Ernest Flammarion (p. 169-177).


XII

LA CUISINIÈRE DE GEORGE SAND

Au temps où j’habitais, en compagnie de Jules Sandeau, une maison située rue du Bac, n° 100, nous avions pour voisine madame Dorval qui, tous les soirs, au retour des représentations de Marie-Jeanne à la Porte-Saint-Martin, recevait la visite de son amie, Madame Sand. C’étaient alors deux amies inséparables qui trouvaient dans leur amitié l’âme du génie. Quand madame Sand était empêchée de venir chez madame Dorval, la grande dramatiste nous invitait, Sandeau et moi, à son très frugal souper. Nous n’étions invités que ces jours-là, car madame Sand ne voulait pas voir Sandeau, dans la peur de se reprendre à son ancienne passion ; d’ailleurs depuis son aventure avec Alfred de Musset, elle avait banni les poètes de sa république.

En ce temps-là, madame Sand avait une cuisinière et une petite trotte-menu, amenées de Nohant. La petite trotte-menu se nommait Éléonore ; c’était une fillette bien éveillée qui ne doutait de rien. On faisait un doigt de cour à sa jolie moue, à ses beaux yeux et à ses belles dents ; mais invariablement elle répondait : « Il est trop tard ; j’ai donné mon cœur. » Celui qui possédait un pareil trésor était un invincible paysan des environs de Nohant.

Ce beau rustre avait conquis la petite Éléonore en pleurant dans ses cheveux, sous prétexte qu’il la quitterait bientôt pour aller faire la guerre aux ennemis, c’est-à-dire qu’il avait pris un mauvais numéro, et qu’il lui fallait partir ou acheter un remplaçant. On était en 1848.

« — Et combien ça coûte-t-il, mon pauvre Jean-Louis ? »

« — Ça coûte un beau billet de mille francs, pour le moins. »

Éléonore jugea que c’était cher d’acheter un homme, mais elle ne désespérait pas. Aussi, à Paris, chaque fois qu’on lui débitait des galanteries, elle disait : « Je veux bien écouter votre chanson, mais pas à moins de mille francs. » Et elle n’avait pas encore trouvé.

En ce temps-là, on donnait plus facilement mille francs pour un homme que pour une femme.

Un matin, voilà que tout justement madame Sand dit à Nonore :

— Il faut aller chez madame Dorval lui porter cette lettre ; ne va pas la perdre, car il y a dedans un billet de mille francs.

— Oh ! n’ayez pas peur, je vais cacher ça dans mon corsage.

— Oui, mais prends garde qu’on n’y mette la main.

— C’est moi qui n’ai pas peur.

Et voilà Nonore en route pour la rue du Bac, n° 100. Avant d’arriver, Nonore réfléchit que ce billet de mille francs c’était tout juste de quoi acheter un homme à son amoureux. Et voilà le diable qui la tente, la tête lui tourne, elle entre dans un cabinet de lecture, elle se met à écrire une lettre, elle ne s’attarde pas aux fautes d’orthographe. Lisez plutôt :


« Mon cher Jean-Louis, je suis aux anges, comme on dit : je viens de trouver tout juste un billet de milles francs. C’est le bonheure pour nous. Dépêche-toi d’acheté ton homme et de faire publier nos ban. Je t’embrasse comme si j’y étais. »


Et la petite drôlesse signa :


Ta Nonore pour la vie.

Après le cabinet de lecture, elle entre chez une fruitière où elle achète pour deux sous de prunes et où elle vole un oignon. Il fallait bien pleurer pour dire à madame Sand : « En passant trop près d’un régiment, quelques-uns m’ont houspillée, si bien qu’en arrivant chez madame Dorval je n’ai pu retrouver ma lettre… Battez-moi, vous qui avez toujours été si bonne pour moi ! »

Nonore avait si bien pleuré, grâce à l’oignon, que madame Sand la crut sur parole. Son premier chagrin fut de ne pouvoir retrouver mille francs pour les envoyer à madame Dorval, horriblement poursuivie par ses créanciers, quand son amant, Jules Sandeau, était poursuivi lui-même. La grande romancière voulait courir chez Buloz, quand survint Michel de Bourges qu’elle avait invité à déjeuner. Deux convives inattendus vinrent coup sur coup : Pierre Leroux et Jules Favre. George Sand se résigna ; elle reprit sa bonne et loyale figure animée d’un vague sourire.

Nonore servit à table comme de coutume.

— La fillette a pleuré ? dit Michel de Bourges.

— Oui, répondit George Sand, voilà pourquoi vous me voyez quelque peu préoccupée ; figurez-vous que cette écervelée s’est laissé voler dans son corsage une lettre que j’écrivais à madame Dorval en lui envoyant mille francs.

— Comment, si futée et si niaise tout à la fois !

— Oh ! elle est trop coquette ; je la renverrai à sa famille dès demain.

Et comme Éléonore sortait, éclatant en sanglots, Jules Favre, ce grand avocat qui renfermait un juge d’instruction, dit à madame Sand :

— Êtes-vous bien sûre que la fillette ne ment pas ? Elle se serait laissé voler sans crier gare ; permettez-moi de l’interroger.

— C’est cela, dit Pierre Leroux, nous allons nous constituer, pour notre dessert, en cour de justice. Rappelons l’accusée.

Et il sonna.

Nonore reparut, essuyant toujours ses yeux.

Jules Favre l’interrogea et la surprit bientôt en flagrant délit de mensonge. Il devint si terrible que la fillette perdit la tête, éclata en sanglots, cette fois de vrais sanglots, et avoua sa faute.

Ce ne fut pas sans supercherie encore, puisqu’elle fit semblant de se trouver mal.

Quand elle fit semblant de revenir à elle, nouvel interrogatoire, et elle entra alors dans tous les détails de sa passion pour Jean-Louis, qui l’ensorcelait.

— Maintenant, murmura-t-elle, tout est fini, je vais aller en prison et il mourra de chagrin.

Cette fois, Nonore pleurait de vraies larmes, si vraies que voilà madame Sand qui se laisse prendre, qui saisit les mains de la voleuse et lui dit avec émotion :

— Ma pauvre enfant, ce n’est pas ta faute ; voilà toute une année que tu es charmante avec moi. Ma cuisinière me vole tous les jours, mais c’est la coutume de Paris ; toi, tu ne m’avais jamais dérobé une épingle ; eh bien ! puisque tu as envoyé les mille francs à ton Jean-Louis, je veux te sauver de lui et de toi-même. Qu’il garde les mille francs, qu’il s’achète un homme, qu’il se marie avec toi, et je trouverai des marraines pour tes enfants.

Cela fut dit avec tant de cœur et de simplicité que toute la cour de justice fut prise à son tour ; les trois philosophes presque en même temps se jetèrent au cou de madame Sand. La petite voleuse sembla alors une victime de son cœur ; ce n’était plus elle qui avait volé, c’était Jean-Louis qui avait pris possession de son âme.

À deux mois de là, Nonore épousa Jean-Louis.

Il faut dire à son honneur qu’il offrit de s’engager par écrit à acquitter cette dette ; mais quand, plus tard, il porta les mille francs à madame Sand, elle se récria en disant qu’elle les avait donnés. Et, sur ces mots, elle donna encore dix louis pour les cinq enfants.

Madame Sand n’avait-elle pas abordé et résolu un des problèmes de la question sociale qui l’a toujours préoccupée !

À l’inauguration de la statue de George Sand, Lesseps salua cette statue au nom de l’Académie comme je la saluai moi-même au nom des lettres.

Pourquoi n’avons-nous pas, l’un ou l’autre, rappelé dans notre discours, qui fut bien plutôt une causerie qu’une conférence, cette bonté si simple et si touchante de la grande romancière.