Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 2/06

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 2p. 98-123).


CHAPITRE VI.


Première ambassade du père de l’auteur. — Motif apparent de cette mission diplomatique à Venise. — Son motif secret à Rome. — La cour à Modène. — Le Duc Renaud III. — Son fils. — La Princesse héréditaire. — Les robes de Perse. — Le Cardinal de la Mirandole. — Le télescope de Ferraccino. — La Princesse des Ursins, marraine de l’auteur. — Abrégé de son histoire biographique. — Le Chevalier d’Aubigny. — Le Prince de Mansfeld et la Comtesse Fagnani. – Le défunt Pape Clément XI. — Son humilité, sa charité, ses autres vertus. — Les Cardinaux des deux partis. — Les Zelanti et les Politichi. — Les Cardinaux des deux divisions. — Les Papabili et les Papegianti. — Les Cardinaux des quatre factions. — Les Romani, les Italiani, les Gallicani et les Tedeschi. — La cour des Stuarts au palais Borgia. — La Reine Marie Sobieska. — Son héritage du Roi Jean III. — La Duchesse de Bedford et Lady Tavistock. — La chanson française. — Le conclave. — L’abbé de Beaumont, alors Conclaviste et depuis Archevêque de Paris. — Son aventure dans la campagne de Rome. —  Le mort et l’amoureux. — Anecdotes romaines, etc.

Mon père n’avait voulu accepter en Italie qu’une ambassade extraordinaire, et quelque talent qu’il se sentit pour les négociations, il aimait toujours mieux la vie de Paris qu’un séjour habituel en aucun pays étranger. On avait imaginé depuis la mort du Roi qu’il était dans l’intérêt de la France de faire cause commune avec l’Angleterre, ce que mon père ne pouvait adopter en principe, mais ce qu’il approuva temporairement à propos de l’établissement de la banque d’Ostende, où l’empereur Charles VI avait entrepris d’attirer à lui tous les bénéfices commerciaux des autres états et des puissances maritimes en particulier. On avait besoin de se concerter avec la République de Venise, où M. de Frémont, Résidant ordinaire de France, était soupçonné de quelque propension favorable aux Impériaux. Tel était le motif apparent de cette ambassade du Comte de Froulay ; mais comme la santé du Pape allait toujours déclinant et qu’il était aisé de prévoir un prochain conclave, mon père avait alors mission d’aller jusqu’à Rome, afin d’y ménager les intérêts de la France, en y faisant porter l’exclusion de cette couronne et de celle d’Espagne sur les Cardinaux Charles Colonne, Pic de la Mirandole et Zondodari, lesquels étaient des prétoriens sous la pourpre, des Césariens, de véritables Gibelins du XIIIme siècle.

En arrivant à Milan dans les premiers jours du mois de mars nous y apprîmes la mort du Pape et le départ du Comte de Froulay pour Rome où nous arrivâmes après nous être arrêtés pendant huit jours à la cour de Modène. M. de Créquy avait absolument voulu faire cette politesse à l’aîné de la maison d’Est, son parent, qui nous donna des fêtes à l’église, des festins à la cour, des bals au théâtre et des parties de plaisir en campagne, à profusion.

M. le duc de Modène (Renaud d’Est, IIIme du nom) avait été cardinal avant d’épouser la sœur du premier Duc de Hanovre, dont il était veuf depuis quelques années, et laquelle princesse avait été sœur aînée de l’impératrice Amelie de Brunswick, femme de Joseph premier. C’était une sorte de colosse érudit, discuteur et didactique, ayant deux yeux immenses avec un regard innocent et l’air doctoral ; infiniment courtois, du reste, et connaissant parfaitement bien la cour de France, au point de m’en avoir appris certaines particularités relatives à MM. de Dangeau, de Noailles et de Maulévrier, dont le nom de famille était Langeron, me dit-il, et non pas Damas, comme je l’avais supposé mal à propos.

Monsieur son fils, le Prince héréditaire, avait l’air intérieur, affecté, langoureux, ce qui ne l’empêchait pas d’être enthousiaste et frondeur ; il avait la figure et l’encolure d’un enfant malade ; mais pour se donner plus belle apparence, il avait de la poudre d’or sur les cheveux avec du blanc, du rouge et des habits si ridiculement chamarrés de rubanneries en aiguillettes, en bouffettes et nœuds flottans, qu’on aurait dit un petit Mascarille. Il avait épousé, comme je vous l’ai déjà fait savoir, une fille de M. le Régent, qui nous reçut d’assez mauvaise grace, en disant qu’elle ne m’avait jamais vue chez son père ; ce que je ne fis pas mine d’entendre et ce que M. de Modène eut l’air de trouver tout naturel, attendu que les honnêtes femmes n’allaient guère au Palais-Royal et qu’il en savait la raison. Comme elle se rabâchait et se ruminait souvent dans la même phrase, en répétant « la Marquise de Créquy ne venait pas chez mon père, » le Duc Renaud finit par s’en impatienter. — N’oubliez pas que vous êtes chez votre beau-père, lui dit-il avec une sécheresse admirable, et Dieu merci nous ne la revîmes plus, sinon pour en aller prendre congé, ce qui se passa très-poliment.

Le Prince François de Modène était fort choqué de ce que sa femme s’habillait quelquefois en toile de Perse, et il me demanda s’il était possible et s’il était vrai que ce fût devenu l’usage à Paris ?

Je fus obligée de convenir que plusieurs jeunes femmes avaient adopté cette sorte d’étoffe pour des robes négligées, en troisième saison mais nullement pour des habits de printemps, jamais pour des robes du soir, et encore moins pour des habits de cour.

La Princesse de Modène était la première femme de qualité à qui j’eusse vu porter de ces robes de toile peinte, ce qui m’a toujours paru misérablement chétif, ainsi que les habits de mousseline et de linon.

Nous apprîmes là, sur cette Princesse héréditaire, des choses impossibles à réciter. Tout ce que je vous en puis dire en restant dans la bienséance, c’est que la feue Duchesse de Berry et la Reine d’Espagne auraient paru des Sainte-Nitouche à côté de leur sœur de Modène. C’était au point que M. le Duc d’Orléans se mit à sangloter en lisant la dépêche où mon père en avait cru devoir rendre compte à M. de Torcy. M. Le Régent n’avait certainement ni moralité ni dignité, et s’il vous paraît extraordinairement susceptible, ayez donc patience ! Le Régent n’était qu’au deuxième degré de Louis XIV ; il fallait bien que le germe d’Orléans eût le temps de fermenter pour se développer et pour éclater dans tout son lustre à la génération de Philippe-Égalité.

On ne parlait alors dans toute la Haute-Italie que de Ferraccino, le célèbre Ferraccino, qui ne savait pas lire et qui pourtant venait d’ajuster un télescope de son invention sur la tour de la Mirandole. Il est bon d’observer en passant que l’Empereur Charles VI avait dépouillé les Picci de leur droit héréditaire à la souveraineté de cette petite province, dont il avait gratifié son beau-frère, le Duc de Modène et de Reggio, ce qui n’empêchait pas le Cardinal Pico de rester gibelin moyennant une pension de quarante-cinq mille écus que lui payait l’Empereur ; ce dont il n’aurait jamais eu le profit si le Duché de la Mirandole était resté dans sa famille.

C’était là tout le secret du dévouement du Cardinal de la Mirandole à la cesarea corona. — Erano Cesari tedeschi che noi avevano fatti sovrani Principi del imperio, disait-il à mon père, avec un faux air de résignation douloureuse. — Eh bien mon Prince, Dominus dedit, Dominus abstulit ; sit nomen Domini benedictum ! Il paraît que vous suivez le précepte évangélique à la lettre, lui dit mon père, et c’est une excellente disposition pour entrer en conclave. Malheureusement pour le César germanique et ses protégés, il se trouve que notre conseil royal de régence ne montrera pas cette abnégation généreuse et cette mansuétude archangélique dont vous donnez à tous les princes de la terre un si mémorable exemple ; aussi bien dois-je avertir votre Altesse Éminentissime que s’il était question de choisir un Pape entre les Cardinaux de la faction d’Autriche, les Couronnes de France et d’Espagne y mettraient certainement leur veto négatif.

La déclaration fut suffisante et tous les efforts de l’Autriche se concentrèrent et se dirigèrent uniquement contre l’élection du Cardinal Ottoboni bénéficier français ; mais retournons au télescope de Bartholoméo Ferraccino.

C’était un merveilleux instrument dont les proportions étaient calculées de manière à pouvoir observer, non pas des taches au soleil ou ce qui survient dans la lune (je n’ai jamais pu m’intéresser à ces révolutions du Promontoire d’Herschel, de la Mer de Nectar et du Cap des Songes) mais à pouvoir distinguer tout ce qui se passait à quatre ou cinq lieues de la Mirandole, et avec une lucidité parfaite. Je l’ai vu braqué (c’est le télescope et ne l’oubliez pas) sur une maison du petit village de Strolla ; c’était une hôtellerie dont on pouvait aisément distinguer l’enseigne qui représentait une figure de Nonne avec l’inscription suivante, Alla Beata Giulia Falconieri. Il y avait pour ce moment-là sur un banc de pierre auprès de la porte de l’auberge un soldat vétéran qui récitait son chapelet, en compagnie d’un enfant qui tressait une corbeille de joncs, et l’on voyait par le mouvement alternatif de leurs lèvres que le petit garçon répondait le rosaire à cet invalide qui était habillé d’un reste d’uniforme jaune et qui avait une jambe de bois ; je le vois d’ici. Il y avait, à vol d’oiseau de la Mirandole à Strolla, nous fut-il également dit par les Dotti de l’observatoire et les Contadini de la basse ville, à peu près quatre lieues géographiques de 25 au degré.

Environ trois semaines avant notre arrivée dans l’état de Modène, il s’était trouvé que deux novices du couvent des capucins étaient montés à l’observatoire afin d’y voir le même télescope, et que l’un d’eux s’était mis à diriger l’instrument sur un petit bois de chênes verts au milieu duquel était située, bien loin dans la campagne une autre capucinière où ce novice avait fait ses premières études et pour laquelle il avait toute sorte de prédilection. À peine a-t-il regardé dans la lunette qu’il fait un cri terrible ; ensuite il dit quelques mots à l’oreille de son compagnon qui regarde sans rien dire, et puis les deux jeunes religieux descendent précipitamment, après avoir eu soin de détourner le télescope, en disant à Ferraccino que s’il avait la témérité de regarder ce qu’ils avaient eu le malheur de voir, il se trouverait en péché mortel et cas réservé. Ferraccino n’en tint compte, mais tout ce qu’il aperçut, c’était un grand capucin qui sortait de sous les chênes verts et qui s’acheminait du côté de la Mirandole, en suivant la grande route de la Secchia.

Cependant les deux novices étaient allés faire au Père Gardien de leur communauté la révélation de ce qu’ils avaient vu par le télescope, et voici le Père Gardien qui arrive au Palais Ducal et qui force la consigne, en disant qu’il veut parler à Son Altesse et le plus tôt possible ! On lui répond que S. A. fait la siesta, et voilà ce capucin qui s’arrache la barbe en s’écriant qu’il y va de l’honneur de Saint François ; ce fut le Duc de Modène qui nous raconta tout ceci. — Mais voyez donc ce que peut vouloir me dire ce gardien des Franciscains, dit-il à ses gentilshommes de la chambre, et ceux-ci rentrèrent en disant qu’il ne voulait s’en expliquer qu’avec le Duc.

Ce que les deux novices avaient aperçu et ce qui ne pouvait avoir été vu qu’au moyen du télescope ou par les oiseaux du ciel, c’était l’assassinat d’un capucin que le meurtrier dépouilla de sa robe et dont il traîna le cadavre dans un ravin. Il se revêtit ensuite de la robe du mort, et sortit du bois en se dirigeant du côté de la ville, où le Duc de Modène était arrivé depuis deux jours afin d’assister aux solennités de je ne sais quelle fête patronale.

Ce que désirait le Père Gardien, c’était que le Duc de Modène envoyât dans son couvent quelques soldats, gens de cœur et de résolution, et non pas des pleutres comme les sbires, qui d’ailleurs et presque toujours sont en connivence avec les brigands. C’était afin de se pouvoir saisir du meurtrier, qui ne manquerait pas de venir demander un asile aux religieux de Saint-François à l’abri de sa robe de franciscain, et d’autant plus certainement que d’après la coutume italienne, il ne pouvait aller s’héberger dans aucune autre maison de la ville.

Les deux novices avaient observé toute chose avec une attention singulière. On ne pouvait s’y tromper, attendu que la robe du moine était de beaucoup trop courte pour le voleur, attendu qu’il était sans barbe, et qu’en faisant tomber le capuchon dont il avait couvert sa tête, on trouverait qu’il avait de longs cheveux noirs et crépus ; enfin comme il n’avait pu faire entrer ses pieds dans les sandales du mort, il arriverait infailliblement avec des souliers, si ce n’était les pieds nus, et tout ceci se trouva d’une exactitude parfaite.

Le Duc écrivit en conséquence de ce rapport des novices et de la supplique de leur supérieur, au Commandeur Hercule d’Est, qui était Gouverneur de la Mirandole et frère naturel de Son Altesse. On aposta des soldats dans l’intérieur du cloître, où l’on captura ce meurtrier, qui était un chef de brigands piémontais. C’était deux jours avant notre arrivée qu’il avait été pendu la tête en bas, après avoir eu les poings coupés.

On aurait dit que j’étais condamnée, depuis six mois, à me trouver continuellement pourchassée par des récits et des images de supplices.

En arrivant à Rome, je désirais aller, avant toute chose, à la Basilique de Saint-Pierre, pour y faire mes dévotions au saint tombeau des apôtres Pierre et Paul, ce que M. de Créquy ne désapprouva point. Nous nous fîmes descendre à l’entrée de cette grande colonnade qui forme la place, et nous allâmes à pied jusqu’à l’église, où je vis passer mon père qui se rendait processionnellement à la chapelle Sixtine au milieu d’une foule de Cardinaux, de Gentilshommes romains et de Prélats Mentellone ou Mentelletta, car c’est uniquement à la longueur de l’habit qu’on peut distinguer ces deux sortes de Monsignori. Je fis ma prière avec autant de componction qu’il me fut possible, ce qui ne veut pas dire que ce fut tout-à-fait sans distractions, et puis nous nous fîmes conduire au palais de Sicile, où le Cardinal Pamfili, Grand-Prieur de Rome, avait eu l’obligeance de nous réserver un appartement, que Mme des Ursins, tante de Son Éminence, avait pris la peine de faire ajuster le mieux du monde.

Je n’ai pas besoin de vous dire, et vous trouverez partout ailleurs qu’ici, comment la Princesse des Ursins avait été précipitée du faîte de la puissance et de la domination qu’elle exerçait sur les Espagnes ; et comment, en allant au-devant de la Reine Elisabeth Farnèse dont elle venait d’arranger le mariage avec le Roi Philippe V, ces deux nouveaux mariés, la firent saisir et conduire inopinément en grand habit de cour, en carrosse doré, sans linge et sans argent, sans femme de chambre, et qui pis est sans mantille, jusqu’à la frontière de France, où ses valets espagnols avaient reçu l’ordre de la déposer sur le pavé, avec son fard coulé, sa robe de brocard et les pierreries dont elle était couverte ; ce qui fut exécuté fidèlement et aussi respectueusement que possible. C’était assurément la plus singulière mesure de précaution qu’on eût jamais délibérée dans le conseil suprême de Castille. Mme des Ursins s’alla réfugier d’abord en son château de Chanteloup, qu’elle avait fait édifier auprès d’Amboise en Touraine, avec l’intention d’en faire le chef-lieu d’une petite souveraineté qu’elle avait rêvé d’établir à son profit, au milieu de la France ; mais elle ne manqua pas de s’y trouver trop à l’étroit et de s’y déplaire à mourir ; Louis XIV et Mme de Maintenon n’avaient conservé pour elle aucune illusion favorable, et force lui fut d’aller se réfugier à Rome, où du moins elle était certaine de se retrouver et pouvoir maintenir sur un pied d’importance et de considération qu’on n’y pourrait dénier à la sœur du Cardinal de la Trémoille et la veuve du Prince degli Orsini, Duchesse douairière de Bracciano. Elle avait profité de sa faveur et de son crédit en Espagne pour y faire accorder la grandesse au neveu de son premier mari, M. de Chalais, ce qui fut la première assise de la première fortune des Talleyrand, comme je vous l’ai dit plus tôt. Elle accordait encore l’honneur de sa confiance et de ses bonnes grâces au sieur d’Aubigny, gentilhomme poitevin qu’elle appelait Don Louis, parce qu’il avait été son commensal et confident favori pendant son usurpation d’Espagne. C’était un grand dégingandé, vaniteux, loquace et le plus familier du monde. Le Cardinal de Mailly disait qu’il devait parfaitement ressembler à Conchino-Conchini, le maréchal d’Ancre. Il s’avisa de venir un jour m’assaillir de propos galans auprès de la Reine d’Angleterre, Marie Sobieska, chez qui Mme des Ursins, qui cherchait à le faufiler partout (pour honorer sa prédilection), l’avait envoyé faire un message. Il m’avait abordé si cavalièrement que j’en fus outrée et que je lui demandai comment il s’appelait ?… — Mais, Madame, je suis le Chevalier d’Aubigny, dit-il en se mordant les lèvres. Je lui répondis : — C’est bon, Monsieur, je m’en souviendrai.

Vous savez déjà que la Princesse des Ursins était ma proche parente et ma marraine. Elle était glorieuse autant qu’on peut l’être quand on s’est appelé pendant quinze ou seize ans Mademoiselle de la Trémoille. Vous pouvez bien penser que le nom de Créquy sonnait assez haut dans toute l’Europe, et particulièrement à Rome, en mémoire du Cardinal, du Maréchal et du Duc de Créquy, Ambassadeurs de France sous le règne du feu Roi : aussi Mme des Ursins nous y reçut-elle en perfection. C’était plaisir de l’entendre parler de MM. de Créquy, dont la première aïeule était fille de Charlemagne. Mais comme ensuite elle avait toujours grand soin de m’appeler sa nièce, la reconnaissance de votre grand-père en était un peu diminuée.

Je vous dirai que ma marraine me parut une personne artificieuse et insidieuse, dominante, exigeante ; et souverainement déplaisante. On soutenait qu’elle avait un reste de beauté, mais je trouvais qu’il n’y paraissait pas. Ce qu’elle avait conservé sans la moindre altération, c’étaient les plus grands airs du monde, avec l’habitude de se mêler de ce qui ne la regardait point. Elle faisait des toilettes prodigieuses avec sa poitrine et ses vieilles épaules à découvert. — Mais puisque vous êtes de la famille, me disait un jour le Prince de Mansfeld, dites-moi donc si vous savez pourquoi la Princesse des Ursins nous fait un pareil étalage ? et pour faire plaisir à qui s’il vous plaît ? — C’est pour faire plaisir à nous autres jeunes femmes, et notamment à la Comtesse Fagnani, lui répondis-je en lui montrant ma voisine qui avait la plus belle poitrine et les plus belles épaules. Voilà que Madame Fagnani, qui avait, indépendamment de ses belles épaules, une belle passion pour ce Prince de l’Empire, et des inquiétudes à son sujet apparemment, s’avisa de se fâcher contre lui parce que nous avions causé d’un air d’intelligence, et dans une langue dont elle ne comprenait pas un mot. Je ne sais comment il répondit à ses reproches, mais toujours est-il qu’il en reçut un coup de poignard dont il faillit rendre l’ame, et dont il alla se faire guérir à Venise où mon père était encore Ambassadeur. C’est un accident que je n’ai pas eu sur la conscience.

La mémoire du Pape Clément XI est à jamais vénérable[1]. Sa mort était restée pour les Romains un sujet de regret général et d’affliction. Il n’avait accepté le souverain pontificat qu’au bout de quatre jours après son élection dans le conclave, où l’on eut grand’peine à triompher de sa résistance. Il avait rempli la chaire apostolique à l’édification de l’univers chrétien pendant vingt et un ans. Il avait rigoureusement exécuté la déclaration de son prédécesseur, Innocent XII, contre le népotisme. Ses mains sacrées et paternelles étaient ouvertes à tous les malheureux dans tous les pays, et tout le monde a su qu’il avait envoyé des batimens chargés de grains et d’argent pour le soulagement des pauvres Marseillais pendant l’hiver de 1720. Docte, modeste et courageux pontife, c’est à lui qu’on doit rapporter le bienfait des constitutions Unigenitus, Augustinus et Vineam Domini. Il a pacifié l’église en démasquant le jansénisme et les quiétistes : que son nom saint soit éternellement béni !

Je vous dirai que les membres du sacré collège se trouvaient partagés, comme de coutume, en deux factions capitales, les Zelanti et les Politichi ; ce qui ne signifiait pas que les Zélés fussent des fanatiques, ni que les Politiques fussent des gens sans scrupules ; on n’appliquait ces dénominations qu’à la manière d’envisager la direction qu’il fallait donner aux affaires du Saint-Siége, et le caractère ou les habitudes personnelles des Cardinaux ne s’y trouvaient pour rien. Ces deux grands partis étaient divisés en quatre factions ; la Romaine, l’Italienne, la Gallicane et la Tudesque. Le but de la faction Romaine était d’élire un sujet romain, grand seigneur, et ceci pour le profit et l’agrément de la noblesse suburbicaire. Les Italiens travaillaient pour empêcher ce monopole, les Germains intriguaient pour faire élire un pensionnaire de l’Empereur, et les Français manœuvraient pour contrarier les Impériaux, en inclinant vers les Politichi des trois autres factions. Le grand Roi n’existait plus, le fils aîné de l’Église était mineur, et c’était là où se bornait toute l’ambition de notre conseil de régence.

Les Cardinaux de la nation française étaient alors Nosseigneurs de Rohan, de Noailles, de Gèvres, de Polignac et de Bissy ; et le chef de la faction gallicane en Italie n’était rien moins que le neveu du Pape Alexandre VIII, le Cardinal Ottoboni, Évêque de Sabine et Abbé de Saint-Paul de Verdun. (Prenez garde à cette qualification française.) Nous avions aussi dans notre parti les Cardinaux espagnols au nombre de quatre ; c’est à savoir d’Arias, Archevêque de Séville ; Borgia, Patriarche des Indes ; Moncade, Évêque de Carthagène ; et Cienfuegos de Transtamare y la Cerda, qui passa tout le temps qu’il fut en conclave à dessiner ses armoiries sur de petits papiers. On s’appuyait également sur le suffrage et la voix du Cardinal Évêque des Algarves, autant qu’il est permis de compter sur un Portugais. Enfin notre parti s’était renforcé du Cardinal Évêque de Javarin, le Prince Auguste de Saxe, ainsi que des Cardinaux d’Aquaviva, Carraccioli et Thomas Ruffo, l’Archevêque de Nicée (tous les trois Napolitains), ce qui nous assurait treize ou quatorze voix dans le sacré collège.

La faction germanique était composée de Romains Politichi, lesquels étaient dirigés par le Cardinal Colonne, Archevêque de Ravenne et Majordome du Sacré-Palais. Il avait pour adjudans principaux le Cardinal de la Mirandole dont je vous ai parlé, Zondodari, Siennois et sujet romain ; de Strattenbach, Évêque d’Olmutz, de Scboœnborn, Évêque de Spire et Chancelier d’Autriche ; de Czacki, Métropolitain d’Hongrie, et finalement du Cardinal d’Hénin, à qui l’Empereur avait eu soin d’accorder l’investiture de l’Archevêché de Matines aux Pays-Bas, ce qui ne l’empêcha point de voter avec les cardinaux français.

Dans la faction des Romains, proprement dits, il se trouvait une subdivision de Zelanti qui négociait contre les Tudesques, en soumission pour la couronne de France et sous la direction du Cardinal Pamfili, neveu du Pape Innocent X et Prince romain. Les Cardinaux Origo, Sagripanti et Tanara, étaient les agens les plus actifs et les plus expérimentés de cette demi-faction qui finit par l’emporter dans le conclave, en y faisant élire un Romain, grand seigneur et Zelante Gallicano ; (sous toutes réserves de la déclaration du clergé de France touchant le temporel des Princes et l’infaillibilité des Papes, car on n’a jamais pu rien comprendre à Rome et nulle autre part à ces quatre propositions de Bossuet, dont la première est annulée par les trois autres.) Enfin c’était le Cardinal del Giudice, Archevêque de Montréal en Sicile et Doyen du Sacré-Collége, que les Cardinaux de la faction italienne avaient élu pour leur régulateur. C’étaient des nobles Vénitiens, Milanais et Génois ; des Cornaro, Barbarigo, Priuli, Spinola, Caprara, de Fiesque, e tutti quanti nobilissimi porporati.

Il me reste à vous dire à présent que tous ces Cardinaux romains, italiens, français, germains et castillans, zélés ou politiques, se trouvaient encore partagés, non pas en factions, ni par fractions pour cette fois-ci, mais par une autre division toute naturelle et toute chrétienne, en Cardinaux Papabili et Papegianti, c’est-à-dire papables et papifians. Les sujets les mieux connus alors pour être dignes de la tiare étaient les cardinaux romains Paulucci, Gualterio, Piazza, Conti, Légat du Pape à Ferrare, et Corradini, Préfet de la signature aux conciles. Le Cardinal Papegiante par éminence et non par excellence, attendu que la justice et la sincérité n’étaient pas ses vertus principales[2].

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et mon père avait su qu’il avait entrepris de négocier en faveur du Cardinal Zondodari. L’opinion de cette Éminence était aussi qu’en agissant de concert avec les intentions électorales des Cardinaux Papegianti et Zelanti pour opérer l’élection d’un Cardinal Papabile de leur faction, on était assuré d’agir en sûreté de conscience et conformément aux inspirations du Saint-Esprit qui procède à l’élection des Papes, en définitive, et qui n’y veut procéder qu’en employant les moyens humains. Le Cardinal de Fiesque était devenu son pis-aller. Monsignor Passionei se portait caution de sa bienveillance et de sa bonne volonté pour les deux couronnes de France et d’Espagne : enfin, le Cardinal Zondodari devait être indubitablement un grand et saint Pape, et le Roi d’Angleterre en était persuadé non moins que la Reine et Monseigneur Passionei ; ce qui ne fit pas changer d’avis à l’ambassade de France, et qui n’influa nullement sur les résolutions et la conduite de nos Cardinaux.

Le Chevalier de Saint-Georges, à qui le saint Père avait accordé les honneurs royaux dans les États de l’Église, et qui s’était marié depuis son voyage en France avec la petite-fille du Roi de Pologne, Jean Sobieski, vivait noblement et paisiblement à Rome, où tous les jacobites affluaient pour entretenir ses espérances et tout au moins pour y rendre hommage à ce noble exilé, leur souverain légitime, et leur unique souverain suivant la conscience et les lois de leur pays.

La Reine Marie-Clémentine était belle, aimable et polie elle avait du goût, un esprit fort aimable et beaucoup d’attrait pour la noblesse de France, où sa sœur avait trouvé de riches partis ; car, après la mort du Duc de Créquy-Blanchefort, avec qui le contrat de mariage de cette Princesse était déjà signé, elle avait épousé successivement, c’est le mot propre, le Duc de Bouillon-Turenne et le Prince de Turenne, héritier de son frère. Votre oncle de Créquy-Canaples avait très-mal accueilli la proposition d’épouser Marie-Casimire Sobieska : je vous ai déjà dit comment il avait reconnu sa bonne intention pour lui. Quand la Reine eut appris par moi combien M. de Canaples était souverainement déraisonnable, et lorsque je lui dis que la Princesse Charlotte de Rohan, sa première femme, en était morte d’affliction : — Vous me soulagez agréablement, dit-elle, car j’étais blessée de ce qu’une personne de votre famille eût montré de l’inconsidération pour la nôtre.

J’avais bien compté sur le bon effet de mes contasseries. Dans la soirée du lendemain, la Reine eut l’extrême bonté de vouloir me faire une visite que je m’empressai d’aller recevoir dans son carrosse à la porte de notre palais ; et depuis notre explication sur M. Canaples, il ne m’est jamais arrivé, pendant mon séjour à Rome, de rester une seule journée sans lui faire ma cour. Oh ! l’équivoque et l’amphibologie ! je n’ai jamais fait ma cour à M. de Canaples, et n’allez pas vous y tromper.

La cour d’Angleterre était fort bien établie dans le palais Borgia que la Reine douairière, Marie de Modène, avait acheté pour son fils, du Cardinal Hovard de Norfolk, et sur la porte duquel on n’avait pas manqué de placer les armes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, avec celles de France au premier quartier. Je ne pouvais m’en taire, et je ne sais comment les Rois très-chrétiens ont bien voulu tolérer cette absurdité-là[3] ?

La devise de l’écu britannique est en français, ainsi, m’a-t-on dit, que les inscriptions qui marquent les noms et les titres des chevaliers de la Jarretière et du Bain dans les chapelles de Windsor et de Westminster ; et comme il en est ainsi du serment, des statuts de ces ordres et des principales formules de la couronne envers le parlement britannique, il parait qu’on ne peut ni regarder, ni rien écouter à la cour d’Angleterre sans y trouver partout le sceau profondément appliqué des Normands et des Angevins, avec la trace gauloise et la marque ineffaçable de la conquête, et ses meurtrissures, on pourrait dire.

Il est assez digne d’observation que les Français abandonnent toujours leurs anciennes coutumes, tandis que toutes les coutumes auliques de l’Europe ont eu pour origine un ancien usage français. Une ordonnance de Henry III enjoint aux gentilshommes de sa chambre « de ne plus négliger dores-en-avant de porter leurs clefs-d’or au dossier de leur pourpoint, suivant les ordonnances et l’ordinaire de la Cour ; » et nous voyons aujourd’hui porter des clefs d’or à tous les gentilshommes de la chambre et tous les chambellans du monde, excepté ceux du Roi de France. Le cérémonial du saint Empire, le règlement de la cour d’Autriche et l’étiquette du palais de Madrid sont évidemment établis sur la loy des honneurs de la cour de Bourgogne, mais en aucun pays et chez aucun peuple, l’origine et l’imitation ne sont aussi visibles et plus méconnues qu’en Angleterre. Tous les antiquaires anglais s’accordent pour le nier, et l’opiniâtreté qu’ils y mettent est prodigieusement ridicule, en ce qu’ils ne sauraient empêcher que le serment, les statuts et les inscriptions des ordres royaux, comme aussi toutes les principales formules de la couronne et de la chancellerie d’Angleterre ne soient purement et simplement des phrases françaises. Le Chancelier de la Grande-Bretagne est encore obligé, deux fois par an, de proférer judiciairement, si ce n’est judicieusement : Le Roi remercie son bon peuple de son bénévolence. Enfin tous les monumens numismatiques et lapidaires, les temples et les palais des Rois anglais, leurs tombeaux, l’écu britannique et jusqu’à la monnaie du pays tout est couvert d’insignes, de cris gaulois et de légendes françaises. Les sujets anglais ne peuvent pas même adresser la parole à leur souverain sans lui parler français et sans l’appeler Sir ; ils disent Madam à leur Reine et non pas Milady. Voilà qui me paraît mortifiant pour la jactance anglicane ; mais ce que je trouve admirablement curieux, c’est que le Roi d’Angleterre touche encore les écrouelles en sa qualité de Roi de France ! Je passe condamnation sur son titre de défenseur de la foi. Lilia non laborant neque nent ; les lys ne travaillent ni ne filent et sont plus superbement vêtus que Salomon dans toute sa gloire. MM. les Anglais ont eu beau faire, la pourpre des autres Rois ne saurait égaler l’éclat des lys.

Pour sa part de la succession des Sobieski la Reine Marie-Clémentine avait eu, sans compter de belles terres en Pologne et trois millions d’écus romains, un lit de parade et trois rubis inestimables. Ce lit superbe était un trophée de la bataille de Vienne, et l’étoffe en était provenue de la courtine où l’on abritait l’étendard de Mahomet avec l’alcoran. C’était un brocard de Smyrne à fond d’or avec des versets islamites écrits en turquoises et perles fines. Les cadres de la tenture et de la couche, qui valaient sept cent mille livres tournois, étaient en vermeil admirablement ciselé, sans parler de leurs dessins à l’émail avec des pierres de couleur à profusion comme on en voit dans les contes arabes. Cette riche monture était un présent de la noblesse immédiate de l’Empire au Roi Jean III, en rémunération de la délivrance de Vienne. (Vous saurez que l’Empereur Léopold ne voulut pas recevoir chez lui le grand Sobieski, son libérateur, à raison d’un embarras pour l’étiquette attendu qu’un roi de Pologne n’est pas un monarque héréditaire. On dirait que l’Empereur d’Allemagne ne serait pas un monarque électif, lui-même ?)

Les trois rubis de S. M. Britannique avaient été trouvés dans la tente où le grand-visir Amurat avait parqué ses femmes, à la très-illustre bataille de Choczim. Ce sont des pierres orientales de la plus vieille roche. La plus grande est circulaire, et les deux autres en forme de pendeloque. C’est d’après mon avis qu’on les a fait garnir en feuillage d’émeraude et monter comme une rose avec deux boutons[4].

On a remarqué que les trois quarts des Anglaises sont timbrées, et particulièrement celles qui voyagent. Je me souviendrai toujours d’une certaine Duchesse de Bedford, qui ne pouvait porter que le titre de Comtesse en présence des Majestés du palais Borgia et qui, bien que son mari fût hanovrien fanatique, avait sollicité la permission de faire sa cour aux Stuarts exilés, par la raison qu’elle était non dépendante ! — Votre Majesté, dit-elle un jour à la Reine, en français, mais avec un accent anglais et des mouvemens de figure inconcevables : voici la femme de mon fils, Miladi Marquionesse de Tavistock, que j’ai l’honneur de produire à vous, Madame, et qui parle français très-bien ; très-bien chante, et souvent la chanson charmante que lui apprit la parisienne gouvernante. — Marquionesse, ayez la bonté pour la chanter à la Reine et la Marquionesse de Créquy. — Oh ! non, répondit sa belle-fille. — Allons, Marquionesse, ayez donc la bonté ! Si vous chantez la française chanson, vous aurez pour vous ma robe à caros flambés que vous admirez tant ! (Tout ceci se passait dans le grand salon de la Reine avant que nous fussions assises.) La belle-mère ajoute quelques mots en anglais, et voilà Miladi Marquise de Tavistock qui se met à nous chanter dans le fond de sa gorge

Ah ! qu’il est donc bon
Le poil de mouton,
Quand il est tondu dans sa saison !
On en fait des mitaines,
Des Capuchons aux moines,
On en fait des aumusses,
Des manteaux aux pique-puces ;
Ah qu’il est donc bon
Le poil de mouton,
Quand il est tondu dans sa saison !

Cette agréable et spirituelle composition n’avait pas moins de sept à huit couplets ; et comme je craignais d’éclater de rire, en m’impatientant de me tenir sur mes jambes pour écouter de pareilles bêtises, j’interrompis la chanteuse en demandant au Cardinal Pamfili des nouvelles de sa santé ! La Duchesse de Bedford alla disant partout que les françaises Marquionesses n’étaient pas polies.

On procédait cependant aux dispositions intérieures du Vatican pour la tenue du Conclave, et la Reine d’Angleterre eut la bonté de me prendre avec elle, afin d’en aller voir les préparatifs. Il ne fallait pas moins qu’un privilége de tête couronnée pour obtenir pareille faveur, car une autre femme, et si qualifiée qu’elle soit, ne passe jamais le seuil du Vatican, et les audiences que le Saint-Père accorde aux plus grandes Dames étrangères aussi bien qu’aux Princesses Romaines, ont toujours lieu dans la sacristie d’un couvent de filles. Je ne vous parlerai pas de la porte murée, ni du tour, ni de la chapelle du Saint-Esprit, et je vous renvoie aux lettres de M. de Coulanges pour tous ces détails ordinaires à l’intérieur d’un Conclave ; je vous dirai seulement que ce qui m’y parut le plus remarquable était l’uniforme solennité de ces 72 appartemens dont la principale pièce était tendue, parois, voûte et plancher, en damas violet et sans autres meubles qu’un crucifix doré, deux torchères dorées avec des cierges en cire jaune, un fauteuil couvert de même étoffe, et finalement un prie-Dieu garni de sa draperie et de son coussin, le tout en velours violet, ajusté de crépines et de glands d’or. Les chambres à coucher des Cardinaux électeurs ne sont que des alcôves adhérentes à la cellule de leur Conclaviste.

À propos de Conclaviste, je vous dirai que le Cardinal de Gèvres en avait un qui s’appelait l’Abbé de Beaumont ; j’aurai l’occasion de vous en parler souvent et pendant long-temps, car il est mort Archevêque de Paris en 1784. C’était alors un joli garçon de 18 à 20 ans, qui était modeste comme un ange et qui mangeait comme un diable. Il était curieux d’antiquités et courait perpétuellement dans la ville et la campagne de Rome.

Le Cardinal avait pour Caudataire un autre abbé français avec qui le petit de Beaumont faisait parfois ses excursions d’archéologiste ou ses pèlerinages extra-muros, et voilà qu’un soir ils se trouvèrent obligés de rester à coucher dans une auberge à cause d’un violent orage. Le Caudataire alla se coucher sans vouloir souper, ce qui n’aurait pas accommodé le Conclaviste, et quand il eut fini sa réfection, voici qu’on lui donne une petite lampe en lui disant de s’aller coucher à côté de son camarade (on n’avait pas d’autre lit à leur donner) ; — La petite porte à droite au fond du grand corridor à gauche, au rez-de-chaussée ; vous monterez deux marches ; il était impossible de s’y tromper, et le voilà qui s’établit à côté de son compagnon.

Il faut vous dire que cette chambre avait autrefois servi de cuisine, et qu’on entretenait dans l’âtre un feu de racines et branches de genièvre, afin d’y faire sécher et fumer des quartiers de porc. Cinq à six minutes après s’être mis au lit, l’Abbé de Beaumont voit ouvrir la porte et voit entrer une jolie fille avec un grand garçon qui vont s’agenouiller modestement aux deux angles de la cheminée et qui se mettent à réciter les litanies des saints. Le garçon s’était insensiblement rapproché de la jeune fille en marchant avec ses genoux, et quand il fut tout auprès d’elle, il entreprit de l’embrasser, ce qui la fit bondir jusqu’à l’autre bout de la chambre, en s’écriant : — Impie ! — Mécréant ! Devant un mort !… L’Abbé de Beaumont s’aperçoit alors qu’il y a tout à côté de sa jambe une autre jambe toute froide ; il fait un mouvement pour se retourner, et ceci lui fait envisager la figure inconnue d’un horrible défunt !… Pensez comment il sortit de ce lit brusquement, et jugez la frayeur de cette honnête fille !

  1. Jean-François Albani, fils de Don C. Albani, Sénateur Romain, né le 22 juillet 1649, créé Cardinal du titre de Saint-Silvestre en 1690 ; élu souverain Pontife après 45 jours de conclave en 1700. Il avait pris le nom de Clément en mémoire de ce que son exaltation pontificale avait eu lieu le jour où l’église célèbre la fête de Saint-Clément, Pape et Martyr. Il était mort le 19 mars 1721 âgé de 73 ans.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Tout donne à penser que les ratures auxquelles on doit attribuer cette lacune auront encore été déterminées par scrupule de conscience et par esprit de charité,
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Le gouvernement et les Princes anglais ont retranché les fleurs-de-lys de l’écu britannique sous le règne de Georges III, en exécution d’un article dont Bonaparte avait fait la stipulation secrète à l’occasion du traité d’Amiens. C’est encore à dater du même traité que les rois d’Angleterre ne prennent plus le titre de Roi de France, qu’ils s’obstinaient à porter depuis l’usurpation de la couronne de France par Henri VI.
    (Note de l’éditeur.)
  4. Ces belles pierres ont été léguées à la sacristie du Vatican par le fils de Marie-Clémentine Sobieska, le Cardinal-Duc d’York, mort à Rome en 1807. Mme la Comtesse d’Albany, veuve du dernier Prétendant et belle-sœur de ce Cardinal, a vendu le lit de la Reine sa belle-mère à un juif de Florence ; mais ce n’était pas la première et ce n’est pas la dernière ou la plus forte preuve d’indélicatesse dont elle a scandalisé l’Italie.
    (Note de l’Éditeur.)