NRF (p. 25-38).
◄  I
III  ►

II


La seconde journée ouvre elle aussi par une “ affaire de mœurs ”. Le président ordonne le huis clos ; et pour la première fois, appliquant une récente circulaire du Garde des Sceaux, on fait sortir, à leur flagrant mécontentement, les soldats de service. Leur présence, dit cette sage circulaire, ne semble point d’ailleurs le plus souvent indispensable (sic), car la salle est vide, et les gendarmes, en ce qui concerne l’accusé, font une garde suffisante.

Ah ! que ne peut-on faire sortir aussi les enfants ! Hélas ! il faut bien qu’ils déposent : la fillette violée, d’abord ; puis le frère de dix ans, quelques années de plus que la petite. Par pitié, Monsieur le Président, abrégez un peu les interrogatoires ! Qu’avons-nous besoin d’insister ? puisque les faits sont reconnus déjà, que le médecin a fait les constatations nécessaires, et que l’accusé a tout avoué. Le malheureux ! Il est là, vêtu de guenilles, laid, chétif, la tête rasée, l’air déjà d’un galérien ; il a vingt ans, mais si malingre, à peine s’il paraît pubère ; il tient un papier à la main (je croyais que c’était défendu), un papier couvert d’écritures, qu’il lit et relit avec angoisse ; sans doute il tâche d’apprendre par cœur les réponses que lui suggéra l’avocat.

On a sur lui de déplorables renseignements ; il fréquente des repris de justice et hante les cabarets mal famés. Son casier : huit jours pour abus de confiance, et, peu après, un mois pour vol. Il est accusé maintenant d’avoir “ complètement violé ” la petite Y. D. âgée de sept ans.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Président reprend, sans emphase, sur un ton de réprimande presque douce, très apprécié des jurés :

— Eh bien ! mon garçon, c’est pas bien ce que vous avez fait là.

— Je l’vois bien moi-même.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? Exprimez-vous des regrets ?

— Non, M’sieur le Président.

Il est évident pour moi que l’accusé n’a pas compris la seconde question, ou qu’il répond seulement à la première. N’empêche qu’une rumeur d’indignation parcourt le banc des jurés et déborde jusqu’au banc des avocats.

L’avocat de la défense fait demander à ce moment si l’accusé n’a pas été interné à l’hospice général, il y a onze ans ? Reconnu exact.

On appelle les témoins : la mère de la fillette d’abord ; mais elle n’a rien vu et tout ce qu’elle peut dire, c’est que, lorsque rentrant du travail, elle a trouvé dans la rue sa petite en train de pleurer, elle a commencé par lui allonger deux taloches.

A présent c’est le tour de l’enfant[1]. Elle est propre et gentille ; mais on voit que l’appareil de la justice, ces bancs, cette solennité, l’espèce de trône où sont assis ces trois vieux messieurs bizarrement vêtus, que tout cela la terrifie.

— Voyons, n’ayez pas peur, mon enfant ; approchez.

Et, comme hier déjà, on fait monter la petite sur une chaise, afin qu’elle soit à la hauteur où la Cour est juchée, et que le président puisse entendre ses réponses. Il les répète aussitôt après à voix haute, pour l’édification des jurés. Nous voyons de dos la petite ; elle tremble ; et cette fois ce n’est plus le rire mais le sanglot qui la secoue. Elle sort un mouchoir de la poche de son tablier.

Cet interrogatoire est atroce ; moi aussi je sors mon mouchoir ; je n’en peux plus… Et quelle inutile insistance pour savoir ce que l’autre lui a fait ; puisqu’on le sait déjà, par le menu. La petite du reste ne peut pas répondre, ou que par monosyllabes :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La voix de l’enfant est si faible que le Président, pour l’entendre, se penche et met contre son oreille sa main en cornet. Puis se redresse et tourné vers le jury :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’avocat de cette triste cause a négligé de convoquer à temps les témoins à décharge. En vertu du pouvoir discrétionnaire du Président on entend néanmoins Madame X. une pauvre marchande-des-quatre-saisons qui a comme adopté ce malheureux être, parce que, dit-elle, “ sa sœur a eu un enfant de mon fils ”.

Madame X. a le teint violacé, le cou large comme une cuisse ; un chapeau cabriolet à brides sur des cheveux tirés et lustrés ; le tour des oreilles est dégarni ; une barre noire en travers du front ; sa main gauche en écharpe est enroulée de chiffons. Elle pleure. D’une voix pathétique elle supplie qu’on soit indulgent pour ce pauvre garçon “ qui n’a jamais connu le bonheur ”. Elle le peint, fils d’alcooliques, toujours battu chez lui ; “ on le faisait coucher dans les cabinets ” ; il suffit de le regarder pour voir qu’il est resté enfant ; il s’amuse avec des images, joue aux billes, à la toupie. Mais déjà précédemment il a tenté de “ se coucher sur la petite ”, qui alors l’avait mordu à l’oreille. De la prison il écrit à la marchande de légumes, des lettres incohérentes. La brave femme sort de sa poche une liasse de papiers et sanglotte.

L’interrogatoire est achevé. Le malheureux fait de grands efforts pour suivre le réquisitoire de l’avocat général, dont on voit qu’il ne comprend de ci de là que quelques phrases. Mais ce qu’il comprendra bien tout à l’heure, c’est qu’il est condamné à huit ans de prison.

Entre temps le Président nous a appris que, de l’aveu de l’accusé à l’instruction, “ c’est la première fois qu’il avait des rapports sexuels ”. Voici donc tout ce qu’il aura

connu de “ l’amour ” !

La seconde affaire de cette seconde journée amène sur le banc des accusés un garçon de vingt ans à l’air doux, un peu morose et sans malice. Marceau a perdu sa mère à l’âge de quatre ans, n’a pas connu son père, a été élevé à l’hospice. Dès avant seize ans il avait fait deux places de mécanicien ; poursuivi pour vol, le tribunal d’Yvetot l’avait condamné à six mois de prison avec bénéfice de la loi Béranger.

A la suite de cette condamnation le mécanicien qui l’employait le renvoie : depuis, il travaille encore, mais au hasard et changeant souvent de patron, tour à tour valet de ferme, débardeur, mécanicien. Ceux qui l’emploient n’ont pas à se plaindre de lui ; simplement on lui trouve “ le caractère un peu sombre ”. Enhardi par ma question de la veille, je me hasarde à demander au Président ce que le témoin entend par là.

Le témoin. — Je veux dire qu’il se tenait à l’écart et n’allait jamais boire ou s’amuser avec les autres.

À cette époque de sa vie Marceau se trouve devoir :

45 francs à un marchand de bicyclettes,

70 francs au blanchisseur,

7 francs au cordonnier.

Avec le peu qu’il gagne, comment pourrait-il s’en tirer, sans voler ?…

Son premier vol avait déjà été commis “ avec préméditation ” ; le dimanche précédent, apprend-on, il avait acheté une bougie, puis, la veille du vol, emprunté à son patron un tournevis, qui lui servit à ouvrir le tiroir où se trouvaient les 35 francs qu’il avait pris.

Le crime qui nous occupe aujourd’hui demandait une préparation plus savante. Ou du moins, une première tentative, qui échoua, servit en quelque sorte de répétition générale.

La nuit du 26 mars, Marceau pénétrait donc une première fois dans la petite maison isolée qu’occupaient à *** la vieille Madame Prune, restauratrice, et sa bonne. Il brisait, au rez-de-chaussée, un carreau de la salle à manger, ouvrait la fenêtre et entrait dans la pièce. Il espérait, a-t-il avoué, trouver de l’argent dans un tiroir de la cuisine ; mais la porte de la cuisine était fermée à clef ; après quelques vains efforts pour l’ouvrir, il repartait en se promettant de revenir mieux outillé, le lendemain.

Le 27 mars après-midi, doutant si le carreau brisé n’a pas jeté l’alarme, Marceau enfourchait sa bicyclette et retournait à ***, lorsqu’il avisa un morceau de fer-à-cheval sur la route ; il le ramassa, pensant qu’il pourrait s’en servir. J’oubliais de dire que, la veille, il s’était muni d’une bougie, qu’il avait été acheter à Grainville. Donc Marceau s’en fut rôder autour de la maison, s’assura que tout y était tranquille et, je ne sais trop comment, se persuada qu’on n’avait rien suspecté — ce qui était vrai.

L’interrogatoire de l’accusé suffit à reconstituer le crime. Marceau ne cherche pas à se défendre, pas même à s’excuser ; il accepte d’avoir fait ce qu’il a fait, comme s’il ne pouvait pas ne pas le faire. On dirait qu’il s’est résigné d’avance à devenir ce criminel.

Le voici donc, dans la nuit du 27, à pareille heure, qui se retrouve à ***. La fenêtre est restée ouverte, qu’il avait escaladée la veille, par où il rentre dans la salle à manger. Mais comme ce soir-là ses intentions sont sérieuses, il prend soin de refermer derrière lui les volets. Il tient à la main la lanterne de sa bicyclette ; c’est une lanterne sans pied, qu’il ne peut poser, qui le gène et que tout à l’heure, dans la cuisine, il va changer contre un bougeoir. Avec son fer-à-cheval il a forcé la porte. Le voici qui fouille les tiroirs : Onze sous ! Ça ne vaut pas la peine qu’on s’arrête. Il les prendra tout à l’heure en repassant. Il monte au premier.

Madame Prune et sa bonne occupent au premier les deux chambres à droite ; dans les deux chambres de gauche, parfois on reçoit des voyageurs. Doucement Marceau s’assure que ces dernières chambres sont vides : il tient à la main un couteau à courte lame pointue, qu’il a trouvé dans un tiroir de la cuisine.

Le Président. — Pourquoi aviez-vous pris ce couteau ?

Marceau. — Pour en ficher un coup à la bonne.

Cependant la porte de celle-ci est fermée au verrou ; Marceau s’efforce de l’ouvrir ; mais entendant du bruit dans la chambre de la vieille, il court se cacher dans une des chambres inoccupées. Il souffle la bougie, et comme il se baisse pour poser le bougeoir à terre, le couteau, qu’il avait glissé dans sa veste, par chance, tombe ; et dans le noir, il ne peut plus le retrouver. Quand il ressort sur le couloir, c’est désarmé qu’il se rencontre avec la vieille ; heureusement pour elle, et pour lui.

Madame Prune vient déposer à son tour. C’est une digne et frêle petite vieille de quatre-vingt-un ans ; elle se tient à peine et demande une chaise, qu’on apporte et où elle s’assied, près de la barre.

— J’entends donc craquer chez moi. Je me dis : Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est : j’entends craquer. C’est-y la grêle ? Je me lève. J’ouvre la fenêtre sur le jardin ; je ne vois rien. Je me recouche. Voilà les craquements qui reprennent. Je me relève encore. Plus rien. Je me recouche ; il était minuit à ma pendule. Voilà que je vois de la lumière qui passe sous ma porte : Oh ! que je me dis, c’est-il pas le feu ? J’appelle ma bonne ; elle ne vient pas. Tout de même, que je me dis, j’étais plus courageuse autrefois — et je suis sortie sur le couloir. Je vais à la porte de la bonne : Y a des voleurs chez moi, ma pauvre fille, ah ! mon Dieu ! Y a des voleurs chez moi ! Elle ne répondait rien ; sa porte était fermée.

C’est alors que Marceau, revenant sur le couloir, s’est jeté sur la vieille, qui ne fut pas difficile à tomber.

— Pourquoi avez-vous saisi Madame Prune à la gorge ?

— Pour l’étrangler.

Il dit cela sans forfanterie ni gêne, aussi naïvement que le Président avait posé la question.

Un rire bruyant s’élève dans l’auditoire.

L’avocat général. — La tenue du public est inexplicable et indécente.

Le Président. — Vous avez tout à fait raison. Songez, Messieurs, que l’affaire que nous jugeons ici est des plus graves et de nature à entraîner pour l’accusé la peine capitale s’il n’y a pas reconnaissance de circonstances atténuantes.

La bonne cependant appelait au secours, par la fenêtre. Un voisin répondit : “ On arrive ! on arrive ! ” En entendant venir, le gars prit peur et se sauva, laissant inachevé son crime.

La cour condamne Marceau à huit ans de travaux forcés.

A plusieurs reprises j’ai remarqué chez Marceau un singulier malaise lorsqu’il sentait que la recomposition de son crime n’était pas parfaitement exacte — mais qu’il ne pouvait ni remettre les choses au point, ni profiter de l’inexactitude. C’est ce que cette affaire présenta pour moi

de plus curieux.

Ce même jour nous avons à juger un incendiaire.

Bernard est un journalier de quarante ans, à l’air gaillard, à la tête ronde : il est chauve, mais se rattrape sur les moustaches. Il porte une chemise molle, à rayures ; une cravate formant nœud droit cherche à cacher le col qui est très sale. Il tient à la main une casquette usée. Bernard n’a pas d’antécédents judiciaires. Les renseignements fournis sur son compte ne sont pas mauvais ; tout ce qu’on trouve à dire c’est que son caractère est “ sournois ”. On ne le voit jamais au cabaret ; mais certains prétendent qu’il “ boit chez lui ” ; néanmoins il jouit de ses facultés. Son père, garde-champêtre estimé, s’est, dit-on, “ adonné à la boisson ” ; il a deux frères, “ alcooliques fieffés. ”

On reproche à Bernard quatre incendies. Le feu est d’abord mis au pressoir de sa belle-sœur, veuve Bernard, le 30 décembre 1911.

Le Président. — Qui a mis le feu ?

L’accusé. — C’est moi, Monsieur le Président.

Le Président. — Comment l’avez-vous mis ?

L’accusé. — Avec une allumette.

Le Président. — Pourquoi l’avez-vous mis ?

L’accusé. — J’avais pas de motifs.

Le Président. — Vous aviez bu ce soir-là ?

L’accusé. — Non, Monsieur le Président.

Le Président. — Est-ce que vous aviez eu des difficultés avec votre belle-sœur ?

L’accusé. — Jamais, mon Président. On s’entendait bien.

Le Président. — Rentré à 7 h. 1/2 de chez votre patron, qu’est-ce que vous avez fait jusqu’à 9 h. 1/2 ?

L’accusé. — J’ai lu le journal.

Le premier janvier, c’est-à-dire deux jours plus tard, la maison de la belle-sœur y passe.

Le Président veut que Bernard ait été ivre ce soir-là ; et insiste pour le lui faire avouer. Bernard proteste qu’il était à jeun.

Le soir de ce premier janvier, jour de fête, les parents se trouvent réunis, cousins, neveux, etc. Bernard refuse de souper avec eux et repart à 6 h. 1/2. Au cours de la conversation générale, comme on parlait de l’incendie de l’avant-veille, on se souvient de lui avoir entendu dire qu’on en verrait d’autres bientôt.

Et quand cette même nuit le feu se déclare chez la veuve Bernard et que les voisins l’appellent et crient : “ Au feu ! Au secours ! ” lui, le plus proche voisin et le plus proche parent, s’enferme et ne reparaît qu’un quart d’heure après… Du reste il ne nie rien. Le second incendie, c’est lui qui en est l’auteur, ainsi que du premier et des deux autres qui suivirent.

Le Président. — Alors vous ne voulez pas dire pourquoi vous vous les avez allumés ?

L’accusé. — Mon Président, je vous dis que j’avais aucun motif.

— C’est vraiment fâcheux qu’il avait ce goût-là, dit la veuve. Autrement on n’avait pas à se plaindre de son travail.

Appelé à témoigner, le médecin assermenté nous parle de l’étrange soulagement, de la détente que Bernard lui a dit avoir éprouvés après avoir bouté le feu.

Il lui a avoué, du reste, n’avoir plus éprouvé la même détente après les incendies suivants, “ de sorte qu’il avait regretté ”.

J’eusse été curieux de savoir si cette étrange satisfaction du boute-feu et cette détente n’avaient aucune relation avec la jouissance sexuelle ; mais malgré que je sois du jury, je n’ose poser la question, craignant qu’elle ne paraisse saugrenue.

  1. Hier déjà nous avions vu comparaître une enfant ; une fillette à peu près du même âge que celle-ci, et flanquée de sa mère également. Mais, certes, leur aspect plaidait en faveur de l’accusé et a beaucoup contribué, je suppose, à son acquittement. La mère avait un air de macquerelle, et tandis que le coupable sanglotait de honte sur le banc des accusés, la “ victime ” avançait très résolument vers la Cour. Comme elle tournait le dos au public, je ne pouvais voir son visage, mais les premiers mots que lui dit le Président, après que, pour l’avoir plus près de son oreille, il eût fait monter la petite sur une chaise : “ Voyons ! ne riez pas, mon enfant, ” éclairèrent suffisamment le jury. Et encore : — Vous avez crié ? — Non, Monsieur, — Pourquoi, à l’instruction, avez-vous dit que vous aviez crié ? — Parc’que j’m’étais trompée.