Souvenirs de jeunesse (Houssaye)/10
En ce temps-là, les illustres de la littérature accueillaient fraternellement les nouveaux venus. Quand je publiai les Sentiers perdus, Édouard L’Hote, le poète des Primevères, qui était presque célèbre, me conseilla d’envoyer mon premier volume à Chateaubriand, à Lamartine, à Hugo, à Dumas, à Alfred de Musset et à Alfred de Vigny. J’avais dit à Édouard L’Hote que c’était du temps de perdu, puisque les illustres poètes ne le liraient pas ; aussi je fus bien surpris quand je reçus cinq lettres de félicitations. Je donne ici ces précieux autographes, non pas, comme on pourrait le croire, par vanité, mais pour montrer l’esprit du temps et l’esprit de chacun des grands hommes qui répondaient si galamment à mon appel.
« Mon cher poète, m’écrivait Dumas, j’ai respiré l’air vif dans vos sentiers. Venez donc causer avec moi. »
La seconde lettre était de Chateaubriand :
« Vous entrez dans la vie littéraire à l’heure où je m’en vais, mais je n’oublierai pas que vous êtes le poète de la muse éternelle qui s’appelle la Nature. »
Le troisième autographe fut une cordiale poignée de main d’Alfred de Musset, que je rencontrai à la Revue de Paris. C’était le premier pas d’une amitié qui a dépassé le tombeau.
Le quatrième autographe, plus charmant encore, était d’Alfred de Vigny :
« Je viens de lire vos poésies.
» Il m’a semblé que je respirais la bonne odeur de la terre fertile après les douces ondées » :
comme a dit un grand poète anglais.
» Vous dire tout ce qui me charme dans vos poésies me serait impossible ici ; mais vous verrez à des marques nombreuses combien de fois je me suis arrêté, en errant dans vos bois. Je retournerai, comme vous, m’asseoir dans les mêmes sentiers. »
Victor Hugo, au bout de huit jours, ne m’avait pas répondu, lui qui répondait à tout le monde sans jamais se faire attendre. Enfin, il m’écrivit ces mots, qui me désespérèrent, car je les pris à rebours, croyant qu’il se moquait de moi. Et pourtant, j’avais mis dans son exemplaire un sonnet tout à sa gloire.
Ton génie est la cime aux éblouissements,
La nature sourit à tes apothéoses,
La vigne et la forêt, en leurs métamorphoses,
Se traduisent tes vers et content tes romans.
Ton génie est la source où boivent les amants
Courant par les jardins tout allumés de roses,
S’enivrant du parfum des fleurs blanches et roses,
Et jetant à la mer perles et diamants.
Ton génie est un ciel en sa beauté première,
Quand le jeune soleil rayonne épanoui,
Quand les étoiles d’or chantent l’hymne inouï.
Ton génie est un monde où Dieu met sa lumière
Parce que ton esprit cherche la Vérité,
Ton âme l’Infini, ton cœur l’Humanité.
Voici le mot de Victor Hugo :
« Mon cher poète,
» Votre sonnet vaut un volume, votre volume vaut une bibliothèque. Vous venez en droite ligne de Virgile et de Théocrite. Je vous lis et je vous aime. »
Nous vivions alors dans la Bohème du Doyenné, avec Théophile Gautier, Gérard de Nerval et les autres.
— Mon cher poète, dis-je à l’auteur de la Comédie de la Mort, lis cette lettre de Hugo et dis-moi s’il est permis de se moquer ainsi des gens.
— Il ne se moque pas de toi. Hugo voit tout en grand et en beau ; il se passionne à tout propos ; ton livre a éveillé en lui un orage de poésies. Du reste, je le verrai dimanche et je saurai ce qu’il pense de tes vers. N’en parlons pas jusque-là.
Théo avait raison. Le jour même, deux lettres d’invitation écrites de la main de madame Victor Hugo, nous vinrent à Théo et à moi. Déjà nos deux amis, Gérard de Nerval et Alphonse Esquiros, étaient invités pour ce dîner-là. Il faut s’attendre à tout dans la vie littéraire.
— Tu verras, me dit Théo le dimanche matin, tu verras par l’ameublement de Victor Hugo que, s’il a du génie dans ses livres, il est tout plein d’exaltation et d’extravagance dans son ameublement ; tu ne t’étonneras pas de trouver un trône dans son salon.
— Comment ! un trône !
— Pourquoi pas ! C’est le roi de l’esprit ; il est plus roi que le roi des Français. Rassure-toi ! Chez lui, ce ne sera pas un dîner de roi, mais un simple dîner de poète.
Dès que nous fûmes dans le salon de Hugo, je me sentis transporté dans un autre horizon. Esquiros, qui écrivait alors son roman le Magicien, me dit, en me montrant le maître :
— Le vrai magicien, le voilà !
Nous n’étions pas moins de douze à table. Hugo parla beaucoup, mais moins encore que les deux dames qui étaient à ses côtés. Ces deux dames c’étaient madame Dorval et mademoiselle Georges. Au bout de la table, c’étaient les enfants du poète, pas moins de quatre alors : les deux filles étaient rieuses, les deux fils étaient tapageurs. Charles brisa son verre, on ne sait pourquoi, pendant que son frère sifflotait une chanson de Monpou. Tout le monde porta un toast aux deux comédiennes.
La soirée fut très bruyante ; pas un seul membre de l’Académie française, sinon Charles Nodier. Beaucoup d’amis du maître et de la maîtresse de la maison entraient pour ne rester qu’un quart d’heure. Victor Hugo était gracieux avec tout le monde. Je dois dire qu’il ne monta pas sur son trône, ce trône d’occasion qu’il tenait d’un marchand d’antiquités du boulevard Beaumarchais. Plus tard, j’ai acheté chez le même marchand les tapisseries des Gobelins qui sont encore au Théâtre-Français, dans le cabinet directorial.
Victor Hugo avait une voix d’or qui charmait toutes les oreilles. Il trouvait le mot sans chercher, mais il allait trop loin quand il se perdait dans le paradoxe. Par exemple, il me complimenta d’être du pays de Racine et de La Fontaine ; mais il ne put s’empêcher de dire tout haut beaucoup de mal des fables de La Fontaine, n’admettant le grand fabuliste que pour ses contes. Il n’était pas, non plus, enthousiaste de Racine.
— Il va, s’effaçant de jour en jour, disait-il. Il y a un abîme entre Corneille et Racine : Corneille a la souveraine grandeur, tandis que Racine n’est qu’un maître d’études.
Il n’en pensait pas un mot. Il était trop grand lui-même pour ne pas reconnaître la grandeur des autres.
On se couchait de bonne heure dans ce temps-là ; vers onze heures, la solitude se faisait dans les salons.
Or, à onze heures, Victor Hugo pria Esquiros de prouver une fois de plus qu’il était un grand magicien. Esquiros avisa un jeune peintre, je crois bien que c’était Edmond Hédouin, pour lui servir de compère. Victor Hugo était tout yeux, tout oreilles. Ce grand esprit se laissa prendre plus tard aux tables tournantes ; mais déjà vers 1834, Esquiros lui fit croire au diable. « Mesdames et messieurs, dit Esquiros aux retardataires, vous ne croyez pas au diable, moi j’y crois de toutes mes forces intellectuelles. Ce jeune peintre de mes amis, ici présent, n’est pas comme vous autres un sceptique. Avec cette aiguille que vous voyez là, je vais lui percer la main sans douleur.
— Sans douleur pour vous, dit Alphonse Karr.
Le peintre ferma les yeux et abandonna bravement sa main ; Esquiros le magnétisa et lui transperça la main en moins de cinq minutes. Les curieux furent tous convaincus, moins Édouard Ourliac et moi. Je dois pourtant dire que l’aiguille avait transpercé la main entre le pouce et l’index. Quelques instants après, Esquiros réveilla le sujet et recueillit avec lui tous les applaudissements.
Esquiros vit bien que je croyais à une supercherie ; alors, s’adressant à moi : « Mon cher ami, me dit-il, asseyez-vous là, je vais vous magnétiser aussi et vous donner le don de lire dans cette belle Bible qui sert de marchepied pour monter sur le trône. »
J’eus beau m’en défendre, il me fallut obéir à la prière de tout le monde et à la volonté du magicien.
— Oui, me dit-il, je vais vous endormir et vous lirez la page que je vous indiquerai, rien qu’en touchant les lettres, puisque je vous ferme les yeux.
J’étais dans le plus grand embarras, il me fallait me brouiller avec Esquiros et mécontenter tout le monde si je n’acceptais pas.
— Vaille que vaille, dis-je, je vais lire dans la Bible.
La petite scène fut bientôt organisée. Esquiros me poussa dans un fauteuil et tout le monde fit cercle autour de moi.
— Vous savez bien votre Bible ? me demanda plus doucement Esquiros ; mais d’ailleurs, je vous le dis en vérité, ces lettres noires vont se métamorphoser en lettres de feu.
— Je voudrais bien voir, dis-je, en prenant mon parti de jouer cette comédie impossible.
Esquiros ouvrit la Bible au livre de Job. J’avais la fièvre ; heureusement j’avais beaucoup lu la Bible au collège de Soissons. Qui ne connaît le livre de Job ?
— Lisez ! me dit tout d’un coup le magicien.
Je me risquai.
— Mesdames et messieurs, je n’ai jamais su bien lire tout haut, ne vous étonnez pas si je lis encore plus mal aujourd’hui.
Et me voilà parti à tout hasard, disant la première page du livre de Job, comme si je la savais par cœur ou comme si je voyais les lettres de feu dont m’avait parlé Esquiros.
Je débutai sans trop changer le texte des premières lignes ; mais, quand je sentis que je bafouillais, je m’écriai tout à coup :
— Oh ! je n’y tiens plus, ces lettres de feu me brûlent les yeux ; de grâce, donnez-moi la liberté !
Ce que fit Esquiros, tout en disant qu’il m’avait mal endormi. Il m’offrit de renouveler cette séance au dimanche suivant. Je lui demandai la grâce de passer mon rôle à un sujet plus soumis.
Cette épreuve douteuse fit du bruit dans le monde ; les journaux en parlèrent, les uns pour affirmer la force magnétique, les autres pour rire un peu de cette séance inoubliable, puisque Hugo m’en parlait encore, en ses dernières années.