Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 3/06
CHAPITRE VI.
J’ai vu mourir mon père et mes tantes ; j’ai perdu mon mari et l’aîné de mes petits-fils. Si je reprends quelquefois la plume après une suite d’émotions et de préoccupations si douloureuses, ce sera comme passe-temps, pour essayer de me distraire. La tâche que j’avais entreprise est devenue sans objet, sans but et sans intérêt pour moi ; si j’ai le courage de la continuer, ce sera sans suite et sans méthode[1].
On a vu la Princesse de Conty (Louise d’Orléans) présenter la femme d’un receveur des finances à Versailles, et l’on croyait que le blâme et la surprise n’iraient jamais par-delà. Mme Le Normand d’Étioles a fini par être titrée Duchesse de Pompadour, et ce qu’il y a d’admirablement curieux, c’est qu’elle a eu le bon goût et la retenue de n’en vouloir jamais porter ni le titre ni les insignes[2].On peut aller voir un neveu de la Princesse de Conty, un premier Prince du sang, qui joue des parades à Bagnolet, de pair à confrère avec les plus misérables espèces du monde, avec le comédien Granval entre autres. C’est dans une suite de farces grivoises, ouvrées par le sieur Collé, célèbre amphigouriste, et c’est uniquement à l’usage de la maison d’Orléans. Le lieutenant de police ne souffrirait pas qu’on étalât pareilles ordures sur les tréteaux des foires Saint-Laurent ou Saint-Germain.
Cette Princesse de Conty (née d’Orléans) avait une fille, laquelle était la femme de son cousin-germain, le Duc d’Orléans d’aujourd’hui. Cette femme est morte, et l’on a trouvé dans sa cassette un recueil de satires et d’horribles chansons qu’elle avait composées. Elles ne sauraient être transcrites par la plume d’une autre femme, et surtout d’une femme chrétienne. Je n’en pourrais citer que ce commencement d’un couplet qui s’adressait à son mari :
« Monseigneur d’Orléans,
« Vos prétendus enfans
« Sont l’objet du mépris
« De tout Paris ! »
Monseigneur d’Orléans n’a fait qu’en rire, et tous les habitués du Palais-Royal ont pris copie de ce même recueil de poésies, que la princesse avait intitulé : Mon Testament.
M. de Guerchy, notre ambassadeur à Londres, a refusé de mesurer son épée contre celle d’un Chevalier de Saint-Louis. On a dit à cet officier supérieur de dragons qu’il était une vieille fille, et que s’il refusait d’en convenir on lui retirerait la pension qu’il avait gagnée par vingt ans de service en qualité de Ministre plénipotentiaire, sans compter qu’on l’emprisonnerait à la Bastille. Le Chevalier d’Eon vient de s’habiller en femme, et ce qu’il en résulte d’avantageux pour l’État, c’est que le Comte et le Marquis de Guerchy n’auront pas la contrariété de se battre en duel.
À propos de Marquis et de combat singulier, voilà qu’on vient d’ériger une terre en Marquisat pour le fils d’un anobli, lequel avait signifié qu’il ne voulait pas se battre (après avoir été souffleté).
Ce n’est pas encore là ce que M. de Villette avait souffert et commis de plus déshonorant.Il est malheureusement vrai que l’exercice de la puissance et l’excès de la prospérité, les mauvais exemples, les flatteries, les lâches condescendances peuvent dénaturer les plus belles âmes et peuvent égarer les meilleurs princes. J’ai voulu mener mon fils à la revue de la maison du Roi, plaine des Sablons. On y voyait la Maréchale de Mirepoix (cousine de la Sainte-Vierge), tête à tête, avec Mme Dubarry, dans un large carrosse à panneaux blasonnés, avec le cri des anciens Barrymore : Boutez-en-Avant. J’ai fait tourner bride à mon équipage, et je suis rentrée chez moi si honteuse et si consternée que j’en ai fait fermer ma porte et que j’en ai larmoyé d’humiliation.
Le Procureur-général au Parlement de Provence est assurément un magistrat digne de confiance et digne de foi. Il vient d’écrire au Ministre de la maison du Roi pour lui dénoncer et lui certifier ce qui suit :
« Un gentilhomme de cette province, appelé M. de Sade, allait être décrété de prise de corps pour accusation de rapt et de violence. Il s’était enfui par Nice ; ses fermiers ont profité de son absence pour faire écouler l’eau d’un étang qui les incommodait et qu’il avait défendu de pêcher. On vient d’y trouver le corps d’un jeune homme et celui d’une jeune fille qui sont piqués comme des perdrix, la jeune fille avec du lard et le jeune homme avec des bouts de ces petits rubans nommés faveurs. Ils étaient attachés l’un sur l’autre avec des nœuds de large ruban de couleur rose. On n’a pu reconnaître cette malheureuse fille. Le garçon était natif de Monaco et n’avait pas plus de dix-sept ans. On informe.
« Je vous supplierai, Monseigneur (ajoute ce magistrat), de vouloir bien considérer s’il ne serait pas bon de prendre les ordres du Roi, pour faire « parler à M. le Bailly de Solar, Ambassadeur de Sardaigne à Paris, et pour écrire à M. le Marquis de Chauvelin, Ambassadeur de France à Turin, à l’effet d’obtenir l’extradition dudit gentilhomme. Il a dans ce pays la plus vilaine réputation de toute manière. Il est né de bonne condition, mais non pas de qualité. Il est parent de MM. d’Oppède, d’Albertas et Galifet, qui ne le veulent pas voir depuis des années, mais qui ne lui peuvent dénier cette qualité de leur parent et de gentilhomme de bonne maison. Il est superflu d’ajouter que je remplis et remplirai le devoir de mon office sans acception de la naissance et sans considération des personnes. »Aujourd’hui, tout le monde a pu voir Mme Bertier de Sauvigny, la femme de l’intendant de Paris, la bru du Premier-Président Bertier (qu’on avait mis à la tête du parlement Maupeou), laquelle Intendante est allée prendre la demoiselle Clairon dans son logis scénique et galant, pour la conduire, ainsi qu’en triomphe, en la prison du For-l’Évêque, où cette fille était attendue, pour délit d’insubordination. C’était dans un vis-à-vis, la plus belle voiture de cette femme de robe, avec sa plus grande livrée ; la comédienne à la place d’honneur et Mme l’intendante sur le devant de cet équipage.
En quel temps vivons-nous, grand Dieu ! Où vont aboutir pareils symptômes ? Dans quelle désorganisation sociale et judiciaire, dans quel chaos moral et politique allons-nous tomber ?À l’occasion des prodiges de notre âge, si je ne vous ai rien dit sur la merveilleuse invention des aérostats, c’est que je n’imagine pas à quoi pourra servir cette belle découverte de M. Montgolfier. Jusqu’à présent il m’a semblé qu’elle n’était guère plus importante et plus utile que s’il avait imaginé de fabriquer un cerf-volant qui fût de taille à pouvoir enlever et soutenir en l’air deux ou trois hommes. Je ne comprendrai jamais qu’il y ait un avantage à pouvoir aller bien vite et bien loin, quand on ne va pas où l’on veut.
Je n’ai rien de particulier à dire sur Mme de Pompadour, sinon que je n’ai jamais compris comment on pouvait la trouver belle ou jolie. Ces messieurs disaient qu’elle avait été de la plus aimable fraîcheur et d’une vivacité charmante ; mais c’était vraisemblablement à l’époque de sa première jeunesse et de sa faveur cachée, d’où vient que je ne le saurais témoigner. Je n’aurais pu la rencontrer alors que dans les salles de spectacle, où je n’allais pas, et dans les églises, où, ce me semble, elle ne paraissait guère. Enfin, quand je l’ai vue pour la première fois, c’était dans la galerie de Versailles, et le jour de sa présentation.
C’était une petite personne assez, chétive avec des yeux tirant sur le bleu, mais des plus ternes ; des cheveux jaunes environ de la couleur de sa peau, ce qui faisait que le grand deuil (sans poudre et sans rouge) était un rude écueil pour elle. Les cils de ses paupières étaient exigus, inégaux et rares ; elle avait deux marques rouges à la place où il aurait dû se trouver des sourcils ; elle avait des dents comme qui en peut avoir avec des morceaux d’ivoire et des fils d’or, moyennant un rouleau de cinquante louis. Elle avait aussi des mains écourtées, ignobles, et ses pieds mal attachés et rabougris, plutôt que mignons, étaient ridiculement tournés en dehors, à la façon chorégraphique. Enfin cette amante adorée du plus grand monarque et du plus beau prince de la terre avait toujours l’air souffreteux, la mine afflictive, et le propos languissant.
Il est à remarquer que Mme de Pompadour prenait la physionomie la plus inquiète et la plus troublée tout aussitôt qu’elle se trouvait en regard avec une femme de bien, et c’était depuis la Reine Marie de Pologne, jusqu’à sa pomponière, Mlle Sublet, qui, lorsque la toilette de la Reine était finie, ne sortait jamais de la chapelle de Versailles que pour aller prendre ses repas, ou pour aller se coucher dans la garde-robe de la Reine, à sept heures et demie du soir. Heureusement que la Reine ne faisait jamais de seconde toilette.
Nous faisions quelquefois la partie de plaisir d’aller surprendre Mlle Sublet dans son établissement nocturne, où sa couchette était tout obombrée par des buis desséchés, comme dans un bosquet, et sous un berceau de rameaux bénis. C’était certainement bien la plus dévote, la plus familière et la plus étrange personne qui ait jamais été chargée d’attacher des pompons sur une tête couronnée.
Le roi Louis XV ne demandait pas mieux que de faire des enfantillages, et voici qu’il nous dit par un beau soir d’été : — Allons donc contempler mam’selle Sublet.
— Vous la trouverez, lui dit la Reine, en tête-à-tête avec un buste de Votre Majesté, qu’elle, a fait portraire en sucre d’orge.
Voilà qui va le mieux du monde, et nous allons, le manger, répondit-il.
La Reine, me pousse, dans cette chambre, et je m’écrie : — Sublet, le Roi m’envoie pour vous demander si vous n’avez pas attrapé un coup de soleil en vous déshabillant pour vous coucher.
— Quelle heure, est-il ?… Est-ce que le Roi va rester cette nuit auprès de la Reine ? me dit cette bonne fille en se mettant au séant avec un sursaut de jubilation. Le Roi, qui était derrière moi, se tenait à moi par la pointe de ma manchette (à l’engageante), et je répondis à Mlle Sublet, avec assez d’embarras, qu’il était neuf heures sonnées. Vous pensez bien que je n’avais rien à lui répondre au surplus.
— Imaginez, reprit-elle en faisant le signe, de la croix, imaginez que le Roi n’a pas couché céans depuis plus de six semaines !
— Mais, Sublet, repris-je en m’empressant de l’interrompre, qu’est-ce donc que cette petite chapelle sur votre commode ?…
— C’est un portrait du Roi, dit-elle, avec toute sorte de petites choses et puis des pompons de la Reine hors de service, entre deux flambeaux garnis de leurs bougies, comme vous voyez, couleur de rose et chaperonnées à la sultane en soie parfumée, qui sont des bougies de l’oratoire et du prie-dieu de ma bonne maîtresse… J’y mettais l’année passée des bouquets superbes, mais, par ma foi ! je suis trop en colère contre lui !… Voyez-vous qu’il n’a seulement pas une seule petite fleur dans ces deux fioles a médecine ?
— C’est, ma foi ! vrai, répondis-je.
— Je lui avais mis à l’automne passé deux pommes d’api tout à côté de son petit buste, mais je les lui ai retirées ; je les ai fait manger à la petite Marchais, à cause du cordon bleu de ce Marquis Poisson de Marigny, qu’on a dit qu’il était trop petit pour le mettre au bleu…
J’étais sur les épines, ainsi qu’il est aisé de le penser. — Vous voyez bien cette belle orange, n’est-ce pas ? Une orange que j’avais prise au buffet du Grand-Commun pour la mettre devant lui… Eh bien ! s’écria-t-elle encore avec un ton de ressentiment passionné, je finirai par la manger s’il continue, par la manger à son nez et à sa barbe ! — Je te la mangerai, ton orange, poursuivit-elle en apostrophant son roi de sucre d’orge et serrant les dents en gesticulant à poings fermés.
Elle était si transportée d’exaspération que je m’attendais à l’entendre nommer certain masque femelle, et que je me retournai précipitamment du côté de Leurs Majestés, qui m’avaient déjà devancée dans la chambre de parade, où je trouvai la pauvre Reine avec les yeux bien rouges et le cœur bien oppressé.
Le Roi nous parut singulièrement triste, mais sans aucun air d’irritation. — Je vous demanderai la permission de me retirer dans mon oratoire, attendu que je dois communier demain matin, lui dit la Reine avec une douceur ineffable… Le Roi lui baisa la main, qu’il appliqua sur son cœur en la regardant d’un œil attendri ; il eut soin d’ajouter qu’il ne manquerait pas de venir le lendemain souper chez elle ; et puis il se rendit auprès de Mme de Pompadour, qui logeait au château depuis deux ou trois mois, déjà.
— Je n’ordonne, je ne conseille à personne, et je ne vous demanderai jamais d’aller chez qui vous savez, me dit la Reine ; mais si vous aviez, comme je n’en doute point, l’intention de lui rendre la visite qu’elle est allée vous faire à Paris (elle qui n’en fait jamais à Versailles !) il me paraîtrait de bon goût que ce fût en ce moment-ci. Ne le pensez-vous pas ?
J’allais me regimber, lorsqu’elle ajouta : — C’est un attrait d’esprit et de pure amitié ; voilà ce que nous en devons penser charitablement, en bonnes chrétiennes, en bonnes Françaises ; et si vous allez chez Mme de Pompadour à cette heure, il est certain que cela va faire plaisir au Roi.
Au fait, elle était venue huit jours auparavant pour se faire écrire à ma porte en qualité de Grande d’Espagne, à titre de consœur, et tout de suite après la réception de son diplôme. Il était bien difficile que je ne fusse pas lui rendre sa visite : un peu plus tard, un peu plus tôt, ce n’était qu’une affaire de quelques jours ; enfin, j’avouerai que je ne fus pas insensible à cette petite vanité de causer quelque satisfaction à cet aimable prince que j’aimais tant ! La Reine m’embrasse, et je me fais porter dans la cour des Ministres. On m’annonce, et Mme de Pompadour arrive au-devant de moi jusqu’à sa première porte, avec un air de surprise et de joie qu’elle avait grand’peine à comprimer. Elle me voulut absolument faire asseoir au-dessus d’elle, au plus près du Roi, qui faisait sa partie d’hombre avec l’Ambassadrice d’Espagne et le Duc de Saint-Aignan, lesquels se tutoyaient comme deux petits bourgeois, en signe de parité de leur grandesse, ainsi qu’ils auraient fait à l’Escurial, et quoiqu’ils fussent dans le château de Versailles, où l’étiquette a toujours été de ne tutoyer personne en présence de Leurs Majestés. Cette Ambassadrice d’Espagne était Dona Marie-Bénédicte Alvarez de Tolède, Duchesse d’Huescar et Connétable héréditaire de Navarre[4].
Mme de Pompadour commença par me rendre grâces au sujet de l’honneur que je lui voulais bien faire ; ce furent ses propres paroles où je n’avais rien à contredire, et je m’empressai d’y tourner court en lui parlant d’autre chose, et notamment du Bailly de Froulay, qui venait d’arriver comme ambassadeur de la Religion de Malte auprès du Roi. Lorsque nous eûmes assez parlé d’un scélérat d’autour maltais que mon pauvre oncle avait dû présenter pour tribut à Sa Majesté, et dont les ongles avaient cruellement déchiré son poignet et son avant-bras, nonobstant son gant de buffle à la fauconnière, l’a partie du Roi se trouva terminée, et, sur la demande de Sa Majesté, Mme de Pompadour alla se mettre à son clavecin.
— Je donnerais je ne sais pas quoi pour avoir le plaisir de l’entendre vous tutoyer, vint me dire le Maréchal de Richelieu.
— Elle n’est Grande d’Espagne que de la troisième classe : ainsi vous n’aurez pas ce divertissement-là ; allez vous promener, lui répondis-je. Ne venez pas me faire perdre contenance, et laissez-moi tranquille.
Le Maréchal de Richelieu s’en fut à l’autre bout du cabinet, où toute la compagnie se tenait groupée non loin du clavecin, pour être à portée de Sa Majesté. Je n’avais pas manqué de me lever parce que le Roi n’était plus assis ; mais je restai de pied ferme à la même place, et voilà que j’entendis chanter par Mme de Pompadour :
« Ah ! que ma voix me devient chère
« Depuis que mon berger se plaît à l’écouter !
Ceci me parut avoir une intention de galanterie tellement directe et tellement déplacée devant moi que j’en fus troublée, honteuse, et que j’en devins toute refrognée, suivant l’expression du Richelieu.
Le Roi sembla prendre garde à mon air de sécheresse, et je ne m’en étourdis pas le moins du monde. À peine Mme de Pompadour eut-elle achevé ses applications galantes et son ariette d’Irphise, que je m’avançai pour faire à Sa Majesté mes révérences à reculons, comme si c’était d’un cabinet du Roi que j’allasse sortir : je me retirai sans dire une seule parole ; enfin, je me laissai reconduire par cette pastourelle jusqu’à la deuxième porte, et superbement, sans difficulté ni contestation. C’était la première et c’est la dernière fois que je sois allée chez Mme de Pompadour ; mais ce fut une entrevue qui, grâce à l’indiscrétion du Maréchal de Richelieu, ne laissa pas de fournir matière aux observations de la cour et aux conversations de la ville.
On a su depuis que c’était le Roi qui avait prié Mme de Pompadour de nous répéter le morceau de musique en question, qui passait pour son air de triomphe ; on ajoutait que c’était à dessein de la faire valoir, en préoccupation d’elle, en distraction des autres, et sans penser à ce que les paroles de cette ariette auraient à présenter de malséant, par allusion.
Si je m’en trouvai blessée, c’était surtout à raison de cet oubli des convenances, inouï chez Mme de Pompadour ; car en apparence elle ne s’en départait jamais. On est obligé de convenir qu’elle a toujours été d’une tenue parfaite et d’une réserve exquise. Le bon goût, l’extérieur de modestie respectueuse et les airs délicats étaient sa distinction naturelle et véritable. C’est en cela que devait consister son principal attrait.
Mme de Pompadour avait fait acheter je ne sais quel terrain qui m’appartenait et qui touchait au jardin de son hôtel, aujourd’hui l’Élysée-Bourbon. On ne sera peut-être pas fâché de savoir au juste quelle était la situation légale et nobiliaire de cette favorite, et voici comment elle est qualifiée dans ledit contrat : « Très Haute et Puissante Dame, Madame Jeanne-Antoinette Poisson, Duchesse à brevet, Grande d’Espagne, et Dame du Palais de la Reine, Marquise de Pompadour en Limousin, Comtesse de Ménars en Blaisois, Baronne de Bret et Première Baronne de cette province en ladite qualité, Dame Châtelaine et Haute-Justicière de Malvoisin, de Saint-Cyr-la-Roche, de la Rivière-Saint-Elve et autres lieux au comté de Limoges, Dame de Malorges en Thimerais, Saint-Ouen-sur-Seine et autres lieux, Épouse séparée quant aux biens de Noble Seigneur, Messire Charles-Guillaume Le Normand, Seigneur d’Étioles et de la barronnie de Tournehem, Conseiller du Roi, Chevalier d’honneur au Présidial de Blois sur preuves de noblesse, ancien Receveur général des finances de S. M., etc. »
Pour ne pas avoir l’air de jouter en titulature avec la femme de M. Le Normand d’Étioles, j’avais ordonné qu’on eût soin de ne marquer dans ce contrat aucune autre de mes qualifications que celle de Marquise Douairière de Créquy. Mme de Pompadour en fut plus mortifiée que je ne le saurais dire. J’avais cru n’agir qu’avec dignité, j’ignorais que ce fût un procédé de la plus cruelle insolence, et quand on m’en fit révélation, j’en fus chagriné à l’excès.
Après avoir esquissé le portrait des Mme de Pompadour (en buste et de profil s’entend), il me reste à vous parler de son estimable et bien aimable frère, Abel Poisson, Marquis de Vandières et de Marigny, Ordonnateur-général des batimens de la couronne et Secrétaire-Officier de l’ordre du Saint-Esprit. Il avait été le plus beau jeune homme du monde ; il était devenu l’amateur le plus studieux, le juge le plus éclairé, le protecteur le plus généreux des arts libéraux. Une élévation subite et la splendeur d’une opulence effrénée n’avaient pu dénaturer la rectitude de son jugement, la candeur de sa belle âme et la simplicité de son excellent cœur. Il avait traversé la vie et la faveur avec une sorte d’embarras si fier, avec un front si calme et si triste, avec un sourire de dédain mêlé de pitié pour les adulations dont il entendait accabler sa sœur ! Long-temps après la mort de celle-ci, je l’ai vu rougir (à soixante ans), rougir de pudeur et de honte ! je l’ai vu tressaillir et pâlir quand il entendait parler des Ducs d’Estrées, de la Vallière et d’Antin, à cause de l’origine de leur fortune. Je disais toujours qu’il me rappelait la source Aréthuse, et que s’il avait été naïade ou fontaine, il aurait pu traverser les mers de Sicile sans participer à leur amertume et sans altérer la pureté de ses eaux. L’expérience ne refroidit que les âmes tièdes, le malheur ne saurait dessécher que les cœurs secs, et j’ai toujours remarqué que la prospérité n’endurcissait que les cœurs durs.
Ce n’était pourtant pas que M. de Marigny fût parfait ; il était mélancolique, ombrageux et terriblement susceptible. Il était d’une sécheresse admirablement persistante avec les personnes de grande qualité. Nous avions eu de la peine à l’apprivoiser, votre grand-père et moi ; mais il avait fini par avoir pour nous les sentimens d’un fils, et c’était pleine justice, attendu que nous l’aimions parfaitement.
Protecteur du célèbre Soufflot, c’est à lui qu’on doit attribuer les principaux embellissemens de cette capitale, les plans de la nouvelle église Sainte-Geneviève et des barrières de Paris : constructions variées, originales et pittoresques (épithète qu’il avait rapportée d’Italie). La plupart de ces charmans édifices ont été fidèlement exécutés d’après les dessins de M. de Marigny. Il avait conçu la première pensée de la place Louis XV avec le nivellement des Champs-Élysées ; il a fait opérer la plantation des boulevards et jusqu’à l’ouverture de ces guichets du Carrousel qui portent son nom. (Bienfait modeste et bienfait immense !) C’est principalement à lui qu’il faut rapporter la fondation de l’École militaire, et je n’entends pas ici qu’il faille restreindre la gratitude que doit lui porter la noblesse de France à la simple édification matérielle de ce monument.
Après avoir hésité long-temps pour se marier, après avoir refusé des filles à xxxii quartiers et des millionnaires, il a fini par épouser une demoiselle Filleul, admirablement belle et sœur de Mme de Flahaut. Voici le premier couplet d’une romance qu’il avait faite à l’occasion de ses amours avec la Marquise d’Ossun (Louise Hocquart de Montfermeil), pendant qu’elle était Ambassadrice en Espagne :
« Un fonds de tristesse
« Pénètre mon cœur.
« Ma délicatesse
« Cause mon malheur.
« J’ai sujet de craindre
« Et de m’affliger ;
« Assez pour me plaindre,
« Trop peu pour changer. »
Je vous demanderai la permission d’y faire une variante et je dirai, s’il vous plaît (c’est le Maréchal de Richelieu qui parle) :
« J’ai sujet de craindre
« Et de m’affliger ;
« Trop peu pour me plaindre,
« Assez pour changer »
Le malheureux séminariste avait déclaré que c’était une grande femme à la taille plate, la bouche plate et les pieds plats, à laquelle il manquait une dent canine, dont la figure était rongée de couperose, et dont le bas du visage était parfaitement carré. C’était la seule espèce de régularité qu’il y eût dans toute sa personne. M. l’Archevêque en fit l’objet d’une plainte formelle et d’une requête au Ministre de la maison du Roi, lequel ( M. de Maurepas) donna connaissance de cette requête à M. le Duc d’Orléans, par ordre de S. M. ne sais trop ce qu’il en dit à sa femme ; mais le joli séminariste en resta pour sa déclaration d’enlèvement et de réclusion forcée. Je me tais du reste. Il n’est pas vrai, par exemple, qu’elle ait fait empoisonner Mlle Lecouvreur, qui devait être morte à l’époque de sa sortie de l’abbaye de Chelles, et, dans tous les cas, long-temps avant qu’elle eût épousé son cousin d’Orléans. On aura confondu Mlle Lecouvreur avec une demoiselle Ledru, dont voici l’histoire. Elle avait débuté dans la tragédie de Phèdre ; on savait qu’elle était passionnément éprise et cruellement jalouse, du Comte de Melfort ; et tout le monde a su qu’elle avait eu l’air d’appliquer insolemment du regard et du geste, à la même Duchesse d’Orléans, ces quatre vers de son rôle :
« Je sais mes perfidies,
« Ænone, et ne suis point de ces femmes hardies
« Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
« Ont su se faire un front qui ne rougit jamais ! »
Elle était morte au bout de quarante-huit heures. On l’enterra sans cérémonie sur les bords de la Seine au-dessous des Invalides, au point du jour ; et par hasard, il se trouva, que Mme la Duchesse d’Orléans, qui passait, de l’autre côté de la rivière, avait eu la curiosité de faire arrêter son carrosse afin de regarder cette misérable inhumation……
Son mari l’avait fait peindre en Minerve, et le portrait de cette déesse de la sagesse, dont la mère était d’Orléans et dont le fils a si bien résumé toutes les perfections héréditaires et les illustrations, de la famille[5] ; l’effigie de cette Duchesse d’Orléans, disais-je, était certainement très bien placée dans cette belle collection des portraits enluminés de la Régence et des arabesques de Bagnolet (en grisaille). On n’a rien vu de pareil à ces dessins-là, sinon dans les estampes du poème de Longus, qui ont été dessinées et gravées par le Régent.
Indépendamment de son intempérance en faits et gestes, elle était d’une intempérance de langue à n’y pas tenir, et, c’était à qui se revancherait de son arrogance offensive. À l’époque où l’on soupçonnait Mme de Coislin d’avoir imité la Duchesse de Châteauroulx, sa cousine en acceptant quelques bienfaits du Roi, cette belle Comtesse était séparée de son mari qui ne lui donnait pas grand’chose, et ceci n’empêchait pas qu’elle ne fit bâtir un des plus beaux hôtels de la place Louis XV, et qu’elle ne fût en possession d’un magnifique attelage à six chevaux blancs. La Duchesse d’Orléans s’avisa de lui demander en plein salon du Raincy : « Qui vous a donné de si beaux chevaux ? — Madame, lui répliqua la Comtesse en la regardant fixement, ce n’est pas M. de Melfort, ce n’est pas M. de Polignac, ce n’est pas le petit M. de Varennes et ce n’est pas non plus le comédien Grand-Pré. J’ai 29 ans passés, Madame, ajouta-t-elle avec son air de hauteur amère et son diable de sourire à ressorts ; je pourrais être la mère de ce petit de Varennes… »
La Duchesse d’Orléans, qui aurait été la mère de Mme de Coislin, et par conséquent la grand’mère du petit jeune homme, en perdit toute contenance de femme galante et toute mesure de princesse. Elle étouffait de colère ; elle en perdit la tramontane, et je ne sais plus ce qu’elle se mit à débiter sur la vénalité de certaines amours. Oh ! pour le coup, la fustigation devint sanglante, et cette fille des résolus Mailly Ilogne quy Vonra[6] se prit à fixer l’injurieuse princesse et la transpercer, pour ainsi dire, avec ses regards et son nez d’aigle, en lui disant hardiment : « Je n’ai pas encore éprouvé qu’on eût besoin d’argent pour trouver des amoureux ; mais ce que je sais très bien, c’est qu’il y a quinze ans (lorsque je suis entrée dans le monde), il y avait déjà long-temps que le Chevalier de Villeneuve avait reçu des boutons de diamant, des chaînes de montre en perles, et, qui pis est, une pension sur les domaines et forêts de la duché d’Estampes ; et ce n’est pas moi qui suis Duchesse d’Estampes, ainsi que chacun sait… »
Voilà ce qu’étaient devenus la courtoisie française et le bon goût parisien depuis le bel air de la Régence ! voilà quelles étaient les politesses qu’on allait recevoir et qu’on rendait au Palais-Royal ! tant il est vrai que les mauvaises mœurs engendrent les mauvaises paroles, et que la mauvaise conduite amène toujours les mauvais propos.
M. le duc d’Orléans s’entremit obligeamment pour excuser sa respectable épouse auprès de Mme de Coislin, qui ne s’est jamais rencontrée volontairement avec personne de cette famille ; et ceci n’est que le prologue d’une autre scène où nous l’entendrons déclamer plus éloquemment :
« À Polignac, mon sot amant,
« Je lègue par ce testament
« Ses deux portraits en miniature,
« Pour qu’il contemple Sa figure, etc.
M. de Polignac était donc le mari de cette malheureuse Dame d’honneur, que la princesse abhorrait à l’égal de la passion qu’elle avait eue pour lui quand il était jeune, et l’on ne saurait imaginer toutes les méchancetés dont elle s’avisait contre elle. C’étaient quelquefois des noirceurs abominables, c’étaient souvent des tripotages de commère, et c’étaient pour le moins des espiègleries d’écolier. En fait de malices, elle en pouvait jouer sans relâche et sur toutes les cordes de son clavier, en bémol, en dièze, en bécarre, en majeur, en mineur, et sur toutes les notes de la gamme.
— Vraiment, disait-elle un jour à l’abbé de Bernis, il est bien cruel que je ne connaisse personne qui puisse me donner un bon conseil ! Voici venir le temps des étrennes ; il est impossible qu’on me laisse oublier la Marquise de Polignac, et je voudrais lui donner quelque chose qui lui fit bien de la peine.
— Mais, répondit l’autre, il me semble que si Madame donnait un très beau cheval de carrosse à la marquise, elle se croirait obligée d’en acheter un pareil : avare comme elle est, elle en aurait un dépit mortel !
— Vous n’êtes qu’un imbécile avec tout votre esprit ! laissez-moi donc tranquille avec votre imagination d’un cadeau de 150 louis, répliqua la princesse ; elle vendrait mon cheval d’étrennes et dirait qu’il est crevé.
Son Altesse Sérénissime se mit à courir les boutiques avec M. de Bernis, et Dieu sait tous les propos qui s’ensuivirent ! On découvrit un vieux lustre en porcelaine de Saxe, lequel était si volumineux dans toutes ses dimensions, qu’il en aurait paru démesuré pour le grand salon de Marly. La Duchesse d’Orléans l’achète, on le démonte, ensuite elle en fait placer tous les morceaux dans un petit salon que sa Dame d’honneur occupait au Palais-Royal (à L’entresol). La boule en touchait le parquet, ses branches empêchaient d’ouvrir les portes et les fenêtres ; enfin les agréables figures de Colombine et d’Arlequin, d’Isabelle et du beau Léandre (qui n’avaient pas moins de quatre pieds de taille), avaient été rangées tout autour du salon, dont il avait fallu retirer tous les meubles, et tout ce qu’on pouvait faire était de circuler à grand’peine au milieu de ces charmans objets d’ornement. C’est une mystification que l’aimable Princesse a fait durer jusqu’à sa mort, et toujours sans que Mme de Polignac ait osé lui manquer de respect en envoyant le diable de lustre dans un de ses châteaux ou dans un grenier de son hôtel à Paris. Ce qu’il y a de plus étrange en tout ceci, c’est que la Dame d’honneur était non moins opiniâtre que la Princesse, et quelle voulait arracher les yeux à toutes les personnes qui lui conseilleraient de s’en aller dans son beau salon de la rue Royale, après avoir donné sa démission. C’était sûrement pour avoir égard aux supplications de M. le Duc d’Orléans, qui tenait beaucoup à conserver le nom de Polignac aux premières lignes de son almanach, la plupart de ses officiers étant de la plus médiocre noblesse.
Une autre fois Mme la Duchesse d’Orléans s’amusait à faire appliquer délicatement un petit bonnet de gaze, orné de fleurettes et de rubans couleur de rose sur la perruque poudrée d’un vieux Baron d’Estélar qui était un ancien aide-de-camp du Prince de Conty son père, et qui venait s’endormir chez elle après dîner, avec une régularité méthodique. On le réveillait brusquement à l’heure du spectacle ; on avait donné le mot d’ordre aux antichambres ainsi que dans les couloirs du théâtre (où l’on arrivait de plain-pied parce qu’il attenait au palais d’Orléans), et cet honorable officier-général allait s’exposer, dans la grande loge du service d’honneur, à la dérision publique, avec son béguin de fillette et son cordon rouge et la balafre qu’il avait rapportée de la bataille de Laufeld[7].
Il avait eu jadis un jeune frère dont je n’oublierai jamais la mort édifiante et la fin généreuse. Il était jésuite et missionnaire ; le bâtiment qui le portait à la Chine venait de s’échouer et s’entr’ouvrir sur un écueil à fleur d’eau, en vue de l’île de Poulo-Pinang. C’était par un temps paisible et sur une mer qui n’avait rien d’intempestif ; mais c’était par la méchanceté d’un pilote malais qui l’avait fait entrer à pleines voiles au milieu de cet archipel de récifs, et le traître avait commencé par s’esquiver. sur le canot de ce navire.
Cependant le bâtiment s’enfonçait d’un pied par minute ; il y avait quarante-deux personnes à sauver, et la chaloupe ne pouvait en contenir plus de trente-quatre (à moins de couler bas) ; enfin l’on n’avait ni le temps ni les moyens de confectionner des radeaux, et le capitaine ordonna le tirage au sort pour le sauvetage de trente-trois hommes.
Ce capitaine était un honorable M. Magon de Boisgarin de famille malouine. Il ne fallut pas songer à le faire descendre dans la chaloupe, et son équipage ne put jamais l’obtenir de lui. — Le poste d’un capitaine est son bâtiment jusqu’à la fin ! je suis votre capitaine, et je suis le plus vieux, disait-il ; partez, mes enfans, dépêchez-vous et tâchez de sauver le Père d’Estélan !
Le jeune missionnaire avait été favorisé par le sort, mais il déclara qu’il imiterait le capitaine et qu’il ne quitterait pas le théâtre du naufrage.
— Embarquez-le malgré qu’il en ait ! s’écriait le marin ; embarquez-le, parce qu’il est Vicaire Apostolique, et n’oubliez pas qu’il est chargé d’un bref du Pape pour Mgr l’Évêque de Synite !… Donnez — moi bien vite votre absolution, mon Révérend Père !… Allons, mes gars, à la chaloupe ! à la chaloupe ! Obéissez-moi pour la dernière fois !
On ne pût rien gagner sur la ferme résolution du missionnaire, et la chaloupe était à peine à quarante brasses du bord que le bâtiment s’engloutit sous les flots et disparut dans un tourbillon formidable.
La plupart des naufragés reparurent à la surface du gouffre au bout de quelques minutes, et les sauvetagés ont déclaré qu’ils avaient parfaitement vu et clairement distingué le Père d’Estélan qui nageait infatigablement d’un homme à l’autre, en les soulevant dans ses bras pour les exhorter et les confesser. Il absolvait et bénissait ensuite chacun de ses malheureux pénitens avant de les déposer sur la vague qui allait les ensevelir en guise de linceul ; et puis il recommençait à nager, dans une autre direction, pour un autre malheureux, avec une énergie sublime et jusqu’à la fin d’un apostolat si laborieux et si méritoire, on en conviendra, fût-on protestant de Genève ou janséniste d’Utrecht.
C’était visiblement la providence de Dieu qui l’avait soutenu dans l’exercice de son ministère, ayant, non-seulement un pied ni les deux pieds, mais tout son corps dans l’abîme, avec la certitude et l’effroyable vision d’une mort affreuse, infaillible, incessante, inévitable pour lui. Les témoins de cette admirable scène évangélique ont déclaré qu’il avait disparu le neuvième et le dernier. J’ai su tous ces détails par mon vénérable ami le Duc de Penthièvre, à qui les registres et les bureaux de la Grande-Amirauté de France en avaient donné l’information.Louis-Philippe d’Orléans[8] avait assez de ressemblance avec M. le Régent, son grand-père, mais celui-ci n’avait qu’un faux air de son aïeul Henri IV. L’action de mâcher, de savourer et d’avaler a toujours été la grande affaire, et, tranchons le mot, la seule affaire de sa vie C’était son unique et véritable passion. Il y trouvait ses punitions, ses récompenses et ses quatre fins de l’homme. On démêlait aisément que la chasse et les galanteries n’étaient pour lui qu’un acte préparatoire et tout-à-fait du second ordre ; c’était un moyen, (mais un bon moyen !) pour aiguiser ou pour entretenir son appétit. À tout considérer, c’était un assez bon prince, et voici le résumé de son histoire.
Dans son enfance, il avait dit, à propos de rôties à la moelle : — J’en veux, beaucoup ! j’en veux trop !
Dans sa jeunesse (et dans son lit conjugal) il avait pleuré toute une nuit parce que ses médecins l’avaient empêché de souper à sa fantaisie.
Dans la maturité de son âge il fricassait des huîtres avec Mlle Mimi Duparc, et des ognons.
Enfin, dans sa vieillesse, Mme de Montesson lui disait tendrement : — Mais qu’avez-vous donc, Monseigneur ? vous avez l’air triste ; est-ce que vous n’avez plus faim ? — On n’a jamais faim au bout d’une demi-heure et l’on mange tout comme, lui répondait son Altesse Sérénissime. Il y a déjà beau temps que je n’ai plus faim, mais voici que je ne peux plus manger et c’est chagrinant.
Ce gros Duc d’Orléans, qui prétendait chasser de race, avait un visage assez régulier, réfléchi, bouffi, bonasse et benêt. Il avait eu quelquefois des tentations frondeuses avec des prétentions politiques et des velléités d’opposition contre le gouvernement du Roi, qui ne s’inquiétait guère du Palais-Royal, attendu que le Duc d’Orléans désavouait toujours ses conseillers et ne manquait jamais d’arriver au-devant de la réprimande avec une soumission parfaite. Tout cela commençait en nez de boule-dogue et finissait en queue de rat.
On s’est amusé long-temps d’un certain mémoire secret, en forme de lettre au Roi, qu’il avait fait rédiger par je ne sais quel encyclopédiste, et que ses gens du conseil d’Orléans avaient reçu l’ordre de montrer, sans déplacer, à tous ceux et celles qui voudraient bien prendre la peine d’en aller faire lecture au Palais-Royal. C’était à l’occasion du déficit, et je me souviens qu’on y faisait parler à Mgr le Duc d’Orléans de cette famille royale à qui la nation française a décerné la couronne en vertu de son vœu d’élection. Cet habile homme et son teinturier publiciste ignoraient apparemment que la nation française ne s’était formée, réunie, constituée que sous la sauve-garde et le patronage de la famille royale de France ; et les gens du Roi furent tellement choqués de cette impertinence, autorisée par la signature et l’aveu d’un premier prince du sang, que M. d’Ormesson répéta mille et mille fois dans tous ses réquisitoires, et durant plus de six mois, que le Roi Très-Chrétien ne tenait sa couronne que de la grâce de Dieu. Ceci n’apprenait certainement rien à personne, à moins que ce ne fût à ce pauvre prince, étrange héritier de Robert-le-Fort et de Saint-Louis. On disait avec raison qu’il était bien autrement divertissant et bouffon dans les parades de sa niaiserie politique que dans les parades licencieuses de son théâtre.
Après sa rupture avec une grosse comédienne appelée Mlle Marquise, en mémoire et dérision de son premier amant[9], M. le Duc d’Orléans s’éprit d’un tendre amour pour la Marquise de Montesson (autre comédienne), et celle-ci trouva le moyen de lui persuader qu’elle était la vertu même. C’était une femme à grands talens qui faisait des héroïdes et des comi-tragédies sous la dictée de son secrétaire, et qui jouait de la harpe admirablement ! À la vérité, Mme de Montesson s’établissait toujours, pour instrumenter de sa harpe, entre M. Nollot, son maître de harpe, et M. Danyan, premier élève de M. Nollot, qui jouaient de toutes leurs forces. Elle se tirait d’affaire au moyen de la pantomime, avec des airs de physionomie chromatique et des regards de sainte Cécile amoureuse. Elle ne voulait jamais jouer toute seule. Avec un si beau talent, c’était grand dommage ! et comme c’était par excès de timidité, M. le Duc d’Orléans s’en extasiait et n’en revenait pas.
Ce prince avait fait étaler dans un salon du château de Sainte-Assise une collection de miniatures et de charmans dessins qui provenaient du pinceau délicat, habile et gracieux de Mme de Montesson, laquelle n’avait pas voulu descendre de son appartement ce jour-là, toujours par modestie. Mme de Puysieulx[10], dont elle était abhorrée, se mit à dire à M. le Duc d’Orléans : — Voyez donc ce beau dessin d’un bouquet allégorique : il se trouve signé dans ce coin-ci par Vanspandon, le peintre de fleurs. Est-ce que c’est une malice qu’on aurait voulu faire à cette bonne Marquise ?
M. le Duc d’Orléans aurait bien voulu se cabrer ; mais pour ne savoir comment s’y prendre ayant le jarret trop faible, il aima mieux tourner bride ; il s’en alla souper auprès du lit de Mme de Montesson, et de son râtelier, ajoutait sa nièce de Genlis qui ne pouvait la supporter et qui nous en faisait toujours mille plaintes. (Elle avait inventé le mot Tantâtre à son occasion.)
— Le monde est par trop injuste et par trop méchant ! disait cette bonne. Marquise à son bon prince. Je veux m’en aller d’ici ! je veux, absolument quitter le monde et me réfugier dans un couvent pour y prendre le voile. — Ô mon seigneur, ô mon prince aimable et chéri ! laissez-moi donc m’éloigner de-votre cour, où les envieux me poursuivent et la calomnie me persécute ; à raison de la confiance dont vous m’honorez et de ma respectueuse affection pour vous !
— Vous voulez donc me faire mourir de chagrin ? lui répondait son prince aimable et chéri le plus sérieusement du monde et le plus tristement.
— Ne consentirez-vous jamais à ce que je me retire dans un cloître, reprenait-elle en redoublant ses grimaces, et par exemple, à l’abbaye de Chelles, où nous aurions la consolation de nous revoir de temps en temps, à la grille du parloir ?
— Je ne veux point, répliquait-il avec un laconisme charmant.
— Mais pourquoi donc pas Monseigneur ? (Voix flûtée, bouche en cœur, œillade assassine et la petite main gauche en pigeon-vole. C’est toujours la main gauche qui est la plus petite.)
— Pourquoi ? pourquoi ?… C’est parce que vous êtes aimable ! — On a beau faire et beau dire, je vous trouve aimable, moi ! — Vous savez bien le vieux Ségur, n’est-pas ? Eh bien ! il me disait l’autre jour que je ferais bien de vous épouser ; et corbleu ! si l’on s’avise de vous tourmenter, je sais bien ce que je ferai !…
— Mesdames, et mes chers Messieurs, se prit-il à dire le lendemain matin, quand il rejoignit ses hôtes avec un air piqué de la veille et satisfait de la journée, Mesdames et mes chers Messieurs, dit-il à trois ou quatre reprises avec son embarras et son hésitation naturelle, Mesdames et mes chers Messieurs, je vous dirai que ce bouquet d’une rose avec un lys et deux pensées réunies par un nœud de faveur en lacs d’amour, c’est un dessin de Mme de Montesson qu’elle a copié d’après un dessin du sieur Vanspandon qui est son maître de dessin, et qu’elle a copié si exactement bien qu’elle a copié jusqu’à la signature de Vanspandon, parce qu’elle n’aurait pas voulu qu’on pût dire que le dessin n’était pas de lui et qu’il était d’elle qui l’avait copié d’après celui de Vaspandon…
C’est une explication qui parut d’autant plus satisfaisante à ces dames et ces messieurs qu’elle se prolongea durant trois quarts d’heure avec la même vigueur de dialectique et la même élégance d’élocution. Mon fils s’était trouvé par hasarda Saint-Assise, où je l’avais envoyé pour demander la permission de faire part, et c’était de la mort de mon oncle d’Esclots, autant qu’il m’en souvient. Quand il en faisait des dialogues en parodie avec Ségur le cadet, qui jouait le personnage de la femme artificieuse, et Joseph de Monaco qui faisait le Cassandre en habit d’écarlate, c’était la perfection du burlesque, et c’était à se pâmer de rire.
Imaginez que cette Mme de Montesson se faisait écrire des déclarations d’amour et des billets passionnés qu’elle attachait à quatre épingles sur la tapisserie de sa chambre, afin de manifester le peu de cas qu’elle en faisait. C’était encore pour que ces témoignages de mépris refroidissent les adorateurs de ses charmes et la délivrassent de leurs persécutions, et c’était aussi pour essayer de faire reconnaître à ceux qui venaient la visiter les écritures de ces soupirans téméraires et ces insolens ! afin que M. le Duc d’Orléans pût les faire châtier comme ils le méritaient !…
Elle avait fait mouler son visage avec du plâtre, ensuite elle avait fait couler sa figure en cire, avec les yeux fermés, et voici pourquoi Mais pour habiller cette grande image qui se démontait et se remontait par morceaux, on ajustait sur elle une jolie robe de chambre, on la coiffait à la baigneuse, et puis on la posait et la disposait sur un lit de repos, avec les plus beaux bras nus, la plus belle poitrine découverte, et des jambes !… Il paraît que c’était la perfection des belles jambes !M. le Duc d’Orléans (qui avait le goût des belles choses) arrivait, comme de coutume, à trois heures après midi ; mais la Marquise avait encore eu ce jour-là son attaque de nerfs, elle était plongée dans un sommeil léthargique, et sa première femme de chambre accourait pour barrer la porte en ayant soin de laisser entrevoir cette adorable figure de cire, où rien ne ressemblait effectivement à Mme de Montesson, si ce n’était les traits d’un visage assez commun. Ce gros Duc d’Orléans n’aurait eu garde de passer outre et n’osait souffler ; il était naturellement lourd et timide, et tandis que Mme de Montesson, mannequin vivant, se tenait cachée dans un arrière-cabinet, son futur époux s’en retournait en son Palais-Royal, embrasé d’un feu dévorant et sombre.
Il avait fallu bien des manœuvres et d’autres artifices encore, avant d’aplanir toutes les difficultés qui se trouvèrent au mariage d’un prince du sang royal avec cette bourgeoise astucieuse[11].
Elle avait nom Mlle Beraud-Delahaye, et son père avait été négociant à Saint-Malo, mais non pas des premiers de la ville, où les anciennes familles de la haute bourgeoisie datent de très loin. Je me souviendrai toujours de cette Maréchale de Broglie (née Loquet-de-Granville et vieille Malouine), à qui son mari disait des sottises, en prétendant que son alliance avec elle avait fermé la porte de tous les grands chapitres à leurs enfans. — Vous n’aviez pas besoin de cela pour être refusés dans les grands chapitres, lui répondit-elle. Je n’ai jamais fermé d’autre porte, à nos enfans que celle de l’hôpiial ; ma famille est plus ancienne que la vôtre. Et tout le monde convenait qu’elle avait raison. Je me rappelle aussi que cette Mme de Broglie était fort ennuyée des rabâcheries d’un vieux Diesbach, Envoyé des treize cantons, qui cherchait à se moquer d’elle en lui demandant (pour la centième fois) s’il était vrai que le port de Saint-Malo fût gardé par des chiens. — Mais, répliqua-t-elle en bâillant, avec son accent traînard de Saint-Malo, pourquais donc pâs ? le Rouais le bien par dés Suisses ! dudit M. de Tymbrune à son neveu. Ce qui ne l’empêcha pas d’aller solliciter le Comte d’Argenson pour en obtenir le gouvernement des Invalides ou celui de la Bastille, attendu qu’ils étaient vacans tous les deux.— Monsieur, lui répondit le ministre de la guerre, ayez la bonté de me demander toute autre chose. Si vous obteniez les Invalides, on pourrait dire que c’est ma femme qui vous y envoie, et si vous alliez à la Bastille, on supposerait que c’est moi qui vous y fais mettre. Il paraît que vous ayez de la prédilection pour le gouvernement des châteaux forts ? Si vous voulez bien vous contenter de celui des îles Sainte Marguerite (qui sont à deux cents lieues de Paris), j’aurai l’honneur de vous proposer au Roi, mais c’est tout ce que je puis faire pour vous.
Le Chevalier de Tymbrune était resté confondu de ce que les ministres du Roi se trouvaient si bien informés d’une aventure aussi mystérieuse ; mais il est à savoir que M. d’Argenson, Ministre de la guerre, avait aussi le ministère du département de Paris, ce qui mettait la police du Royaume à sa disposition. Le Chevalier s’en alla trouver Mme de Pompadour dont il attisa l’inimitié contre M. d’Argenson, du mieux possible, et qu’il excita principalement sur le mépris qu’on avait fait de sa recommandation dans les bureaux de la guerre. La favorite se piqua d’honneur et s’empressa d’en écrire un mot, séance tenante, et tout directement à S. M., qui tenait précisément son conseil de la guerre. Le Roi lui répondit cinq minutes après, avec son crayon et sur le papier du même billet, dont il avait retourné l’adresse et qu’il avait refermé par une épingle tortue
« Les 2 gouvs sont donnés. Il y a 2 heures. La 1re chose présentée à ma signature. Pourquoi n’aviez vs rien dit à d’Argenson. Voilà comme vs êtes. »
Le petit Nicolet, sapajou de Mme de Pompadour, avait dérobé ce billet et l’avait jeté par la fenêtre, à l’imitation de ce qu’il voyait faire à la petite Alexandrine, qui se tenait toujours à la même croisée que le singe, et qui n’avait aucune autre sorte de divertissement (infortunée créature !) que celle de faire voler et de regarder voltiger en l’air des morceaux de papier blanc. Mme de Pompadour avait eu soin de prescrire et d’ordonner une fois pour toutes qu’on eût à tenir à portée de sa fille une rame de papier coupé carrément et proprement disposé dans une corbeille de la Chine ; le pavé des cours de Versailles en était couvert. Mais quand elle eut fini par ne prendre aucun plaisir à cette récréation qui se trouvait organisée ne varietur et comme une sorte d’obligation pour elle, Mademoiselle Alexandrine Le Normand d’Étioles en mourut d’ennui, de langueur et d’hypocondrie, la pauvre enfant !
Pour en finir avec ce billet, que le petit Nicolet avait jeté dans la cour de la chapelle, il avait été ramassé par un cent-suisse, et je ne sais plus comment il arriva jusqu’à Mme d’Estrées, qui n’en garda pas le secret.
La disgrâce de M. d’Argenson ne tarda guère à s’effectuer. Il eut soin de faire enfermer sa femme à l’abbaye du Longval, en vertu d’une lettre de cachet qu’il avait eu la précaution de faire signer par S. M. pêle-mêle avec des lettres de service. Ce fut le dernier acte de son ministère. Il avait refusé d’apposer sa signature à un brevet de survivance et de retenue, pour le gouvernement de la Bastille, au profil de M. de Tymbrune, et c’est plus de vingt ans après que celui-ci finit par obtenir la survivance du gouvernement des Invalides, et plus tard le gouvernement de l’École militaire, grâce à la recommandation pressante et la sollicitation continuelle de M. le Duc d’Orléans.
Voici les quatre degrés généalogiques et la filière en ascendance indirecte de cette belle passion ( protection grotesque !) dont M. le Duc d’Orléans se trouvait animé pour le Chevalier de Tymbrune, ancien favori de Mmes de Pompadour et d’Argenson.
M. le Duc d’Orléans avait pour intime et respectable amie Mme la Marquise de Montesson.
Mme la Marquise avait un jeune protégé qui s’appelait M. le Vicomte de Valence-Tymbrune, et qui était un brun de belle apparence.
M. le Vicomte avait pour oncle et pour curateur le susdit Chevalier de Tymbrune, dont il écoutait les bons préceptes, et dont il devait recueillir la succession.
Eût-on la meilleure volonté du monde, il était impossible de ne pas remarquer que les fournitures de l’hôtel royal des Invalides n’avaient jamais été si dispendieuses que depuis la nomination de ce protégé de Mme de Montesson, et comme il se trouvait aussi que la pitance des vétérans n’avait jamais été si chétive et si résidue, le Ministre de la guerre en alla porter des plaintes ou faire des reproches au Palais-Royal.
Le Duc d’Orléans lui répondit : — C’est une chose incompréhensible, et tout-à-fait incompréhensible, eu égard à la contradiction sur les deux choses qu’on dit ; car enfin je ne suis pas plus bête qu’un autre, et je trouve que c’est incompréhensible ; vous n’en disconviendrez certainement pas !
— Il est vraiment d’une géronterie sans pareille ! avait dit Louis XV. Faites donc savoir à son protégé des Invalides que, si j’entends crier la poule, c’est le Gouverneur que j’enverrai plumer !
— Sa cage est toute prête à la Bastille, avait ré pondu M. de Bellisle.
— Oh ! non, point d’esclandre encore, en ménagement et délicatesse, pour la parenté, reprit le Monarque ; contentons-nous, pour cette fois-ci, de lui donner sur les doigts, mais vertement ! Je défends qu’il ose venir à Versailles et qu’il se tienne sur mon chemin nulle autre part.
La meilleure histoire de Sainte-Assise est celle de M. le Duc d’Orléans qui arrive inopinément de la chasse, et qui survient brusquement dans un cabinet où son épousée se trouvait tête à tête avec M. de Valence ; et comment donc faire ?
— À genoux ! dit-elle au Vicomte… à genoux !… Ne me répondez rien… — Non, Monsieur ! poursuit-elle en élevant la voix, avec une expression de Reine outragée ! Quittez cette posture, et ne vous avisez plus de venir me surprendre dans mon boudoir !… Vous n’ignorez pas les augustes nœuds et le lien sacré qui m’unissent à Monseigneur ! C’est à Monseigneur et c’est à lui seul, Monsieur, que vous auriez dû parler de vos imaginations relativement à Pulchérie…
— Comment trouvez-vous, dit-elle à son gros d’Orléans qu’elle fit semblant d’apercevoir et qui était resté bouche béante à la porte du cabinet, comment trouvez-vous Monsieur de Valence, qui est amoureux de ma nièce, qui veut épouser ma nièce, et qui s’en vient me faire une scène de roman pour obtenir la main de cette petite ? — Levez-vous donc, Monsieur ! levez-vous donc et ne vous montrez pas en présence de Monseigneur dans une attitude aussi ridicule…
— Mais, mon bon Dieu, vous allez vous faire du mal avec la colère et les transports où vous vous mettez, lui répondit le bon vieux-prince avec d’autant plus de soulagement et de satisfaction qu’il avait d’abord, été plus tourmenté de sa vision cornue. — C’est un projet dont il faudra vous occuper ma chère madame ; je ne sais que les mariages d’inclination pour être heureux ! et si les Genlis allaient vous dire que Valence n’est pas assez riche, je ne demanderai pas mieux que de faire quelque chose pour lui. Je n’approuve pas qu’il soit venu vous faire une algarade ; mais l’amour est capable de faire faire bien des sottises. Pardonnez-lui donc ; ne me refusez pas de lui pardonner !
Mademoiselle de Genlis était fille de bonne maison, riche héritière et la plus agréable personne du monde. On n’aurait jamais cru qu’elle pût être mariée si médiocrement ! Sa sœur avait épousé le fils aîné du Marquis de la Woestine, un grand seigneur de Flandre ; enfin son père et sa mère en étaient plongés dans la consternation ; mais c’était Mme de Montesson qui tenait les ressorts de la manœuvre, on a vu comment et pourquoi le mariage de sa nièce avec M. de Valence avait été déterminé[12].
Ma bonne amie du Crest m’a raconté comme quoi sa petite fille (nouvelle mariée) s’était présentée pour faire une visite à Mme de Montesson, et comment un valet de chambre, qui ne la connaissait point, lui répondit en ces termes : — Je ne saurais vous annoncer, Mademoiselle ; on n’entre jamais chez Madame quand elle est avec M. le Vicomte.
— Vous direz à ma tante que je suis fâchée de ne pas l’avoir vue, et d’autant plus fâchée que M. le Vicomte est mon mari !…
Cette aimable jeune femme aura bien du mérite à se conduire honorablement.
Comme cette cour du Palais-Royal et comme cette familiarité de la maison d’Orléans étaient pourtant composées d’étranges personnes ! D’abord, on y trouvait toujours des Clermont-Gallerande, et c’était, depuis cinq à six générations, une succession de personnages à renfermer dans les Petites-Maisons ! On y trouvait un Brancas qu’il aurait fallu mettre à Bicêtre ; on y voyait, qui vous dirai-je en préférence ? un M. d’Osmond, gentilhomme normand, qui se disait issu des Rois d’Apulie, le pauvre diable ! et qui détruisait ou détraquait toute espèce de chose à laquelle il pouvait toucher[13]. On l’appelait d’Osmond Brise-tout, et l’on a recueilli ses méfaits dans tous les ana de son temps. Ne supposez pas qu’il eût jamais de regret ou d’inquiétude au sujet des dégâts qu’il avait commis ; il s’en prenait toujours à d’autres, et c’était la perfection du malencontreux. Je crois bien qu’il était pourvu de quelque office de la chambre ou des écuries d’Orléans ; mais toujours est-il qu’on ne le voyait qu’au Palais-Royal, ennuyeux théâtre de ses males œuvres. Il entre un jour d’étrennes dans le salon de M. le Duc de Chartres, par exemple. Il avait commencé par culbuter un guéridon chargé de porcelaines en vert-céladon craquelé ; il avait déjà marché sur la queue d’un gros chat et sur les petits pieds de M. le Duc de Valois qui criait comme un brûlé ; le voilà qui, parvenu jusqu’à la cheminée, trouve et saisit une bonbonnière en cristal irisé, de la plus vieille roche, et le voilà qui la remet à sa place en l’appliquant sur la tablette de porphyre à tour de bras !!! C’était deux cent cinquante louis bien employés, généreux prince ! voilà ces deux mille écus en petits morceaux ; remettez-les dans votre cassette.
Madame de Lamballe avait laissé tomber un de ses gants. M. d’Osmond s’empresse à le relever, et de sa grosse tête il va rudement choquer celle de la jeune princesse à laquelle il fait une épouvantable bosse au front. Un si furieux coup de bélier contre un si léger et si joli treillis de roses et de jasmin !… Vingt ans plus tôt, M. de Bernis en aurait fait un triolet enchanteur ; mais les madrigaux en guirlande et bouquets-montés avaient déjà passé de mode, et tout ce qu’il en circula de mieux exprimé, c’était que Madame de Lamballe avait été démolie par le Chevalier d’Osmond. Ceci fut remarqué comme étant d’une originalité naïve et d’une familiarité hardie ; mais je me souviens aussi que l’auteur du roman d’Estelle eut le courage de s’élever contre cette expression métaphorique, en disant qu’elle était aussi dépourvue de délicatesse et de galanterie que d’agrément. Dût-on m’accuser d’orgueil littéraire et de prétentions ambitieuses, j’oserai dire ici que mon opinion sur ce nouvel emploi du verbe démolir était pleinement conforme à celle du Chevalier de Florian[14].
Ce malencontreux du Palais-Royal allait toujours et partout, rôdant et flânant. Il entre une fois dans la chapelle de ce palais, ou l’on venait de poser des boiseries ; il avise un petit cœur de nœud dans une planche neuve, et le voilà qui s’ingénie pour le déplacer et le remplacer avec le bout de son doigt, de manière à ce que le nœud lui cède, et que tout son doigt s’enfonce en restant fortement saisi dans le panneau. On fut obligé d’appeler des menuisiers pour instrumenter autour de ce doigt captif, opération délicate et qui dura toute la soirée ; il écumait de rage, et toute cette bonne compagnie n’avait pas manqué d’aller siéger dans la chapelle, afin de s’en divertir. On avait proposé d’y faire apporter une table de biribi ; mais la Marquise de Montesson ne s’y trouvait pas assez bien assise, et M. le Duc d’Orléans répondit que ce n’était pas la peine.
Et puis une autre fois, dans la chambre à coucher de Mme de Rochambeau… — D’Osmond ! c’est-à n’y pas tenir ! vous m’avez cassé deux vases de Sèvres, et voici que vous défoncez ma guitare avec un coup de votre coude !…
— Ah ! ah ! pourquoi donc qu’elle était pendue là cette guimbarde ?
— Guimbarde vous-même ! apprenez que c’était une mandoline admirable… Hélas, mon Dieu ! comme elle a rendu lamentablement son dernier soupir !… Rendez-moi donc le service et faites-moi l’amitié de vous en aller chez vous, d’Osmond ; je veux passer dans mon cabinet de toilette et je ne veux pas que vous restiez tout seul ici.
— Soyez donc bonne personne et laissez-moi me chauffer tranquillement. Il avait promis qu’il ne loucherait qu’aux pincettes, et voilà qu’au bout de cinq minutes elle entend pousser des cris d’angoisse à son fameux perroquet gris…
— Mais, vilain brise-tout, vilain être malfaisant ! dit-elle à travers la porte, qu’est-ce donc que vous faites à cette pauvre bête ?
— C’est que je viens, répondit-il en étouffant de rire, c’est que je viens de lui brûler la queue, mais ce n’est pas de ma faute….
— Pardi ! vous me la donnez belle avec des oiseaux dont on vient brûler la queue sans qu’il y ait de sa faute ! et comment va-t-on brûler la queue d’un perroquet, s’il vous-plaît ?
— Ma foi ! madame, ce n’est pourtant pas difficile à comprendre ; j’avais pris une bougie pour aller le regarder, et le voilà qui s’est mis à se tourner et se retourner comme un imbécile ! Vous conviendrez que je n’en suis pas responsable….
« Passant du grave au doux, du plaisant au sévère, » je vous dirai quelque chose de Mme la Comtesse de Blot de Chauvigny, Dame pour accompagner la Duchesse de Chartres, laquelle (Mme de Blot) faisait l’admiration, le charme et la principale illustration du Palais-Royal[15].
On n’était pas d’un goût plus naturellement exquis ! On n’avait pas un tact aussi raffiné, une ingénuité plus attrayante, et des sentimentalités plus prodigieusement délicates !
« En outre qu’on la prendrait pour une des trois Grâces, écrivait M. le Duc d’Orléans à la vieille d’Anville, c’est qu’elle est comme un puits de science et comme un oracle de savoir ! Elle a une taille, qu’on la prendrait à dix doigts et qu’on la pourrait casser sur son genou. C’est seulement dommage que ce soit comme une manière de pur esprit et de corps glorieux. Ça fait honte aux autres. »
Cette adorable petite maîtresse était donc ce qu’on appelait alors une mijaurée, car l’épithète de minaudière ne date pas de si loin.
Madame la Comtesse aurait eu honte de manger de la soupe, et quant à boire un verre d’eau rougie, voilà ce qu’elle n’aurait certainement pas fait (en compagnie, bien entendu). — Boire du vin comme une créature vulgaire ! et du vin rouge encore !… Ah ! Dieu d’amour, quelle humiliation ! — Une femme qui mange de la poularde ou des œufs frais !… — Allons donc, ma chère ! on mange un quartier d’orange, une dariole, une demi-douzaine de fraises ; ensuite on boit un peu de lait, c’est-à-dire du lait qu’on a fait couper avec de l’eau de cette jolie fontaine de Ville-d’Avray, et du lait de brebis, s’entend. Toujours du lait de brebis, de ce même lait qui sert pour alimenter les agneaux, ces charmans agneaux ! — Comment peut-on se résoudre à boire du lait de vache ? du lait, figurez-vous donc !… du lait avec lequel on nourrit les veaux, des êtres sans grâce et sans esprit !… Et puis, le moyen de composer avec cet horrible nom de vache !… — Vache !… — Allez donc vous établir dans une espèce de relation volontaire, une sorte d’intimité nutritive avec une vache, une lourde bête à cornes !… Tandis que vous devriez vous alimenter comme les nymphes de la fable qui marchaient sur les épis sans les courber !… — Ah ! chère amie, je ne saurais entendre parler de ces affreux animaux qui ruminent et qui beuglent !… car je suis sûre qu’elles beuglent, les vaches ; et ce sont, à mes yeux, les plus abjectes et les plus odieuses créatures de l’univers ! — Je disais l’autre jour à M. de Buffon : « Puisqu’il faut du lait dans la nature, pourquoi les colombes ne nous en fournissent-elles pas ? »
— C’était parler comme un ange ! lui dit la Maréchale de Luxembourg. — Oserais-je vous demander ce que M. de Buffon vous a répondu ?
— Il a pris, je ne sais pourquoi, la chose en plaisanterie ; il m’a conseillé de ne boire que du lait d’amandes.
Toutefois, dans les embarras de voyage, dans les cas d’exercice extraordinaire ou dans les occasions de disette imprévue, Mme de Blot se relâchait un peu de sa diététique éthérée, et Mme de Blot avait le courage de prendre sur elle au point de sucer un aileron de pigeonneau qu’on lui faisait étuver dans un cœur de laitue. C’était la seule viande dont elle pût s’accommoder (en compagnie se trouve toujours sous-entendu), la chair de poulet lui paraissant trop grossièrement substantielle, trop compacte, et celle de tous les petits-pieds d’une saveur trop forte et d’un haut-goût trop masculin. — On ne veut jamais se laisser pénétrer d’une idée, et d’une idée très simple, pourtant ; c’est qu’une femme est une rose. Comparaison charmante et nouvelle qui finissait toujours par aboutir en traits méprisans contre les choux farcis, les boudins noirs, et surtout contre les asperges. On ne savait ce que les asperges avaient pu faire à Mme de Blot ; apparemment que son mari les aimait beaucoup.
— Voulez-vous manger de ces oreilles de cerf en menus-droits, Comtesse ?
— Madame aurait pu supposer que je ne suis point un chasseur, un piqueux de vénerie…
— Duchesse de Chartres, faites-lui donc manger du sanglier aux quatre-épices !
— Mais, Monseigneur, prenez-vous donc les Dames de Madame pour des braconnièreset des sabotières ?
— Allons, m’âme de Blot, soyons bonnes gens. Je m’en vais vous envoyer, par extraordinaire, un petit-verre de ce bon vin de Chypre, à qui j’espère que vous allez faire grâce en l’honneur de la déesse Vénus. Il est de la Commanderie, le meilleur crû de l’île.
— Monseigneur !… me prenez-vous décidément pour une bacchante, une Érigone ? Est ce que j’ai l’air d’une panthère ?… Alors il ne reste plus qu’à m’ajuster avec des guirlandes de lierre, avec des crotales, avec le thyrse et les tambourins des Ménades !… Où sont-elles les touffes de pampre et la coupe ciselée du fils de Sémélé ?…
— Tiens, c’est tout-à-fait comme dans ce grand tableau de ma salle à manger du Raincy !
— Mon’Dieu, Monseigneur, est-ce que les femmes, dont la substance aérienne ?… — Ah ! les femmes !… Comment des femmes (de bonne compagnie) peuvent-elles se résoudre à manger des choses ignobles ? Les femmes de bonne compagnie sont comme les abeilles et les papillons, qui ne vivent que du suc des fleurs, des baisers du Zéphyre et des pleurs de l’aurore aux doigts de rose.
— Vous êtes une savante et une sylphide m’âme de Blot, une véritable sylphide de Marmontel, à la quintessence de roses. — Allons, va pour une sylphide ! À votre santé, m’âme de Blot.
— Madame, me disait-elle un jour à l’hôtel Tolouse, je crois que M. le Duc de Penthièvre a l’honneur d’aller tous les jours à l’hôtel de Créquy ? Je lui répondis que je la suppliais d’enregistrer ma protestation contre son protocole, et qu’attendu la qualité de ce prince français, tout l’honneur était de mon côté.
Ne pensez-vous pas, poursuivit-elle en minaudant et câlinant, ne trouvez-vous pas que les Princesses ont tort de donner pour étrennes aux personnes de leurs maisons des porcelaines ? C’est futile, et cela n’a rien de distingué. Savez-vous ce que vous pourriez faire et (permettez-moi de vous dire) savez-vous ce que je ferais à votre place ?
— À ma place, dites-vous ? Je n’en ai pas une idée bien claire.
— J’en parlerais à M. le Duc de Penthièvre afin qu’il en parlât à Mme sa fille, et je lui dirais que la Princesse devrait nous donner des tasses d’or pour nos étrennes. On dirait qu’elle nous a donné des tasses d’or… Ce serait distingué, ce serait de bon goût, des tasses d’or ! je vous assure que ce serait de bon goût !
— M. de Penthièvre va venir me prendre pour aller souper, lui répondis-je ; attendez cinq minutes et vous allez voir que je vais m’acquitter de votre commission. — Voilà, dis-je à S. A. S. avec une forte démangeaison d’en rire, voilà Mme la Comtesse de Blot qui ne s’embarrasse guère des porcelaines, et qui désirerait que Mme la Duchesse de Chartres donnât des tasses d’or à toutes ses dames, attendu que ce serait de bon goût. N’est-ce pas, Monseigneur, que ce serait de bon goût ?
— Mais sans aucun doute, et ce serait aussi d’un bon prix !
Il désapprouva pourtant mon exécution, cet } excellent, cet admirablement bon prince ! et pour atténuer l’effet de cette malice, il envoya pour étrennes à Mme de Blot un joli nécessaire de table, en or, avec les armes de Bourbon-Penthièvre, en haut relief, et sur les six pièces richement ciselées.
Tout ce que je pus obtenir de lui, c’est qu’on expédierait cette galanterie dans une attrape de carton, de celles qui ressemblent à des rognons de veau.
Cette Comtesse avait un bichon (elle n’aurait jamais voulu dire un chien, ce que vous concevrez parfaitement d’après son horreur des vaches). — Eh ! sacrebleu ! disait le Comte de Caylus qui sacredisait toujours[16], elle a raison Mme de Blot ! à la cour de Clovis on les assommait de coups (les chiens) ; on les estimait si peu que leur nom seul, était une injure ; j’ai vu dans la chronique de Verdun qu’en 527 un neveu du Roi, nommé Gontrand, se battit contre l’Évêque de Metz qui l’avait appelé chien.
Toujours est-il que celui de Mme de Blot était un petit animal comme on n’en reverra jamais pour la délicatesse du sentiment et de l’intelligence, et surtout parce qu’il ne vivait que de phlogistique, à ce que disait sa maîtresse : autrement dirait-on de l’air du temps. Le plus bel éloge que Mme de Blot pût faire d’un être animé, dans tous les genres et de toutes les espèces, c’était de dire qu’il ne mangeait guère ou qu’il ne mangeait point. Il y paraissait pour son compte, à son état de maigreur personnelle.
— Elle a toujours été impalpable, disait le Maréchal de Richelieu, mais elle devient invisible ; et toujours est-il aussi qu’elle en est morte d’étisie à l’âge de 28 ans. Jamais les rigueurs de la Trappe et les austérités du Carmel n’auraient eu la sévérité d’astreindre une pauvre recluse à toutes ces privations imposées par une fausse élégance et par une coquetterie si mal entendue ; car, en vérité, tout le monde se moquait d’elle, et principalement les jeunes gens ; ce qu’elle ne pouvait ni s’expliquer, ni concevoir en aucune façon. — EIle qui mangeait comme une mauviette, qui croyait s’embellir d’un si beau sacrifice, et qui s’immolait au culte de la mode ainsi qu’une blanche colombe !
… — Il a pris l’habitude, il a besoin qu’on s’occupe de lui. ; personne ne lui dit plus rien d’aimable aussitôt que je suis sortie, et je suis sure qu’il en est bien malheureux ! Voilà ce que disait Mme de Blot à sa demoiselle de compagnie, Mlle Minau de la Mistringue[17].
— Il faudrait lui parler souvent et non pas à bâtons rompus comme vous faites, ma chère demoiselle ! Vous devriez lui conter ou lui déclamer quelque chose… mais quelque chose d’un peu long, de soutenu, de suivi, comme un trait d’histoire, un monte moral, une pièce de théâtre, par exemple. — Voulez-vous lui lire celle nouvelle tragédie qui s’appelle Les Guèbres ou la Tolérance ?… Mais non, lisez-lui La Coquette corrigée… ou plutôt Le Philosophe sans le savoir ; je l’aime encore mieux que La Coquette corrigée ! — Allons, voilà qui sera le mieux du monde, et c’est bien convenu, vous allez lui lire Le Philosophe sans le savoir, et mettez-y de l’expression, pour le distraire !… — Oui, cher être ! et pour le consoler pendant l’absence de petite maîtresse, mam’selle de la Mistringue aura la bonté de lui lire une pièce en cinq actes, une bonne comédie ! uneu comédie deu bon goût !
Il est à considérer délicatement que Mme de Blot n’adressait jamais la parole à son chien qu’à la troisième personne, attendu que le vouvoyer lui paraissait trop disparate avec une intimité parfaite, et que le tutoyer lui semblait de trop mauvais goût, même avec un bichon… Son mari, fort amoureux d’elle, avait entrepris d’en obtenir, ne fût-ce que pour une soirée, la faveur du tu-toi-tien-ton, et ce fut dans un accès d’irritation contre cette tentative injurieuse et cette exigence abusive qu’elle y répondit : — Eh bien, va-t’en !
Je ne sais comment on a pu rapporter cette espèce de bon mot comme étant provenu de Mme Amélie de Boufflers qui n’aurait jamais eu l’esprit de le produire. Mais pour l’avoir dit et répété comme étant d’elle, c’est autre chose, et chacun sait que la Comtesse douairière de Bouiïlers a toujours soin d’aiguiser des pointes d’esprit et de les prêter à ladite Amélie, qui ne s’en fait jamais faute ou scrupule. — Maman, racontez donc a ces messieurs ce que je vous disais ce matin[18].
Ce qui me reste à vous raconter au sujet du bichon n’est pas le plus favorable de son histoire. Il y avait à la chapelle du Palais-Royal un grand et gros sacristain franc-comtois, que personne de cette maison ne voyait et ne recevait, si ce n’est à l’occasion de la nouvelle année, comme de rigueur coutumière. Cet homme, assez empêtré de son naturel, arrive un matin du premier janvier chez Madame la Comtesse de Blot, à son tour de rôle, et s’assied sur un pliant qu’elle avait eu l’amabilité de lui montrer de la main sans lui parler. Il croit sentir un faible mouvement de résistance et quelques velléités d’opposition… Il introduit une de ses mains entre son siège et sa personne et reconnaît qu’il est assis sur un épagneul. La queue dépassait, et l’Abbé commença prudemment par la tordre et la renfoncer sous lui. Il avait pris son parti résolument ; il se soulève et se laisse retomber sur le bichon supplicié de tout son poids, et de manière à lui donner le coup de grâce. Ensuite, il toussaille, il étend ses basques et ses larges mains, il tortille, il manœuvre en bon franc-comtois qu’il était, et finalement il introduit le petit bichon dans sa poche et s’en va le jeter au coin d’une borne.
Mme de Blot n’a jamais su ce qu’était devenu son chien. Les uns lui disaient qu’il était devenu Sylphe, et les autres qu’il avait été, comme Hylas, enlevé par les Nymphes. Il y avait une autre version dont mon fils était l’auteur et qui n’était pas la plus mal accueillie par Mme de Blot, quoique ce fût la plus déraisonnable. Mon fils disait donc que c’était M. le Duc de Duras qui avait eu l’indignité de faire enlever Bichon, pour en faire hommage à S. M. le Roi de Danemarck, auquel il avait charge et mission de faire les honneurs de la capitale, et de faire admirer les merveilles de la France. Mme de Blot n’était pas éloignée d’adopter cette supposition-là.
On aurait bien voulu qu’elle écrivît à S. M. danoise afin de réclamer ou tout au moins pour recommander son favorito rapito, mais Mme la Duchesse de Chartres était intervenue pour empêcher cette folie. Nos jeunes gens avaient eu l’imprudence d’écrire à M. de Duras au nom de Mme de Blot… Ayez donc l’obligeance de m’arrêter et la charité l’interrompre cette belle histoire de chien ! je commence à rabâcher, à ce qu’il me semble, et je m’en afflige.M. de Voltaire aimait beaucoup à débiter des histoires curieuses, et sur toute chose il aimait à paraître exactement informé de certains faits historiques et de certains secrets d’État dont la révélation lui serait parvenue de quelque grand personnage avec lequel il aurait eu des relations de confiance et d’amitié — Le Président de Maisons disait… — Le Président de Maisons ma dit… — Je tiens du Président de Maisons…[19]. Voltaire a vécu pendant plus de trente ans sur le Président de Maisons, qui avait été la première et la plus belle relation de sa jeunesse. Quand Mme du Châtelet s’en trouvait ennuyée, mais surtout lorsque Voltaire entreprenait de s’appuyer sur l’autorité du Président pour contrarier Mme du Châtelet dans la discussion, ce qui ne manquait pas d’arriver souvent : — Voilà, disait-elle, un bel objet ! C’est une fameuse garantie que celle de ce petit de Maisons qui n’a jamais su dire et faire autre chose que des niaiseries et des boulettes de mie de pain ! On s’émerveillera de vous l’entendre citer à tout propos ! Il était gauche comme un prêtre normand ; nous ne voulions seulement pas prendre la peine de coller les découpures qu’il faisait pour nous ! ses cousines de Lamoignon s’en moquaient à la journée ; il avait plus de quinze ans qu’il pissait encore au lit ; il était gourmand comme une dinde. Je sais bien qu’on a dit qu’il était mort de la petite-vérole ; mais c’est aussi d’une indigestion de gaufres… — De gaufres, Madame !… Oserait-on vous supplier de prendre garde à ce que vous dites ? Et comment pouvez-vous insulter à ma douleur éternelle, en parlant ainsi d’un admirable jeune homme ! un savant illustre, un ami que j’adorais !…
La docte Émilie persistait dans ses détails de dénigrement puéril avec une abondance intarissable. Voltaire avait l’air de s’opiniâtrer dans son adoration. Voltaire en finissait par acheter la paix au moyen de quelque madrigal algébrique, et c’étaient des scènes à payer les places au quintuple de la meilleure comédie française[20].
Toujours est-il que ces disputes avec du Mme du Châtelet n’ont pas été sans quelque profit pour Voltaire. Ce qu’il estimait le plus en elle était son état de grande Dame et son usage du grand monde ; enfin, c’est elle qui lui a fait perdre cette habitude de citer son Président de Maisons per fas et nefas.
Dans les notes de la première édition de son poème de la Henriade, Voltaire avait avancé que le Roi Charles IX avait tiré des coups de carabine sur les huguenots qui s’enfuyaient du quartier du Louvre, à l’heure de la Saint Barthélemy, et la preuve qu’il en donnait c’est que le Maréchal de Tessé aurait connu le gentilhomme qui avait chargé cette carabine du Roi Charles à plusieurs reprises, et lequel gentilhomme ordinaire de Charles IX en aurait fait confidence à ce Maréchal au bout de 90 ans.
Il faut vous dire que Voltaire ne s’était jamais trouvé une seule fois dans sa vie avec mon oncle de Tessé, et qu’il ne savait autre chose de lui que ce qu’il pouvait en attraper en nous questionnant, et, s’il faut tout dire, en m’impatientant quelquefois par ses questions. Je dois déclarer que le Maréchal de Tessé n’a jamais rien dit de semblable à ceci devant aucune personne de sa famille, et j’en parlai si haut et si clair que Voltaire en a supprimé cette fausse indication dans toutes les éditions suivantes[21].
En s’appuyant avec un air de sécurité sur les mémoires imprimés de Mademoiselle de Montpensier et sur le journal manuscrit du Marquis de Dangeau, Voltaire avait publié la chose du monde la plus curieusement inexplicable ; c’est à savoir que Louis XIV aurait pris le deuil à la mort de Cromwell.
Quand on va chercher la preuve de cette assertion dans les mémoires de la Princesse, on trouve qu’elle y dit précisément le contraire, et quand on a vu paraître le mémorial de M. de Dangeau, il s’est trouvé qu’il n’en disait rien du tout.
La première fois que j’aie entendu parler du Masque de Fer, c’était par Fontenelle qui venait d’en entendre parler à Voltaire, lequel avait ajouté qu’il en avait ouï parler au Duc de Richelieu, qui (disait Voltaire) avait appris la chose par le Duc de Noailles son beau-père, lequel Duc de Noailles était censé la tenir de son oncle le Maréchal de Roquelaure, ainsi que de son beau-père, M. Boyer de Villemoisson, ancien intendant de Provence. — Voilà qui est singulièrement bien arrangé, nous dit le Maréchal de Richelieu ; il est très vrai que j’ai ouï parler de cet homme au masque de fer, mais c’est uniquement par Voltaire et nullement par le Duc de Noailles. Je vous donne ma parole que celui-ci n’a jamais parlé du vieux Boyer, son beau-père, à âme qui vive !…
Ce n’était pas la première fois que nous eussions à nous moquer des contes bleus de M. de Voltaire : et quand il fut décidé que M. de ichelieu ne voulait pas autoriser cette belle imagination du masque de fer… publier quelque temps après la même anecdote sous une autre rubrique et sans nom d’aut eur, pour cette fois-ci.
— La belle histoire de Mère-l’Oye ! disait la Duchesse de Luynes au Maréchal de Noailles ; et voyez donc comment feu M. de Louvois aurait passé huit jours à postillonner de Versailles à l’île Sainte-Marguerite sans qu’on se fût aperçu de rien ! S’il avait seulement découché pendant trois nuits, on en aurait parlé pendant six mois.
— Ce qu’il y a de plus fort et de plus miraculeusement détaillé, répondait, le Maréchal, c’est M. de Louvois qui parle au prisonnier chapeau bas, ce qui ne saurait avoir été révélé que par ce-ministre ou par ce masque de fer… — Comment trouvez-vous aussi la bonne histoire de cette assiette d’argent ?…
— Oh ! pour ceci, interrompit M. de Brancas, qui nous arrivait de la geôle Sainte-Marguerite après quatorze mois de prison, c’est une ânerie comme on n’en dit jamais, car les chambres de cette prison se trouvent séparées du bord de la mer par un fossé de rempart, et par une muraille de clôture…..
— Il est tout simple que la chose paraisse inexplicable, puisque c’est un secret de l’État, nous dit solennellement la Duchesse d’Anville.
— Fameux secret ! murmura le Duc de la Vrillière (qui avait été long-temps Ministre de la maison du Roi, chargé des lettres de cachet et des prisons d’État). — Oh ! sans doute, un profond, secret ! ajouta M. de Moras, ancien ministre de la marine, et qui sera parfaitement bien gardé, car il n’y a rien.
Cette conversation avait lieu chez moi, devant M. le Duc de Penthièvre, et ce prince était pleinement convaincu que Voltaire avait composé cette mystérieuse histoire à dessein de passer pour un écrivain des mieux informés.
Comme je me suis promis d’être juste et de vous dire le pour et le contre, je dois ajouter, ici que l’opinion du Comte de Maurepas n’était pas tout-à-fait aussi défavorable à Voltaire que celle de M. le Duc de Penthièvre, et tout ce que lui reprochait M. de Maurepas, c’était d’avoir fabriqué une sorte de poème héroï-tragique au moyen d’un chapitre de Guzman d’Alfarache. Je dois ajouter aussi que le Baron de Breteuil est absolument du même avis que M. de Maurepas, son prédécesseur au ministère de la maison du Roi ; et voici la pointe d’aiguille sur laquelle Voltaire, aurait voulu faire tenir sa construction romanesque.
Charles de Gonzague, Duc de Mantoue et de Montferrat, avait pour femme une Archiduchesse d’Autriche, ennemie passionnée de la France, et pour secrétaire intime, ou confident principal un Piémontais qui se faisait appeler le Comte Mattioli. Cet ami du prince avait un génie d’intrigue infatigable, et l’impunité dont il jouissait avait tellement enflé ses voiles et détourné ses voies qu’il osa faire arrêter et dévaliser un courrier chargé des dépêches du Roi Très-Chrétien pour le Duc de Créquy, son Ambassadeur à Rome. Le Pape Alexandre était en danger de mort ; il était question de procéder à la réunion d’un conclave ; la France avait ses créatures à protéger, ses antagonistes à déjouer et ses instructions à faire parvenir à M. de Créquy ; jugez de la colère de Louis XIV !
Ce Mattioli commença par déchiffrer les dépêches qu’il avait volées ; ensuite il fit un calcul de vénalité bien naturel avec son caractère et dans sa position, qui n’avait certainement rien de stable ou d’assuré, puisqu’elle ne tenait qu’à sa faveur auprès du Duc de Mantoue, le plus tyrannique et le plus capricieux, le plus avare et le plus pernicieux des principicules italiens. Le Comte Mattioli se rendit en grand mystère auprès du Chevalier Turgot, chargé des affaires de France à Modène, auquel Chevalier Turgot il avait donné rendez-vous sur la frontière de l’État ducal, afin d’y préluder à sa négociation financière. Celui-ci donna conseil à Mattioli d’abandonner à tout jamais la cour de Mantoue et d’aller déposer la même dépêche (arrêtée par ordre du Duc, assurait le Piémontais) entre les mains de l’intendant de Grenoble, M. de Lamoignon, lequel aurait soin d’en récompenser magnifiquement le porteur, aussitôt qu’il en aurait reçu l’autorisation du Roi son maître. La fortune de Mattioli se trouverait assurée, brillante et solidement établie sur une grosse somme d’argent qu’il était venu solliciter de M. Turgot, en rémunération du service qu’il se proposait de rendre à S. M. T. C. Il ne fallait pas oublier d’emporter, avec les originaux français, toutes les versions déchiffrées qu’il en avait pu faire. Enfin, je ne sais tout ce que le Chevalier Turgot put dire à ce Mattioli ; mais toujours est-il que celui-ci s’échappa de Mantoue sans crier gare, et qu’il alla se planter au piquet du côté de Montmélian, sur la frontière de France et de Savoie. C’était en dehors de nos poteaux fleurdelisés, bien entendu ; mais ceci n’empêcha pas l’intendant du Dauphiné de l’y faire saisir par des cavaliers de maréchaussée, quant-et-quant les dépêches de Versailles et les copies déchiffrées qu’il en voulait délivrer moyennant rançon. M. de Lamoignon l’avait fait patienter jusqu’après le retour de son courrier pour Versailles. On avait su, par une information directe de M. Turgot, que c’était lui surtout, Mattioli, qui devait être considéré comme auteur et principal agent de cette insolente entreprise, et vous pouvez bien imaginer qu’un acte d’insolence était un crime irrémissible aux yeux du Roi.
Au demeurant, quelle confiance avoir et quelle sécurité trouver dans le salaire et l’acquisition d’un tel personnage ?
Qui le retiendrait ou pourrait l’empêcher d’aller trafiquer toute autre part avec cette portion du secret des affaires de France dont il se trouvait dépositaire, et dont il devait rester en possession jusqu’à sa mort ?…
M. de Maurepas ajoutait que plusieurs membres du sacré-collége et le premier ministre d’une cour étrangère auraient pu se trouver compromis par la révélation de notre correspondance. M. Colbert avait été d’avis de faire brancher Mattioli, mais M. de Pomponne opina pour la douceur envers le coupable et pour les bons procédés à l’égard du Duc de Savoie, qu’en sa qualité de ministre des affaires étrangères il avait quelque raison de vouloir ménager. La violation patente et avouée du territoire de ce prince n’aurait pas manqué de produire une irritation fort impolitique, et d’autant plus que la politique du cabinet de Versailles était pour ce moment-là dans un calcul de modération.
En exécution des ordres qu’il avait reçus du Ministre, M. de Lamoignon fit conduire notre homme à la prison de Sainte-Marguerite, localité doutant mieux appropriée qu’elle n’est pas trop éloignée de Grenoble, et qu’elle est assez distante de la frontière de Savoie, pour avoir dépisté les autorités de Chambéry, qui n’osèrent rien dire à cause de l’incertitude et du manque de précision qui se trouva dans les rapports de leurs agens sur la frontière.
Il est possible, et même il est vraisemblable que, pendant le trajet de la frontière à sa prison, on avait fait masquer le Comte Mattioli, qui pouvait être reconnu par quelques-uns de ses compatriotes, lesquels Piémontais et Savoyards se trouvent toujours en bon nombre dans nos deux provinces ultra Rhodanum. C’était dans ce temps-là du reste, une chose de coutume à l’égard des prisonniers d’État qui voyageaient à cheval, à raison de certaines difficultés locales. Un de mes oncles avait rencontré M. Fouquet masqué d’un loup noir et monté sur une mule, au milieu des Cévennes, et ce fut seulement à son retour à Paris que mon oncle apprit quel était ce prisonnier d’État avec lequel i| s’était croisé dans la grande rue d’une petite ville appelée Pradelles ou Pradel, frigide et montagnarde cité s’il en fut jamais ; car mon oncle disait que les pommiers n’y pouvaient fleurir et que le blé n’y mûrissait pas. Ce lieu dépendait d’une Commanderie dont mon oncle était bénéficier en langue d’Auvergne ; il ne savait seulement pas comment il fallait écrire le nom de cette ville dont il était Seigneur ; et voici qui n’a guère de rapport avec les œuvres de Voltaire.
Ma tante de Breteuil était un jour en litière avec un petit garçon qui était son filleul et qui avait peur de tout, d’où venait que sa marraine le conduisait en Picardie, chez les jésuites, avec autant de précaution qu’elle aurait fait d’une femme en couches. Ce petit bonhomme avait particulièrement frayeur des masques, et ma tante avait eu l’extrême bonté de ne pas mettre son loup par compassion pour cette manie. Elle aimait beaucoup ce pauvre enfant qui était infirment chétif, et dont personne ne prenait grand soin. Ma tante était suivie par une autre litière avec deux de ses femmes et par une couple de laquais à cheval.
Sa litière est dépassée par un grand carrosse à huit glaces et train doré qui était rempli de belles dames et de petites demoiselles masquées, les dames en velours noir et les enfans en taffetas gris-de-fer ; c’était l’usage du temps. Voilà que le carrosse s’arrête, et que le petit compagnon de ma tante se met à trembler de tous ses membres ; mais en voyant que les dames saluent sa marraine avec une civilité parfaite, et que les enfans masqués lui font (à lui trembleur) des salutations et des prévenances (je crois même qu’ils lui firent porter des confitures sèches), notre petit garçon finit par se rassurer, mais médiocrement. C’était du côté de Roye, et toute cette famille picarde, si soigneuse et si bien prémunie contre le hâle et les taches de rousseur, était celle du Marquis de Soyecourt.
Deux ou trois heures après, encore une mascarade sur le grand chemin, et c’était pour cette fois-ci des comédiennes de campagne, avec des masques de velours pelé, qui s’approchèrent de ma tante pour lui demander sa protection contre le subdélégué de Péronne qui les avait fait chasser de la ville. Mme de Breteuil avait beau leur dire que son mari n’était plus intendant de Picardie et qu’elle ne saurait intervenir dans leur affaire, ces belles demoiselles ne discontinuaient pas leurs supplications gémissantes, et le directeur de la troupe se mit à genoux pour se lamenter plus convenablement. Le petit garçon n’en éprouva pas beaucoup de frayeur.
Pendant la journée suivante, on trouve arrêtée sur la grande route une chaise de poste entourée par des cavaliers de maréchaussée, et dans laquelle il y avait un homme masqué… — Madame de Breteuil ! Madame de Breteuil ! s’écrie le prisonnier, n’aurez-vous pas la charité de faire dire à ma femme que je viens d’être arrêté chez son père et qu’on m’emmène au château de Ham ? Vous me rendriez grand service et j’ose espérer que vous ne me refuserez pas cette consolation-là. — N’y trouvez-vous nul inconvénient ? dit ma tante en s’adressant au chef de l’escorte, et voudriez-vous me dire le nom de monsieur ? La Brigadier répondit que la chose était impossible, mais qu’il ne voulait ni ne pouvait empêcher le prisonnier de dire son nom sur le grand chemin pendant qu’on y raccommodait sa voiture ; qu’il avait reçu l’ordre de le faire masquer, mais non pas de le bâillonner ; enfin ce prisonnier d’État, qui portait un masque, était le fameux Comte de Roucy (La Rochefoucauld), et ce filleul de ma tante (qui avait si grand peur des masques), est devenu, devinez quoi… — Le mari de ma cousine émilie, dont la mère et la grand’mère étaient deux têtes folles, et dont le Baron de Breteuil était subrogé-tuteur[22].
Quand M. du Châtelet est devenu gendre de sa marraine, apparemment qu’il ne craignait plus les loups couleur de fer et n’avait plus peur des masques noirs ; il paraît que son voyage en Picardie l’avait aguerri.
Pour en finir avec le prisonnier Mattioli qui mourut à la Bastille en 1703 et dont l’acte de sépulture est porté sur les registres de l’église de Saint-Paul, à la date du 20 novembre, voici plusieurs négations qui proviennent du Comte de Maurepas, et lorsque vous aurez lu le Siècle de Louis XIV, vous verrez que chacune de ces négations s’applique sur une affirmation de Voltaire.
Il n’est pas vrai que ce prisonnier ait porté jamais un masque de fer, et c’était tout au plus couleur de fer qu’il aurait fallu dire.
Il n’est pas vrai qu’il ait été conduit premièrement au château de Pignerol, dont M. de Saint-Mars était gouverneur, et que ce fût en 1662, car cet officier n’avait été pourvu du gouvernement de cette forteresse qu’en 1664, ainsi que M. de Maurepas l’a vérifié dans les archives de son département.
Il n’est pas vrai que M. de Louvois se soit jamais éloigné de Versailles assez long-temps pour pouvoir aller jusqu’à l’île Sainte-Marguerite, et ce ministre de Louis XIV n’était pas en position de s’absenter ni de voyager incognito.
Voltaire avait commencé par dire que son homme au masque de fer, avait écrit je ne sais quoi sur une chemise très fine qu’il avait jetée par la fenêtre de sa chambre, et qu’un pêcheur avait trouvée flottante sur la mer. On lui fit observer que les chambres des prisonniers n’ouvraient pas sur la grève et que cette chemise très fine aurait dû tornber dans la cour intérieure du fort, attendu que la muraille d’enceinte a quarante pieds de hauteur et qu’elle est à quarante pas de la Tour-Magne. C’est pour éviter cette difficulté que M. de Voltaire a métamorphosé la chemise en assiette d’argent.
Le Baron de Breteuil, aujourd’hui ministre, ajoute à tout ceci : 1° que le Père Papon, dans son histoire d’un voyage à l’île Sainte-Marguerite, a fait une rapsodie misérable, et que lui, M. de Breteuil, a fait punir un vieux sous-officier des compagnies gardes-côtes qui s’était diverti de la crédulité de ce pauvre historien ; 2o qu’il existe aux archives de la bastille une lettre de M. de Barbezieux, Ministre de Louis XIV, adressée à M. de Saint-Mars, gouverneur de cette forteresse, et datée du 19 décembre 1697, dans laquelle on voit ce qui suit : « Sans vous, relâcher à l’égard de votre ancien prisonnier et sans vous expliquer avec qui que ce soit sur les choses dont il s’était rendu coupable, vous lui pourrez accorder autant qu’il se pourra faire en accord avec le service du Roi, etc. ; » ce qui prouve indubitablement qu’on avait quelque chose à reprocher à l’ancien prisonnier de M. de Saint-Mars, et ce qui fait tomber une vautre supposition de Voltaire,) à propos d’une réponse que le Roi Louis XV aurait faite à un de ses valets de chambre. Voyez un peu la convenance et l’utilité d’une distinction pareille en faveur du sieur Laborde !… Les personnes les plus considérables et les mieux informées de smon temps ont toujours pensé que cette fameuse histoire était sans autre fondement que la capture et la captivité du Piémontais Mattioli. Tous les détails ajoutés par Voltaire sont visiblement et risiblement fabuleux. Je crois vous pouvoir assurer que voilà toute la vérité sur le Masque de fer.En l’année 1749, on avait parlé d’une étrange aventure qui venait d’arriver en Bourgogne au fils du subdélégué de Tonnerre, qui s’appelait M. d’Eon de Beaumont (Mme de Louvois les connaissait, parce que leur petite seigneurie de Beaumont relevait de son château d’Ancy-le-Franc). Ce jeune homme était accusé tout à la fois de violence et de séduction par la famille d’une jeune personne qui se serait trouvée dans la situation la plus embarrassante pour une demoiselle et la plus déplorable pour une religieuse, car elle était Chanoinesse d’Alix et dignitaire de son chapitre. On prétendait qu’elle était morte en couches ; et son nom ne fait rien à l’affaire.
Comme le chapitre d’Alix est de fondation royale et qu’il a des prétentions au droit de committimus, on avait entrepris de faire décliner à cette maison la juridiction du Parlement de Bourgogne et de faire évoquer la cause au grand-conseil ; mais l’Évêque d’Autun (M. de Marbœuf) avait commencé par attirer l’instruction préliminaire à son officialité diocésaine pour cause de sacrilége ; le chapitre d’Alix ne manqua pas d’en appeler successivement à l’officialité métropolitaine de Lyon, qui confirma la sentence épiscopale d’Autun, et de là à l’officialité primatiale des Gaules, séante à Lyon, qui consacra la sentence des premiers juges ; sentence de blâme contre le chapitre, renvoi du sieur d’Eon par-devant les tribunaux séculiers, appel comme d’abus, procès au grand-conseil, et finalement ordre du Roi pour étouffer toute cette affaire et pour anéantir la procédure.
Les pièces du procès n’établissaient aucune suspicion de violence et non plus de grossesse.
Plusieurs conseillers d’état, et M. Talon notamment, ne doutaient pas que cette poursuite contre le sieur d’Éon n’eût été dirigée par le père de la défunte et par un excès d’inimitié contre ce jeune homme. On n’avait plus rien à prononcer sur la séduction, dont il ne restait aucun produit ; la décision de S. M. proprio motu n’avait rien de contraire à l’esprit de justice ; mais l’intermission de la puissance royale dans une cause aussi minime était surprenante. Le Roi n’en aurait pas fait davantage et mieux s’il avait été question d’un Prince ou d’un Pair ; chacun se demandait ce que cela voulait dire, et toutes ces bonnes têtes carrées du conseil d’En-haut réfléchissaient continuellement sur cet incident judiciaire.
La Marquise de Louvois ne put s’en taire avec ses amis[23]. Elle avait sollicité une audience du Roi pour le Trésorier général de l’ordre de Clairvaux, qui était le beau-frère du Subdélégué de Tonnerre et qui avait élevé le jeune d’Eon dans son couvent. Ce bon moine était porteur d’une déclaration souscrite par le Révérend Père Abbé-général et par le frater de l’abbaye, lesquels affirmaient par Saint-Bernard et Saint-Benoît que, pendant une maladie du Défendeur, le chevalier d’Eon, on avait eu l’occasion d’observer qu’il était… ou plutôt qu’il n’était pas dans le cas de justifier la principale accusation dont M. de Carondelet voulait le rendre passible. Tant disaient ces révérends Pères et tant fit Mme de Louvois que Louis XV agit d’autorité pour empêcher une autre poursuite, et l’on apprit, deux mois après, que le jeune d’Eon s’était présenté pour toucher au trésor royal une gratification de quatre mille francs, dont le mandat se trouvait écrit tout en entier de la propre main du Roi. À de longs intervalles et de fois à autre on entendit parler de M. d’Eon qui avait tué son capitaine en combat singulier, du Chevalier d’Eon qui avait reçu la croix de Saint-Louis pour un fait plus honorable, du Chevalier d’Eon, ministre-résident à Saint-Pétersbourg, et finalement du Chevalier d’Eon, chargé des affaires du Roi en Angleterre et diplomate assez intelligent, ce disait-on.
M. le duc de Choiseul ou Mme la Duchesse de Grammont, je ne sais si c’était le frère ou la sœur, mais c’était nécessairement l’un ou l’autre, s’avisa de faire envoyer M. de Guerchy comme Ambassadeur de France à Londres, et ce fut un choix vigoureusement désapprouvé, à raison de l’avarice du personnage et principalement à cause de son défaut de jugement[24]. Il ne manqua pas de justifier la mauvaise opinion qu’on avait de son caractère et de son intelligence. À couvert de son franc droit, il avait fait débarquer à Douvres pour soixante mille francs de gros vins rouges et pour environ dix mille écus d’eau-de-vie. On prétendit que les pressoirs et les chaudières de Chanteloup n’avaient pas manqué de fournir matière à cette expédition mercantile ; mais j’ai toujours pensé que M. de Choiseul n’aurait pas voulu descendre aussi bas ni patauger dans un bourbier si fangeux. Parmi tout ce qu’on est en droit de reprocher à sa mémoire, je ne comprendrai jamais la misérable vénalité d’un pareil trafic.
En prenant possession de l’hôtel de notre ambassade à Londres, M. de Guerchy avait commencé par retrancher au Chevalier d’Eon la nourriture, le combustible et l’éclairage, et comme celui-ci n’était pas autrement endurant, il en fit des moqueries qui déplurent beaucoup à M. l’Ambassadeur. L’explication qui s’ensuivit entre eux deux se termina par une paire de soufflets, et par une lettre du Chevalier au Duc de Choiseul, pour le prier de vouloir bien accepter sa démission, attendu qu’il avait eu le malheur de manquer de patience et de respect à l’égard de M. le Comte de Guerchy, et qu’il allait se tenir en dehors des affaires de l’Ambassade et des relations diplomatiques, à la disposition de son Excellence. Le Chevalier d’Eon ne s’en tint pas là. Il écrivit et publia contre M. de Guerchy deux mémoires à consulter avec je ne sais combien de pamphlets dont il inonda la France et l’Europe. On n’a jamais vu d’impassibilité stoïque et d’opiniâtreté comparable à celle de ce M. de Guerchy !
Cependant, ledit M. de Guerchy, bien assisté par le Duc de Choiseul, avait fait perdre à M. d’Eon ses pensions. Il avait mangé depuis long-temps l’héritage de son père et vendu son petit fief de Beaumont, dont il avait tiré soixante et tant de mille livres ; M. d’Eon vécut pendant quatre ou cinq ans d’économies, de privations même, et les choses en étaient restées dans cette situation-là jusqu’à la fin du ministère de M. de Choiseul.
On apprit alors que M. de Guerchy avait essayé de faire enlever son rude antagoniste afin de nous l’envoyer à Paris pieds et poings liés, ce qui détermina celui-ci à se réfugier dans la cité de Londres et sous la juridiction du Lord-Maire, où les ministres et le gouvernement anglais ne sauraient attenter à la liberté des citoyens ; c’est ainsi qu’on parle au-de-là du Pas-de-Calais.
Il arriva pourtant que M. d’Eon sortit de ce quartier des franchises municipales de Londres, car il eut une rixe violente à Westminster avec un Français nommé Devergy, que l’Ambassadeur avait aposté pour lui chercher querelle en sortant de chez Milord d’Halifax, où l’on avait su que le Chevalier devait aller souper. Il eut grand’peine à se délivrer des constables qui voulaient l’arrêter pour avoir troublé la paix du Roi. Il a cru reconnaître le même Devergy dans la personne du sieur Caron de Beaumarchais, lorsque celui-ci fut envoyé par le Duc d’Aiguillon pour représenter à cet étrange et inflexible personnage la convenance et la nécessité d’obtempérer aux volontés du Roi ; car enfin M. d’Eon se trouvait en possession de plusieurs secrets politiques ; le cabinet de Versailles était alarmé de sa résistance opiniâtre, de ses hostilités contre l’Ambassadeur de France, et surtout de sa désobéissance aux ordres de M. d’Aiguillon. La sécurité du Monarque en était troublée, et cette dernière considération parut si bien décisive à notre mécontent qu’il ne trouva plus moyen de résister. L’idée d’avoir pu causer de l’inquiétude à S. M. lui fit tomber de grosses larmes des yeux ; il accéda tristement à tout ce que le duc d’Aiguillon lui faisait demander au nom du Roi notre maître ; il engagea sa parole d’honneur de retourner à Paris avant huit jours, et Beaumarchais, qui l’avait trouvé assis sur un baril de poudre, avec un pistolet à la main pour se faire sauter si l’on voulait user de violence, en fut quitte à très bon marché, c’est-à-dire pour ses inquiétudes mortelles et pour sa frayeur en voyant les apprêts d’une pareille disposition stratégique. Obsidionale aurait mieux valu, sed scripsi quod scripsi.
Vous trouverez partout ailleurs qu’ici le reste de l’histoire du Chevalier d’Eon, dont je n’ai voulu vous crayonner qu’une ou deux parties les plus secrètes et les mieux dissimulées à la curiosité publique[25]. En arrivant à Paris on ne lui rendit que la moitié de sa pension de deux mille écus ; on le contraignis à s’habiller en femme, afin de ménager la réputation de bravoure et la dignité de notre Ambassadeur à Londres. Il allait horriblement affublé d’une robe de femme, une méchante robe noire, avec la croix de Saint-Louis sur le cœur ; avec ses cheveux gris dérisoirement prostitués sous une cornette sale ; il allait faire assaut d’armes, en public, hélas ! et de pair à confrère avec un prévôt de salle appelé Saint-Georges !…
C’était grand deuil et grand’pitié, mon Enfant, de voir un gentilhomme français, un chevalier de l’ordre de Saint-Louis, un vieillard employé pour la couronne et connu de l’étranger, qui spadassinait comme sur un théâtre et contre un mulâtre, avec un histrion d’escrime, un gagiste de manège, un protégé de Mme de Montesson ! Quel oubli de la dignité nobiliaire et quel mépris de l’honneur militaire et national ! Quelle inconcevable distraction de l’autorité royale !… Ô malheureux temps, funestes jours où l’on a vu la pourpre de France et les fleurs-de-lis contaminées par la prostitution scandaleuse ! Ah ! Duc d’Aiguillon, mon pauvre cousin, que votre ministère a fait de mal et préparé de maux à notre pays ! Combien vos calculs de connivence ou de complaisance ont été coupables ! combien fertiles en scandales, en calamités, en désastres sanglans et sacriléges !Mme de Boulainvilliers, femme du Prévôt de Paris, est, comme on sait, une charitable et angélique personne[26]. Elle passe ordinairement la plus grande partie de l’été dans son beau château de Passy, où son mari va souper tous les soirs et d’où il revient à Paris dès cinq heures du matin, pour son audience du Châtelet. J’admire toujours comment il se peut trouver d’honnêtes gens qui veulent bien exercer de pareils offices de judicature aux gages de neuf cent trente-six livres tournois ; mais j’en rends grâces à Dieu quand ce sont des hommes tels que M. Bernard de Boulainvilliers, Comte de Coubert et Marquis de Passy-sur-Seine, ayant soixante mille écus de rente avec du mérite et de l’honneur de reste (c’est celui que nous appelions autrefois le petit Bernard, lequel était devenu Boulainvilliers par terre et par mère.
En s’en allant de Passy-sur-Seine un beau matin, il entendit mille cris douloureux qui partaient d’une maison de la rue Basse, habitation chétive et délabrée. Il descend de cheval et frappe à la porte de cette maison ; mais comme on n’ouvrit pas et qu’il était pressé d’arriver à Paris, il écrivit quelques mots, avec son crayon, sur un petit papier qu’il envoya porter à sa femme. S’il était question d’un acte de justice ou d’une œuvre de miséricorde, voilà ce que le laquais ne saurait dire aux femmes de Mme de Boulainvilliers, à qui son mari faisait ordonner de la réveiller sur-le-champ. Mme de Boulainvilliers se fait habiller en grande hâte ; elle envoie réveiller son valet de chambre chirurgien, fidèle et bon vieux serviteur qui la suivait habituellement dans ses visites de charité, et les voilà partis pour cette maison qui n’était guère éloignée du château de Passy, mais dont la porte était invinciblement close. En s’approchant d’une croisée du rez-de-chaussée, dont les contrevens étaient fermés comme la porte et toutes les ouvertures qui donnaient de ce même côté de la rue Basse, on entendait, par intervalles, un gémissement douloureux, des sanglots étouffés, un cri très aigu parfois ; et du reste aucun mouvement et nul autre bruit dans aucune autre partie de la maison.
Cependant M. de Boulainvilliers avait descendu la Roque des Bons-Hommes, et en passant devant le portail du couvent il aperçut deux personnages étrangement vêtus qui cherchaient à se cacher derrière des matériaux de construction. — Monseigneur ?… — Ne parle pas, répondit-il à son piqueux de suite, et la première chose qu’il fit en arrivant à la barrière de Chaillot, ce fut d’envoyer une douzaine de commis pour arrêter ces individus dont le costume avait éveillé sa défiance. Ils se laissèrent amener sans résistance, et du reste ils auraient eu de la peine à résister, car un d’eux n’était vêtu que d’une camisole de nuit attachée par des nœuds de satin rose, et l’autre, qui paraissait moins jeune et moins lâche, était habillé d’une robe de chambre en étoffe brochée, laquelle était tachée de sang du côté droit et principalement sur la manche droite. On lui fait ouvrir les mains qu’il essayait de tenir couvertes, et M. le Prévôt ne manqua pas d’observer que sa main droite était si profondément imprégnée de sang qu’il en avait d’incrusté jusque sous les ongles.
Il était vraisemblable que ces deux malfaiteurs s’étaient évadés de la maison d’où sortaient les cris qui avaient frappé M. de Boulainvilliers, et qu’en entendant heurter à la porte ils s’étaient enfuis précipitamment par le jardin qui aboutissait sur le quai de la Seine. Tout donnait à supposer qu’ils ne cherchaient qu’à s’introduire en-deçà de la barrière, afin de s’y jeter dans une voiture de place et de pouvoir se cacher à Paris dans quelque réduit obscur jamais ceci ne faisait pas le compte de notre matineux et très soigneux magistrat, qui les fit garder au bureau des commis jusqu’à ce qu’il eût envoyé des gardes de la prévôté pour les conduire à son hôtel de la rue Bergère, afin de les y pouvoir interroger ponctuellement avant des les faire emprisonner, si le cas l’exigeait[27].
Il ne faut pas s’imaginer que les magistrats de ce temps-là fissent appréhender au corps et emprisonner les gens à la légère, comme dit le peuple. Hormis dans les cas de lettre de cachet et les flagrans délits de police, chacun pouvait être en pleine sécurité d’aller coucher dans son lit : témoin, cette réponse de M. de Lauraguais au lieutenant-général de police qui l’avait fait prier de passer chez lui, pour y porter un témoignage : « : Si vous avez quelque chose à me dire, ayez la bonté de venir chez moi, Monsieur ; je ne suis ni catin, ni boue, ni lanterne. »
Que vous dirai-je de cette étonnante et révoltante vision de Mme de Boulainvilliers, quand, d’après l’avis de son Baillif ; elle se fut décidée à faire enfoncer la porte afin d’entrer dans cette chambre basse ? C’était une femme attachée sur un établi de menuisier qu’elle y trouva. Elle avait une jambe écorchée tout au vif et son sang avait inondé le pavé de la salle. Il y avait à terre un scalpel de chirurgien, des tenailles, et je ne sais quel infâme instrument ensanglanté… On trouva dans une chambre au premier étage un lit défait, des habits d’homme élégamment brodés, une épée, des parfums, un pot de rouge, et de plus un petit portefeuille qui contenait une lettre à l’adresse de M. le Comte de Sade, poste restante à Paris. Elle était timbrée de Marseille et l’on y faisait un horrible récit de la trouvaille de ces deux corps qu’on avait pêchés dans un étang. La malheureuse femme avait fini par s’évanouir d’angoisse et de souffrance mortelle ; Mme de Boulainvilliers la fit panser et servit elle-même à lui rajuster la peau sur la jambe avec une sollicitude admirablement courageuse. Enfin quand la connaissance lui fut revenue et que l’hémorragie fut comprimée, voici la déclaration qu’elle fit en substance et que le Baillif écrivit sous sa dictée.
Un homme de trente-quatre à trente-six ans, de grande taille, assez replet, ayant tous les traits de la figure parfaitement réguliers, la peau du visage extrêmement rouge, les yeux d’un bleu très clair et le regard insidieusement doux et faux, était venu louer cette maison dont elle était portière. Il avait payé deux termes d’avance ; il n’avait pas voulu permettre qu’on y fît les réparations les plus nécessaires et n’avait pas voulu dire son nom. Il arrivait quelquefois au milieu de la nuit avec d’autres personnes, et le plus souvent il ouvrait la porte au moyen d’un passe-partout, à petit bruit, sans entrer dans la loge de la portière et sans lui permettre d’en sortir, ayant toujours soin d’en tourner la clef pour l’y renfermer jusqu’à l’heure de son départ…. ça serait, disait-il en contractant sa bouche et faisant sourire ses yeux de tigre, une légère incision pour essayer l’effet d’un onguent admirable ; il n’y paraîtrait plus au bout d’un demi-quart d’heure ; il y avait dix louis d’or à gagner ; et voilà cette misérable femme qui se laisse attacher sur l’établi.Quand elle entendit qu’il était question de l’écorcher vivante, elle en fit un soubresaut qui déplaça la serviette qui lui servait de bâillon ; elle se mit à pousser des cris affreux ; et la Providence avait permis que ce fût à l’instant même où M. de Boulainvilliers passait devant la maison.
Pour abréger cette affreuse histoire, je vous dirai que cette malheureuse, qu’on avait fait transporter au château de Passy, mourut dans la soirée du même jour, et par effet du tétanos, à ce que dirent les médecins, car on ne put découvrir aucune trace de poison dans son cadavre.
Elle n’avait pas eu le temps ou la force de pouvoir signer sa déclaration, qui n’avait eu pour témoins que le Baillif du Marquisat de Passy qui l’avait écrite, et la Marquise de Passy qui l’avait entendu faire ; et voilà qui produisit une étrange difficulté pour la poursuite et l’instruction du procès, parce que l’exercice des justices seigneuriales était entravé par une foule d’exigences de nouvelle date, et que M. le Prévôt de Paris, qui se montrait habituellement très difficile et très rigoureux pour les justiciers seigneuriaux de la mouvance du Louvre, ne voulut pas qu’on eût à lui reprocher d’avoir eu moins de sévérité pour une instruction souscrite par son officier féodal et dans une affaire émanée de sa juridiction privée. Le Comte de Sade opposa toujours cette fin de non-recevoir à la déclaration de la défunte, et celle de non-lieu pour l’accusation. Il avait agi de concert avec cette femme, à ce qu’il osait dire, et c’était à dessein de faire essai d’un baume qui devait cicatriser les blessures en un tour de main, ce qui deviendrait infiniment précieux dans les armées du Roi de France et pour l’humanité tout entière. Les juges d’instruction ne pouvaient l’écouter sans horreur, mais le respect des formes remporta sur le fond, et si le Comte de Sade ne fut pas pendu, ce fut grâce à la délicatesse et la probité magistrale de M. de Boulainvilliers. Le Roi n’y perdit pas ses droits, comme de juste, et cet abominable homme est renfermé chez les frères de Saint-Lazare à perpétuité, par lettre de cachet, grâce à Dieu, n’en déplaise à ces messieurs de l’Encyclopédie qui voudraient dénier au Roi le pouvoir de faire emprisonner quelques mauvais sujets, et jusqu’à des criminels adroits contre qui les lois ou la judicature ne peuvent rien. Je défie qu’on ait jamais entendu parler d’un seul abus en fait de lettres de cachet, à moins que ce ne fût à l’occasion de ce banquier de Bordeaux à qui Mme de Langeac avait voulu faire une malice ; et ce qu’il en résulta, c’est que Mme de Langeac fut exilée par lettre de cachet à Saint-Étienne-en-Forez. À qui donc Voltaire et M. Diderot peuvent-ils adresser et veulent-ils faire agréer leurs déclamations contre les lettres de cachet ? à des scélérats et des filous, apparemment[28].
- ↑ Louis-Marie-Charles-Arras-Adrien de Créquy, mort en 1747, avait laissé plusieurs ouvrages sur la guerre, et notamment un éloge historique du Maréchal de Catinat, qui fut imprimé en 1745 à Amsterdam, d’après une version fautive et dérobée par le sieur Arnauld, son secrétaire. Sa veuve a fait réimprimer cet excellent ouvrage en 1775. M. de Créquy n’a jamais été l’auteur d’un volume intitulé Principes philosophiques, imprimé sous la rubrique de Madrid, et publié sous le nom du Marquis de Créquy en 1792, et ce même livre a été désavoué également par son fils dans les gazettes de cette année. Une autre édition de ce dernier ouvrage a paru sous la même rubrique de Madrid en 1799. On avait eu lieu d’attribuer l’ouvrage et son faux titre à un M. Delangle, auteur d’un Voyage en Espagne et de quelques opuscules. (Note de l’Auteur, 1799.)
- ↑ Elle avait seulement fait changer ses armes qui étaient originairement parlantes, et s’était fait octroyer par lettres royaux les anciennes armoiries du fief de Pompadour, qui sont trois Tourilles d’or en champ de sinople. (Note de l’Aut.)
- ↑ J’écrivais ceci long-temps avant la révolution, sous l’influence de mes prévisions sinistres et dans une juste irritation contre les erreurs philosophiques de M. de Malesherbes.
Je reconnais qu’il a noblement réparé ses torts de suffisante et son imprudence.
(Note de l’Auteur, 1797.) - ↑ Je crois devoir ajouter cette note à propos du Duc de Saint-Aignan dont je vous parle, et dont voici les noms avec les titres héréditaires : Paul-Hippolyte-Henry de Beauvilliers, Châtelain de Beauvilliers, Duc de Saint-Aignan, Comte de Busançois, de Montrésor, de Chaumont-sur-Loire et de Palluau, Vicomte de Valognes et Grand-Bailly de Caux, Baron de la Ferté-Saint-Aignan, Humbligny, Lucay, Chemezy, Neufores et autres lieux ; Pair et Grand Arpentor de France, Grand d’Espagne et premier Baron de Berry ; Chevalier des Ordres du Roi, Gouverneur de Bourgogne, de Bresse et de Bugey pour Sa Majesté ; l’un des quarante de l’Académie française, membre honoraire de celle des Inscriptions, etc., etc., etc.
Il est inutile de vous dire que cette ancienne famille berrichonne est sans aucun rapport d’origine, alliance ou parentage avec les Saint-Aignan de Normandie, qui ne sont que des gentilshommes à simple tonsure, et bien moins encore avec une famille de roturiers bretons qui s’avisent d’arborer le même nom de Saint-Aignan. Ces derniers proviennent d’un architecte nantais, nommé Rousseau, dont le fils aîné vient de parvenir à certains privilèges de la noblesse, à raison d’une petite charge à la Chambre des comptes de Nantes. La Duchesse de Beauvilliers m’a dit en gémissant que ce nom qu’ils viennent de prendre est celui d’une petite ferme, et que les véritables Saint-Aignan ne savent que faire à cela.
(Note de l’Auteur.)La maison de Beauvilliers-Saint-Aignan vient de s’éteindre et nous ajoutons, pour éviter les malentendus qui pourraient en résulter parmi les généalogistes, que M. le Comte de Saint-Aignan, Pair de France à la nomination du Roi Louis-Philippe, est le petit-fils légitime et principal héritier de l’auditeur des comptes et de l’architecte en question.
(Note de l’Éditeur.) - ↑ Il a fini par voter la mort du Roi, ce qui n’a surpris personne, et les journaux, disent, aujourd’hui qu’il est monté, décadi dernier, dix floréal, à la tribune de sa société des Jacobins, pour y déclarer qu’il était le fils d’un cocher de sa mère. (Note de l’Auteur, 1793.)
- ↑ Cri de guerre des Sires de Mailly, dont les armes sont desMaillets.
Pour les Créquy, Mailly, d’Ailly,
Tels noms, telles armes et tel cry,
D’où vient qu’on dici qu’armes parlantes
Ou sont bien bonnes, ou bien meschantes.(La Gruthuse.) - ↑ Mme de Genlis a raconté différemment la même anecdote
dans ses Souvenirs de Félicie, mais cette anecdote n’était pas de son temps, et la version de Mme de Créquy nous paraît la plus certaine. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Père de Louis-Philippe Égalité.
- ↑ Il avait donné la seigneurie de la paroisse de Villemomble à cette fille, dont il avait eu toute une couvée d’enfans qu’il a reconnus tant bien que mal, et qui n’en portent pas moins les armes d’Orléans, ce qui prouve assez comment tout est bien réglé dans cette maison-là. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Charlotte Le Tellier de Louvois-Rébénac-Souvré-Courtanvaux, de Louis-Philogène Bruslard de Sillery, Marquis de Puysieulx, ministre des affaires étrangères, etc. Morte en 1779. Je n’ai jamais connu personne qui eût autant d’esprit déraisonnable (Note de l’Auteur.)
- ↑ Votre père disait que n’ayant pu réussir à faire de Mme de Montesson une Duchesse d’Orléans, il avait pris le parti de se faire M. de Montesson. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Cyrus-Marie-Alexandre de Tymbrune Vicomte de Valence ; lieutenant-général, etc. Bonaparte, l’avait admis parmi les Sénateurs à la sollicitation de Mme de Montesson qui s’était fait porter mourante au château de Saint-Cloud, et qui rendit l’âme immédiatement après cette visite. Nommé Pair de France à la Restauration, M. de Valence obtint la même faveur de Napoléon pendant les Cent-Jours, perdit ce titre à la rentrée de nos Princes et le recouvra en 1819, année de sa mort. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Barnabé-Gabriel Osmond, co-seigneur du Menil-Roger et capitaine an régiment Royal-Cravate. J’ai ouï dire en Normandie que sa famille était assez ancienne et qu’elle avait eu quelques bonnes alliances au temps passé. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Écuyer de la Princesse de Lamballe, auteur de Numa Pompilius, et l’un des quarante de l’Académie française. — L’innocence de ses pastorales ne laisse rien à désirer, disait Mme de Créquy ; il n’y a jamais de loups dans ses bergeries. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Elle était la fille de M. d’Ennery, tout simplement ; mais il était convenu, pour l’honneur du Palais-Royal, que son père était un officier-général de grand mérite et que son frère était bon gentilhomme. M. de Richelieu disait que leur mère était nièce de la Sultane Validé. Je ne me souviens plus comment il arrangeait cela. Leur nom de famille est Charpentier. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Ci-gît un antiquaire opiniâtre et brusque. Sacrebleu ! qu’il est bien sous cette cruche étrusque !
- ↑ Elle était sœur d’un malheureux poëte à qui MM. de Rivarol et Champcenetz n’ont pas manqué de consacrer un article de leur Petit Almanach des grands hommes. Elle était si belle parleuse et si étrangement puriste qu’elle disait un jour devant ma nièce de Matignon : — Si j’avais l’honneur d’être Mlle de Goyon et qu’on voulût me donner pour mari M. le Comte de Vieuxmaisons, ce qu’elle paraît agréer, je ne m’y résoudrais assurément pas. Je croirais épouser un solécisme !…
- ↑ Marie du Campet de Saujon, Comtesse douairière de Boufflers et Dame de la Princesse douairière de Conty. Elle est morte en 1799, âgée de 76 ans. Cette Comtesse de Boufflers était la pédanterie même, et comme elle était un objet d’adoration pour M. le prince de Conty, qui était devenu Grand-Prieur de France depuis son veuvage, et qui logeait au Grand-Prieuré de France, ancien palais des Templiers, nous l’appelions l’Idole du Temple. On a dit, à sa mort, que lorsque la belle-mère avait rendu l’âme, la belle-fille en avait perdu l’esprit. (Note de l’Auteur, 1804.)
- ↑ Jean-René de Longueil, Chevalier, Châtelain de Longueil, Marquis de Maisons-sur-Seine et de Poissy, Président à Mortier au Parlement de Paris, et membre honoraire de l’Académie des Sciences. J’ai vu dans mes papiers de famille qu’il avait dû épouser successivement Mlle du Bouexic de Guichen et Mlle du Bouexix de Pinieulx, ses cousines, et proches parentes de ma mère. Il est assez bizarre que ses deux jeunes accordées fussent mortes de la petite-vérole, et que leur fiancé fût prédestiné pour être poursuivi par cette maladie, dont son père était mort en 1715, dont sa sœur était morte en 1727, et dont il mourut lui-même en 1732, âgé d’environ 34 ans. (Note de l’Auteur.)
- ↑
« Sans doute vous serez célèbre
« Par ces grands calculs de l’algèbre
« Où votre esprit est absorbé !
« J’oserais m’y livrer moi-même,
« Mais hélas ! A + plus D — moins B,
« N’est pas = égal à je vous aime ! »(Voltaire à Mme du Châtelet, 1748.) - ↑ La Convention, le Directoire et le gouvernement des Consuls n’ont voulu tenir aucun compte à Voltaire de cette correction dans les notes de son poëme, et de son amende honorable en désaveu tacite. On voit encore en cette présente année 1802 l’inscription suivante au-dessous d’une croisée de la galerie du Louvre au rez-de-chaussée (les caractères en ont au moins deux pieds de hauteur) :
« C’EST DE CETTE FENÊTRE QUE L’INFÂME CHARLES IX, D’EXÉCRABLE MÉMOIRE, A TIRÉ SUR LE PEUPLE AVEC UNE CARABINE. » Comme cette partie du Louvre n’a été construite que sous le règne d’Henri IV, il est difficile que cette fenêtre ait existé du temps de Charles IX ; mais nous n’en sommes pas à faire des chicanes aux inscriptions pariétaires de la république.
(Note de l’Auteur.) - ↑ Marie-Gabrielle du Châtelet ; Marquise de Sirey-en-Vosges, héritière de sa branche et femme de son cousin, Florent du Châtelet, Marquis de Trichasteau. Elle était fille d’une Comtesse de Neuville-Saint-Remy, qui lui disait toujours à propos de son fils : — Mon cher petit cœur, je vous conseille de ne jamais ni caresser, ni vous affectionner, ni vous soucier de cet enfant-là, parce qu’il ne saurait vivre. — Il est mort à 89 ans. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Félicité-Marguerite de Sailly, troisième femme de François-Louis Le Tellier de Louvois-Rébénac-Souvré-Courtanvaux, Marquis de Louvois, Gouverneur de Navarre et Chevalier des ordres du Roi. C’était une des femmes les plus spirituelles de mon temps. Elle était l’auteur d’un charmant opuscule intitulé Voyage autour de mon parc, mais elle n’a jamais voulu le laisser imprimer, et c’est uniquement à cette condition qu’elle en a fait legs à la Marquise de Saint-Chamans, sa belle-fille. Antoine Hamilton n’avait pas plus de délicatesse, de grâce naturelle et de finesse d’esprit, et l’anglais Sterne est bien loin de là pour l’originalité. Mme de Louvois ne voulait écrire, à ce qu’elle disait, que pour six personnes, c’est à savoir, Mmes de Saint-Chamans, de Luxembourg et de Créquy, M. de Craon, un M. Dubaumey (que personne ne connaissait et qui partait comme un trait dès qu’on arrivait chez elle), enfin pour M. le curé de Saint-Jean, qui était son confesseur et qui lui faisait presque toujours brûler ce qu’elle avait écrit. Il faut avouer que la charité n’avait qu’à s’en applaudir. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Claude Reignier de Guerchy, Comte de Nangis, lieutenant-général et gouverneur de Huningue. Il avait eu l’honneur d’épouser une demoiselle d’Harcourt, et je crois qu’il est mort en 1779. (Note de l’Auteur.).
- ↑ Charles-Germain-Louis-Auguste-André-Timothée d’Eon de Beaumont, Chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, et de l’ordre militaire et hospitalier de Notre-Dame du Mont-Carmel ancien, ministre résident auprès du Roi d’Angleterre, ancien ministre plénipotentiaire à Pétersbourg, etc., né à Tonnerre en 1728, mort à Londres le 24 mai 1810. (Voyez l’ouvrage intitulé Vie politique et militaire de mademoiselle d’Eon, Lieutenant-Colonel, Docteur en droit, Censeur royal, etc. Paris, 1779. Voyez, relativement au sexe de M. d’Eon, le procès-verbal rédigé à Londres après sa mort, et publié à Paris la même année, avec gravure, par les soins de M. le pasteur Marron, ministre protestant et président du Consistoire de Paris. 1810.) (Note de l’éditeur.)
- ↑ Nicole-Marie de Catinat, Baronne de Saint-Mars et dame de Saint-Gratien, mariée en 1769, morte à Paris en 1791. (Note de l’Auteur.)
- ↑ L’hôtel de Boulainvilliers est celui qu’occupait dernièrement la famille Rougemont de Lowemberg. Les propriétaires actuels ont eu le bon goût de ne rien changer à la disposition régulière du jardin, ce que tout le monde approuve en se promenant sur le boulevard Poissonnière. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Donatien-Alphonse-François de Sade, Comte de Saumane en Venaissin et Seigneur de Lacoste-Mazan. L’Abbé de Sade, son oncle, qui était un grand-vicaire de Narbonne, avait employé quarante ans de sa vie pour ajuster la généalogie de leur famille, qu’il fait descendre de la belle Laure, et du reste la mère du Comte de Sade avait été Dame pour accompagner la Princesse douairière de Condé. C’étaient desgens de condition, mais très pauvres, et ce qu’on appelait des Marquis du Pape. Ce Comte de Sade avait épousé la fille du Président de Montreuil avec une assez belle dot. Il avait trouvé moyen de s’évader du couvent des Lazaristes et puis du château de Miollans, ôù l’avait fait emprisonner le Roi de Sardaigne. Condamné à mort en 1772, par arrét du Parlement de Provence, il osa se présenter pour purger sa contumace et pour obtenir la révision de son jugement, en 1777. Faute de preuves encore subsistantes, il fut libéré de la peine capitale et renvoyé, pour être emprisonné perpétuellement dans le donjon de Vincennes ; mais on trouva moyen de le faire échapper à Lambesc, après avoir enivré les gens de son escorte. On finit par le découvrir et l’arrêter dans les environs de Paris en 1778. Il a passé treize-ans dans les châteaux de Saumur et de Pierre-Encise, où l’on dit qu’il a composé des ouvrages abominables. La révolution l’a trouvé renfermé dans une chambre de la Bastille, sans papier ni plume, sans relations avec aucun domestique, et réduit à faire lui-même son lit. On lui passait sa nourriture au travers d’un guichet ; mais on ne sait comment il eut connaissance du décret qui rendait la liberté à tous les prisonniers détenus par lettres de cachet, et M. de Launay fut obligé de lui ouvrir les portes de cette forteresse en 1789. On voit dans les journaux, en cette présente année 1792 qu’il les secrétaire de la société populaire de la section des Piques et qu’il y fait des motions contre les tyrans. (Note de l’Auteur.)
Le gouvernement du Directoire n’avait pas manqué de protéger la personne de M. de Sade et d’encourager la publication de ses écrits. La première chose qu’a faite Buonaparte a été d’envoyer cet infâme auteur à l’hôpital des fous à Charenton. À la suite d’une indignité qu’il y a commise, on l’a fait transporter à Bicêtre ; mais comme il y fomentait la corruption parmi les prisonniers, on l’a ramené dans cette maison des fous où la surveillance est moins difficile. Le docteur Gastaldy, médecin de l’hospice et compatriote de M. de Sade, a imaginé de lui faire jouer la comédie, occupation salutaire aux aliénés, à ce qu’il prétend, et l’on admet quelquefois à ces représentations un certain nombre d’étrangers. Ayant été dans cette maison pour y recommander notre pauvre abbé de L. N., le directeur me proposa d’entrer dans la tribune de son théâtre où j’allais trouver bonne compagnie, et, j’avouerai que je ressentis la curiosité de voir un pareil spectacle. M. de Sade était devenu d’une obésité saillante ; il était vêtu d’un habit brodé comme un homme de la cour en 1786, mais sa coiffure était plus moderne et les parfums qu’elle exhalait nous suffoquaient. Son jeu ne manquait pas d’intelligence, mais toute sa personne était d’une afféterie singulière, sa physionomie avait quelque chose d’emmiellé, de pernicieux, de pervers, et d’une fausseté révoltante : je crois que personne ne saurait oublier l’impression de cette figure-là. Il y avait dans la tribune où me fit entrer M. Coulmier Mmes de Coislin, de Boufflers et de Carignan (celle qui est la fille du duc deu Saxe Courlande) ; la Princesse Sapieha, née Comtesse Zamoïska ; plusieurs membres du corps diplomatique, et, ce me semble, le Comte de Sabran, fils de Mme de Boufflers. Je cite mes témoins parce que la chose est à ne le pas croire, attendu que M. de Sade y jouait le rôle du Méchant dans la comédie de Gresset. Pendant un entr’acte arrive Gastaldy, ce docteur des fous, qui dit à Mme de Boufflers que M. le Comte de Sade avait l’honneur d’appartenir à M. de Sabran, son premier mari, et qu’il demandait à venir lui faire sa révérence. Mortel embarras de Mme de Boufflers et voilà M. de Sade à côté de nous et nous parlant d’hommages respectueux, de salutations empressées, du désir de nous faire sa cour, et autres sonneries creuses insupportables. — Monsieur, vous avez joué le Méchant comme un ange ! lui dit naïvement cette bonne Marquise ; et quant à moi, je m’étais contractée dans mon coqueluchon ; je le voyais toujours avec sa robe de chambre de Passy, et du sang dans les ongles.
(Deuxième note de l’Auteur)Plusieurs des personnes qui se trouvent appelées en témoignage par Mme de Créquy sont encore vivantes, notamment M. le Comte Elzéar de Sabran et Mme la Princesse de Carignan, mère du Roi de Sardaigne. Nous ajouterons à cette notice de Mme de Créquy sur le Comte de Sade qu’il est mort à l’hospice de Charenton, le 2 décembre 1814, âgé de 75 ans. L’abbé Costaing de Pusignan nous paraît avoir prouvé dans une dissertation qu’il a fait imprimer à Paris, en 1819 : 1° que la belle Laure était morte sans avoir été mariée ; 2° qu’elle ne s’appelait pas de Noves ; 3° que c’était une Princesse de la maison de Baux ; 4° que la généalogie fabriquée par l’abbé de Sade était un tissu d’absurdités.
(Note de l’Éditeur)