sur-le-champ votre demande sous les yeux du ROI, et de vous faire part de ce qu’il lui aura plu de décider. J’ai l’honneur d’être avec un parfait attachement, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Le Baron de Breteuil. »


Cette ridicule injonction, qu’on adressait à des personnages édifians par la régularité de leur conduite et la sainteté de leur vie, n’avait d’autre intention que celle de satisfaire le parti philosophique. La mesure aurait été vexatoire, et aucun Prélat français ne voulut accuser réception de cette lettre. On se contenta de publier un opuscule intitulé : Réplique d’un évêque de Guyenne au Ministre de la maison du Roi. Je n’ai pas besoin de vous annoncer que je ne fus pas étrangère à sa rédaction, et voici, notre réponse au nom des Évêques de France.


« J’ai reçu, Monsieur le Baron, la lettre que vous avez eu la charité de m’écrire en date du 16 octobre. La première phrase est un peu longue, mais avec de la patience on en vient à bout. Je suis fort édifié des sentimens qu’elle exprime. Ainsi que vous le désirez, Monsieur, je résiderai continuellement dans mon diocèse afin de n’en jamais sortir, ce qui me paraît d’une conséquence infaillible, et ce qui, du reste, ne m’est pas arrivé depuis quatorze ans. Mon diocèse a dix lieues de long sur cinq à six de large, et je n’en franchirai jamais les limites avant de vous en avoir demandé la permission. Le clergé de France, le premier corps de l’État, va se trouver régi comme un petit collége, et la religion doit se féliciter de ce que vous en soyez le Régent. J’ai soixante et dix ans, Monsieur le Baron, je croyais mon éducation terminée, mais je crois bien qu’avec un ministre aussi sage que vous, je vais marcher bon gré, mal gré, dans la voie des améliorations patriotiques. Je vous prie de ne pas nous épargner vos bonnes leçons ; elles nous enseigneront à sacrifier, dans certains cas, les devoirs de l’amitié, les obligations de la reconnaissance, et les sentimens de la nature. Vous me dites, Monsieur, que le service du Roi (que vous faites marcher avant celui de la religion), retirera des avantages particulier de notre obéissance à vos ordonnances, et moi, Monsieur, je vous prédis que les prémices de votre ministère annoncent une abondante récolte de félicités publique et particulières pour notre heureuse patrie.

« P. S. Si ma santé m’obligeait à vous demander la permission d’aller aux eaux de Cauterets, qui sont à trois lieues de chez moi, je ne manquerais pas de vous adresser un certificat de mon médecin pour attester la réalité de ma maladie, en ayant soin de lui faire assigner un terme précis pour ma guérison. »


Comme le Roi parut mécontent de la circulaire de M. de Breteuil, on s’en prit au premier commis qui l’avait si mal tournée, et celui-ci fut mis à la réforme avec une retraire de quinze cents francs.

— Mais pourtant, dit M. de Vergennes à ses collègues, il faudrait saisir la première occasion de montrer du nerf.

— Ce n’est pas l’occasion qui est difficile à trouver, répondit M. de Maurepas. — M. de Vergennes a raison, reprisent les autres Ministres, il faut prouver que nous avons du nerf ! et ce fut la promenade à Longchamps qui leur en fournit l’occasion.

Avant de vous raconter cette belle aventure, il faut que je vous parle de Longchamps, et même avant de vous parler de l’Abbaye de Longchamps, je vous parlerai premièrement de l’Abbaye de St.-Maur où nous allions à l’office de la Semaine Sainte avant que tes Ténèbres de Longchamps fussent devenues à la mode.

Je vous dirai donc que cette église de St.-Maur-des-Fossés, non loin de Vincennes, était, dans les temps gothiques et par un privilége du Roi Robert-le-Pieux, la seule église monastique du diocèse de Paris où les laïcs eussent la permission d’entrer pendant les offices, et c’est de là qu’étaient provenus l’habitude et l’usage d’une grande affluence de peuple dans ladite église de St.-Maur, à certaines fêtes solennelles.

Les officiers de toutes les justices des terres qui dépendaient de l’Abbaye étaient obligés d’y paraître et d’y représenter à la suite du Baillif seigneurial. Tous les habitans du village de St.-Maur se mettaient sous les armes, et après l’appel de tous les justiciers et de tous les notables habitans, ce cortège assemblé s’en allait tambour-battant-mêche-allumée, faire la procession dans l’église collégiale. Ce spectacle y faisait affluer tous les artisans de Paris, ce qui n’empêchait pas les grandes dames de continuer à s’y rendre pendant la Semaine Sainte, attendu que c’était un usage établi pour tout ce qui pouvait monter dans un carrosse à couronne. C’était un arrangement dévotieux qui remontait jusqu’à la belle-fille de Hugues-Capet, la Reine Berthe, et tout le monde y tenait à beau renfort de coutume séculaire et de traditions.

Cependant, vers l’année 1730, on s’était mis à faire des décharge avec des armes à feu dans l’intérieur de l’église, et voilà qui ne manqua pas d’y attirer plus de populace, et par conséquent plus d’indévotion ; de sorte que les bons religieux de St.-Maur s’avisèrent d’exposer au milieu du chœur toutes les reliques de leur sacristie, à dessein de contenir le peuple en respect. Cette innocente imagination ne fit qu’augmenter de tumulte ; elle attira tous les malades du quartier St.-Antoine et du côté de Charenton, qui voulurent absolument passer la nuit dans l’église, afin de s’y trouver à la première messe du Samedi Saint ; et je sais bien qu’en l’année 1732 (la dernière fois que j’y sois allée), il me sembla me trouver au Sabbat de Mesnilmontant. On n’entendait que des cris et des hurlemens de ces malades, que cinq ou six hommes promenaient étendus sur les bras tout autour de l’église. Les malades criaient de toutes leurs forces : Saint-Maur, Saint-Maur !Obtenez-moi guérison, s’il vous plaît ! — Les porteurs faisaient plus grand bruit encore en criant : Place aux malades !du vent !du vent ! Gare le rouge ! et les femmes s’empressaient de cacher tout ce qu’elles pouvaient avoir de rouge, et des hommes charitables agitaient leurs chapeaux pour éventer les malades ; enfin c’était un vacarme si prodigieux dans une église, qu’on n’entendait point du tout l’office du chœur, et qu’il se formait quatre ou cinq parties de chant qui discordaient tout à la fois dans les quatre coins de l’église. Vous sentez bien qu’il se trouvait là des marchands d’images et de petites bougies, sans parler des fontainiers d’eau de réglisse et des estropiés qui mendiaient. Ce qu’il en résulta, c’est que M. l’Archevêque de Paris signifia par ordonnance Épiscopale à toutes les grandes dames et tous les faubourgeois de cette ville, qu’ils eussent à chanter leur office de Ténèbres ailleurs qu’à St.-Maur-des-Fossés, attendu que les portes y seraient dorénavant closes et gardées par un piquet de Gardes-Françaises ; et voilà qui fut un grand soulagement pour les religieux de St.-Maur qui se consumaient dans les alarmes et la désolation gémissante.

Vous pouvez bien imaginer que cette mesure avait obtenu l’approbation de toutes les personnes véritablement religieuses, mais il se trouva certaines dévotes que nous appelions des pélerines à festons, et qui se mirent à parler contre M. l’Archevêque avec autant de fâcherie que s’il avait mis toutes les églises de son diocèse en interdiction complète, et même en démolition. Il avait été question d’en appeler comme d’abus, et le Roi s’en divertissait journellement. Il y a toujours de bonnes âmes qui n’aiment point à méditer chez elles et qui n’usent jamais le velours de leur prie-Dieu : elles vous diront que leur église paroissial est humide, ou que leur chapelle est trop loin du sanctuaire, ou bien que l’encens qu’on brûle à l’autel est de si mauvaise qualité qu’elles en ont des migraines, ou bien aussi que tous les habitués de leur paroisse ont continuellement des torticolis parce que les portes de l’église ne se ferment pas assez bien. Les voyages à St.-Maur étaient pour les unes une occasion de promenade innocente, et pour les autres une partie de plaisir où les maris et les mamans n’avaient rien à contrôler. Nous leur demandions, M. l’Archevêque et moi, s’il ne pourrait pas se trouver une autre église de la banlieue qui pût hériter de leur prédilection ?

En l’année 1733, l’abbaye de Longchamps, qui est auprès de Boulogne-sur-Seine, étaient remplie d’un grand nombre de pensionnaires dont on soignait merveilleusement l’éducation, et auxquelles on faisait apprendre particulièrement la musique. On savait que le demoiselle Lemore, ancienne chanteuse de l’Opéra, s’était retirée dans cette communauté depuis sa conversion. La famille d’Orléans avait toujours eu l’habitude de passer la quinzaine de Pâques à Saint-Cloud ; et il paraît que la musique de Longchamps l’attirait aux offices de cette abbaye pendant la Semaine Sainte : on en parla si bien que la mode en prit à Versailles, et de là s’étendit jusqu’à Paris. C’est à dater de ce temps-là qu’on a fait de cette course à Longchamps un but de promenade, et que les personnes les plus élégantes de la cour et de la ville s’y sont rendues pour l’office des Ténèbres en grand équipage. Cette affluence avait fini par dégénérer en cohue scandaleuse. L’équipage de la Comtesse de Flavacour ayant éprouvé je ne sais quel accident : la Marquise de la Tournelle, sa sœur, en écrivit à M. de Beaumont, lequel ordonna de fermer dorénavant l’église de l’abbaye pendant toutes les heures où l’on y chanterait l’office, et voilà ce qui s’est perpétué jusqu’à la fin des temps conventuels, c’est-à-dire jusqu’en 1791. On avait continué à venir se promener sur la route et dans l’avenue qui mène à Longchamps à l’heure des Ténèbres, mais, en l’année 1789, il y avait plus de cinquante ans que cette promenade, pendant la Semaine-Sainte, n’avait plus d’autre objet que celui de regarder ou de se montrer ; et les personnes régulières n’y paraissaient jamais que le Jeudi Saint, après l’heure des stations dans les paroisses.

À l’époque où l’entrée de l’église de Longchamps n’était pas encore interdite, il s’y faisait une telle presse que la moitié du monde n’y pouvait entrer, et je me rappelle que les Dames-du-Palais de service y arrivaient de Versailles en grand habit, les officiers des gardes en uniforme, et les femmes de finance avec tous les diamans de leurs écrins. J’étais une fois bien tranquille et bien modestement assise au bas de l’église, où j’entendis Mme Poupelinière qui disait à côté de moi que Mme de Créquy, Mme de Marsan et Mme d’Egmont venaient d’avoir le bonheur de se faire placer dans le chœur de l’église avec les religieuses. — Sont-elles heureuses de voir celles qui chantent ! — sont elles heureuses, ces grandes Dames !… — et ce ramage-là continua jusqu’à la fin de la dernière Lamentation. Quand elle vit cette petite dévote qu’elle ne connaissait point, et qui ne soufflait pas, s’en aller en si grand et si bel équipage, avec les livrées de mon fils qu’elle connaissait de reste, elle en eut des transes mortelles, à ce que me dit le Maréchal de Richelieu.

Voici venir le récit du seul accident mémorable qui me soit arrivé dans l’église de Longchamps. Il y avait à la cour, à la ville et partout où l’on pouvait aller, une Marquise de Sainte-Aulaire, infiniment belle, assez joyeuse, un peu légère, et que nous appelions à cause de cela la divinité qui s’amuse[1]. Je la rencontre à la porte du cloître un Vendredi Saint, bon jour, bonne œuvre, et la voilà qui joint ses belles mains pour me conjurer de la faire entrer dans le sanctuaire avec quatre Polonais, quatre Potoski, quatre Palatins, disait-elle ; et comme le refus m’aurait toute embarrassée, pour cause de la présence des quatre jeunes gens, je fis un horrible mensonge à la tourrière, en lui disant qu’ils étaient de ma compagnie, et nous arrivons aux places que mon fils avait fait réserver pour Mme votre mère et pour moi ; la belle Ste-Aulaire y prit celle de ma belle-fille, et voilà ce qui ne me fit aucun plaisir, attendu qu’elle n’avait pas apporté de livre de prières : ainsi vous pouvez juger de sa belle contenance à l’église et pendant l’office ? Enfin la musique se fait entendre, et voilà ces autre Polonais qui commencent par se mettre à gémir, ensuite à fondre en larmes, à sanglotter, à tomber par terre et s’agiter en syncope, et tellement qu’on fut obligé de les emporter hors de l’église, où Mme de Ste-Aulaire eut l’obligeance des les accompagner.

— Qu’est-ce que c’est donc que ces grands garçons qui se ressemblent comme quatre gouttes d’eau et qui se mettent à pleurer à l’envi l’un de l’autre, en entendant les Lamentations de Jérémié ?

— C’est quatre Polonais, quatre Potoski, quatre Palatins, ne m’en demandez pas davantage, attendu que je n’en sais pas plus.

M. le Comte d’Artois raconta le lendemain qu’ils étaient allés voir, cinq ou six jours auparavant, le pavillon de Bagatelle que ce prince a fait construire dans le bois de Boulogne, et que son valet-de-chambre concierge avait été bien étonné de les y voir s’arrêter subitement dans la salle à manger devant une figure de Pomone, se regarder entre eux, s’embrasser avec beaucoup d’émotion, et verser des pleurs avec une abondance intarissable. Quand les frères Potoski furent un peu revenus de cet attendrissement, ils dirent à leur guide que c’était parce que cette statue ressemblait à une de leurs cousines qui demeurait en Pologne et dont ils étaient amoureux tous les quatre ; mais qu’il n’y avait, disaient-ils, que le plus jeune et l’aîné qui en fussent traités aussi favorablement que des amoureux peuvent désirer de l’être. M. le Comte d’Artois avait trouvé la chose tellement divertissante, qu’il leur avait fait envoyer un plâtre de ladite statue, dont l’original est une belle figure de Jullien. Mme de Lamballe nous dit aussi qu’ils avaient fait demander à voir la collection du Palais-Royal, et qu’ils avaient répandu des torrens de larmes en regardant plusieurs tableaux du Corrége et du Dominicain ; enfin, quand ils se trouvèrent dans la galerie du Luxembourg, et qu’ils y virent les chefs-d’œuvre de Rubens, leur désolation fut inexprimable. Ils allaient s’aventurer fort imprudemment pour faire un voyage en Italie, pays de la musique et de la peinture, où je ne doute pas qu’ils ne soient morts d’enthousiasme et d’attendrissement. C’étaient du reste quatre Polonais bien élancés, et vêtus comme d’uniforme en taffetas Blaise-et-Babet, couleur changeante ; mais c’était, vous en conviendrez, les plus singuliers Palatins et les plus étranges Potoski qu’on ait jamais vus[2].

On savait qu’une belle demoiselle Duthé (je n’ai pas besoin de vous dire la profession qu’elle exerçait) avait fait les plus belles dispositions pour aller se promener à Longchamps ; à présent que j’ai déblayé le terrain sans avoir balayé la route, ainsi que vous voyez, j’en arrive à son aventure.

Elle était vêtue tout uniment, nous dit-on, d’un fourreau très juste en taffetas couleur de chair, lequel était recouvert d’une samaritaine, espèce de longue et large chemise en organdie très claire et bien empesée, qui fronçait autour du col et des poignets, qui descendait jusque sur les chevilles, et qui se rattachait autour de la taille au moyen d’un nœud de rubans noirs ; elle était coiffée d’un léger chapeau de gaze noire à la caisse d’escompte, c’est-à-dire sans fond ; elle avait laissé toutes ses perles avec ses diamans au logis, et vous voyez que sa parure était d’une simplicité qui s’accordait parfaitement avec l’innocence de ses habitudes[3] ; mais son équipage n’était pas aussi modeste que sa toilette, ainsi que vous en pourrez juger par cette description que nous en donnèrent les nouvelles à la main.

« Ce carrosse consiste en premier point dans une caisse de vis-à-vis à fond d’or, laquelle est ornée des plus brillantes et des plus fines peintures en arabesques de couleurs variées. On y voit sur les panneaux des amours qui forment des chiffres en guirlandes de leurs, et rien n’est plus admirablement traité que ces beaux ornemens, qui ne sauraient être sortis que d’une imagination riante et d’un pinceau aussi habilement exercé que celui du premier élève du célèbre M. Boucher, le sieur Jâron, jeune artiste sans rival pour ces sortes de compositions galantes et pour le fini des œuvres de goût. L’intérieur de ladite caisse est garni pour l’impériale d’une glace à biseau sans tain, fondue pour la place, et défendue à l’extérieur et contre la grêle par un grillage assez serré, mais très léger nonobstant, lequel est en bronze doré, ciselé en forme dite mauresque, et chargé d’une quintefucille dorée sur le nœud de chacun de ses compartimens à vide. Tout le pourtour intérieur de la caisse est garni de sachets remplis d’herbe de Montpellier de l’odeur la plus délicatement suave, et lesdits coussins sont recouverts d’un satin gris de perle, agréablement et richement brodé de fleurs champêtres en couleurs naturelles, infiniment déliées dans leurs formes, et qui serpentent sur un treillage à carreaux d’or, également en broderie sur ledit satin. Les deux siéges du vis-à-vis sont également rembourrés en herbes parfumées ; mais ils ne sont recouverts que de satin gros-vert, tête-de-canard, laquelle étoffe est brodée en fleurs et feuillages d’un vert nuancé de toutes les nuances de la même couleur, jusqu’au vert Céladon le plus tendre. Le tapis de pied, dans la caisse, est formé de la dépouille de certains oiseaux du Tropique, étincelans d’or et de mille couleurs. On prétend savoir que ce seul tapis est une affaire de trente-six mille livres.

« Ladite caisse est posée sur une large coquille dorée dont tout l’intérieur est garni par des lames en nacre de perle, application méritoire et qui fait le plus grand honneur au talent du sieur Hullot, marchant tabletier de la rue des Prouvaires, à raison de ce qu’il a suivi les ondulations de cette vaste coquille, où le revêtissement de nacre est ajusté de manière à paraître absolument d’un seul morceau. Ladite coquille, qui pose sur le train du carrosse, a l’air d’être soutenue par des groupes de charmans génies et de jeunes Tritons, coulés en bronze avec une légèreté merveilleuse et dorées au mat ; le train doré, les roues cannelées et dorées, ce qui va sans dire, et les moyeux des roues en argent massif, ce qui paraît la moindre chose, au milieu de tout le reste.

« Telle est la description de ce prodigieux équipage, ainsi qu’elle a résulté de nos observations ; ayant eu le bonheur d’être admis à le contempler dans la cour de l’hôtel de M. le Duc du Chastelet, où ce jeune seigneur avait ordonné qu’on la conduisît, à dessein de la faire voir à ses amis ainsi qu’à plusieurs dames de sa famille. On nous a dit que les deux chevaux blancs, qui conduisaient le carrosse à Longchamps, étaient harnachés en tresses d’or et gros-vert, qu’ils étaient ferrés d’argent, et qu’ils portaient des panaches, ce qui serait effectivement d’une indécence intolérable ; mais nous donnons ceci comme un bruit de la ville, en ne garantissant, suivant notre usage, que ce dont nous nous sommes précisément et positivement assurés. »

J’étais chez mon neveu du Châtelet quand il y fit amener cette voiture, et je n’ai jamais vu description plus exactement conforme à la vérité que celle de ces imbécilles des nouvelles à la main.

On avait arrêté au milieu de l’avenue de Longchamps cette Vénus Aphrodise (autrement dit née de l’écume des flots) ; on envoya la déesse au Fort-l’Évêque et sa coquille de nacre en fourrière. Il ne faut pas croire que ce fut, ainsi que l’on dit certains journaux étrangers, parce que son vis-à-vis avait paru plus beau que le carrosse de la Reine (qui n’était pas à Longchamps); ce fut uniquement à raison du scandale qui résultait de voir afficher par une telle personne, un pareil luxe, et ce fut, malheureusement pour la France et pour nous, la dernière exécution monarchique de l’ancien gouvernement[4].

Voici le moment de vous parler de cette malheureuse affaire du collier, dont l’esprit de rancune aurait voulu faire un crime au Cardinal de Rouan ; vous verrez comment on manœuvra dans le conseil du Roi, de manière à livrer les élémens d’un pareil scandale au dénigrement du philosophisme et de la démocratie française.

  1. Nicole-Angélique de la Ravoye, veuve de Marc-Antoine de Beaupoyl, Marquis de Sainte-Aulaire et de Lanmary, Grand-Échanson de France, Chevalier des ordres du Roi et son Ambassadeur en Suède, lequel était mort à Stockholm en 1749. Il avait ordonné qu’on n’envoyât pas son corps en France, et comme on lui voulut faire observer qu’il ne pourrait être inhumé en terre sainte dans un pays de huguenots ; — Mais, répondit-il, le protestantisme ne date pas de si loin ; vous n’aurez qu’à faire creuser deux toises de plus, je me trouverai parmi des catholiques.

    Tout donne à penser que le fameux quatrain du Marquis (François-Joseph) de Ste-Aulaire à Mme la Duchesse du Maine n’est ignoré de personne, mais s’il pouvait être inconnu de mon petit-fils, j’en serais inconsolable et j’en serais honteuse, attendu qu’il était, de mon temps, le plus illustre et le plus renommé des madrigaux !

    « La divinité qui s’amuse
    « À me demander mon secret,
    « Si j’étais Apollon, ne serait point ma Muse ;
    « Elle serait Thétis, et le jour finirait…

    J’ai rencontré parfois le vieux Marquis de Ste-Aulaire. Il était de l’Académie Française, et l’on y faisait grande attention pour les motifs de sa naissance, de son esprit ingénieux, de la dignité de son caractère, et de sa politesse exquise. Je ne sache pas qu’il eût jamais fait d’autres vers que ceux de ce quatrain ; mais il ne faut pas supposer que ce soit la seule illustration de sa famille. Elle a fourni plusieurs Grands-Officiers à la Couronne, et rien n’est si beau que ses alliances. Il y a un jeune Ste-Aulaire qui vient d’épouser la riche héritière des Soyecourt, dont la mère est Princesse de Nassau, et l’on a dit qu’il était le dernier de sa maison. Vous devez être parens, par les d’Alègre de Tourzel ou les du Guesclin : je n’y suis plus, je ne me rappelle pas lequel des deux, mais c’est l’un ou l’autre ?

    (Note de l’Auteur, 1802.

  2. Voyez relativement à ces actes de sensiblesire, la Correspondance de Grimm, tom. V, page 22.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Les jeunes gens rapportaient sur Mlle Duthé qu’un protestant, de Genève, avait entrepris de la convertir en lui faisant lire la Bible : — Pourquoi voudriez-vous, disait-elle en lui bâillant au nez, que je m’occuperais de l’ancien Testament ? J’avais entendu dire qu’on en avait fait un nouveau, et nécessairement, je l’aimerais mieux que l’autre… Ceci me rappelle une histoire de Létorières sur deux demoiselles de l’Opéra qui se disputaient dans les coulisses, et l’une reprochait à l’autre qu’elle avait été si mal élevée, qu’elle ne savait seulement pas son Pater ! — Ah ! je ne sais pas mon Pater ? et je ne le sais pas par cœur, et d’un bout à l’autre encore ? Eh bien ! parions six francs que je vais le dire devant tout le monde ? — Les deux demoiselles empruntent chacune un écu de six livres, on dépose l’argent de la gageure en main tierce, et le cercle se forme. — Je crois-t-en Dieu le père tout puissant qui a été conçu du Saint-Esprit de la Vierge Marie qui est descendue aux enfers… — Ah c’est vrai ! c’est ma foi vrai ! s’écrièrent les autres, Mlle Atalin sait son Pater ! Elle a gagné son pari !
    (Manus. du Chev. de Montbarrey.)
  4. Mlle Duthé n’est revenue d’émigration qu’en 1815. Elle est morte dans sa maison de la rue Basse-du-Rempart, à Paris en 1829, âgée de 94 ans.
    (Note de l’éditeur.)