Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/19
En la belle saison de 1850, Charles Coligny, un des maîtres de la Bohème, me présenta, à Beaujon, un poète inattendu, poète en vers, mais surtout poète en prose. Il se nommait Étienne Eggis, avait couru avec lui les derniers cafés de la Bohème. Ce qui manquait le plus à tous les deux, c’était une chambre à coucher ; aussi, passaient-ils la nuit à courir les cabarets nocturnes, improvisant des vers de haut comique.
En me présentant Eggis, Coligny me dit :
— Vous ne pouvez pas moins faire que de lui donner un gîte ; voilà trois nuits qu’il achève ses nuits sans sommeil sous le pont des Arts, à deux pas de l’Académie qui est son rêve.
Et, là-dessus, toute une phraséologie incroyable.
Le pauvre Gérard de Nerval était passé à la folie, mais Coligny et Eggis parlaient plus en fous que Gérard de Nerval recueilli par le docteur Blanche.
Or, tout justement, j’avais, je ne dirais pas un cabanon, mais un petit pavillon qui était la réalisation d’un rêve pour un poète égaré dans la vie. J’avais acheté, rue de Chateaubriand, un hôtel bâti par le comte de Lamcome-Brèves ; il existait au fond du jardin de cet hôtel un petit pavillon que j’avais dédié à Gérard de Nerval. Maintenant que sa folie le retenait chez le docteur Blanche, je pouvais disposer, pour un autre poète, de cette demeure toute poétique. Je l’avais offerte à Coligny qui promettait toujours de venir le lendemain.
Mais il adorait sa mère, une noble plébéienne qui, pour lui, passait bien des nuits blanches. Il disait pour s’excuser : « Ah ! si j’étais maître de ma volonté ! » Et il continuait la vie nocturne. D’un commun accord, nous adjugeâmes le pavillon à Étienne Eggis qui, pendant quelques semaines, devint un des réguliers de la vie parisienne. Ce fut alors qu’il écrivit ses pages les plus originales : j’en prends à témoin cette géographie de la femme que je publiai dans l’Artiste, après l’avoir quelque peu retouchée. J’en veux donner quelques alinéas.
Ce fut une révélation. Et Eggis fut salué comme un Malte-Brun du cœur féminin :
« La femme est un pays situé entre l’ange et le démon, à quarante degrés au-dessus de la latitude masculine et à deux degrés au-dessous de tout ce qui se rapproche le plus de l’équateur de Dieu.
» Elle est bornée, au Nord, par la Sibérie désolée du lendemain ; à l’Est, par l’Angleterre des mesquineries du pot-au-feu matrimonial ; à l’Ouest, par la France, éternellement avide de choses nouvelles ; au Sud, par la Terre-de-Feu des dévouements héroïques, des abnégations sublimes et de toutes les amours. Quoique ce pays ait été, depuis sa création, parcouru par des milliers de voyageurs, et qu’on puisse même ajouter qu’il n’existe pas un homme qui n’y ait fait un voyage, malgré cela, il est presque inconnu et le sera probablement toujours. On a, tour à tour, répandu les versions les plus étranges et les plus contradictoires sur les produits de son sol, les fleuves qui le traversent et les vents de son ciel.
» La végétation de ce pays a toute la luxuriance des terres les plus fécondes ; toutes les plantes de la création, depuis le blé qui nourrit jusqu’à la ciguë qui empoisonne, depuis la violette qui parfume l’âme et les sens jusqu’à la belladone qui rend fou, depuis le baobab qui couvre un peuple jusqu’au wergissmeinnicht qui couvre un brin d’herbe, depuis le lierre qui défend jusqu’au chardon qui déchire, toutes les fleurs du bon Dieu et toutes les épines de Satan y épanouissent à l’aise leur sourire et leur grimace. Cette végétation change à chaque saison, mais elle conserve toujours le même degré de force et d’indestructibilité. Le pays de la femme est sujet à de continuelles variations de température.
» Son soleil, comme tous les soleils humains, est tour à tour lumineux ou assombri par les nuages. Il est sujet à des éclipses produites par l’interposition entre la terre et lui du nuage de la pudeur. Mais, à peine ces éclipses ont-elles élevé leurs brouillards, que l’ouragan du désir passe à travers les nues amoncelées et dégage d’un seul coup d’aile le disque éblouissant du soleil embrasé.
» La lune de ce pays s’appelle la coquetterie ; mais, au lieu de recevoir la lumière, c’est elle qui la donne au soleil.
» L’Océan de ce pays est le frère de la lune ; il s’appelle l’amour-propre et il féconde tout. Cet Océan a les propriétés du Nil : quand il déborde, il fertilise. Il donne naissance à un fleuve infini comme lui, que l’on nomme la Vanité, et dont les plus hardis plongeurs n’ont jamais pu trouver le fond.
» Il est très flatteur pour un homme de paraître avoir beaucoup voyagé dans ce pays. Aussi les petits lycéens à peine éclos, qui ont encore des restes de confitures autour de la bouche et des restes de pensums autour des doigts, en parlent déjà avec un adorable aplomb. Il est cependant de notoriété universelle qu’on ne peut voyager dans ce pays avant d’avoir au moins senti pousser à son menton le poil follet de la dix-septième année.
» La Bible du pays de la femme ne contient qu’un mot : « Je t’aime ! » La femme n’existe que par ce mot : il est en même temps son Évangile, sa Genèse, sa Cuisinière bourgeoise et son Histoire universelle. La femme dit ce mot — comme un pommier donne des pommes, comme le fruit mûr tombe de l’arbre, — mais quand elle le dit à un seul, elle pense toujours à plusieurs. »
Les jugements littéraires d’Eggis étaient toujours frappés au bon coin. Voyez plutôt ceux-ci, que je retrouve tout à propos :
« H. de Salvandy, le clair de lune de Chateaubriand. »
« Gérard de Nerval est simple comme le génie, poète comme l’amour et voyageur comme l’hirondelle. »
« Charles Baudelaire, le plus implacable des tristes. »
« Alfred de Vigny, la poésie couronnée d’étoiles. »
« Louis Veuillot, un Jean-Jacques Rousseau de sacristie. »
« Auguste Barbier, qui a été poète pendant quatre-vingt-deux vers, comme Goethe pendant quatre-vingt-deux ans. »
« Henry Monnier, Hoffmann en garde national. »
« George Sand, l’acier d’un homme trempé dans les larmes d’une femme… »
« Esquiros, un farouche qui a le tort de vouloir nous persuader que l’humanité va quelque part. »
« Scribe, cent mille livres de rentes : quand on pense qu’une grammaire française ne coûte que cent sous ! »
Voilà donc Eggis consacré. Lui et Coligny firent merveille dans l’Artiste. Par malheur, Eggis était né pour se jouer des tours à lui-même. Je l’avais trouvé un peu trop insensé dans sa vie privée. Il lui fallait traverser mon jardin pour aller à son pavillon. Or, il me fallut devenir sévère pour fermer la porte la nuit et bannir bien vite les dames nocturnes qu’il ramenait avec lui — passé minuit — sous prétexte de faire de la musique. Il m’avait dit : « Votre pavillon est mon rêve à jamais inassouvi ; il est gentiment meublé, mais il y manque un piano. » Je louai un piano pour Eggis, qui avait tous les dons du musicien comme du poète ; aussi, c’était une bonne fortune pour moi et pour madame Arsène Houssaye dès qu’Eggis se mettait à son piano. Souvent la nuit, quand je revenais du Théâtre-Français, nous avions une séance musicale.
Mais un soir on ne l’entendit plus, ni le lendemain, ni jamais. On força la porte du petit pavillon avec beaucoup d’inquiétude, mais on n’y trouva ni Eggis, ni le piano, ni les meubles.
Eggis, tout envolé qu’il fût dans les hauteurs éthérées, avait des passions. Il s’était pris à l’amour d’une fillette qui voulait être dans ses meubles. Il avait opéré, la nuit, le déménagement de tout ce qui était chez lui pour la joie de la demoiselle. Comme il ne reparut pas, je ne savais que penser de cette fugue étrange, quand je reçus une lettre de lui, qui commençait ainsi : « Mon cher volé », et qu’il terminait par ces trois mots : « Votre affectionné voleur. »
Il partait de là pour expliquer son amour bien légitime, promettant de payer le mobilier disparu avec sa plume d’or. En effet, le lendemain, il m’apporta une douzaine de pages folles pour l’Artiste, tout en m’offrant d’être mon secrétaire. Je ne voulus pas lui être désagréable : je lui dictai la moitié d’un roman. Il disparut encore, devenu soudainement amoureux de mademoiselle Augustine Brohan, qui daigna lui prouver par ses lettres ironiques qu’elle avait encore plus d’esprit que lui. Deux fois amoureux coup sur coup, il jura de ne jamais plus écrire en prose. Il rima très éloquemment des strophes et des poèmes, tout en voulant renouveler la langue française, se faisant ainsi le précurseur de Péladan et des décadents les plus décadents. Il croyait qu’il était déjà allé dans les Indes ; il me fit un soir ses adieux, tout en me disant qu’il m’enverrait des lettres pour peindre à vives couleurs ce merveilleux pays. Mais il noya bientôt ses rêves dans le lac de Genève, après m’avoir écrit des lettres datées du Mont-Blanc.
Ci-gît un oiseau bleu, à qui il aurait fallu couper une aile.