Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/12
CHAPITRE IX.
Parce que je n’ai pas imité certaines gens qui font des mémoires, et que je n’ai pas commencé par entretenir mes lecteurs de la noblesse de ma naissance, on aurait tort de supposer que je n’entende rien en généalogie, et vous verrez que sur ce chapitre-là, je sais très-bien mon affaire avec celle des autres. Je sais très-bien que ma mère était une simple fille de condition, je sais très-bien que la noblesse de ma belle-fille a plus d’apparence que de réalité ; mais ce que je sais très-bien aussi, c’est que ma famille paternelle est une des quatorze maisons les plus anciennes de la monarchie française. Nous n’avons jamais eu là-dessus, dans aucun temps, ni prétentions exagérées, ni contestations quelconques, et j’ai toujours éprouvé que la généalogie des Sires de Froulay, Comtes de Tessé, qui remonte (par titres authentiques) à l’année 1065, était en possession d’une estime incontestable et d’une confiance universelle. C’est un préambule qui m’a paru nécessaire avant d’entrer dans une suite de discussions que je me trouve à portée d’éclaircir et que je me trouve en résolution d’exécuter. Sauve qui peut !
Il ne faut pas s’imaginer, par exemple, que MM. de Talleyrand soient en jouissance immémoriale du nom de Périgord, et c’est une espèce de révolution nobiliaire, ou, suivant eux, une sorte de réhabilitation que j’ai vue s’opérer sous mes yeux. Il y a vingt-quatre ou vingt-cinq familles de leur province qui sont beaucoup plus anciennes que la leur ; il est assez connu que l’auteur de leur fortune est Mme des Ursins, veuve d’un M. de Chalais : et la vérité pure est qu’ils n’ont jamais pu faire remonter les preuves de leur noblesse au-delà de l’année 1460, tandis que le dernier rameau de la dernière branche de la véritable maison des anciens comtes de Périgord était déjà éteint vers la fin du XIIe siècle ; ce qui fait qu’il se trouverait un abîme à combler entre les deux familles, et qu’il s’en manquera toujours de sept à huit générations pour qu’elles puissent se rattacher. Toujours est-il que ces prétendus Carlovingiens ont eu grand soin de ne jamais publier ni montrer leur belle généalogie, et qu’on n’a jamais pu savoir où la trouver pour la contrôler et pour y mettre le doigt sur le point de suture.
Le véritable nom de leur famille est Grignaux. Il est visible, il est indubitablement prouvé que celui de Talleyrand, qu’ils ont adopté, n’était qu’un prénom qui avait été porté par deux ou trois personnages de l’ancienne maison à laquelle ils se sont accrochés. C’est absolument comme si tout ce qui s’appelle Bouchard voulait être Montmorency, et comme si toutes les familles qui s’appellent Roger voulaient être issues des anciens Comtes de Beaufort. Mes grands oncles disaient toujours à propos du premier mariage de Mme des Ursins, sous Louis XIV, qu’on avait été confondu de surprise en voyant une fille de la maison de la Trémoille épouser ce monsieur de Chalais, et que cela n’était provenu que de ce qu’on l’avait supposée dans la nécessité d’être mariée le plutôt possible. La supposition d’un titre de Principauté pour cette petite seigneurie de Chalais est une supercherie misérablement ridicule, et il est assez connu que cette Demoiselle de Chalais, qui s’intriguait de si belle sorte, et dont il est question dans tous les mémoires du temps comme étant la demoiselle de compagnie de la Marquise de Sablé, était la sœur aînée de ce prétendu prince de Chalais[1]. Dans la jeunesse de mon oncle le Grand-Prieur, il avait eu des amourettes avec une autre de leurs sœurs, qui était première femme de la Duchesse d’Angoulême, et qui s’appelait Mademoiselle de Grignaux. Ces deux bons hommes en disaient qu’elle était Dagorne et Goinfresse. — « Vous souvenez point, Monsieur, disait le Commandeur à son frère aîné, qu’étant venue souper un soir avec nous, elle avait mangé quatre perdrix, deux râles et je ne sais combien de cailles, avec des rôties à la moelle, en nous disant poco, ma buono ! je vis de peu, mais je veux du bon ! » C’était la plus misérable famille du monde, et vous allez voir que tout son patrimoine avait consisté dans la transmission de sa gourmandise héréditaire.
Quand les titres et les noms des grandes familles éteintes ont été abandonnés au pillage, on s’est mis à piller les noms des provinces ; mais aucune de ces usurpations n’avait paru plus mal établie que celle des Talleyrand de Périgord. Le juge d’armes et les tribunaux avaient eu la complaisance de le souffrir ; mais tous les généalogistes et tous les gens de qualité de ce temps-là furent confondus d’une pareille outrecuidance, et toute la noblesse du Périgord est encore aujourd’hui révoltée de leur prétention. Mais il est temps d’en venir à l’abbé de Talleyrand.
Sa mère et son père, qui était cadet de leur famille, habitaient Versailles, et ils étaient si pauvres qu’ils y vivaient des buffets de la cour, au détriment des profits du grand-commun. Ils avaient, en guise de maître-d’hôtel, une sorte de Maître-Jacques, qui s’en allait tous les jours chercher leur provende à la desserte des tables royales, dont les officiers avaient ordre de le traiter favorablement. Ainsi l’on pourrait dire que M. de Talleyrand a été nourri des miettes qui tombaient du buffet de Versailles. On sait que Bonaparte avait dû son éducation militaire à la libéralité de nos rois, et je vous puis assurer que Robespierre avait été élevé par la charité de M. de Conzié, l’Évêque d’Arras. Ô Altitudo ! comme disait toujours ma grand’mère, qui savait le latin, qui se gendarmait toujours contre les usurpations, et qui se révoltait toujours contre l’ingratitude.
À propos de ma grand’mère et de ces pauvres Talleyrand, je vous dirai qu’elle en savait quantité d’histoires, et en voici une qu’elle me disait un soir à l’hôtel de Canaples, où je la vois d’ici avec un vieux bas de robe en velours mordoré, ajusté de bonnes-grâces, lesquelles étaient relevées en manière de draperies par de gros papillons en porcelaine de Saxe. Elle avait aussi le même jour, une certaine jupe en drap d’argent, dont le devant consistait dans un orchestre en triangle et composé de cinq ou six rangées de gradins couverts de musiciens brodés en relief avec leurs instrumens et des joues plus grosses que des prunes ; mais elle ne s’en souciait pas beaucoup, de sa belle jupe, attendu que ces magnificences-là se trouvaient passées de mode. Elle avait entrevu cela.
Vous saurez donc qu’après la mort de la Reine Marie de Pologne, à Versailles, on avait distribué toutes ses provisions de cuisine et d’office, et qu’il en échut pour le ménage Talleyrand un baril de thon mariné. Ceci leur fit d’autant plus de plaisir et de profit qu’on était en carême, et que c’était les deux personnes les plus chafriolantes et les plus régulièrement timorées de l’univers catholique. Il est bon de vous dire aussi qu’ils se piquaient d’un savoir-vivre recherché et d’une grande érudition gastronomique, et qu’ils parlaient toujours de ce qu’ils avaient mangé ; ce qui faisait tous les frais de leurs entretiens du soir avec le Comte de Brancas, le Duc de la Vrillière et les autres vieux gourmands du château. C’étaient des cailletages à nous faire sécher d’ennui, et puis c’étaient des moqueries à n’en plus finir sur le Comte et la Comtesse de Talleyrand qui se montraient si difficiles et qui trouvaient moyen de faire si bonne chère à si bon marché. Après qu’ils eurent bien mangé et bien parlé de leur thon mariné, qu’ils avaient trouvé substantiel et délicat, succulent, esculant, exquis et bien supérieur à tout ce que l’expérience et l’observation leur avaient appris sur les conserves de Provence, on découvrit, au milieu de la semaine sainte et de la saumure, une vertèbre de lapin qui se trouvait dans un état d’adhérence parfaite et naturelle avec une tranche de cet excellent poisson. Le père et la mère Talleyrand faillirent en suffoquer d’horreur et d’effroi ! Pour en faire sa cour à Mesdames de France, qui étaient la régularité même, Madame de Brionne envoya chercher à Paris M. de Buffon, qui vint examiner la provision de thon mariné de la grande écurie, avec deux autres naturalistes du jardin du Roi. Mme la Chancelière, qui faisait la dévote, ambitionna beaucoup cette distinction-là ; mais le comte de Buffon répliqua noblement qu’il ne s’était dérangé pour Mme la Comtesse de Brionne que parce qu’elle était Grand-Écuyer de France et Princesse de la maison royale de Lorraine ; ainsi la Chancelière en fut pour ses frais d’inquiétude, et voici pour les Talleyrand ce qu’il en arriva.
Malgré la droiture et l’innocence de leurs intentions, le Chevalier de Montbarrey vint à bout de leur persuader, pour se moquer d’eux, qu’ils se trouvaient en cas réservé, et voilà qu’on expédie bien vite à Paris le jeune Abbé de Talleyrand, pour aller confier à l’Archevêque. M. de Beaumont, que son père et sa mère (c’est de l’Abbé dont il s’agit) avaient mangé du lapin pendant tout le carême, qu’ils en avaient l’abomination de la désolation dans les entrailles, et qu’ils conjuraient et adjuraient M. l’Archevêque ou son Grand-Pénitencier de les relever de l’interdiction des sacremens, qu’ils avaient encourue sans se douter de rien, ipso facto, comme leur disait Montbarrey. Ce qu’il y avait de plus ridicule dans la pétition, c’est que leur affaire ne pouvait concerner en aucune façon l’Archevêque de Paris, attendu que Versailles est du diocèse de Chartres ; mais le Chevalier leur avait persuadé que c’était une de ces causes réservées pour l’officialité métropolitaine, afin d’augmenter leur inquiétude et de compléter la mystification.
M. l’Abbé resta sept ou huit jours à Paris sans donner signe de vie à sa pauvre mère, qui était demeurée dans une angoisse abominable. — Eh bien, mon enfant, qu’est-ce que vous a répondu Monsieur de Paris ? — Mais, Madame, il ne m’a pas dit grand’chose, et je crois me souvenir qu’il m’a envoyé paître….
Depuis, quand on a su quelle était la légèreté de l’Évêque d’Autun pour l’exécution des commandemens de l’Église, on a pensé qu’il ne s’était peut-être pas acquitté de la commission de sa mère, et plût à Dieu qu’il n’eût pas autre chose à se reprocher pour l’observation du Décalogue !
Ce qui lui a fait le plus d’honneur pendant sa carrière épiscopale, et ce qu’il a fait de plus méritoire en toute sa vie, peut-être, c’est d’avoir poursuivi, comme il a fait avec un zèle infini, la Béatification d’une bonne Religieuse du diocèse d’Autun, qui s’appelait Marie Alacocque, et qui, du reste, avait été la plus vénérable et la plus sainte personne de son temps. M. de Talleyrand m’a fait plus de cent visites, et m’a peut-être écrit deux cents lettres, pour me faire parler de cette bienheureuse fille à M. le Nonce, à M. le Duc de Penthièvre, à Mme la Comtesse de Toulouse, au Baron de Breteuil, à M. de Brienne, à tous les Ministres, à tous les Ambassadeurs d’Italie, enfin à tous les personnages en crédit, où son crédit n’atteignait pas. Vous pouvez juger de l’intérêt qu’il y mettait par la lettre suivante :
« J’arrive icy, Madame. Je ne manque pas à vous rendre grâce de votre bienveillance pour le diocèse, votre protection, je puis dire. Il est essentiel, indispensable pour l’édification des âmes, la satisfaction de ce clergé, la considération personnele de l’évêque que l’affaire marche. La décision sur la qualité préliminaire de vénérable servante de Dieu a été obtenue dès 1757. Je l’ai vérifiée. C’est donc sur celle de Bienheureuse qu’il faut me diriger en attendant la canonisacion. Ce sera l’af faire de mes successeurs au gouvt de cette église arrosée, illustrée, fécondée par le sang de tant de généreus martirs. Oserai-je vous supplier d’engager m. le d. de Penthièvre a vouloir bien recommander la chose à son beau-père m. le d. de Modène en le priant de s’y intéresser auprès de n. s. p. le pape et d’en écrire à m. le cardinal secrétaire. Celui de la congrégation ad hoc est peu bienveillant ; il ne pense pas quelle est la dignité de mon siège et que j’ai le pallium comme l’archevêque de Lyon. m. le card. de Bernis, très indifférent, y met une légèreté scandaleuse. Permettez que m. le marquis trouve ici mille complimens pour lui. Recevez avec bonté l’assurance des sentimens de respect dont j’ai l’honneur de vous renouveler l’expression. Je vous assure que je suis avec une confiance égale à ma vénération pour vous, madame,
« † Ch. M. Ev. d’Autun. »
M. l’Évêque d’Autun fut détourné de cette bonne œuvre par ses travaux à l’assemblée législative, où nous l’avons vu pointer ses batteries d’un autre côté que celui des Béatifications. Il est à remarquer que toutes les peines que s’était données M. de Talleyrand n’auraient pu servir à rien dans cette sorte d’entreprise, où l’on a découvert qu’il avait mis plus d’empressement que d’exactitude, et beaucoup plus de zèle pour sa considération personnelle que de véracité canonique. Les informations qu’il avait adressées à la cour de Rome ont été trouvées ' subrep'tices. Le résultat des Monitoires avait démenti plusieurs détails affirmés par cet Évêque ; enfin, l’Avocat du diable (c’est le nom que le peuple Romain donne au Prélat contrôleur) avait fini par déclarer que la relation d’un nouveau miracle attesté par M. de Talleyrand n’avait aucune autre autorité que celle de sa signature. Il a fallu recommencer des informations plus régulières, au milieu desquelles est survenue la révolution française avec le serment constitutionnel et tout ce qui s’ensuit. Je vous dirai donc que c’est principalement à cause de cette pieuse fraude de M. de Talleyrand que la béatification de la Vénérable Marie Alacocque en est restée là. Comme le petit Maréchal (de Bièvre) entendait toujours parler de Marie Alacocque et de ce jeune prélat (M. de Talleyrand a été très-jeune et très-longtemps jeune), il lui donna le sobriquet de Joseph à-la-mouillette. Si je vous rapporte une sottise qui paraît aboutir à l’irrévérence, c’est pour vous prouver qu’à cette occasion-là, tout le monde avait pris la liberté de se moquer de M. de Talleyrand, qui s’en est vengé cruellement, comme chacun sait.
On est devenu tellement ignorant, en France, sur tout ce qui se rapporte à la généalogie, qu’il en résulte un malentendu continuel avec des injustices insupportables. Par exemple, vous entendrez dire que la maison de Montmorency est la plus grande et la plus noble famille de France, ce qui n’est pas vrai, puisque les Rohan, les la Trémoille et les la Tour d’Auvergne ont un rang supérieur à tout le reste de la noblesse, tandis que les Montmorency n’en sauraient avoir aucun, par la raison qu’ils n’ont jamais exercé la moindre apparence de souveraineté[2]. À la vérité, vous entendrez dire, un quart d’heure après, et quelquefois dans le même salon, que les anciens Montmorency ne subsistent plus, et que ceux de nos jours ne le sont que par les femmes, ce qui n’a pas l’ombre du sens commun. Les trois branches actuelles de cette maison n’avaient jamais été perdues de vue, et sont tout aussi bien Montmorency que le dernier de leur branche ducale, qui n’avait pas laissé d’enfans : ne vous laissez donc ni subjuguer par les uns, ni dérouter par les autres. Tous les Montmorency que vous rencontrerez, et qui sont au nombre de quinze ou vingt, sont indubitablement de cette ancienne maison ; mais il ne s’ensuit pas du tout qu’ils soient hors de pair avec la haute noblesse ! La première famille de France, après la maison royale, est évidemment celle de Lorraine ; la seconde est, sans contredit, celle de Rohan ; et la troisième est celle de la Tour d’Auvergne ou de Bouillon-Turenne, si vous l’aimez mieux ; la quatrième est, à mon avis, celle de la Trémoille, à cause de son titre légitime à la succession du royaume de Naples. Je vous avouerai, mon enfant, que la position nobiliaire des Princes de Tarente me paraît supérieure à la vôtre, mais ceci n’est qu’entre nous deux, bien entendu.
Sur un même rang et hors de ligne avec toutes les autres familles originaires de France, les généalogistes les plus habiles et les plus consciencieux ont toujours pensé qu’il était juste de faire une sorte de pêle-mêle entre les quinze ou vingt familles de la plus haute noblesse, savoir : les Mailly de Nesle, qui sont les véritables princes d’Orange, et les Ducs de Mailly-d’Haucourt, leurs agnats (Saint-Louis disait les antiens Mailly) ; les Montmorency, dont la seule illustration hors de ligne est d’avoir fourni cinq Connétables ; les Clermont-Saint-Jean, Tonnerre et Thoury, car ils ont la même origine ; les Beauveau de Craon, qui sortent des Plantagenets, et qui ont eu l’insigne honneur de fournir une aïeule directe à la maison royale de France ; les Lévis de Mirepoix, qui sont restés Grands-Maréchaux héréditaires de la foi, pour avoir soumis les Albigeois ; les Marquis d’Harcourt, car la filiation de la branche Ducale est suspecte ; les Sabran, anciens Comtes, souverains d’Aryane et de Forcalquier ; cette grande maison de la Rochefoucauld, qui était un colosse de pouvoir et un soleil de magnificence aux temps gothiques ; les Rochechouart de Mortemart et de Faudoas, qui proviennent des Austro-Francs de Limoges, les Narbonne-Pelet, grande race, et la fleur des chroniques méridionales ; les Villeneuve de Trans, premiers Marquis de France ; les Choiseul, qui sont peut-être une centaine, et les Bauffremont, qui sont réduits à la triste personne de M. de Listenois ; les illustres Croüy, les Saulx-Tavannes et les Conflans-d’Armentières ; les très-nobles et très-anciens Maillé les Béranger de Sassenage et les Sires de Pons, les Béthune de Flandre et les Beauvoir du Roure, enfin les Goyon de Bretagne et les Turpin de Crissé, qui sont d’une antiquité prodigieuse. Si je ne vous mentionne pas ici les héritiers des anciens Vicomtes de Polignac, c’est parce que ceux-ci ne le sont que par les femmes, et qu’on ne sait pas grand’chose au sujet de leur famille dont le nom patronymique est Chalençon. Je ne vous ai rien dit non plus de la généalogie de MM. de Damas, attendu qu’il n’est pas facile de s’y reconnaître, et parce que je ne saurais qu’en dire, sinon qu’ils ont toujours été grandement alliés. Les Crussol d’Uzès, doyens des Pairs laïcs, les Castellanne et les Gontaut de Biron, les Caumont de la Force et les Durfort de Lorges ou de Duras, sont également des gens de grande naissance ; mais je n’en dirai pas autant des Rouvroy de Saint-Simon, dont le nom de famille était le Borgne, et qui sont des gens de peu de chose, en dépit de l’auteur des Mémoires et de ses prétentions vaniteuses. Je ne vous parlerai pas ici des grandes familles d’origine étrangère, telles que celles des Princes de Savoie-Carignan, des Comtes de Faucignv, leurs agnats, des Ducs de Brancas, de Fitz-James et de Melfort ; des Comtes de Lamarck, de Luwendall, de Bassompierre, de Vintimille, de Lignéville, de Lénoncour, etc. ; car ce serait sortir de mon sujet que j’ai voulu restreindre à la noblesse française. Quant à MM. de Broglie qui sont devenus grands seigneurs, et qui nous étaient venus du comté de Nice, on a su que leur nom del Broglio signifiait Dumoulin dans leur patois niçard, et voilà tout ce qu’on en a jamais su.
Tout le reste des familles ducales ou des autres familles implantées à la cour de France, est du sixième au dixième et dernier rang en fait d’ancienneté prouvée par titres. Il n’y a malheureusement plus rien de ces grandes races historiques de Courtenay, de Lusignan, de Beaujeu, de Poitiers, de Rieux, d’Estaing, de Nérestang, de Coucy, de Chatillon, de Montgommerry, de Xaintrailles et du Guesclin que j’ai vu s’éteindre. Il y a peut-être encore en Bresse un pauvre rameau déchu des anciens Comtes de Châlons ? Si vous en trouvez jamais quelqu’un, souvenez-vous que vous êtes parens ; souvenez-vous que je vous ai parlé d’eux, mon Enfant, et tendez-leur une main secourable, ainsi qu’il est usité dans votre noble et généreuse maison.
Une chose qui m’a toujours donné la meilleure opinion des Noailles, c’est la protection qu’ils n’ont jamais cessé d’accorder à tous les gentilshommes qui pouvaient leur prouver qu’ils avaient l’honneur de leur appartenir, la situation du réclamant et le degré de parenté n’y faisant rien ! Vous entendrez dire également, à propos de la maison de Noailles, qui n’a pas manqué d’envieux, comme il est aisé de le penser, que sa noblesse n’est pas des plus anciennes, et qu’il existe une tapisserie chez MM. de Montmorin (les autres disent un tableau) où le seigneur de Noailles est représenté faisant l’office de maître-d’hôtel, à la table du Seigneur de Montmorin, avec la date de l’année 1593 ; ce qui faisait que les Ducs de Noailles étaient pensionnés par l’aîné des Montmorin qui les obligeait, par malice, à toucher une rente annuelle de dix écus. Il y a pourtant quelque difficulté dans cette anecdote ; d’abord les Noailles qui possédaient, depuis le XIIe siècle, la terre et le château de leur nom dans la vicomté de Turenne, avaient toujours eu, pour le moins, autant de puissance féodale et de haut patronage que les Montmorin. Ensuite, le Seigneur de Noailles, en l’année 1593, était déjà Comte d’Ayen, qualification magnifique et très-rare au XVIe siècle, tandis que les Seigneurs de Montmorin n’étaient pas encore sortis de leur bourgade ou de leurs vieux castels. Enfin l’histoire de la rente annuelle est un mensonge, et personne n’a jamais vu la tapisserie ni le tableau, qui n’ont jamais existé. Il faut vous dire que les Montmorin avaient toujours été les gens de qualité les plus misérables, et dans les établissemens les plus chétifs et les plus dépenaillés de la terre salique ; aussi, quand on voulut mettre en circulation cette belle histoire, je me souviens que le Roi Louis XV avait dit : — Est-ce qu’il y a jamais eu telle chose que des tapisseries, chez les Montmorin ? Le feu Roi connaissait très-bien toute sa noblesse, et c’est à cause de cela qu’il avait les prétentions carlovingiennes à souverain mépris. — Nous avons eu bien de la peine à prouver, me disait-il un jour, que nous descendons de Robert-le-Fort, et l’on voudrait qu’un malheureux hobereau, mangeur de chèvre, établit qu’il est issu de la première maison d’Aquitaine ? Allons donc, ces gasconnades-là font pitié ! Le Roi, mon grand-père, ajouta-t-il ensuite, avait fait brûler par la main du bourreau la généalogie des princes lorrains qu’on y disait issus de Charlemagne, en ligne directe, et qui n’était pas vrai !…
Si Louis XV avait prévu que son petit-fils, M. le Comte de Provence, aurait fait reconnaître les Montesquiou pour être provenus de la maison d’Armagnac, il aurait été bien en colère, et bien étonné surtout !
Je me souviens que le Comte de Chauvelin disait un jour au Roi que les Thiboutost de Normandie étaient des gens de bonne maison, mais que c’était une famille de province. — Mais, vraiment, dit le Roi, c’est la même chose pour tous les gens de bonne maison. Est-ce que vous en connaissez beaucoup qui soient originaires de la rue Saint-Denis ? L’épigramme était ad hominem, à cause du grand-père Chauvelin ; mais le Roi n’avait répondu ceci que par distraction ; il n’adressait jamais un propos, désobligeant à personne, sans compter qu’il aimait beaucoup M. de Chauvelin, et il devint rouge comme une cerise.
Le Duc de Nivernais m’a conté qu’un des Laval avait osé parler en présence du Roi de ce misérable pamphlet, qui est faussement intitulé : Mémoire du Parlement de Paris contre les Ducs et Pairs, où l’on disait, entre autres sottises, que MM. de la Rochefoucauld descendaient originairement d’un boucher. — Quelle ignorante et folle diatribe ! avait dit le Roi ; ils descendent incontestablement d’un Haut-Baron qui s’appelait Foucauld, Sire de la Roche en Angoumois, et qui vivait en l’an 1000 ! Excusez du peu : et comment l’auteur de cette rapsodie n’a-t-il pas appris que le Roi François Premier était le filleul du Comte François de la Rochefoucauld, Prince de Marsillac ?
— M. de la Rochefoucauld bouchers ! C’était donc à l’époque où les rois étaient bergers ? répondis-je à M. de Nivernais, qui s’extasia sur cette remarque, et qui se lâchait toujours quand on l’attribuait au Duc de la Rochefoucauld. Il est vrai que celui-ci n’en faisait pas souvent, de fines remarques, ou du moins, il n’y paraissait pas. Je me rappelle aussi que le petit Maréchal avait fait une drôle de Jeannoterie sur le jeune M. Bernard, qui s’était décoré du nom de Boulainvilliers, parce qu’il avait la terre de ce nom-là, et parce que sa mère était de cette ancienne famille picarde[3]. M. Maréchal disait donc que M. Bernard était devenu Boulainvilliers par terre, par mer et par air ; mais ce qu’il y a de plus joli dans l’affaire du petit Maréchal, c’est qu’il avait fini par se faire appeler M. de Bièvre, et que M. de Boulainviiliers l’avait affublé du titre de Marquis dont il n’a jamais pu se débarrasser. Son père avait acquis la terre de Bièvre après avoir fait sa fortune à titre de premier chirurgien du Roi, et de plus, il avait été mon accoucheur. Le jeune homme avait la plus jolie tournure et le plus joli minois possibles ; il avait une sorte d’esprit qui consistait à jouer sur les mots ; ils appelaient cela faire des calembourgs, et je n’ai jamais su pourquoi. Vous pensez bien qu’on ne le voyait pas dans un certain monde, mais il était la coqueluche des financières et les délices du foyer de l’Opéra. Il y disait un jour, à votre père, avec un air de fatuité familière : — J’espère, M. de Créquy, que vous me pardonnerez de ne pas vous avoir fait une visite pour le premier janvier : j’ai les visites en horreur, et je n’en fais jamais à personne ! — Mon petit Maréchal, lui répondit mon fils, heureusement pour ma mère et pour moi que monsieur votre père n’avait pas la même aversion !….
Je viens d’user encore une fois de mon privilège de grand’mère, en n’astreignant mes récits à aucun ordre chronologique, et vous faisant enjamber d’un temps sur un autre. Je vous parlerai dans un chapitre séparé de ces étranges Lejeune de la Furjonnière, que mon fils avait fait condamner à quitter votre nom qu’ils avaient usurpé, mais j’ai su dernièrement qu’en dépit de l’arrêt du parlement, il existe encore un de ces Lejeune qui se fait appeler M. le Chevalier de Créquy, sous prétexte qu’il n’avait pas été mentionné nominativement, dans la sentence, avec ses frères. Vous saurez à quoi vous en tenir sur la valeur et la loyauté d’une pareille argutie. Vous verrez, mon Enfant, que c’est bien assez d’avoir à répondre de la conduite de ses proches et de ses agnats au tribunal de l’opinion publique, sans entrer encore en solidarité pour des gens qui voudraient s’accrocher à vous et qui prennent votre nom sans en avoir le droit. On ne saurait s’exempter de sollicitude et quelquefois d’inquiétude pour ses parens véritables, et c’est déjà plus qu’il n’en faut pour user son crédit. Voilà le motif réel et raisonnable de nos poursuites contre cette famille Lejeune, à qui je vous recommande de ne jamais témoigner aucun sentiment d’hostilité rancunière.
Figurez-vous que je suis encore une petite fille, et retournons à l’hôtel de Breteuil.
- ↑ « Ladite paroisse de Chalais n’a jamais été qu’un fief mouvant des archevêques de Bordeaux à qui les Talleyrand en prêtaient foi et hommage. Elle n’a jamais été érigée en ' principauté et ne pouvait pas être même une baronnie, car elle n’avait pas le droit de haute justice. » V. La dissertation de M. le comte de Flassan, sur la nouvelle généalogie du prince de Talleyrand. Paris, 1857.
- ↑ On pense bien qu’il ne s’agit pas des la Tour d’Auvergne-Lauragais, dont on ne soupçonnait pas l’existence avant la révolution. Cette famille n’avait été connue dans l’ancien régime que sous le nom de la Tour-Saint-Paulet, et Mme de Créquy n’entend certainement parler ici que des Sires de la Tour, Ducs de Bouillon, Comtes d’Auvergne et Vicomtes de Turenne. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Julien-Charles-Joseph Bernard de Coubert, Marquis de Passy-sur-Seine, Maître des requêtes de l’hôtel et Prévôt de Paris. Il était le petit-fils du riche et célèbre Samuel Bernard, que j’ai très bien connu, et qu’on aurait grand tort de se représenter comme un juif ignoble ou comme un financier ridicule. Samuel Bernard, Comte de Coubert-en-Brie, conseiller d’État du Roi Louis XIV, et Chevalier de son ordre de Saint-Michel, était fils du peintre et graveur Samuel Bernard, originaire d’Amsterdam, où leur famille occupe encore un rang distingué dans la bourgeoisie municipale sous les noms de Bernard van der Grootelindt et de Bernard van Cromwyck. Il y a même eu des Pensionnaires de la République dans cette famille. Samuel Bernard, le millionnaire, était né dans la communion des calvinistes, et c’est parce que son père avait embrassé la secte d’Arminius qu’il avait été contraint à s’expatrier. Après avoir fait la banque avec un succès prodigieux et une probité notoire, Samuel Bernard (deuxième du nom) était de mon temps un vieux magistrat dont les habitudes étaient modestes et dont la bienfaisance était inépuisable. Il ne distribuait pas moins de vingt-cinq mille écus par an pour aumônes ou pensions charitables. Après sa mort, on a trouvé pour cinq millions de reconnaissances dont il avait raturé les signatures, et dont ses héritiers ne pouvaient exiger ni poursuivre la rentrée, en exécution d’un codicile à son testament. Ce généreux et vénérable homme est mort à Paris, en 1739, âgé de 89 ans. (Note de Madame de Créquy.)