Souvenirs de captivité (novembre et décembre 1870)

Souvenirs de captivité (novembre et décembre 1870
Général Zurlinden

Revue des Deux Mondes tome 12, 1902


SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ
(NOVEMBRE ET DÉCEMBRE 1870)

Le temps était sombre, pluvieux, boueux, bien en rapport avec la tristesse et la honte des événemens, lorsque la capitulation du 28 octobre 1870 fut communiquée à l’armée de Metz.

J’étais à ce moment capitaine d’artillerie, aide de camp du général de Berckheim, qui commandait l’artillerie du maréchal Canrobert.

Nous étions cantonnés en dehors de Metz, à la Ronde, dans l’établissement des Jésuites, auprès du maréchal et de son état-major.

Nous achevions de dîner, sans mot dire, lorsque la première troupe prussienne entra à la Ronde : c’était une compagnie d’infanterie qui se présentait pour occuper notre cantonnement. Le maréchal aurait dû évacuer les lieux sans tarder, et il était huit heures du soir. Il envoya immédiatement un de ses officiers demander à l’état-major allemand si réellement leur intention était bien de déloger, même sans le prévenir, un maréchal de France et de l’envoyer avec tout son état-major coucher en plein air, sous la pluie et dans la boue.

La compagnie prussienne fut aussitôt envoyée dans une autre partie du village et le maréchal conserva son cantonnement jusqu’à son départ pour l’Allemagne.

Nous restâmes donc à la Ronde, traités, en vertu de la capitulation, avec tous les officiers de l’armée de Metz, comme prisonniers sur parole ; libres de circuler à notre gré dans la ville et à l’intérieur des lignes. Mais nous étions si attristés, si humiliés, que nous ne quittâmes pas notre établissement. Les murs du parc nous isolaient des troupes allemandes, qui grossissaient sans cesse autour de nous ; et nous aurions pu nous faire illusion et essayer d’oublier si, de loin en loin, les sons traînans et lugubres des clairons allemands ne nous avaient pas rappelés à la réalité.

Le 1er novembre, on nous signifie l’ordre de nous embarquer le lendemain dans un train destiné aux officiers généraux et à leurs états-majors.

Nous partons en effet à l’heure indiquée. Le train se dirige d’abord sur Nancy. Pendant qu’il stationne aux abords de la gare, des attroupemens se forment sur le remblai qui domine la voie. Affolés par la présence des Allemands, des hommes et des femmes du peuple s’oublient jusqu’à nous insulter. On nous crie : « Lâches, vendus ! Au lieu de vous battre, vous avez trahi votre pays ! » On nous lance des pierres. L’une d’elles vient briser une vitre du compartiment où se tient le général de Berkheim et manque ainsi de blesser un des généraux les plus vaillans, les plus énergiques de l’armée.

Le général de Berckheim s’était fait à Metz, comme devant Sébastopol, comme en Italie, une réputation bien justifiée par ses admirables qualités de chef et de soldat. Il aimait le combat pour le combat ; courait au poste du danger dès les premiers coups ; redressait sa grande taille sous le feu de l’ennemi ; animait tous les courages et engageait ses troupes avec une audace et une crânerie entraînantes. Il avait été blessé le 18 août.

Pendant le blocus, sa force d’âme ne faiblit pas un instant. Si l’on avait écouté ses avis, les tristesses de cette période auraient été changées en une page honorable et même glorieuse pour l’histoire de notre pays.

A la capitulation on l’empêcha de faire brûler, comme il en avait donné l’ordre écrit, les drapeaux du 6e corps. Toutefois, il fit mettre ses mitrailleuses hors de service. L’exaspération de ces manifestans était peut-être justifiée par les douleurs du moment ; mais file s’adressait mal. Elle m’attrista profondément.

A Lunéville, quelques habitans viennent nous saluer sur le quai, nous donner des nouvelles et en recueillir sur les événemens de Metz, sur leurs amis, leurs parens de l’armée. Ils nous apprennent tout bas que quelques officiers de Sedan, notamment le lieutenant-colonel d’artillerie Minot, avaient réussi à s’évader en traversant Lunéville.

A Wissembourg, nous trouvons également des parens d’officiers qui viennent aux nouvelles. Puis nous entrons en Allemagne, assaillis à toutes les gares par la curiosité joyeuse, humiliante des populations.

A Mayence, on nous fait donner la promesse de ne pas quitter nos lieux d’internement ; et je suis dirigé sur Wiesbaden avec le général de Berckheim et son état-major.


I

Je m’installai à Wiesbaden avec mon ami le capitaine d’artillerie Danède, dans un petit appartement très confortable, chez un maître de manège de la ville. Nous prenions nos repas en commun avec plusieurs amis, prisonniers de Sedan ou de Metz. Le parc de Wiesbaden nous offrait des buts de promenade charmans. Le soir, nous passions quelques heures au Kursaal, à lire les journaux ou à voir jouer, car la roulette marchait comme d’habitude et les croupiers faisaient entendre leur : « Faites votre jeu, messieurs, » comme si, de l’autre côté du Rhin, tout n’était pas à feu et à sang.

Parfois, on sentait de l’émotion dans la ville. Les habitans se groupaient dans les rues. C’étaient les nouvelles de quelques batailles, — de victoires, hélas ! pour eux, — et les maisons se couvraient de drapeaux prussiens : noir et blanc, des drapeaux de deuil.

Depuis mon arrivée à Wiesbaden, j’avais souvent des nouvelles d’Alsace ; tous les hommes valides, en France, étaient à l’armée ; mon frère était enfermé dans Belfort assiégé, avec sa compagnie de gardes forestiers ; mes parens, mes amis d’enfance se battaient à ma place, pendant que je menais, à quelques lieues de notre malheureux pays, une vie facile et agréable.

Cette pensée m’obsédait et me rendait mon inaction insupportable. Je résolus d’essayer, coûte que coûte et sans faillir à l’honneur, de me joindre à ceux qui défendaient notre pays.

Le 7 décembre, après avoir pris l’assentiment du général de Berckheim, qui fut, dans cette circonstance, comme toujours, bienveillant et plein de cœur, je portai moi-même au général von Sænger, commandant la place de Wiesbaden, une lettre déclarant que, dans un délai de vingt-quatre heures, je me regarderais comme libre de rejoindre l’armée française ; et le priant de disposer de moi en conséquence.

Le général ne savait pas le français ; de mon côté, je ne voulais pas m’expliquer au moyen de l’allemand que je parle tant bien que mal, en ma qualité d’Alsacien.

J’essayai néanmoins en français de lui faire comprendre ma lettre ; mais je ne réussis à rien ; il persistait à me répéter le mot français : « échanger. » Enfin, après avoir parlementé pendant un quart d’heure, il fit venir un domestique qui parlait les deux langues. Il comprit, et me congédia froidement, sans m’indiquer ses intentions.

Le soir, à dîner, je fais mes adieux à mes amis et rentre me coucher de bonne heure après avoir mis, pour être prêt à tout événement, un peu de linge dans une valise et avoir cousu quelque argent dans la doublure de mon gilet.

Vers dix heures du soir, ma maison est cernée. J’entends des pas lourds dans l’escalier. Ma porte s’ouvre brusquement ; je vois apparaître la tête barbue, effarée de mon propriétaire, le maître de manège. Derrière lui, marchent un lieutenant de chasseurs prussiens et quelques hommes armés. L’officier constate mon identité et me déclare que je suis arrêté.

Je m’habille à la hâte avec les effets bourgeois que j’avais préparés à l’avance ; je prends ma valise et je le suis. Il me fait monter dans une calèche de forme antique qui attendait devant la maison, s’y place avec moi ainsi qu’un sous-officier armé d’un fusil, met un chasseur à côté du cocher, un autre par derrière et m’emmène au grand trot dans la direction de la forteresse de Mayence.

Nous atteignons, vers une heure du matin, le poste de l’une des portes de la place (faubourg de Castel). L’officier de chasseurs rétrograde avec ses hommes sur Wiesbaden, après m’avoir mis entre les mains du chef de poste.

Celui-ci m’indique le fond du corps de garde et je passe ma nuit, assis sur le bord du lit de camp, pendant qu’à l’autre bout de la salle, les hommes, de gros et lourds landwehriens, fument leurs pipes autour du poêle, éclairés par la lampe fumeuse du corps de garde. L’un d’eux leur lit à haute voix un journal de la localité où il était question du maréchal de Mac-Mahon qui, après avoir soigné sa blessure en Belgique, venait de se constituer prisonnier en Allemagne et avait été interné à Wiesbaden. Le loustic de la bande leur dit en me montrant : « Mais nous aussi, nous avons maintenant notre Mac-Mahon. »

Cette plaisanterie a un grand succès ; elle est répétée plusieurs fois pendant la nuit ; de loin en loin, la conversation est interrompue par les mots : « Aber was macht doch unser Mac Mahon ? » (mais que fait donc notre Mac-Mahon ? ) et tout le poste, à chaque fois, de rire aux éclats.

A la pointe du jour, un sous-officier et quelques hommes de garde me font traverser le Rhin pour me conduire à l’hôtel du gouverneur de Mayence. J’attends longtemps dans l’antichambre, entre deux factionnaires.

Vers neuf heures du matin, le colonel d’artillerie français de Salignac-Fénelon vient à passer près de moi ; il s’occupait beaucoup des soldats prisonniers campés autour de Mayence et leur rendait les plus grands services. Il me reconnaît et est très étonné d’apprendre ma détermination. Il veut même m’en dissuader en me montrant tous les ennuis matériels qui allaient en résulter pour moi : l’envoi dans une place forte de l’Est, l’isolement dans une prison où j’aurais à souffrir du froid par le gros hiver, qui se faisait déjà sentir très vivement… Quand il voit que je persiste, il me serre les mains longuement ; puis il rejoint l’aide de camp du gouverneur qui passait à ce moment, le comte de L…

Quelques instans après, cet aide de camp revient me dire très poliment, en français, de la part du gouverneur, qu’on allait m’enfermer dans la prison de la citadelle de Mayence ; qu’il n’y avait pas de chambre vacante, et qu’à leur grand regret, je serais placé avec deux prisonniers civils, « d’une condition inférieure, » le maire et un conseiller municipal de Nemours. Comme je manifestais mon étonnement, il ajouta : « Oui, des républicains ! »

La prison, où je suis dirigé aussitôt après, est au fond de la citadelle de Mayence. Elle me paraît terriblement gardée et, avec cela, très sale. L’escalier est noir, malpropre, poisseux. Le geôlier a l’air rébarbatif, le teint bilieux.

On m’introduit dans une chambre du premier étage où je trouve, en effet, le maire et le conseiller municipal républicains. Nous faisons bien vite connaissance et je ne tarde pas à savoir leur histoire. Un escadron prussien avait été surpris à Nemours par des francs-tireurs. Quelques jours après, les Prussiens reviennent en force, imposent la ville d’une très forte somme, et emmènent comme otages le maire et un conseiller municipal.

Le maire, M. Constant, avait une soixantaine d’années. C’était un ancien notaire ou avoué, un peu prudhomme, mais honnête, droit, et plein de bons sentimens. Le conseiller municipal, M. Cocault, était un négociant de trente-cinq ans environ. Il était très communicatif, racontait avec volubilité les dangers qu’il avait courus dans la glorieuse nuit où devant lui les Prussiens avaient été surpris à Nemours. Ils étaient l’un et l’autre sans bagages, sans linge, presque sans argent, n’ayant que ce qu’ils avaient sur eux au moment de leur arrestation. Ils avaient passé quinze jours en route pour atteindre l’Allemagne et ils étaient depuis trois semaines dans notre prison, supportant avec une résignation, qui ne manquait pas de grandeur, leurs privations, leurs fatigues et bien des vexations, — tout fiers même de souffrir pour leur ville et pour la patrie.

Notre chambre était mal tenue comme le reste de la prison. Elle avait pour tout mobilier une table, deux ou trois chaises, et trois matelas jetés sur le plancher. Le mien avait dû servir dans une ambulance ; car il avait en son milieu une large tache de sang déjà jaunie par le temps.

Le geôlier nous apportait une nourriture qui sentait le graillon. Une demi-heure par jour, nous nous promenions, M. Cocault et moi, dans le préau étroit et sombre de la prison. Le vieux maire avait un gros rhume et ne sortait pas du tout.


II

Le surlendemain de mon arrivée dans la prison de Mayence, le geôlier nous prévient de nous préparer à partir pour la forteresse de Glogau en Silésie. En effet, une demi-heure après, on nous fait sortir et on nous amène dans une autre partie de la citadelle devant un lieutenant d’infanterie prussien, grand, blond, froid, correct, sanglé dans sa tenue. On prend nos signalemens, ainsi que ceux de deux autres prisonniers civils qui doivent faire route avec nous.

L’un, M. Triquet[1], était un fonctionnaire des contributions, d’un département avoisinant Paris. Au moment de l’investissement de la capitale, il avait été arrêté comme espion, sans qu’il ait trop su pourquoi. Cet événement avait un peu troublé son esprit ; il passait son temps à faire des plans de campagne. Il était en route depuis plusieurs semaines, n’ayant ni argent, ni vêtemens de rechange. Il était coiffé d’un chapeau haut de forme, qu’il n’avait plus quitté, ni jour, ni nuit depuis son arrestation. Aussi, quel chapeau ! Il était impossible de rien imaginer de plus bosselé, de plus défoncé, de plus extraordinaire comme nuance. L’autre, M. Nobécourt, était sorti de Paris en ballon comme attaché au service des dépêches. Son ballon avait été troué par les balles des Allemands et il était tombé dans leurs ligues sans se faire aucun mal. C’était un Parisien, petit, gai, plein d’entrain, de bonne humeur et de dévouement, ne sachant que quelques mots d’allemand, mais trouvant néanmoins moyen d’intéresser les soldats et les habitans, qui nous approchaient, et de leur raconter, par gestes, l’histoire de son voyage et de sa dégringolade en Luftball (ballon).

Nos signalemens vérifiés, l’officier fait charger devant nous les armes des soldats qui nous gardent, et nous dirige à pied vers la gare. On nous embarque dans un train partant pour Francfort. L’officier allemand voyage en première classe ; nous en troisième, avec deux soldats qui gardent chacun une portière de notre compartiment, le fusil placé entre les jambes. Ce sont de braves gens du duché de Posen, qui se montrent très complaisans pour nous. Ils sont même pleins d’égards pour le vieux maire, qui tousse à rendre l’âme, et que notre long voyage, en troisième et même quatrième classe, par ce vilain hiver, fatigue beaucoup.

A Francfort, on nous fait attendre pendant plusieurs heures à la gare de l’Est ; le train que nous devons prendre pour Leipsig et Dresde ne part qu’à dix heures du soir. J’obtiens la permission de conduire mes compagnons à une buvette de la gare où nous dînons avec quelques viandes froides. Petit à petit, quelques personnes du voisinage, des femmes surtout, se rassemblent autour de nous. Nos factionnaires, fiers d’avoir à escorter des prisonniers extraordinaires, racontent que nous avons tous été pris en ballon. M. Nobécourt intervient par gestes, et les femmes émerveillées répètent : in Luftballen, alle in Luftballen ! (en ballons, tous en ballons ! )

Le vieux maire prend ces exclamations pour de l’attendrissement. Il se découvre solennellement et remercie les populations allemandes de leur sympathie pour les victimes d’une guerre fratricide. Plus tard, dans une gare aux abords de la Saxe, il refait à peu près le même discours à deux dames qui guettent, les trains pour offrir du bouillon aux blessés allemands de passage. Sur la demande de nos deux gardiens, elles en présentent une tasse au vieux maire ; mais je les entends maugréer en allemand d’être obligées de servir des prisonniers français de si mauvaise mine.

Avant de partir pour Leipsig, le lieutenant chef de l’escorte me demande si je veux, en ma qualité d’officier, monter avec lui en première classe. Comme il me parle en allemand, je fais semblant de ne pas comprendre. Malgré le froid, je ne voulais pas me séparer de mes compagnons ; et puis je désirais ne rien devoir à cet officier et conserver toute liberté pour m’échapper si l’occasion se présentait.

Cette occasion s’offre à Gœrlitz, où nous arrivons le lendemain à dix heures du soir, après vingt-quatre heures de route. L’officier nous avait installés pour la nuit dans une petite salle d’attente de la gare ; puis, il nous avait quittés pour aller se coucher ailleurs.

Gœrlitz est très près de la frontière autrichienne. Je l’avais vu sur un indicateur universel des chemins de fer qu’on m’avait laissé emporter. En quelques heures de marche, je pouvais être libre, si je parvenais à sortir de la gare. Je comptais tenter le coup, vers une heure de la nuit, quand tout dormirait, et profiter de la fatigue de nos deux factionnaires qui ronflaient couchés en travers de la porte.

Mais, vers minuit, l’officier vient nous rejoindre et passe la nuit dans un fauteuil, qu’il place tout auprès de moi. Il avait évidemment réfléchi, comme moi, que la frontière n’était pas loin. Je renonce à ma tentative.

Le lendemain, nous roulons encore toute la journée. Dans une petite gare de bifurcation, en Silésie, où l’on nous fait attendre pendant près d’une heure, le public s’occupe beaucoup de nous, mais avec une malveillance marquée. On se moque méchamment de la tenue de mes compagnons, qui en effet est lamentable. Quant à moi, je passe pour un officier qu’on enferme dans une forteresse parce qu’il a voulu fuir en violant sa parole. J’entends un grand voyageur, ayant très bon air du reste, dire en montrant mon ruban de décoration : « Und er ist Ehrenmitglied ! » (Et il est chevalier de la Légion d’honneur ! )

Nous arrivons enfin à Glogau à dix heures du soir. On nous conduit aussitôt chez le gouverneur de la forteresse. Il parle très affectueusement, en français, à mes compagnons, des fatigues de leur voyage, des dures nécessités de la guerre, il leur annonce que le maire et M. Cocault seront enfermés dans une prison de la forteresse même de Glogau, et que les deux autres seront dirigés le lendemain sur Glatz. Il évite de me parler et se borne à m’annoncer très froidement, en nous congédiant, que je serai enfermé, avec d’autres officiers français, dans la même prison que le maire et le conseiller municipal de Nemours.

Un officier de landwehr, pharmacien de son état, remplissant les fonctions d’adjudant de place, nous amène dès le soir même dans cette prison. Mes deux compagnons sont enfermés au rez-de-chaussée ; moi, je suis conduit au premier étage et présenté à cinq officiers français : MM. Brissot, capitaine d’infanterie, Prévost capitaine, Nicolas lieutenant, de Villiers lieutenant et Motte, sous-lieutenant au 7e cuirassiers, qu’on détenait en prison parce qu’ils avaient refusé fièrement de signer aucune espèce d’engagement, dès leur arrivée en Allemagne.

Ces messieurs m’accueillent avec une grande cordialité dès qu’ils apprennent le motif de mon arrivée parmi eux. Nous passons une grande partie de la nuit à nous raconter nos aventures et nos histoires de guerre. Ils avaient, comme moi, fait partie de l’armée de Metz.

Notre prison était destinée, en temps ordinaire, à recevoir les officiers allemands punis. Elle était petite, proprement tenue. Elle faisait partie d’un lot de bâtimens militaires, situé contre la fortification, et occupant une impasse qui longe le rempart à gauche de la porte de Breslau.

A partir de cette porte, se trouvaient d’abord un poste occupé par une vingtaine d’hommes, puis le logement du geôlier ; notre prison suivie de magasins militaires ; et enfin une palissade donnant sur des jardins et barrant l’impasse et la fortification. Du côté de la porte, l’impasse aboutissait à la grande rue de Glogau.

En face de notre prison, un sentier montait le long de la fortification et nous permettait, aux heures de promenade, d’atteindre la plongée du rempart qui nous servait de promenoir depuis la palissade jusqu’au-dessus de la porte de Breslau.

La vue s’y étendait sur la grande plaine morne, alors toute couverte de neige, qui avoisine Glogau ; vers la gauche, nous apercevions l’Oder et quelques bateaux emprisonnés par les glaces. Nos heures de promenade étaient fixées, le matin de neuf heures à dix heures, le soir de trois heures à quatre heures. Nous y étions surveillés par le geôlier et par les factionnaires du poste.

On entrait dans notre prison par une double porte solidement fermée. Au rez-de-chaussée, de chaque côté de l’escalier, se trouvaient deux chambres : l’une d’elles était occupée par le vieux maire et M. Cocault, qui y étaient sous clef, et ne pouvaient pas communiquer avec nous. L’autre chambre fut occupée plus tard par un nouveau prisonnier civil, le maire de Montargis : un ancien maire de l’Empire.

Au premier étage, il y avait deux autres chambres réservées aux officiers. Nos fenêtres étaient munies de grilles en fer. Dans chaque chambre, une sonnette était pendue à l’extérieur à l’un des barreaux du grillage, afin de permettre aux prisonniers d’appeler du secours, en cas d’urgence.

Le geôlier était un gendarme, sec, nerveux, colère, ivrogne, mais, au demeurant, un brave homme. Je fis son bonheur en lui servant d’interprète et en lui expliquant en allemand les besoins de mes camarades qui, jusqu’alors, n’avaient pas réussi à se faire comprendre. J’avais renoncé à dissimuler que je parlais un peu l’allemand.

Nous prenions, les six officiers, nos repas en commun, dans l’une de nos chambres : le matin à onze heures, le soir à six heures. Des ordonnances nous montaient nos repas dans des paniers ; quand ils étaient descendus, le geôlier venait nous inspecter et prendre nos lettres.

Mes camarades de prison étaient gais et pleins d’entrain. C’étaient d’excellens officiers, ayant vaillamment fait leur devoir dans les batailles du début de la guerre. L’un d’eux avait été l’un des derniers défenseurs de Saint-Privat. A la nuit, sa troupe s’était trouvée coupée par les Allemands dans une maison du village et il lui fallut faire des prodiges d’énergie pour rejoindre, au milieu de nos ennemis, les lignes françaises. Les quatre officiers de cavalerie avaient tous été fortement engagés dans la mêlée qui amena la destruction complète de la brigade prussienne de Bredow, le 16 août.

L’attitude que ces braves officiers avaient prise en Allemagne prouvait l’élévation de leurs sentimens. Ils passaient leur temps, les uns à rêver des plans invraisemblables de soulèvement des camps de prisonniers français qui étaient nombreux dans l’Est de l’Allemagne et qui auraient pu faire une diversion sur les derrières de l’ennemi. D’autres se préoccupaient de fuites, d’échanges de prisonniers. L’un d’eux comptait pour son évasion sur l’amour qu’il ne tarderait pas à inspirer à une jeune ouvrière qui habitait avec son père dans une cahute de gardien, de l’autre côté du fossé de la fortification, et qu’il pouvait voir de notre rempart. Tous les jours, pendant la promenade, il s’obstinait à se geler les pieds dans la neige, malgré des 15 ou 20 degrés de froid, en contemplant celle qui devait être sa libératrice. Je ne sache pas que cette Silésienne se soit laissé attendrir.

Souvent, pendant que nous nous promenions, nous entendions, en dehors de la ville, des salves de mousqueterie. Le geôlier m’apprit que c’étaient des soldats français, qui venaient de mourir au camp des prisonniers, et à qui les troupes allemandes rendaient les honneurs militaires. Hélas ! ces honneurs étaient bien souvent rendus.

Un jour, nous vîmes, du haut de notre promenoir, passer sous la porte de Breslau et entrer en ville une corvée de nos malheureux soldats, allant probablement aux vivres. On reconnaissait à quelques vestiges d’uniforme qu’ils avaient appartenu aux grenadiers de la garde impériale. Ils marchaient fièrement, la tête haute. Mais comme ils étaient amaigris, hâves, déguenillés ! Les Allemands de notre poste sortirent pour les voir passer et quelques-uns d’entre eux leur crièrent : « Paris, capût » Nos hommes passèrent en haussant les épaules sans même tourner la tête. Mes camarades et moi, nous avions les larmes aux yeux.


III

Cependant, je songeais à m’évader. J’en parlai à mes camarades qui avaient déjà beaucoup pensé à cette éventualité et qui n’avaient pas pu la tenter parce que Glogau est à trente lieues de la frontière la plus rapprochée. Il fallait vingt-quatre heures de chemin de fer pour sortir d’Allemagne par la voie la plus courte.

Il eût été plus qu’imprudent de chercher à s’enfuir, sans parler l’allemand ; et c’était le cas de mes compagnons. J’étais dans de meilleures conditions qu’eux à cet égard ; ils approuvèrent fort ma résolution et me guidèrent de leurs conseils.

Dès que je vis que, tout en présentant des dangers très sérieux, la chose était possible, je me fixai, mais sans en parler, une date ferme, le 23 décembre, l’avant-veille de Noël. J’avais calculé sur mon indicateur universel qu’il me faudrait quarante-huit heures pour atteindre la frontière suisse, par où je voulais sortir d’Allemagne ; et j’espérais que le passage de la frontière serait facilité par le relâchement dans la surveillance, résultant des fêtes et de la veillée de Noël. Et puis, — pourquoi ne pas l’avouer ? — j’espérais que Noël, la grande fête alsacienne, me porterait bonheur.

Quant à la partie la plus périlleuse de l’opération, la sortie de la prison, elle devait être basée sur les tendances à l’ivrognerie et sur certaine négligence du geôlier. Mes camarades avaient remarqué que, lorsqu’il avait bu, — et cela lui arrivait souvent, — il négligeait, en montant le soir pour sa dernière inspection, de fermer à clef la double porte de la prison, conformément à sa consigne. Il se contentait alors de pousser les deux battans de cette porte. On pouvait profiter de cette circonstance pour sortir dans l’impasse, pendant les courts instans que le geôlier passait dans la prison, et chercher ensuite à gagner la fortification, en échappant aux vues du factionnaire et du poste.

Une fois sur le rempart, il faudrait gagner, sans être vu, un autre point de la fortification, d’où l’on pourrait rejoindre l’intérieur de la ville et ensuite la gare. Un jour, pendant la promenade sur le rempart, je dépassai le dessus de la porte, de Breslau qui nous servait de limite ; le geôlier et le factionnaire me hélèrent aussitôt, mais j’en avais vu assez pour savoir que de l’autre côté de la porte on n’était plus vu par le poste et que la fortification y aboutissait à un bastion non gardé, dans l’intérieur duquel on pourrait descendre par un talus très haut, très raide, mais pas infranchissable.

Le 23 décembre fut pour moi une journée d’anxiété et d’énervement.

Dès le matin, il règne dans la prison et aux alentours une agitation insolite : on balaye, on frotte, on nettoie de tous côtés. On vient changer les draps de nos lits ; on nous donne certains vases de nuit qui, jusqu’alors, nous avaient fait défaut. Les hommes du poste se multiplient pour tout mettre en état. J’apprends par le geôlier que le gouverneur de Posen et de Silésie, le général von Steinmetz, avait annoncé son arrivée pour une inspection des prisonniers français.

Toute la journée, on reste sur le qui-vive dans le poste et la prison. Nous entendons, plusieurs fois, la garde sortir pour rendre les honneurs. Mais le gouverneur n’entre pas dans notre prison ; il se contente de se renseigner sur notre installation, en passant, après avoir inspecté, hors de la ville, le casernement de nos malheureux soldats.

Quant à moi, je ne cesse de songer à cette maudite inspection qui vient ainsi troubler mes combinaisons : tantôt, je pense qu’il serait vraiment par trop téméraire de tenter à m’évader un jour où la surveillance allait évidemment être plus étroite que jamais. Tantôt, il me semble, au contraire, que, par cela même que tout le monde aura été sur pied du matin jusqu’au soir, il se produira forcément, après l’inspection, un peu de relâchement et une détente qui me seront plutôt favorables.

Je passe ma journée dans ces perplexités, mais sans les communiquer à mes camarades. Vers trois heures et demie, je prends définitivement mon parti. L’heure de la promenade était déjà à moitié passée. Il n’y avait plus une minute à perdre, si je voulais agir ce jour-là. Je vais trouver mon camarade, le lieutenant Nicolas, et je le prie de m’aider à sortir ma valise sous son grand manteau de cavalerie, en profitant de ce que le jour commençait à baisser. Nous montons sur la fortification et après quelques tours de promenade, nous déposons ma valise derrière quelques broussailles, au-dessus de la porte de Breslau, dans un endroit mal vu du factionnaire ; je me dépêche de la couvrir d’une serviette blanche afin qu’elle ne tranche pas sur la neige. Puis, nous rentrons nous faire enfermer, l’heure de la promenade étant passée.

Mes camarades m’aident à achever mes préparatifs, me chargent de commissions pour la France ; puis, nous attendons, eux aussi anxieux que moi, l’heure où le geôlier doit monter, une fois le dîner servi.

Quand il arrive, nous étions assis autour de la table à manger, tous, sauf notre camarade le sous-lieutenant Motte, qui était resté dans l’autre chambre. Le geôlier me demande où il est. Je lui dis qu’il termine une lettre pressée.

Il va le trouver pour prendre sa lettre, en maugréant de sa voix avinée. L’un de mes camarades le suit et pousse la porte sur lui. On me jette mon manteau sur les épaules ; j’avais mis à l’avance par-dessus mes bottes, pour éviter de faire du bruit en marchant, de gros chaussons de laine comme on en porte en Allemagne. Je me laisse glisser le long de la rampe de l’escalier.

La double porte de la prison était simplement poussée, comme nous l’espérions. Je l’ouvre et avance la tête pour voir où se trouve le factionnaire. Il fait nuit noire. Je ne vois et n’entends rien. Est-il dans sa guérite, ou près de moi, ou près du poste ? Impossible de le savoir.

Pressé par l’idée que le geôlier allait descendre, je sors à tous risques ; je traverse les quelques mètres qui me séparent du sentier, et je monte sans bruit sur la fortification jusqu’au pied de la plongée. Là, je m’étends à plat ventre dans la neige, derrière quelques broussailles, et j’attends. Je vois alors le factionnaire bien éclairé par le bec de gaz du coin du poste. Il était arrêté entre la guérite et ce coin et regardait du côté de la rue, assez animée à ce moment par la sortie des ouvriers. La guérite m’avait caché.

Bientôt, j’entends le geôlier descendre, fermer les portes, dire quelques mots au factionnaire et rentrer chez lui.

Le factionnaire fait quelques pas ; puis s’arrête de nouveau, tourné vers la rue et battant de la semelle.

Je me mets alors à ramper le long de la banquette d’infanterie pour gagner l’endroit où la fortification s’élève au-dessus de la porte de Breslau. Il me faut ainsi passer devant le factionnaire, à vingt mètres environ de distance, et à hauteur d’un premier étage. La neige, les feuilles sèches crient sous moi. Tout le long du parcours, il y a bien, de loin en loin, quelques buissons qui me cachent un peu, mais juste en face de lui, en plein sous la lumière du bec de gaz, il y a un espace de trois mètres entièrement nu.

Le cœur me bat bien fort quand j’y arrive. La neige crie plus que jamais. Je ne quitte pas mon homme des yeux ; mais il ne bronche pas et continue à battre de la semelle et à regarder les passans de la rue.

Presque aussitôt après, j’atteins la surélévation du rempart et je suis caché. C’est là qu’est ma valise.

Je poursuis mon chemin en rampant jusqu’au bastion que j’avais reconnu quelques jours auparavant. Je fais descendre ma valise, à l’aide d’une corde, derrière des voitures d’artillerie placées au pied du talus. Puis, je me mets sur le dos et me laisse glisser en m’accrochant aux touffes d’herbes pour ralentir ma descente et éviter de faire trop de bruit.

Tout en glissant, j’entends marcher dans la rue qui longe cette partie de la fortification. Une fois à terre, j’écoute bien vite. Je n’entends d’abord rien ; l’individu s’était arrêté : étais-je déjà pris ?… Mais bientôt il se remet à marcher et passe à quelques pas de la voiture d’artillerie qui me cachait : c’est un garçon meunier qui remonte la rue du rempart et se met à siffler tranquillement. Il n’a rien vu.

Je le laisse s’éloigner ; puis je m’essuie et je tire de ma valise de quoi me donner l’air d’un voyageur allemand : une couverture de voyage, un bonnet et un fort collet de fourrures, de gros gants fourrés et des lunettes. Je sors alors de ma cachette, tenant d’une main ma valise vide maintenant, de l’autre ma couverture de voyage, et je me dirige vers l’intérieur de la ville, les jambes un peu brisées par l’émotion.

Je descends la grande rue dans laquelle je m’étais engagé, et je marche cinq minutes sans demander mon chemin. Enfin, je m’adresse à un soldat allemand qui passe. Il m’indique la direction de la gare : je n’avais qu’à continuer tout droit et à sortir de la ville. Sous la porte de la forteresse, je rencontre, en effet, des gens munis de bagages qui vont évidemment vers le chemin de fer et que je suis.

Le train que je voulais prendre partait à sept heures. Il est sept heures moins un quart quand je demande mon billet pour Lissa au milieu d’une cohue de soldats silésiens qui partent en permission pour les fêtes de Noël. Personne ne fait attention à moi.

Je me rends de suite sur le quai, moins éclairé que les salles d’attente. Un groupe d’officiers en grande tenue s’y promène de long en large : ce sont le commandant et les officiers de l’état-major de la place, qui accompagnent jusqu’au train le gouverneur de Posen et de Silésie.

Je reste dans l’ombre pendant que les officiers prennent congé du gouverneur et je monte au plus vite dans mon compartiment de 2e classe : mes camarades de prison avaient en effet décidé, après m’avoir vu essayer mon déguisement, que j’avais l’air d’un voyageur de 2e classe.

A Lissa, je m’embarque pour Posen ; puis pour Creutz, où je prends la ligne de Berlin. J’arrive à Berlin vers sept heures du matin et je me fais conduire aussitôt à la gare de Potsdam-Magdebourg.

A neuf heures, je pars pour Francfort, par Gassel. Les voyageurs se renouvellent plusieurs fois dans mon compartiment de 2e classe. Pour éviter les questions, je lisais très attentivement la Gazette de la Croix ou bien je faisais semblant de dormir. Vers le milieu de la journée, j’étais gelé, fatigué et, tout en fermant les yeux, je grelottais, bien qu’appuyé, pour avoir moins froid, contre la séparation du milieu.

J’avais, à ce moment, pour compagnons de compartiment, deux commis voyageurs et j’entendis l’un d’eux dire : « Ce ne doit pas être un vrai Allemand, il a trop froid. »

Je ne fais semblant de rien ; mais, à la première station, j’ai soin de demander un renseignement au conducteur du train en tâchant de parler un allemand aussi peu alsacien que possible. Les deux commis voyageurs ne s’occupent plus de moi et ne tardent pas à descendre.

Notre train eut un très gros retard. Au lieu d’arriver à Francfort à huit heures du soir, nous n’y étions qu’à minuit. Cette circonstance était fâcheuse, car il n’y avait plus de train avant le matin pour Heidelberg et j’allais être forcé de passer la nuit à Francfort.

J’essaie de m’installer dans la gare, sous prétexte de partir le matin de très bonne heure ; mais tout est fermé. Il fait un froid de loup ; je suis fatigué ; j’ai faim et je me promène de long en large, avec mes bagages qui me gèlent les doigts, devant un petit hôtel très élégant, bien éclairé, qui avoisine la gare. J’hésite beaucoup à y entrer ; j’étais effrayé surtout à l’idée du registre des voyageurs qu’on me présenterait infailliblement pour y inscrire une série de renseignemens sur ma situation, et qui compromettrait peut-être mon expédition.

La faim et le froid l’emportent. J’entre et demande une chambre et à souper. On me conduit aussitôt dans la salle à manger que j’espérais trouver vide, — il était près d’une heure de la nuit. Mais j’avais oublié que c’était la nuit de Noël. Il y avait beaucoup de soupeurs d’aspect élégant ; plusieurs tables étaient occupées par des officiers allemands en tenue.

Quand j’entre dans la salle surchauffée, mes lunettes se couvrent d’une buée qui m’aveugle. Cela a dû me donner l’air très sot ; mais personne ne fait attention à moi et je me mets à souper de fort bon appétit.

En montant me coucher, je recommande au garçon de service de nuit de frapper à ma porte dès cinq heures du matin ; mais il m’oublie et il est sept heures quand je me réveille. Je m’habille à la hâte et je descends à la caisse.

Tout en payant, j’aperçois sur le bureau le livre des voyageurs, tout grand ouvert, avec toutes ses cases. Je me plains très vivement de n’avoir pas été éveillé et d’avoir manqué une affaire importante. La caissière se confond en excuses et oublie de me faire remplir le livre.

Je passe la journée de Noël en chemin de fer, roulant vers Heidelberg, Carlsruhe et Bâle, — en 1re classe ! j’avais eu trop froid la veille, — et dans un wagon-salon chauffé par un excellent poêle. Je n’ai que deux compagnons de wagon, un officier supérieur wurtembergeois, et un autre voyageur, qui me demande de faire un échange de journaux. Il était tenté par ma Gazette de la Croix. Je la lui donne ; il la lit avec une grande attention, tandis que moi je ne tarde pas à m’endormir sur son journal ou tout au moins à en faire semblant.

A partir de Carlsruhe, je reste seul. Le conducteur du train est aux petits soins pour son unique voyageur de 1re classe ; je lui donne un fort pourboire à l’occasion de Noël. Son obligeance ne connaît plus de bornes.

Enfin, le train s’arrête à Leopoldshœhe, la dernière station allemande.

J’étais fatigué par les émotions de mon expédition, qui durait depuis plus de cinquante heures ; mais je me raidissais contre la lassitude et l’énervement, pour me préparer à répondre aux interrogations de la gendarmerie de la frontière. On la disait très vigilante, car quelques officiers français s’étaient sauvés en violant leur parole et on avait donné les consignes les plus sévères.

Je repassais donc mes réponses ; je songeais aussi à la nécessité de chercher à m’en fuir immédiatement, si l’on voulait m’arrêter, en courant le long de la voie vers Bâle dont on apercevait déjà les becs de gaz. J’étais prêt à tout, lorsque la portière de mon compartiment s’ouvre et je vois des gendarmes éclairés par un falot. Au même instant, le conducteur au pourboire s’avance et leur dit quelques mots que je n’entends pas. Les gendarmes s’éloignent en saluant ; ils avaient probablement appris par le conducteur que j’étais un voyageur de toute sûreté.

Puis, le train se remet en marche et, quelques minutes après, je suis à Bâle, libre, heureux, fier comme je ne l’ai plus jamais été.

Huit jours après, j’étais sur la Loire, chef d’état-major de l’artillerie du 25e corps et je réalisais ce rêve, qui me paraissait si beau, et si lointain, à Wiesbaden, de me joindre à ceux qui se battaient pour la patrie.

GENERAL ZURLINDEN.


P.-S. — Je n’ai su qu’à l’issue de la guerre, ce qui s’était passé en Allemagne après mon départ.

A Wiesbaden, les officiers internés apprirent bientôt, par une lettre que j’écrivis de Bâle au général de Berckeim, toute mon aventure. Ils se firent un plaisir de la dire au général von Sænger, qui, quelque temps auparavant, leur avait annoncé l’emprisonnement définitif, dans une forteresse de l’Est, de leur « exalté camarade. » Le vieux général allemand ne put s’empêcher d’approuver ma conduite !

Dans la prison de Glogau, après le départ du geôlier qui avait enfin pu obtenir la lettre du sous-lieutenant Motte, mes camarades étaient restés anxieux, guettant tous les bruits, prêts à m’avertir s’il y avait eu un danger en criant par la fenêtre : « Misère ! » le nom de la petite chienne de l’un d’eux.

Tout était resté calme et paraissait bien marcher lorsque, vers six heures et demie, la sonnette du rez-de-chaussée s’agita. Les officiers crièrent, à travers la porte, au maire et à M. Cocault qu’ils allaient me perdre en continuant à appeler ; que je venais de m’évader. M. Cocault leur répondit qu’il avait des coliques atroces et qu’il allait essayer de patienter. Mais il était trop tard : le poste avait entendu, et le geôlier arriva bientôt avec quelques soldats.

Lorsqu’on ouvrit la porte, M. Cocault essaya de faire entendre au geôlier qu’il n’avait plus besoin de lui. Le geôlier, très gris, et n’y comprenant rien, voulut se faire expliquer la chose par moi et monta me chercher dans ma chambre au premier étage.

Mes camarades restèrent consternés au rez-de-chaussée. Le geôlier redescendit bientôt et ressortit en fermant les portes avec fracas et en jurant comme un furieux. Mes camarades me crurent perdu.

En réalité, il n’avait rien vu qu’un mannequin que j’avais installé dans mon lit. Comme il n’avait pas de lumière, il avait cru que j’étais couché, que je dormais ; et il était redescendu très en colère de ne pas pouvoir comprendre pourquoi M. Cocault l’avait dérangé.

Ce ne fut que le lendemain, après la promenade du matin, qu’il s’aperçut de mon absence. Il me chercha partout, sous tous les meubles, dans tous les coins de la prison et de la fortification, avant de rendre compte au gouverneur.

On ennuya nos camarades de questions pendant trois ou quatre jours.

Puis, à l’apparition d’un article de l’Indépendance belge, qui reproduisait ma lettre de Wiesbaden et qui fit le tour de la presse allemande, on les laissa en paix et ils achevèrent dans les mêmes conditions leur temps de captivité.

Le geôlier fut puni de quinze jours de prison, et encore les lui leva-t-on à l’occasion du nouvel an.


  1. L’exactitude de l’orthographe de ces deux noms n’a pas pu être vérifiée.