Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/09
CHAPITRE IX.
Écoutez le récit d’un désastre à faire pâlir. Le Prince de Guéménée, chef de la maison de Rohan-Rohan n’avait pas moins de deux millions de rente, en y comprenant la fortune de sa femme, qui était l’héritière des Rohan-Soubise en indivis avec sa sœur, Mme la Princesse de Condé[1]. Ils avaient un état de maison convenable avec une pareille fortune, et, dur reste, aucun goût dispendieux, aucunes fantaisies ruineuses et nulle espèce d’apparat désordonné. On disait quelquefois qu’ils empruntaient de l’argent à charge de rentes viagères, mais à la cour et dans le monde, on ne prenait pas garde à ces sortes de propos qu’on n’écoutait guère et dont on ne souvenait jamais. À l’occasion d’un homme du monde ou d’une femme de qualité, quand on avait ouï dire, il est riche, elle est pauvre, ou bien ils sont à leur aise, on n’y songeait plus, et pourvu que les gens fussent en état de paraître convenablement, on n’en savait et n’en exigeait pas davantage. Avant la révolution de 93 et les misères de l’émigration, juste ciel et Dieu de St-Louis ! si l’on avait rencontré des gentilshommes qui se fussent montrés en agitation pour le cours des rentes et préoccupés des choses d’argent, on les aurait envoyés dans la rue Basse ou dans le faubourg Poissonnière. Les financiers qui vivaient et rêvaient de chiffres, n’en parlaient pas plus que nous autres et s’en gardaient bien ! La considération pour les personnes du monde était réglée d’après la noblesse de leur naissance et celle de leur caractère, car le rang, proprement dit, n’y suffisait pas toujours ; leur importance dans l’opinion publique était quelquefois appuyée sur celle de leurs emplois, mais la faveur y nuisait plutôt que d’y servir, et dans tous les cas, la considération personnelle était tout-à-fait indépendante de la richesse. Je vous assure que personne ne s’occupait et ne parlait de la fortune des autres, à moins qu’il ne fût question d’un mariage, et vous pouvez bien compter que ceux qui n’avaient personne à marier n’écoutaient pas. La Duchesse de Grammont disait toujours qu’elle ne connaissait et n’avait jamais rencontré que trois personnes qui parlassent d’argent : c’était le Duc de Chartres, M. Necker et Mme Necker. — Je croyais que Mme Necker parlait d’or, lui dit Mme du Deffand, qui n’en avait pas moins la courtoisie d’encenser les Necker à grand tour de bras. Au reste, en la trouvant à l’hôtel de Choiseul et l’y voyant faire une cour assidue, je me rappelais toujours qu’elle avait fait, en forme d’épitaphe, une assez mauvaise épigramme contre le Duc de Choiseul dont elle était proche parente, et qui l’avait toujours assistée de tout son crédit[2] ; mais c’est du crédit de M. de Guémenée que je doit vous parler.
Aussitôt qu’on entendit ces étranges paroles : — le Prince de Guémenée vient de se ruiner.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Il est en faillite ouverte, à ce que disent mes avocats.
— Et qu’est-ce que cela signifie ?
— Qu’est-ce que cela veut dire, en faillite ? en faillite ouverte !…
— Expliquez-nous donc ceci, vous qui parler avec des gens d’affaires et qui suivez des procès.
— Mais il m’a paru que ce serait, environ, comme faire banqueroute…
— Allons donc, il faut être dans le commerce…
— Il n’y a que des négocians qui font banqueroute, et comment voudrait-on que M. de Guémenée…
— On a dit que son intendant venait de prendre la fuite.
— Et bien ! qu’il en prenne en autre ; on n’en manque jamais, d’intendans 8
— C’est vrai, mais c’est qu’on parle beaucoup, et je ne sais ce qu’on dit pour des échéances de rentes avec des retards depuis deux mois…
— On dit aussi que lorsqu’on veut entrer, ou qu’on envoie à l’hôtel de Soubise, il y a devant les grilles une foule de personnes qui crient.
— C’est bien insolent !
— C’est inimaginable ?
— Et c’est d’autant plus mal à ces vilaines gens que personne n’ignore que toutes les terres de Messieurs de Rohan sont substituées ; comment voudrait-on que M. de Guéménée pût les aliéner ou les engager pour payer des rentes ?
Vous voyez qu’on n’entendait pas grand’chose à cette question contentieuse, et chacun était persuadé que les créanciers de M. de Guéménée n’avaient pas le sens commun[3].
Il se trouvait dans cette petite affaire de la maison de Guéménée, un déficit, ou si l’on veut, un mécompte de trente-quatre millions[4], et quand on eut traduit la chose en langage vulgaire ou nobiliaire, et quand on eut compris qu’un si haut et puissant seigneur que M. de Guéménée avait emprunté de l’argent qu’il ne pouvait et qu’il aurait dû payer honorablement, il en résulta parmi la haute noblesse une sorte d’oppression fiévreuse, entrecoupée de soulèvemens généraux d’une grande amertume.
— Avoir emprunté leurs épargnes à des couturières, à des ouvriers, à de pauvres gens qui se trouvent sans pain ! et cela pour se laisser voler par un scélérat d’intendant qui devait employer ces tas de millions à retraire des seigneuries et dégager des terres nobles en amortissant de vieilles censives ! M. de Guéménée mériterait d’être interdit et dégradé de noblesse ! Le parlement a fait séquestrer ses revenus, et la parlement a bien fait !…
Jugez quel était l’excès d’une exaspération qui pouvait aboutir l’approbation d’un arrêt du . parlement contre le Prince de Guémenée, le premier seigneur de France !
Cependant les créanciers souffraient et criaient. Je vous puis assurer que dans les premiers momens de cette catastrophe, Mme de Guémenée ne savait ce que cela voulait dire ? Mais tout aussitôt qu’elle aperçut qu’on lui faisait froide mine à Versailles, elle commença par donner la démission de sa charge (Gouvernante des Enfans de France) ; elle accourut à Paris, chez elle, à l’hôtel de Soubise, où je m’empressai de l’aller voir et où je la trouvai dans un état qui participait de la révolte et de la sécurité. Elle était indignée de ce qu’on s’inquiétât, de ce qu’on eût fait une affaire de si peu de chose, et surtout de ce qu’on avait perdu la tête au point de ne savoir que faire en voyant que l’argent allait manquer pour payer des rentes échues.
— On ne vous avait parlé de rien, pour ne pas vous tourmenter, lui disait son mari, et peut-être aussi parce qu’on a pensé que vous n’entendriez rien à pareille affaire.
— Mais, mon Cousin, lui disait-elle avec beaucoup de raison, vous ne vous y entendez pas mieux qu’un autre, et j’avais des ressources que vous n’aviez pas. Au bout de vingt-quatre heures, avec mes diamans, sans parler de notre vaisselle à mes armes (il y en avait deux chambres toutes remplies), on aurait trouvé plus qu’il ne fallait pour payer vos rentes, et la preuve en est qu’on vient de vous compter douze millions, moyennant un chiffon de papier où je n’ai eu que la peine de mettre ma signature. On vient de vous condamner à rembourser vos emprunts au lieu d’en payer la rente, et vos terres sont substituées ; mais on a toujours dit que j’avais pour cinquante millions de biens libres ; comment ne vous en êtes-vous pas souvenu, et comment vos gens d’affaires ?… Mais ne parlons pas de ces misérables gens qui sont la cause d’une pareille contrariété pour vous ! En nous mariant ensemble, on a dû penser naturellement que ma fortune devait être à vos ordres. Vous êtes l’aîné de la maison de Rohan, mon Prince, et si vous n’étiez pas mon mari, je ne vous laisserais pas dans l’embarras. Permettez-moi de vous dire que, dans cette occasion-ci, votre conduite a été d’un ridicule inconcevable.
Rien n’était certainement plus désintéressé que cette brave et digne femme, et rien n’était si noble et si judicieux que tout ce qu’elle venait de dire avec son gros bon sens.
Comme au premier bruit de cette méchante affaire, tous les autres Rohan s’étaient mis à boursiller dans l’intérêt de leur parent, ils n’avaient pas eu grand’peine à reunir seize cent mille francs, pour envoyer à l’hôtel de Soubise, où tous les quartiers de rentes échues avaient été payés ; mais il n’avait pas fallu moins que cette somme d’un million six cent mille livres. Voyez la belle imposition sur une fortune, et ceci pour affranchir la seigneurie de Joyeuse et celle de Montbazon, de je ne sais quelle obligation qui ne s’élevait pas à plus de soixante mille livres de redevance annuelle. Allez donc vous en rapporter à des gens d’affaires, et ne manquez pas d’écouter les intendans qui vous proposent d’emprunter pour vous libérer !
M. le Prince de Condé, dont la femme était Rohan-Soubise, s’était empressé d’ouvrir ses coffres à son beau-frère en lui proposant tout son crédit ; mais la Princesse de Guémenée voulut suffire à tout. Elle commença par se défaire d’une petite forêt qui ne lui rapportait que vingt-sept mille livres de rentes et dont elle retira quatre millions huit cent mille francs, ce qui prouve que ses domaines étaient joliment administrés. Elle aliéna tous les domaines qui lui provenaient de sa grand’mère Marie Sobieska ; elle vendit au Roi les droits régaliens qu’elle avait sur le port de Lorient, ce qui fut une affaire de neuf millions cinq cent mille livres, et quand la révolution française est survenue, je crois bien qu’il ne restait plus à desintéresser, comme il se dit en style de tribunaux, que Mme de Coislin, à qui l’on avait à rembourser le capital d’une rente viagère de vingt-quatre mille livres, et qu’on avait mise à la queue des autres créanciers, afin de se revancher de ce qu’elle avait crié trop injurieusement.
— J’espèce, au moins, que c’est le dernier acte de souveraineté que fera la maison de Rohan ! disait-elle avec la double passion qui résultait de sa jalousie nobiliaire et de son amour du pécule.
Si l’animosité d’un Ministre du Roi, que je ne veux pas nommer, n’était pas venue compliquer les embarras de MM. de Rohan, leur affaire se serait terminée sans avoir causé le moindre scandale, et voilà ce qu’il est convenu d’appeler la banqueroute du Prince de Guémenée.[5]
- ↑ Charlotte-Godefride-Elyzabeth de Rohan, Princesse de Soubise et d’Epinoy, née en 1737, mariée en 1753 à Louis-Joseph de Bourbon, Duc de Bourbonnais, de Guise et d’Enghuyen, Prince de Condé, de Charleville et d’Arches, premier Prince de sang, premier Pair et Grand-Maître de France. Elle était sœur aînée de Victoire-Armande de Rohan-Soubise, Princesse de Maubuisson, née en 1743, laquelle avait épousé, en 1760, Henry-Louis-Marie, Prince de Rohan-Rohan, Duc de Montbazon, Prince, Comte et haut Baron de Guéménée, Montauban, Clisson, Rochefort, Montfort, Avaugour, Vertus, Parthenay, Joyeuse, etc. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Tout donne à penser que l’auteur a voulu parler de cette épigramme:
« Guinguet comme un pet-en-l’air,
« Étourdi comme un éclair,
« Méchant comme un Lucifer,
« Il est parti pour l’enfer.(Nouv. à la main, Bachaumont, Grimm, etc.). - ↑ Mme d’Hénin vient d’arriver d’émigration. La Princesse de Poix (Marguerite de Beauvau) et la Princesse d’Hénin (Gabrielle de Mauconseil) sont deux personnes d’esprit, parfaitement instruites, et qui ne sont assurément en aucune disposition de frivolité prétentieuse ou de minauderie qui puisse les porter à vouloir faire les belles-dames. La Princesse d’Hénin vient de m’écrire de manière à vous prouver combien certaines idées, certain langage, et notamment l’argot de la banque, étaient restés étrangers à nos habitudes.
« Je ne vous dirai pas Vous qui savez tout, puisque vous êtes excédée de cette formule, mais vous qui n’ignorez de rien, ma chère, ayez la bonté de m’expliquer une chose que je ne conçois pas et qui paraît devoir importer à mes intérêts financiers (pardon du motif). Je commencerai par vous dire que M. de Lally est à Saint-Germain, et que Mme de Poix ne sait que répondre à la question qui m’occupe. Ses enfans sont en course, et voilà pourquoi je vous écris dardare à l’autre bout de Paris. Le Cher de Thuysi m’écrit mot à mot : Je vous conseille de prendre garde au sieu Lefèvre ; on m’a prévenu qu’il allait déposer son bilan. Je vous dirai que ce Lefèvre est devenu mon homme d’affaires, mais que faut-il conclure de cet avertissement du Cher ? Dites-nous, je vous en prie, ce que signifie déposer son bilan ? Mme de Poix suppose que c’est une sorte de métaphore, et nous en sommes là. »
Je viens de répondre à Mme d’Hénin que je n’avais pas la science infuse, que je ne savais nulle autre chose sur les formules de commerce, que ce que j’en avais appris dans les manuscrits de Cagliostro, où je n’avais rien trouvé sur le bilan, mais que M. de Breteuil allait venir chez moi, et que s’il en savait plus que nous et que le Comte du Lau d’Allemans, qui était dans ma chambre, et qui n’en savait rien non plus, Mme d’Hénin pouvait compter que je lui ferais part de ma découverte.
M. de Breteuil était suffisamment au fait de la matière, attendu qu’il avait perdu plus de cent mille livres en émigration, par le fait d’un Hambourgeois qui avait déposé son bilan.
- ↑ M. de Staël, Ambassadeur de Suède, avait l’habitude de parler d’après les Necker, et c’était souvent un inconvénient pour lui. Il avait dit je ne sais plus quoi de malséant sur cette affaire, et Mme de Béthisy lui dit : — Mon cher baron, vous venez de parler comme un banquier, je désirerais pour le Roi, votre maître, qu’il eût assez de crédit pour faire une pareilles banqueroute !(Note de l’Auteur.)
- ↑ M. de Talleyrand doit se souvenir de la réponse que lui fit Mme de Guémenée, quand il fut lui proposer d’accepter le titre de surintendante de la maison de l’impératrice ? — Est-ce que vous prétendez vous moquer de moi, M. de Talleyrand ? — Mais, princesse, que répondrai-je à l’empereur ? — Ne dites pas à votre empereur que je suis Rohan, il ne saurait ce que cela veut dire ? – Dites-lui seulement que je suis cousine de Louis XVIII et que le Duc d’Enghien était mon neveu…
M. de Talleyrand ne réussit pas mieux dans ses tentatives auprès de Mmes de Carignan et de Vaudémont, et comme on exigeait une Princesse, il en fut réduit à la nécessité de proposer sa femme. Buonaparte lui répondit : — Est-ce que vous prétendez-vous moquer de moi ?
(Mémoires inédits.)