Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 6/06
CHAPITRE VI.
Si les Éditeurs du Recueil des Causes célèbres n’avaient pas enregistré le procès du fameux Desrues, je ne manquerais pas d’en faire un chapitre de mes souvenirs, afin de vous faire admirer la justice du ciel. On ne saurait espérer que l’action de la Providence empêche l’exécution de certains crimes qui sont commis sur la terre, parce que le mal faire est dans la nature de l’homme, et que l’homme est libre ; mais j’ai toujours vu que les criminels étaient punis, mon Enfant, visiblement pour le plus grand nombre, et quelquefois découverts d’une manière si miraculeuse qu’il aurait fallu s’opiniâtrer dans l’aveuglement, pour ne pas y reconnaître la main de Dieu. Lisez le procès de cet abominable hypocrite, et lisez-le avec attention, je vous le recommande.
Quand on fut ennuyé des querelles sur la grâce efficace et sur le formulaire, où la majorité du public ne comprenait plus rien, parce qu’elle avait perdu la foi et parce que l’instruction théologique lui manquait, on s’était mis à disputer sur la musique, et ce fut avec d’autant plus de violence et d’emportement que le sujet de la querelle était plus frivole et plus étranger à ceux qui s’en mêlaient. L’horreur d’un Quesnelliste pour un Conformiste ne saurait donner aucune idée de celle d’un Lulliste pour un Ramiste, et ceci dura jusqu’à l’irruption des Gluckistes et des Piccinistes qui vinrent se ruer les uns sur les autres et se prendre aux cheveux, jusque dans les balcons et le parterre de l’Opéra. Ce fut à la première représentation d’une pièce intitulée la Bonne Fille, et depuis ce moment-là tous les esprits furent agités par la discorde. Elle était à domicile dans tous les cafés et les colysées, dans les jardins publics, et jusque parmi les politiques de l’arbre de Cracovie, à la petite Provence en automne, ou dans la salle des Cent-Suisses en cas d’orage. La discorde s’était introduite au bureau de Mlle Lespinasse, sanctuaire de la philosophie moderne ; à l’Académie française, où personne n’aurait pu dire quelle différence il y avait entre un bémol et un dièze ; et jusque dans le salon de musique de M. Trudaine, où tout le monde chantait faux. Les meilleurs amis et les amans se brouillaient, les parens se fuyaient, les enfans se battaient ; les bons dîners, dont le meilleur effet a toujours été celui de produire une indulgence réciproque, ne produisaient plus que de la colère ou la plus sombre défiance ; enfin, les bureaux d’esprit étaient devenus des arènes où l’on s’acharnait contre la séduisante Armide, ou la malheureuse Iphigénie du Chevalier Gluck, qu’on voulait absolument sacrifier à la Bonne Fille du Signor Piccini et vice versà.
On ne demandait plus : est-il janséniste ? est-il moliniste ? — est-il encyclopédiste ou dévot ? — est-il pour l’ordre profond de M. de Mesnildurant, ou pour l’ordre mince de M. de Guibert, auteur de la Tactique moderne ?
On se demandait : est-il du coin de la Reine ou du con du Roi ? et l’on accueillait les survenans bien ou mal, en conséquence de la réponse. Il en est résulté des méchancetés abominables : les enfans de Mme de Valbelle (c’est-à-dire Athénaïs et Gertrude, aujourd’hui Comtesses de Beauvoir et de Tilly), avaient mordu le petit d’Havrincourt parce qu’il était Picciniste ; et du reste, je vous dirai que ces deux petites de Valbelle étaient si méchantes, qu’elles mordaient les oreilles des chiens, et qu’elles allaient donner des coups de pied aux chevaux. On ne s’en douterait guère aujourd’hui, vous en conviendrez ; mais retournons à la musique. M. votre père avait fait passer Lauzun pour un Gluckiste auprès de Mme de Blot, qui ne daignait plus jeter les yeux sur lui. — Vous devriez bien m’expliquer votre conduite où je ne comprends rien, lui dit-il un jour en lui tirant le bout de son gant par la pointe, à dessein de l’impatienter ; mais elle se laissa déganter en se reculant, plutôt que de l’honorer d’un mot de réponse, et je croirais assez que c’est pour un ou deux motifs de ce genre-là que je me suis enrôlée sous la bannière du compositeur allemand ; car je suis Gluckiste, et je suis bien aise de vous en prévenir. N’en plaisantez pas.
Les deux antagonistes, les plus passionnés l’un contre l’autre, étaient MM. Arnaud et Marmontel, tous les deux encyclopédistes et célèbres philosophes. Ils se faisaient une guerre impitoyable, et se reprochaient des choses monstrueuses, à propos de révolution musicale et de musique fixée.
— Mais, mon bon Dieu ! disaient avec raison le Père Garasse et M. Riballier, ces Messieurs nous accusaient d’intolérance, quand il était question des vérités les plus importantes et les plus utiles au genre humain ! Voyez donc comme ils se persécutent et comme ils se déchirent entre eux pour les choses du monde les plus futiles. Est-ce que l’objet de leurs disputes est plus facile à saisir que les maximes de la théologie dogmatique ? Est-ce que leurs explications sont plus satisfaisantes que les nôtres, auxquelles ils ne voulaient pas accéder parce que l’exigence de leur raison ne s’en contentait pas ? Les philosophes ont toujours agi comme leurs devanciers et leurs amis les protestans ; ils ont crié, pendant longtemps : liberté générale, indulgence absolue et tolérance universelle ! mais, quand ils en arrivent à l’application de leurs principes, on les trouve toujours astucieux et persécuteurs.
Écoutez une aventure du chevalier Gluck. Il nous disait un jour, à l’hôtel de Tessé, qu’un jeune homme de la plus belle physionomie, mais dont l’air était prodigieusement triste, était arrivé chez lui pour lui présenter, avec son hommage, une partition d’opéra qu’il avait composée sur le sujet d’Orphée déchiré par les bacchantes. Le poëme et la partition ne valaient pas grand’chose à son avis, mais il avait trouvé que la voix du jeune homme était si parfaitement belle et son expression tellement brillante ou attendrissante, avec à-propos, que ce grand compositeur en était resté saisi d’étonnement et d’admiration. Ce n’était pas des sons humains, disait Gluck, c’était comme un fluide éthéré qu’aurait épanché sans effort une source profonde et pure. — Prodigieux artiste ! dit-il à ce jeune homme en l’embrassant avec enthousiasme, la Providence a marqué votre destination naturelle ; entrez au théâtre, et vous serez le plus admirable chanteur qu’on ait jamais entendu ! — Monsieur, lui répondit le jeune homme avec un air modestement contrarié, je ne me soucierais pas beaucoup d’être comédien… — Comment donc, Monsieur, qu’est-ce que vous dites là, lui répliqua le directeur de l’Opéra français ; ouvrez les statuts et les archives de l’Académie royale de musique, et vous verrez que c’est un théâtre où l’on peut chanter sans déroger. Si vous suivez le conseil que je vous donne, je vous promets d’abandonner tous mes travaux pour ne m’occuper que de votre opéra d’Orphée, et c’est dans cette pièce-là que je vous ferai débuter. Vous avez l’air si profondément sensible et si mélancolique, que vous souffrez certainement de quelque peine du cœur, je n’en saurais douter. Soyez assuré qu’on peut trouver dans les grands succès d’amour-propre et principalement dans ceux du théâtre, une consolation puissante, et tout au moins une distraction salutaire, contre les regrets et les ennuis d’une passion malheureuse… Le jeune homme ne voulut entrer dans aucun détail personnel et demanda seulement quelques jours de réflexion.
« Monsieur le Chevalier, lui répondit-il au bout d’une huitaine, il me faut renoncer à voir mon Orphée sacrifié par les Ménades et honoré par vos accords sublimes. J’ai fait mon possible pour l’étendre jusqu’à trois actes, ainsi que vous me l’aviez conseillé, mais il n’y a gagné que de la bouffissure ou du vide enflé, qui ne vous satisferait certainement pas. C’est à quoi s’est écoulé tout le temps que j’ai perdu depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.
« J’avoue, Monsieur, que le seul désir de ne pas vous contrarier m’avait fait promettre de réfléchir à la proposition de me vouer au théâtre. Je sais que les philosophes ont l’air d’estimer les comédiens, et je trouve que ce talent n’est pas moins rare que celui du peintre ou du poëte. Je sais qu’un homme qui l’exercerait avec honneur ne serait pas indigne d’estime, et que certaines maisons qui sont ouvertes à ceux qui se distinguent dans cette profession, très lucrative depuis quelque temps, doivent leur paraître un dédommagement pour celles qui leur restent fermées ; l’accueil des personnes du premier rang devant les indemniser du mépris qu’on leur porte ailleurs. Il est superflu de vous citer ici les représentations de Sainte-Assise, où Mgr le Duc d’Orléans joue pêle-mêle avec des acteurs à gage, en opposition avec l’hôtel de Créquy, où l’on a refusé d’admettre M. Dugazon pour y lire une pièce de comédie de Mme de Louvois, attendu qu’on aurait été forcé de l’y faire asseoir. »
« Je suppose tous ces brillans avantages assurés à mes talens futurs, et ma raison vous cède, mais vous ne vaincrez pas mon cœur. J’ai une mère et des sœurs sous le joug de l’opinion vulgaire. Tout gothique et tout suranné qu’il soit, ce préjugé donnerait la mort à celle de qui je tiens la vie. J’ai un neveu, Monsieur, et le malheureux jeune homme se trouverait privé, à son entrée dans le monde, de son appui le plus naturel, et du fruit des conseils que j’aurais perdu le droit de lui donner avec autorité. Mes deux sœurs qui sont mariées, rendues malheureuses, et celle qui ne l’est pas, dans l’impossibilité de trouver un parti sortable, et qui puisse convenir à ses vœux… voilà, Monsieur, les coups dont je frapperais ma famille, et il n’est pour moi nul succès de vanité personnelle, ni gloire de talent, ni acquisition de fortune, que je voulusse acquérir à pareil prix… »
— Mais c’est de l’écriture de Clair-de-lune ! m’écriai-je ; c’est une lettre du Marquis de Jaucourt ; il est certain que la beauté de sa voix tient du prodige et qu’il est d’une pâleur étonnante, mais il n’en est pas plus mélancolique, et je ne sache pas qu’il soit malheureux du tout[1]. Si vous voulez voir son neveu dont il vous parle, à son entrée dans le monde, vous n’avez qu’à sortir dans le jardin, où vous le trouverez qui court après des cerceaux avec mon petit-fils. — Il aura sept ans la semaine prochaine, ajouta la Comtesse de Jaucourt, et le Chevalier Gluck en resta confondu.
M. de Jaucourt vint nous demander quelques jours après si nous trouvions que sa réponse avait été déraisonnable. — Mais ce n’est pas seulement de votre lettre qu’il est question, lui répondit sa mère avec toute raison, c’est de ce que vous allez vous ingénier pour vous moquer de ce brave homme, et surtout de ce que vous perdrez votre temps à fabriquer des opéras. Je m’en veux mortellement de ce que vous faites le croque-notes, et si c’était à recommencer je ne permettrais pas que vous apprissiez seulement à connaître la clé de sol. On dit que vous êtes toujours avec des piaillards et des braillards de chanteurs, avec des bassons, des pardessus-de-violes et des tambouriniers qui doivent être les plus sottes gens du monde et qui, du reste, ne valent pas mieux que les acteurs dont vous parlez si bien.
— Il avec vrai que les musiciens sont bêtes comme tout, répondit-il avec cet air de sensibilité naïf et douloureux qui avait si profondément touché l’auteur d’Iphigénie. Toutes les fois que celui-ci rencontrait M. de Jaucourt au foyer de l’opéra : — Ah monsieur le Marquis ! lui disait-il innocemment, quel malheur que vous ne soyez pas né de manière à pouvoir chanter sur un théâtre !!!
C’était la Duchesse de Saint-Aignan (Françoise Turgot), qui l’avait surnommé Clair-de-lune à cause de sa figure qui était d’une pâleur extrême et pourtant brillante, et c’était aussi pour le distinguer des autres Jaucourt ; ainsi, ne croyez pas à une histoire de revenant qu’il avait forgée pour y attacher l’origine de ce même surnom. Tout le monde prenait la liberté de s’en servir en l’adoptant à pleine approbation, tant il était bien applicable à ce beau Marquis, et voilà le danger des sobriquets. Mme de St.-Aignan en affublait tout son monde ; elle appelait le Comte de Chabrillan, le gros chat, et Mme de la Trémoille, la très molle, surnoms d’assez mauvais goût, comme vous voyez ? Je vous conseille de n’en donner à personne et de ne jamais souffrir qu’on vous en applique.
À la frénésie pour la musique avait succédé la passion pour la tactique militaire, et la discussion roulait particulièrement sur le plus ou moins d’épaisseur qu’il faut donner aux bataillons quand on les dispose en front de colonnes. Je vous demande un peu ce que cela pouvait faire à l’abbé de la Colinière, ainsi qu’à Mme Cocquinaud de Lustrac et Mme Trudaigne de Montigny ?
On avait commencé par s’occuper de cette question-là, sérieusement, pertinemment, entre hommes, et pour se moquer de la suffisance de M. de Guibert qui venait de composer et publier un gros volume ad hoc et in-quarto, s’il vous plaît ; mais comme ce M. de Guibert était devenu plus ou moins à la mode, il y eut de certaines dames entreprenantes et résolues qui, par engouement pour l’auteur du gros livre (et du Connétable de Bourbon), crurent devoir intervenir dans les débats. Ma foi, quand on vit que la première ligne des palissades avait été franchie par l’abbé de la Colinière et que Mme Trudaine s’en mêlait, il y eut une irruption générale dans le champ de la tactique ! Toue le monde se mit à disserter à perte de vue sur la stratégie ; chacun discourait à perdre haleine sur les avantages et les inconvéniens de l’ordre-mince ou de l’ordre-profond, et je ne sais plus pourquoi je m’était déterminée pour l’ordre mince ? M. de Penthièvre avait supposé que c’était pour éviter de me trouver d’accord avec le Comte de Broglie qui tenait pour l’ancien système, et sans doute il avait fallu quelque motif de cette importance-là pour me décider à prendre le parti des novateurs ? — J’avais eu très certainement une excellente raison, comme disait toujours ma tante de la Ferté, mais je ne me la rappelle pas.
À cette folie stratégicale avaient succédé je ne sais combien de folies scientifiques, au nombre desquelles était celle d’un minéralogiste, appelé M. Sage, qui prétendait ressusciter les morts avec de l’alcali volatil, et faire de l’or en barre avec de la terre glaise. L’Académie des sciences avait discuté sur tout ceci très méthodiquement, et l’on créa, pour ledit M. Sage, une place de vingt mille livres de rente à l’hôtel des Monnaies.
Le système de résurrection, découvert par M. Sage, avait été remplacé par le système de M. Dufour, Chirurgien-major à l’École militaire, et celui-ci pouvait dispenser de la résurrection, comme vous allez voir. Aussitôt qu’on était malade, il fallait se frotter la peau des jambes avec des orties, et puis se coucher sur un lit, et s’enivrer avec de la liqueur d’absinthe de la Martinique (et de chez Mme Amphoux, s’il se pouvait ?) On s’endormait infailliblement, et l’on se réveillait parfaitement guéri, disait le frater. La Faculté de Paris ne voulait pas approuver ces deux prescription thérapeutiques ; mais on n’a pas vu que le Major Dufour en ait été renvoyé de l’École militaire, où l’on devait craindre, pourtant, qu’il ne fît frotter les pensionnaires du Roi avec des orties, et qu’il ne fît boire de la liqueur des îles à de petits garçons. Un fils du Baron d’Arconcey, que M. Dufour avait enivré d’absinthe, en fut si bien endormi qu’il ne s’en réveilla pas. On répondit à ses parents que l’exception prouvait la règle, et l’on donna la croix de Saint-Michel à M. Dufour, à la sollicitation de M. Necker et de M. de Monthion.
Remarquez bien que la France présentait alors un véritable phénomène social, en ce que la situation matérielle et politique du royaume était calme et prospère, et que tous les esprits s’y trouvaient en agitation. L’habitude du bonheur et de la sécurité, la douceur et l’indulgence du gouvernement, le peu d’intérêt qu’on prenait aux affaires extérieures, et même à celles d’Amérique, où notre pays se trouvait engagé ; l’oisiveté des gens du monde et le manque de croyance avec le besoin de croire, enfin la manie d’enthousiasme ou d’engouement qui gagnait toutes les classes, et qui remplaçait chez nous toutes les opérations du jugement, telles que l’examen attentif et l’approbation raisonnable : tout cela, vous dirai-je, ouvrait une large brèche aux folies imaginatives, aux données incompréhensibles, aux explications inconcevables et tout ce qui s’en suit en fait d’absurdités.
Au milieu de ce tourbillon, parut un homme imposant par son air de sécurité fière et de cogitation méditative ; un savant, un étranger (ce qui doublait nécessairement son mérite) ; et de plus, un homme assez jeune et parfaitement beau, ce qui n’y gâtait rien. Cet homme était en possession d’un secret qui maîtrisait tous les corps animés, et qui lui donnait la faculté de remédier à toutes les désorganisations de leur mécanisme, à toutes les causes de souffrance, à tous les maux physiques, à toutes les pénalités de la nature humaine ; et c’était par un principe universel, occulte, unique, et tellement simple dans son essence et dans le mode de son application, qu’il n’avait pas besoin d’un autre moteur et d’un autre agent qu’un acte de la volonté.
On apprit bientôt que le Docteur Mesmer avait trouvé des adeptes, et l’on distingua particulièrement Messieurs de Puységur, de la Fayette, Bergasse et d’Espréménil, parmi ses disciples ses plus fervens. Il s’était logé dans la maison des frères Bouret, place Vendôme, et voici comment on y procédait à l’application du magnétisme.
Il y avait au milieu d’une grande salle un baquet rempli de culs de bouteilles, lequel était recouvert d’une toile verte, et d’où sortaient des gaules de fer avec des robinets et des tourniquets ; toutes ces tiges métalliques étaient courbées en demi-cercle, et ceci donnait au gros baquet l’apparence d’une araignée monstrueuse. Les Mesmeristes étaient là rangés qui-l’un qui-l’autre, et tenant chacun le bout de sa gaule appuyé sur ses yeux, dans l’oreille, aux reins, contre la poitrine, au creux de l’estomac, à la gorge ; etc., chacun des malades en posture et dispositions très variées, ceux-ci tremblans de frisson, ceux-là couverts de sueur ; les uns dans une agitation frénétique, en convulsions abominables et se roulant par terre, ainsi que les jansénistes de St.-Médard ; les autres en contemplation béatifique et comme en extase ! Et puis c’étaient des malades qui riaient à gorge déployée, tandis que leurs voisins bâillaient en pleurant, et pendant ceci M. le docteur Mesmer était dans un coin de la salle à jouer de l’harmonica. Il ne s’en dérangeait que pour venir, d’un temps à l’autre, appliquer un de ses doigts sur le front des magnétisés qui lui paraissaient avoir besoin d’une action si puissante et si propice ! Voilà quels étaient les procédés du mesmerisme et voici la doctrine du système.
Le docteur Mesmer avait débuté dans le monde savant par un ouvrage intitulé de Planctarum influxu, dont le but était d’établir que les corps célestes ne sauraient manquer d’exercer sur les corps animés, et particulièrement sur le système nerveux, une influence analogue à celle qui dirige et produit leurs attractions respectives. Il y parlait également de la propriété des aimans à laquelle il attribuait toutes sortes de vertus pour opérer la guérison des maladies. Mais cette association bizarre du neutonisme avec la cabale et l’astrologie ne lui valut aucun succès dans son pays. En arrivant dans le nôtre, il y fit paraître un Précis historique et recueil de faits relatifs au Magnétisme animal, et le plus grand nombre de ses lecteurs ne douta pas plus de sa bonne foi que de sa puissance magnétique. Il y disait avoir rendu la vue à Mlle Paradis (jeune aveugle), ce qui fut démenti par l’Académie de médecine, et il assurait qu’on pouvait penser pendant trois moi sans langue, ce qui parut inexplicable au point d’y faire supposer quelque faute de l’imprimeur. L’explication du docteur ne se fit pas attendre, et c’était un enchaînement de propositions inintelligibles.
Le fluide éthéré que M. Mesmer avait à sa disposition pouvait être augmenté par la volonté de l’homme et réfléchi par les glaces ainsi que par la lumière (il m’avait semblé que c’était concentré et absorbé qu’il aurait fallu dire), et du reste le même fluide pouvait être communiqué, propagé et appliqué par le son. Il était transportable et susceptible d’accumulation. Toutes les propriétés des substances matérielles et des êtres organisés se trouvaient soumise à l’intention et à la rémission de cet étranger fluide ; enfin Mesmer ajoutait à tout ceci que les êtres organisés sont analogues à des aimans, qu’ils ont des pôles ainsi que des antipathies matérielles, et que leur similitude est si parfaite que le ' phéno'mène de l’inclinaison même s’y trouve régulièrement observé.
Les savans trouvèrent que l’absurdité de cette dernière assertion ne laissait rien à désirer, et relativement au phénomène de l’inclinaison du pôle, on alla jusqu’à dire à M. Mesmer qu’il avait pris, comme le singe de la fable, le nom d’un lieu pour celui d’un homme. Il ne s’en déconcerta pas le moins du monde ; il eut la hardiesse d’adresser à M. de Maurepas, premier ministre, un mémoire apologétique, avec un ultimatum écrit de sa main, dans lequel il demandait au gouvernement français, non pas qu’on fît constater l’existence et l’efficacité du magnétisme, ce qui serait inutile et puéril, osait-il ajouter, tant la chose était notoire et magnifiquement prouvée ; mais il demandait qu’on enregistrât les déclarations de toutes les personnes qu’il avait guéries, et qu’on voulût bien lui concéder, en rémunération de ses bienfaits, la propriété de la terre et du château de Surgy, lesquels appartenaient au domaine de la Couronne. Il ajoutait que si l’on voulait marchander avec un homme de son importance, il allait quitter Paris, sortir du royaume et renverser son baquet en abandonnant tous ses malades à leur malheureux sort.
Mon cousin de Breteuil s’était entiché, je n’ai jamais su comment ni pourquoi, du magnétisme animal. Il intervint dans la négociation, et fut se placer officieusement entre les prétentions du magnétiseur et les épigrammes de M. de Maurepas, de manière à ce qu’on fit proposer à Mesmer, au nom du Roi, devinez quoi, mon pauvre Enfant… C’était vingt mille livres de rentes viagères, avec un traitement annuel de douze mille livres, un logement au Louvre, et le cordon noir de Saint-Michel, avec le titre de médecin consultant pour Sa Majesté ! On lui demandait seulement d’ouvrir un cours de magnétisme et d’y former trois élèves à la pratique de ses admirables procédés.
Comment voudriez-vous qu’une monarchie puisse aller avec des injustices et, tranchons le mot, des extravagances pareilles à celles-ci ? heureusement pour la bonne réputation du ministre de la maison du Roi (Baron de Breteuil) que le docteur Mesmer se trouva tellement choqué de l’incivilité de ses propositions et de sa lésinerie, qu’il ne daigna seulement pas lui répondre, et qu’il partit brusquement pour les eaux d’Aix-la-Chapelle, emmenant plusieurs de ses malades avec lui : c’était les plus dévoués et les plus dociles : mais on ne manqua pas d’observer que ce n’était pas les moins riches. Un habile avocat, nommé Bergasse, parut alors sur la scène ; il entreprit d’obtenir un dédommagement public en faveur de Mesmer, et pour le consoler du mauvais procédé de M. de Breteuil, il imagina d’ouvrir à son profit une souscription de cent actions à cent louis la pièce. C’était cependant à condition qu’aussitôt que la liste serait remplie, M. le Docteur aurait la charité de révéler toute sa doctrine, afin que la nation française, en première ligne, et l’humanité souffrante, en général, pussent être salutairement éclairées sur la mystérieuse organisation du baquet rempli de culs de bouteilles, sur les bons effets de l’application du doigt magnétique, et particulièrement sur l’emploi de l’harmonica dans les cas de surdité, car on assurait que la Marquise Lecamus lui devait sa guérison radicale[2].
Le docteur allemand préleva tout au moins cent cinquante mille écus sur la crédulité parisienne, au moyen de la souscription de M. Bergasse, et l’Avocat-Général au parlement de Dauphiné, qui s’appelait M. de Servan, fit paraître une brochure de sa composition, dans laquelle il nous conseillait d’ériger des statues sur des places publiques en l’honneur de M. Mesmer. Il aurait demandé des temples, s’il avait osé. Le fougueux d’Espréménil, assisté du Mis de la Fayette, allait pérorant et déclamant contre la superficialité du vulgaire et pour l’infaillibilité du magnétisme ; et c’était, je vous assure, avec autant d’enthousiasme et d’opiniâtreté qu’on les a vus déblatérer, pendant le reste de leur vie, contre les institutions surannées, en faveur de la liberté qui nous a procuré le régime de la terreur[3].
L’engouement désordonné pour le magnétisme avait été la première aberration de ces têtes mal faites, et l’on a remarqué que presque tous les principaux révolutionnaires avaient été Mesméristes passionnés.
Il faut vous dire à présent comment le peuple de Paris ne resta pas en arrière des gens du monde en fait d’enthousiasme pour les prodiges.
On ne savait ce que pouvaient devenir journellement tous les cochers, les palefreniers, les marmitons, les garçons de cuisine et surtout les laquais de la ville. On n’en pouvait garder à l’antichambre, et quand on les envoyait quelque part, ils n’en revenaient point. Les maîtres d’hôtel en perdaient la tête ; et comme la même chose arrivait dans presque toutes les maisons, on avait fini par en parler dans le monde, où personne ne savait à quoi cela pouvait tenir.
Il était arrivé d’Alsace un prodigieux médecin, qui guérissait toute espèce de maladies par les simple imposition d’une de ses mains. Il ne recevait pas d’argent ; mais il était convenu que les personnes qui pouvaient payer, donnaient quelque chose en s’en allant, et suivant leurs moyens, à une grosse fille qui se tenait toujours derrière la porte. Le peuple assurait que ce médecin distribuait aux pauvres du quartier l’argent qu’il avait reçu par ce moyen. Il avait été s’établir dans une maison de la rue des Moineaux, sur la butte Saint-Roch, et c’était là que toute la livrée de Paris tenait des assises. Les femmes du peuple y jouaient un grand rôle, et je vous assure qu’elles auraient mis en lambeaux toute personne qui se serait permis de douter du pouvoir de ce charlatan. La mère de mon garçon d’office, par exemple, avait amené chez cet homme une de ses filles qui était boiteuse de naissance. Il lui toucha les hanches et lui ordonna de marcher sans béquilles. La boiteuse obéit et tomba sur le nez ; mais la mère s’écria que sa fille était une entêtée qui ne voulait pas marcher comme tout le monde ; elle entra dans une furieuse colère, elle se mit à lui casser ses béquilles sur le dos, et pour que la malade pût s’en retourner, son frère fut obligé de lui en aller chercher une autre paire (de béquilles). Le médecin désapprouva l’emportement de cette bonne mère ; mais tous les laquais et toutes ces femmes qui couvraient la butte, et qui virent la jeune fille s’en aller comme elle était venue, lui dirent que c’était sa faute, et peu s’en fallut que toute le monde ne la battît pour la punir de sa mauvaise volonté.
Vous imaginez bien que l’autorité fut révoltée de ce qu’il y avait un homme à Paris qui faisait muser les laquais et qui dérangeait les cuisiniers. C’était bien autre chose que les inconvéniens du magnétisme ! Mais, pour écarter un soulèvement populaire, ce qu’on avait toujours grand soin d’éviter sous le gouvernement de nos rois, paternellement, et pour ne pas avoir à sévir contre le pauvre peuple de Paris, qui est la plus stupide engeance de la terre, et qui du reste est la plus atroce et la plus infâme canaille de l’univers, on se crut obligé d’user d’artifice : on fit déguiser des hommes du guet qui furent prier le médecin de venir avec eux chez Mme la Maréchale de Noailles qui voulait le consulter, et que ses infirmités retenaient chez elle. On le mena chez un commissaire de police du quartier Saint-Denis, qui le fit monter dans une cariole et conduire à dix lieues de Paris, avec injonction de n’y rentrer jamais. On trouva chez lui près de vingt mille francs en petits écus, pièces de vingt-quatre et de douze sous, que M. le lieutenant de police ordonna de laisser à la disposition de la grosse fille.
Ce qui fit le plus grand honneur au magnétisme fut la mort du docteur Deslon, son second prophète. D’une constitution robuste, et âgé seulement de quarante ans, ce médecin supportait à lui tout seul, depuis l’hégyre de Mesmer, toutes les fatigues de la superintendance et des opérations magnétiques. Il en avait supprimé l’harmonica, dont il ne savait pas jouer ; mais il avait ajouté le somnambulisme au mesmerisme, et c’est un grand bénéfice. Une somnambule, interrogée par lui sur une douleur qu’il éprouvait au creux de l’estomac, lui répondit qu’elle y voyait une cause de mort certaine et prochaine ; que c’était un point noir, exubérant et putrescent. (La somnambule était une paysanne de Chatou). Elle ajouta que la grande quantité de fluide magnétique, que ce docteur absorbait et qu’il dirigeait sur ses malades, avait l’inconvénient de lui corroder le système nerveux, de lui allumer la bile et de lui décomposer le sang, d’où venait qu’elle lui donnait le conseil de se baigner souvent et de ne magnétiser personne avant le retour du printemps, ni surtout pendant la canicule où l’on allait entrer. Cette fille ne lui laissa pas ignorer qu’il ne vivrait pas deux mois s’il ne suivait son avis, dont il ne tint compte ; et le docteur Deslon mourut effectivement six semaines après[4].
J’ai vu cette somnambule, et je l’ai consultée par simple curiosité d’abord, et puis dans un sentiment qui n’était pas du tout l’opposé de la confiance. Elle avait dit à Mme votre mère, en présence de moi, que sa maladie provenait d’une humeur rhumatismale, combinée d’un appauvrissement de la lymphe et fortifiée d’un restant de dépôt laiteux ; rien n’était plus véritable, et la tisane indiquée par elle était un chef-d’œuvre de combinaison médicale, au dire de Marjault, du vieux Lebègue et de l’avis du docteur Sallin, grand ennemi du magnétisme, ainsi que chacun sait. Elle y prescrivait cependant une chose dont les trois médecins ne pouvaient s’expliquer la propriété curative, et c’étaient des feuilles de coudrier. On essayait de n’en pas mettre dans la tisane, et la malade ne s’en trouvait pas si bien ; on en remettait dans la tisane, et la malade s’en trouvait au mieux. Je ne voulais pas la consulter pour mon propre compte, mais on m’en obséda si fortement que je finis par lui confier une de mes mains qu’elle s’appliqua sur l’estomac (au niveau du plexus solaire, disait-elle) ; ensuite elle ferma ses yeux avec un air de satisfaction dont je lui sus tout le gré possible, et cinq minutes après elle se mit à dire en souriant, — parlez-moi de ça. — On n’a jamais vu si bonne disposition. — Vous virez cent ans. — Si vous buvez davantage et ne vous chauffez pas, vous ne serez jamais malade.
Cette fille était âgée de trente-quatre ans ; elle ne savait pas lire et n’était jamais sortie, jusque-là, de la basse-cour de Mme de Maupeou (la Chancelière). C’était la créature la plus simplement ingénue qui se puisse trouver. Quand elle était dans son état naturel, on n’aurait pu tirer d’elle une seule parole, ne dirai pas scientifique, mais correctement prononcée, et du reste il est assez connu que M. de la Mothe-le-Vayer ne pouvait regarder en plein jour par sa croisée sans éprouver des vertiges et sans frémir, tandis qu’il allait courir toutes les nuits sur les toits de l’hôtel de Maupeou, comme un chat maigre. Mais c’était par une effet du somnambulusme naturel, et reste à savoir comment le magnétisme a le pouvoir de provoquer et la propriété d’utiliser, comme disait M. Darcet, cette disposition phénoménale ? Je ne vous en puis donner aucune explication : je n’en sais pas plus que vous ; mais ne croyez pas que j’aie été la dupe d’une comédienne.
Dans l’état présent du magnétisme, on a supprimé le baquet et les tiges métalliques ; mais la croyance au fluide a survécu dans l’esprit de certains adeptes à la puissance de l’harmonica, et la plupart des magnétiseurs attribuent simplement l’action du magnétisme à l’action de la volonté. J’au vu magnétiser Mme de St.-Julien, M. de la Gorce, et Mme Lecamus par M. de Puységur. M. de la Gorce, aussitôt qu’il fut touché, tomba dans le somnambulisme et parla comme un insense, ce qui n’était certainement pas son habitude autrement que dans un pareil état de crise. Mme de St.-Julien fondit en larmes et fit des sauts de carpe, avec des cris de chouette, et la Mise Lecamus qui ne s’endormit pas, resta comme une bûche, à peu près dans son état naturel.
Le procédé du magnétiseur ne me sembla pas précisément scandaleux, comme on le prétendait ; mais il me parut tout-à-fait dépourvu de bienséance. Il était assis devant ces dames, ses pieds touchant les leurs ; ses regards enfoncés dans leurs yeux, en serrant fortement leurs genoux entre les siens ; il leur tenait les mains appliquées dans les siennes, au grand ouvertes, avec les quatre pouces et les doigts majeurs en correspondance immédiate, à dessein d’influer sur le battement des artères à l’unisson : c’est la raison qu’il en donnait, et voilà ce qu’on appelle se mettre en rapport. Ensuite le magnétiseur promena doucement ses mains, à partie de la tête aux pieds, sur toutes les parties du corps de ces dames, en ayant soin de s’arrêter pendant la valeur d’une minute à chaque articulation des membres, et lorsque le sujet magnétisé fut supposé par lui devoir être suffisamment pénétré de fluide, il administra ce qui s’appelle le magnétisme à grands courans, ce qui consiste dans un mouvement à distance opéré largement avec les deux mains ouvertes et les doigts écartés, laquelle action est dirigée de la tête aux pieds avec la plus grande accélération. Ceci produisit un même effet sur ces trois personnes, dont les visages devinrent absolument décolorés, et qui prièrent le magnétiseur de s’arrêter parce que la plante des pieds leur brûlait. M. de la Gorce ajouta que ses jambes allaient éclater comme deux gargousses. M. de Puységur y remédia fort aisément en leur soufflant sur la figure, qui reprit tout aussitôt sa carnation naturelle, ensuite il administra ce qu’il appelait des passes en définitive, et le plus beau résultat de la séance fut de me faire tomber dans une attaque de nerfs, la première et la dernière que j’aie éprouvée, depuis soixante et seize ans que j’ai vécu, jusqu’à présent. Mme de St.-Julien se trouva parfaitement guérie d’un horrible mal de tête. M. de la Gorce, qui ne s’était fait magnétiser que par curiosité, n’en éprouva ni bien ni mal, excepté la contrariété d’avoir battu la campagne en si bonne compagnie ; enfin Mme Lecamus n’en fut pas moins sourde, et vous conclurez de ceci tout ce qu’il vous plaira.
Je ne doute pas que Mesmer ne fût un charlatan, et je pense que sa combinaison du baquet, avec ses tringles de fer et son harmonica, n’était que du charlatanisme ; mais je ne saurais douter de la réalité d’un phénomène appelé Magnétisme et dont Mesmer a découvert l’existence.
J’en ai vu de prodigieux effets que je suis bien assurée d’avoir jugés froidement, sans complaisance, et sans prévention ; mais l’utilité du Magnétisme ne m’est pas démontrée, et son danger me paraît manifeste.
Je ne saurais nier que sur certains individus et dans certains cas, son efficacité puisse agir salutairement, en apparence ; mais j’ai remarqué que la plupart des hommes étaient insensibles à l’action du magnétisme, et j’ai connu grand nombre de femmes auxquelles il faisait toujours et dans tous les cas un mal affreux[5].
Je ne sais et je ne saurais savoir s’il est vrai que le magnétisme est un remède assuré dans toutes les maladies atoniques, et je ne dirai pas qu’il ne soit salutaire aux individus chétifs ou débilités ; mais ce que je sais fort bien, c’est que son emploi m’a paru très dangereux dans les maladies inflammatoires, et tellement dangereux qu’il a déterminé des morts subites en pareil cas. Voilà ce que je vous garantis et dont je vous avertis.
Quant aux phénomènes du somnambulisme, je vous dirai qu’ils n’avaient rien d’incroyable pour moi, parce que j’avais passé mon enfance à ouïr parler de somnambules à Montivilliers, où les Demoiselles d’Houdetôt tracassaient toutes les nuits et sautaient quelquefois par les fenêtres afin d’aller grimper aux arbres, et nager dans les étangs du parc au cœur de l’hiver.
La cadette écrivait comme un chat quand elle était réveillée ; sa troisième sœur avait une fort belle écriture, mais lorsque la contagion du somnambulisme l’avait gagnée, et pendant que les autres étaient à lutiner dans les bois, ladite sœur cadette, appelée Mlle d’Épronville, se mettait à l’ouvrage et faisait le basogne de tout le monde, en imitant si bien l’écriture de chacune de ses sœurs (à tâtons) que la maîtresse de classe et la propriétaire du cahier ne pouvaient plus reconnaître la ligne d’écriture où l’on s’était arrêté la veille.
J’ai vu dans le bourg de St.-Fal, auprès du château de Mme votre mère, une cataleptique, appelée Mlle de Bourgneuf, qui passait huit mois de l’année couchée sur le dos sans manger, sans boire et sans faire aucune espèce de mouvement. Sa respiration n’était pas sensible à l’oreille, et son expiration ne marquait pas sur le miroir. Elle se réveillait subitement au bout de son accès ; elle vivait pendant cent vingt et un jours à la manière de tout le monde, et retombait en catalepsie pour deux cent quarante et deux jours, bien comptés ; ce qui s’est exécuté périodiquement pendant sept années consécutives, et jusqu’à sa mort, arrivée le 3 octobre 1765.
J’ai vu la cataleptique de l’abbaye de Montmartre, et j’ai vu comme tout le monde, ou j’ai cru voir, au moins ; car, en vérité, dans une vision pareille, il est permis de suspecter le témoignage de ses propres yeux, de ses oreilles et de sa judiciaire humaine ! J’ai cru voir, il m’a semblé, on ne doute pas, et nous avons dû croire que cette pensionnaire de Montmartre avait non pas lu, si vous voulez, mais aperçu, devant nous, les yeux fermés et par l’estomac, le contenu de deux lettre pliées, fermées et cachetées, que M. Bergasse venait d’écrire dans une autre chambre, sous la dictée de la Maréchale de Ségur et de la Comtesse de Virieu qu’il n’avait jamais ni vues ni connues, auxquelles il n’avait jamais écrit, ni fait parler ; et qui du reste n’auraient pas voulu se prêter à des piperies dont cet honnête M. Bergasse était incapable pour son propre compte. On avait d’abord appliqué les deux billets cachetés sur la poitrine de la cataleptique ; elle demanda qu’on les lui posât sur le ceux de l’estomac, l’un après l’autre ; elle commença par nous dire qu’il s’y trouvait une ligne absolument illisible, en conséquence d’une rature dont on n’avait pas eu la précaution d’étancher l’encre avant de fermer un de ces billets, et ceci, dont on ne s’était pas aperçu, fut trouvé ponctuellement vrai lorsque nous ouvrîmes cette lettre. Nous fûmes témoins de plusieurs autres phénomènes dont on a dressé procès-verbal, et vous en trouverez la copie dans mes papiers ; mais les membres de la faculté de Paris ne voulurent pas en entendre parler ; ils ont toujours pour les cataleptiques une abomination sans égale, attendu qu’ils ne savent qu’en dire, et parce que les docteurs ne doivent ignorer de rien.
Les phénomènes du magnétisme ne sont pourtant pas moins avérés que ceux de l’état cataleptique et du somnambulisme, et ceux-ci n’ont d’autre avantage sur celui-là que d’avoir été connus des naturalistes anciens, ce qui fait que les docteurs modernes n’osent pas s’inscrire en faux contre la notoriété publique et sempiternelle. Mais la découverte du magnétisme est récente, et voilà pourquoi les savans proprement dits ne veulent pas convenir de sa réalité. Je ne parle ici que pour son existence et non pas en faveur de son utilité, prenez-y bien garde et résumons-nous. La plus grande partie des humains n’est pas accessible aux effets du magnétisme. L’application magnétique et directe est plus souvent nuisible aux malades qu’elle ne leur est salutaire. Tous les individus qui sont organisés de manière à recevoir l’impression du magnétisme, ne sont pas susceptibles d’entrer en état de somnambulisme. Tous les somnambules magnétiques ne parlent pas ; tous ceux qui parlent ne sont pas clairvoyans : la plupart de ceux qui distinguent leur état avec lucidité, n’ont pas la même aptitude en faveur des autres malades ; enfin les plus clairvoyans ne le sont pas toujours, et les somnambules qui font payer leurs consultations ne sont presque jamais de bonne foi.
Le peu que je viens de vous dire au sujet de ces trois phénomènes de la catalepsie, du somnambulisme et du magnétisme, est tout ce que j’en sais ; mais je suis persuadée que ceux qui vous en diront plus que moi n’en sauront pas davantage.
Il faut savoir ignorer, mon fils ; il faut s’y résigner humblement avec un sentiment de résolution soumise. Il faut dire à son intelligence humaine, ainsi que l’Éternel à l’Océan révolté : — « Tu n’iras pas au-delà de ces rochers où j’ai marqué ta limite ; ici tu briseras l’orgueil de tes flots. »
- ↑ Charles-Léopold, Marquis de Jaucourt, mort en 1787, étant devenu Lieutenant-Général et Chevalier des ordres du Roi. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Quant à Marguerite Lecamus, Marquise Lecamus et nièce du Cardinal Lecamus, Évêque de Grenoble, je vous dirai que son mari fut le premier gentilhomme français qui s’avisa d’appliquer un titre seigneurial sur son nom de famille et sans prédécession d’un article datif. Quand on lui demandait des nouvelles de son Marquis. — J’en suis excédée, et surtout pendant la nuit, répondait-elle, mais j’espère bien que le magnétisme m’en délivrera ! Elle avait entendu qu’on parlait de son rhume et non pas de son mari, tant elle avait été bien guérie par l’harmonica ! (Note de l’Auteur.)
- ↑ Antoine Mesmer, qui se qualifiait premier médecin du Landgrave de Hesse et de S. A. le prince de Reuss, est mort à Stenits en 1815, âgé de 82 ans. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Charles Deslon, Docteur Régent de la faculté de médecine de Paris et premier médecin ordinaire de Mgr le Comte d’Artois. Il mourur, ainsi que le rapporte Mme de Créquy, le 21 août 1786. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Expertæ crede Robertæ.