Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Chine



CHINE


J’ai déjà publié dans la Revue des troupes coloniales un récit intitulé : Journal de marche d’un soldat colonial en Chine[1], pour lequel M. le ministre de la guerre a bien voulu m’honorer d’une lettre de félicitations. J’y ai indiqué la difficulté qu’on éprouve en campagne à noter, jour par jour, toutes ses impressions. Je ne suis pas le seul qui ait entrepris de retracer un tableau, pris sur le vif, de la vie du soldat colonial ; mais je crois tout au moins être un des rares qui ont eu la bonne fortune de pouvoir achever leur récit. Par suite des fatigues, des privations et des maladies, le soldat en campagne devient parfois très impressionnable ; il s’emporte facilement et le pauvre carnet contenant son journal de marche subit, dès qu’il éprouve quelques difficultés, le contre-coup de son état d’esprit. J’en ai vu qui le piétinaient ; d’autres qui le déchiraient avec colère et le jetaient dans un fossé. Ces accès, dont je pouvais fort bien être victime aussi, m’ont été épargnés ; c’est ainsi que je n’ai jamais cessé, même pendant vingt-quatre heures, de noter les événements journaliers sur mon carnet, en profitant d’une pause ou d’une grande halte, ou encore pendant la nuit à la pauvre lueur d’un bout de chandelle ou d’une petite lampe improvisée.

Dans la narration qui va suivre au sujet de la campagne de Chine, je m’efforcerai de rappeler les principaux faits et de présenter, sous une autre forme et plus complet, mon journal de marche au lecteur. J’ai utilisé à cet effet quelques documents officiels et divers renseignements des chefs sous lesquels j’ai eu l’honneur de servir.

La superficie de la Chine est évaluée à 11 115 650 kilomètres carrés avec une population de quatre cents millions d’âmes environ, soit trente-deux habitants par kilomètre carré. Les produits les plus importants du pays sont la soie et le thé, à en juger d’après l’exportation qui s’élève annuellement à deux cent dix millions de francs pour la soie et à deux cents millions pour le thé. En 1898, la force de l’armée chinoise était de trois cent mille hommes, très dispersés ; et, comme les moyens de communication dans ce pays sont absolument primitifs, on estimait à plusieurs mois le temps nécessaire à sa mobilisation. La flotte se composait, dans la même année, de soixante-dix bâtiments. Jusqu’en 1900, la Chine dépensait pour son armée, la flotte comprise, quatre cent soixante millions par an. Jusqu’en 1900 également, elle s’est obstinément refusé à laisser pénétrer chez elle la civilisation et les idées européennes. Elle combattait en particulier la propagande catholique ou protestante des missionnaires européens et américains.

La campagne de 1900-1901 ne fut que la conséquence de sa haine implacable contre les Européens. Elle a elle-même provoqué cette guerre qui a coûté tant de sang, et n’a eu qu’un médiocre résultat.

La Chine ne possède pas plus que nos États d’Europe l’unité religieuse. Mais toutes ses religions sont à tendances spiritualistes. Les principales doctrines sont : celle de Confucius, célèbre philosophe qui vivait au sixième siècle avant l’ère chrétienne et dont le souvenir est entouré d’un immense prestige dans toute la Chine ; celle de Lao-Tsé qui est surtout pratiquée par la basse classe et qui admet la métempsycose ; enfin celle de Fô ou bouddhisme, dont la caractéristique est de faire considérer le monde matériel comme une illusion des sens. C’est la religion contemplative par excellence. Les moines bouddhistes possèdent de vastes monastères et d’immenses richesses. Quelle que soit sa religion, le Chinois y est profondément attaché et elle exerce une grande influence sur les mœurs. Les autres religions, le catholicisme, le protestantisme, l’islamisme, le taoïsme, ne comptent pas et leurs adeptes noyés dans la masse ne peuvent rien pour modifier, soit les coutumes, soit les institutions. Souvent, les familles puissantes et riches possèdent un temple où les parents se réunissent aux époques des cérémonies religieuses. Les autres ont au moins une pièce de leur habitation consacrée au culte.

Le respect de la famille, de ses institutions et des usages et traditions qui s’y rattachent, est une vertu caractéristique du Chinois, à quelque classe de la société qu’il appartienne. Ses obligations à cet égard découlent aussi du culte des ancêtres, culte qui domine les autres croyances et qu’on trouve universellement répandu dans cet immense empire. Honorer les ancêtres est une préoccupation constante et, comme je l’ai constaté dans bien des familles, les invocations qu’on leur adresse rappellent, par leur ferveur et leur régularité, les prières du matin et du soir dans les familles chrétiennes des pays d’Europe. La croyance populaire que rien ne peut être caché aux ancêtres et qu’ils suivent de près, pour les récompenser ou les punir, les actes de leurs descendants, constitue en fait le véritable fondement de la morale publique et privée du peuple chinois.

Le mariage n’est pas, comme il arrive souvent dans nos pays d’Europe, une manière de faire une fin. Les unions sont précoces ; les nouveaux époux comptent rarement plus de trente-cinq ans à eux deux. La mentalité chinoise fait du mariage un véritable devoir, qu’on doit accomplir dès que les aptitudes physiques le permettent ; aussi le célibataire et la vieille fille sont-ils considérés comme de véritables phénomènes, j’allais dire des infirmes, que chacun se montre au doigt. Le but du mariage est de perpétuer le culte des ancêtres et de continuer comme une obligation sacrée la procréation de l’espèce. J’ai pensé souvent que nos ménages de France feraient bien d’adopter cette doctrine ; ce serait le véritable moyen de conjurer le péril jaune et, ce qui menace peut-être plus encore aujourd’hui, le péril européen. Suivant la tradition ancienne, les parents seuls préparent les unions, sans consulter en rien les jeunes gens qu’on destine l’un à l’autre. Ceux-ci se voient pour la première fois le jour où la cérémonie s’accomplit ; d’ailleurs, la suppression du flirtage de quelques semaines en usage chez nous... pour apprendre à s’aimer, ne semble pas nuire à la bonne harmonie et à la convenance des mariages ainsi contractés.

La polygamie n’est pas officiellement permise en Chine, mais la plupart des hommes riches possèdent deux ou trois femmes.

Lorsqu’un homme a atteint quarante ans sans que sa femme lui ait donné un fils, il n’est pas rare que cette dernière lui procure elle-même une femme auxiliaire, car l’idée qui domine toujours l’institution est de perpétuer la famille. On cherche la suppléante dans une honorable famille ouvrière. Dans la situation qui lui est faite, la nouvelle venue n’a ni les mêmes droits, ni les mêmes avantages que la femme légitime. La cérémonie consiste simplement à la transporter dans une chaise d’étoffe bleue au domicile de ses nouveaux maîtres, sans cortège ni musique. A son entrée dans la maison, elle se prosterne devant le maître, la maîtresse, les parents et les personnes âgées. Dans la famille, elle est considérée comme servante ; son maître a sur elle le droit de correction manuelle ; il est vrai qu’à cet égard la femme légitime n’est pas mieux partagée.

L’empereur de Chine est le chef de la religion dans toute l’étendue de l’Empire. Suivant la croyance populaire, lui seul possède la clef qui ouvre le ciel et dispense tous les biens et tous les maux. Il est le père et la mère du peuple. Nulle volonté ne peut entrer en compétition avec la sienne. Il est absolu. Ne pas se soumettre à ses moindres désirs est un crime digne du dernier châtiment. Il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets. Nul ne détient une parcelle du sol de l’Empire que par sa volonté ; à tous points de vue, ses pouvoirs sont sans limites. Et cependant, l’Empereur est l’homme le moins libre de son Empire. Dans sa propre cour, une cinquantaine de personnages sont chargés de surveiller ses actes de souverain et de lui faire des remontrances quand ils le jugent nécessaire. Un censeur est présent à toutes les délibérations importantes des divers ministères. Enfin l’Empereur est assisté de plusieurs grands conseils composés des grands dignitaires et des notabilités les plus importantes du pays.

La Chine proprement dite est divisée en dix-huit provinces. Chaque province est partagée elle-même en départements de premier et deuxième ordres, en districts et en sous-préfectures. Un vice-roi commande à deux provinces et communique directement avec l’empereur. Chaque province a son gouverneur, chaque département, son préfet ou sous-préfet. Il est à remarquer qu’aucun magistrat ne peut exercer ses fonctions dans la province dont il est originaire. Le magistrat local le plus élevé en grade est investi d’une autorité presque absolue. Il perçoit les impôts selon son bon plaisir et sans aucun contrôle.

L’envoi des troupes internationales en Chine fut décidé sur la demande du corps diplomatique de Pékin dont la vie était menacée. En attendant ces troupes, et comme la gravité de la situation augmentait d’heure en heure, les ministres et consuls étrangers demandèrent aux amiraux, dont les navires stationnaient dans la mer de Chine, d’envoyer d’urgence des détachements de débarquement dans la capitale. C’est ainsi que fut brusquement décidée la formation d’une colonne de secours internationale sous les ordres de l’amiral anglais Seymour. Dans la nuit du 9 au 10 juin 1900, les détachements destinés à faire partie de cette colonne débarquaient à Takou ; leur effectif total s’élevait à deux mille hommes, dont une partie était destinée à garder la ligne de communication. L’escadre française était représentée par cent quatre-vingts hommes.

Takou est bâti en terrain plat et marécageux, sur le bord du Peï-ho. En suivant le fleuve les navires pénètrent jusque dans la ville. Celle-ci est défendue par plusieurs forts blindés, construits à l’européenne. A l’intérieur, la plupart des maisons sont bâties en terre non blanchie.

De Takou à Tien-Tsin, la colonne fut transportée par voie ferrée, ainsi que de Tien-Tsin à Lô Fa. En ce point, une première escarmouche eut lieu avec les Boxers ; elle fut suivie d’une seconde à Lang Fang. De là, la colonne avança encore de 8 à 9 kilomètres, mais elle fut arrêtée par l’état de la voie ferrée qui avait été détruite par les troupes chinoises sous les ordres du général Nich. La communication entre la côte et la capitale était ainsi coupée.

Pendant que la colonne Seymour se débattait sur la route de Pékin, des troubles éclataient à Tien-Tsin où le vice-roi du Petchili, qu’on croyait favorable aux Européens, se laissait déborder par le mouvement des Boxers. Deux bataillons russes arrivèrent heureusement à temps pour renforcer les faibles détachements de marins de tous pays laissés à la garde des concessions. Dans la nuit du 15 au 16 juin, plusieurs établissements des missions protestantes furent incendiés ; le feu fut également mis à la cathédrale catholique que le vice-roi avait promis au consul de France de protéger. Des scènes barbares de meurtre et de pillage suivaient les incendies. On apprenait en même temps que des incendies et des massacres avaient lieu à Pékin, dans tout le nord du Petchili, et que des forces chinoises importantes se dirigeaient sur Chung-Liang-Cheng, entre Takou et Tien-Tsin. Des troupes chinoises occupaient déjà les forts de Takou. Ceux-ci barrant le Peï-ho y rendaient la navigation impossible. Dans ces circonstances critiques, il devenait indispensable de recourir à des mesures extrêmes.

Les amiraux tinrent un conseil à Takou et décidèrent de s’emparer des ouvrages par un coup de force, sans consulter leurs gouvernements. Ils envoyèrent au commandant des forts chinois une sommation l’informant que s’il ne se rendait pas immédiatement, le bombardement commencerait à deux heures du matin. Les Chinois n’attendirent même pas ce délai. A une heure du matin, ils ouvrirent eux-mêmes le feu sur les canonnières stationnées à proximité des ouvrages. Celles-ci étaient peu protégées et insuffisamment armées. Elles réussirent cependant à éteindre le feu de l’ennemi et, à sept heures du matin, leurs compagnies de débarquement enlevèrent les forts auxquels le bombardement avait déjà causé des pertes et des dégâts très sensibles.

A cet acte de vigueur, le gouvernement chinois répondit en signifiant le 19 juin aux membres des légations d’avoir à quitter Pékin dans les vingt-quatre heures, et en lançant un édit prescrivant de mettre à mort les étrangers dans tout l’Empire. Ce fut le signal officiel de massacres d’Européens qui eurent lieu au Chan-si, au Hou-Nan, au Hou-pé, etc..

À Pékin, le ministre d’Allemagne, le baron de Kettler, qui s’était rendu le 21 juin au matin au Tsong-Li-Yamen (ministère des affaires étrangères) pour obtenir une explication du gouvernement chinois, fut assassiné dans la rue par des soldats tartares ; quelques heures après, commença le siège des légations et de la mission française du Pé-Tang. Siège mémorable et tragique, soutenu par une garnison de quatre cent neuf combattants de toutes nations (sur cinquante-neuf hommes qui composaient le détachement de marins français, seize furent tués et trente et un blessés).

A Tien-Tsin, la prise des forts de Takou avait eu pour contre-coup l’entrée en ligne de l’armée régulière chinoise qui faisait visiblement cause commune avec les Boxers. Le 17, à trois heures du soir, elle bombardait les concessions européennes en même temps qu’elle attaquait un train de secours destiné à la colonne Seymour. Le 23 juin seulement, c’est-à-dire après cinq jours de combat, quatre mille Russes sous les ordres du général Stoessel parvenaient à forcer la ligne ennemie et à rétablir les communications avec Tien-Tsin.

La colonne Seymour fut obligée, faute de moyens de transport pour les blessés et par suite de la pénurie de vivres, de se replier sur Tien-Tsin, harcelée constamment par les Boxers et par l’armée régulière qui cherchaient à lui couper la retraite. Elle dut se retrancher et livrer un violent combat à l’armée du général Nich. Cette situation périlleuse put, fort heureusement, être connue à Tien-Tsin et dans la nuit du 24 au 25 juin une colonne de deux mille hommes, commandée par le colonel russe Anésimoff, fut lancée par la rive gauche. Après un court engagement, le contact fut pris avec la colonne Seymour qui tenait l’arsenal et se défendait avec furie. L’amiral put enfin gagner la gare de Tien-Tsin, mais avec des pertes sensibles : soixante tués et deux cent cinquante blessés. Ce demi-succès augmenta le fanatisme des Chinois et les attaques contre les légations de Pékin et les concessions de Tien-Tsin redoublèrent de violence. Le bombardement causait chaque jour de nouvelles ruines, en particulier dans la concession française que gardaient des marins russes. Le 27 juin, l’est de l’arsenal fut enlevé par les Russes et les Français. Les Russes s’établirent alors entre l’arsenal et l’école militaire et purent ainsi mieux protéger les concessions étrangères. L’arrivée de nouveaux contingents permit de maintenir la communication avec Tong-Kéou et d’éviter un investissement complet. Sur ces entrefaites, les troupes internationales débarquèrent en Chine ; mais, au même moment, suivant un message de sir Robert Hart parvenu à Tien-Tsin le 29 juin, la situation des légations à Pékin devenait des plus critiques.

Les troupes françaises envoyées de l’Indo-Chine comprenaient deux bataillons des 9e et 11e de marine avec deux batteries d’artillerie, placés sous les ordres du colonel de Pélacot. Les approvisionnements de tout genre faisaient complètement défaut à Tien-Tsin. La circulation dans cette ville était devenue très dangereuse, car les Chinois embusqués dans les ruines des masures voisines de l’école de médecine criblaient de balles les rues des concessions. Ils attaquaient nos avant-postes et la gare occupée par les Russes.

Les troupes européennes restèrent sur la défensive jusqu’au 12 juillet, perdant chaque jour quelques hommes par le feu de l’ennemi. Le service des nôtres était particulièrement pénible, car tout le détachement était aux avant-postes et à la gare. À ce dernier poste, les attaques les plus violentes eurent lieu les 4, 8 et H juillet, où nous eûmes quelques tués et de nombreux blessés. Dans la journée du 11, on lutta avec acharnement et les Chinois commencèrent à se retirer, mais il ne fut pas possible de les poursuivre sur un terrain découvert balayé par le tir de l’artillerie ennemie. Ce combat du 11, dans lequel les Anglais et les Japonais éprouvèrent des pertes sensibles, nous coûta dix tués et trente-quatre blessés.

Après ces affaires, le colonel de Pélacot prit l’initiative de provoquer une conférence de tous les commandants supérieurs des troupes alliées, en vue d’une action d’ensemble immédiate sur les positions ennemies. Une attaque générale fut décidée et eut lieu dans la journée du 13 juillet. Les troupes étaient composées de trois mille Russes sous les ordres du général Stoessel qui manœuvraient indépendamment, de deux batteries et deux bataillons japonais, de six compagnies américaines, d’une batterie et d’un bataillon anglais, de deux batteries et de deux bataillons français. Chaque troupe était commandée par son commandant supérieur, mais les différents mouvements étaient exécutés en même temps.

Pendant toute la journée, les troupes alliées furent en contact avec l’ennemi, mais durent ménager leurs munitions. Le feu des Chinois était si intense qu’il n’était pas possible de relever les morts et de faire des ravitaillements ; néanmoins, les soldats français restèrent parfaits de calme et de sang-froid. Le soir de cette rude journée, le bataillon du commandant Feldmann avait seize tués et cinquante-cinq blessés. Sur ces entrefaites, une compagnie japonaise avait pu se glisser dans la nuit, de maison en maison, et atteindre ainsi le pied des remparts. Elle parvint à faire sauter la porte sud ; aussitôt, les Japonais et le bataillon Feldmann s’élancèrent en avant, à la baïonnette, et pénétrèrent dans la ville murée. Les autres points de la défense tombèrent du même coup au pouvoir des alliés.

Ce succès décisif était dû pour une large part à l’entrain et à la ténacité des soldats français et japonais auxquels avait incombé la tâche la plus rude et la plus périlleuse. Il était dû aussi en partie au mouvement exécuté à l’est du Peï-ho par les troupes russes du général Stoessel, renforcées par un détachement allemand qui avait réussi à faire sauter le dépôt de munitions d’un des forts chinois. Les troupes internationales avaient plus de huit cents hommes hors de combat, mais on était maître de Tien-Tsin, de ses forts, de ses arsenaux et d’un matériel de guerre considérable. A la suite d’une entente établie le 15 juillet, un gouvernement provisoire fut installé dans la ville pour assurer l’administration de cette grande cité, en l’absence d’autorités indigènes.

Le 24 juillet, le colonel de Pélacot remit le commandement au général Frey qui avait débarqué le même jour à Takou, venant du Tonkin. A la date du ler août, les troupes françaises renforcées se composaient de trois bataillons d’infanterie de marine et de quatre batteries d’artillerie de marine. Dans une conférence du 3 août entre les généraux des troupes alliées, il fut décidé que l’attaque des positions de Pei-Tsang serait entreprise immédiatement ; ensuite, on chercherait à pousser jusqu’à Yang-Tsoun. Neuf mille hommes de troupes japonaises, anglaises et américaines se rassemblèrent à l’ouest de Sikou, tandis que les Russes, Français, Allemands, Autrichiens et Italiens franchissaient le canal de Lou-Taï et s’établissaient au nord de ce canal sous le commandement du général Stoessel. Le tout était placé sous les ordres du général russe Liniévitch, doyen des généraux présents.

Le 5, les Japonais qui formaient l’avant-garde enlevèrent successivement plusieurs positions chinoises ; ensuite ils se lancèrent à l’attaque des retranchements de Pei-Tsang, soutenus par les Anglais et les Américains, tandis que le général Stoessel faisait entrer en ligne la réserve qui bivouaquait à l’est du Peï-ho, et que le général Frey gagnait You-Nan-Tsoun à travers la plaine inondée et ouvrait un feu rapide sur le flanc gauche des positions de Pei-Tsang. Toutes les troupes étaient exténuées par ces marches et contremarches sous une chaleur torride. Il fallut laisser à Pei-Tsang un grand nombre d’hommes malingres et incapables de prendre part à de nouvelles opérations. Néanmoins, on poussa jusqu’à Yang-Tsoun en manœuvrant à travers champs et en bombardant les positions de l’ennemi. Celui-ci évacuait les retranchements et nos troupes s’y établissaient au bivouac. Une nouvelle conférence entre généraux eut lieu le 7. Il y fut décidé de marcher sur Pékin sans délai afin de porter secours aux légations assiégées. Le lendemain, la marche fut reprise. Les moyens de transport faisaient totalement défaut ; les troupes manquaient de vivres ; en résumé, cette marche forcée fut extrêmement pénible pour tout le monde.

Le 13 août, une réunion des généraux eut lieu à Tong-Tchéou, et le soir même à trois heures les Japonais se portaient sur la route dallée de Pékin. Ils devaient entrer en ville par la porte est pendant que les Russes porteraient leur effort sur la porte nord-est. Les Anglais et Américains bivouaquèrent à 4 kilomètres sur la route de la rive sud du canal. Les Français suivirent la rive nord jusqu’au pont de Palikao qu’ils franchirent et prirent ensuite la route voisine de la rive sud. Ils traversèrent le bivouac des troupes américaines vers cinq heures du soir. C’est là que le général Frey apprit que les Russes, avec lesquels il combinait son mouvement pour entrer dans Pékin, campaient à 3 ou 4 kilomètres de la ville. il partit aussitôt pour les rejoindre.

Les tentatives faites par les colonnes japonaise et russe pour entrer à Pékin par les portes est et nord avaient échoué, tandis que les Anglais et Américains étaient parvenus à s’introduire sans coup férir dans la capitale chinoise. Ce furent les Indiens anglais qui arrivèrent les premiers, vers trois heures du soir, aux légations.

D’après de nouveaux ordres, la colonne française suivait l’itinéraire des Russes et des Japonais. Elle gagnait dans la nuit la porte Ha-Ta-Men et à quatre heures du matin allait camper au milieu des ruines de la légation de France. Il fut alors décidé qu’elle irait dégager au plus vite la mission catholique du Pé-Tang, où Mgr Favier avec une poignée de marins, de missionnaires et quelques centaines de chrétiens était assiégé depuis deux mois. Le général Frey s’entendit à ce sujet avec M. Pichon, notre ministre de France. Il fut convenu qu’on bombarderait d’abord, à titre de représailles, la ville impériale que les réguliers chinois occupaient toujours. Mais, sur la demande du général américain, qui craignait le danger pour ses troupes installées dans le quartier voisin du palais, le bombardement fut interrompu et l’opération pour dégager la mission remise au lendemain.

Le 15, la colonne française n’étant pas suffisament forte, les généraux alliés décidèrent qu’un peloton de cosaques, un bataillon russe et un bataillon anglais seraient mis à la disposition du général Frey. La colonne ainsi constituée, à laquelle vint se joindre M. Pichon avec une partie du personnel de la légation de France, se réunit donc le 16 au matin entre la porte sud et la porte de Tsien-Men ; à huit heures le feu fut brusquement ouvert par notre artillerie à une distance de quatre cents mètres et par les marsouins qui s’étaient glissés à travers les maisons. L’artillerie anglaise appuyait l’action. Après une courte résistance, les Chinois évacuèrent précipitamment la position, laissant entre nos mains une quarantaine de bouches à feu de tout calibre. Les Japonais qui venaient également à notre secours escaladèrent le mur de la ville impériale et réussirent à ouvrir un battant de la porte, mais sans pouvoir aller au delà. Les missionnaires parvinrent à se mettre en relation, au nord de cette porte, avec des fractions de l’infanterie de marine et purent faire prévenir le général Frey que l’ennemi avait dégarni le nord du Pé-Tang, mais se portait en masse vers Si-Hoa-Men. Aussitôt, le général fit diriger deux compagnies de ce côté et, grâce aux échelles placées par les chrétiens sur le mur, le capitaine Marty put pénétrer dans l’enceinte de la mission avec un certain nombre d’hommes et prendre ainsi à revers les positions des Chinois. Cette initiative permit de s’emparer de la première barricade. Alors l’artillerie déblaya l’avenue menant à la ville interdite, puis Français et Russes poursuivirent les Chinois de maison en maison et s’emparèrent de la deuxième barricade, tandis que les Japonais rejetaient l’ennemi dans la direction du vieux Pé-Tang.

Le général et M. Pichon félicitèrent alors Mgr Favier et la poignée de marins français et italiens qui avaient héroïquement soutenu ce siège de deux mois au cours duquel l’enseigne de vaisseau Henry avait été tué. Mais il fallut encore achever la défaite des Chinois qui se battaient en désespérés pour empêcher les alliés de pénétrer dans le quartier impérial. Ce ne fut qu’après une lutte très vive de près de deux heures, au cours de laquelle un grand nombre de soldats chinois se firent tuer sur place, que toutes les positions barricadées tombèrent entre les mains des alliés. On pénétra enfin dans le palais des ancêtres et les drapeaux des nations qui avaient pris part à l’opération furent hissés sur la montagne de charbon qui domine le palais impérial et la ville.

La résistance des Chinois était vaincue. Il restait à purger la capitale et tout le territoire du Petchili des groupes de Boxers et des réguliers débandés qui s’y cachaient. On allait utiliser pour cela le gros du corps expéditionnaire des alliés qui commençait à débarquer à Takou et à Tien-Tsin. Cette dernière ville offrait un spectacle indescriptible. Pas une seule maison n’avait été épargnée par les obus et cette grande cité qui comptait avant la guerre près d’un million d’âmes, avec des maisons construites à l’européenne, n’était plus qu’un triste amas de décombres. La gare était dans un tel état qu’il a fallu la reconstruire ; les locomotives et les wagons étaient brisés, les rails, arrachés. Ajoutez à cela des centaines de cadavres que le fleuve rejetait à la surface, gonflés comme des outres, ainsi que des corps humains mutilés qu’on trouvait presque dans chaque rue et qui dégageaient une odeur insupportable. J’en étais littéralement écœuré et tout ce que je pourrais dire à ce sujet ne donnerait qu’une faible idée de l’effroyable réalité.

La camaraderie entre soldats des différentes nations répondait à ce qu’on pouvait souhaiter. Mutuellement, on désirait se rendre service. J’ai remarqué que les soldats allemands surtout cherchaient à se rapprocher de nous et à nous être agréables de toutes façons. Je me rappelai le mot du général russe Dragomiroff : « La camaraderie est le sentiment qui unit les frères d’armes, qui nous pousse à l’humanité, c’est-à-dire au soulagement de nos semblables ; les soldats de toutes les nations civilisées sont compagnons d’armes ». Oui, en Chine, et surtout au début des opérations, ce furent les privations et les dangers que nous partagions qui rendirent cette camaraderie internationale si charmante et si utile. Un sous-officier allemand qui paraissait très intelligent et qui parlait quatre langues, me dit un jour d’un air convaincu qu’il serait ardemment à souhaiter pour le bien des peuples et pour l’humanité que cette camaraderie internationale des soldats fût propagée partout. — Puis, au lieu de chercher à se faire la guerre ajoutait-il, il vaudrait mieux que tous les peuples civilisés fussent amis. — Oui, sûrement, répondis-je et à ce propos, je vais vous dire quelque chose que vous pourrez raconter chez vous. J’ai servi déjà dans plusieurs régiments et je me suis frotté ainsi de près à des camarades venus de tous les départements de France ; je ne parle pas seulement des soldats de l’active, mais aussi des réservistes et des territoriaux. Eh bien ! croyez-moi, en France on ne veut pas la guerre pour la guerre, on ne cherche à provoquer personne, mais chacun tient mordicus à son honneur et à ses droits et est toujours prêt à se faire casser la figure pour les défendre.

En Chine, comme toujours dans les expéditions coloniales, des mercantis de tous pays, aux visages louches, s’installaient. Leur marchandise consistait principalement en whisky, absinthe, vermouth et autres alcools abominablement falsifiés, mais d’un prix toujours exorbitant. La route de Tien-Tsin à Pékin, occupée exclusivement par les Russes, présentait un spectacle des plus tristes. Du côté de Yang-Tsoun, le pays était complètement inondé. Entre Yang-Tsoun et Pékin, la route était infectée de cadavres d’hommes, de bœufs, de porcs, de chiens, etc. On n’y rencontrait pas un seul habitant.

A Tong-Tchéou, c’était encore plus répugnant. Toutes les rues étaient jonchées de cadavres. Dans une mare j'en ai compté trente-deux flottant les uns sur les autres. Aussi, quelle aubaine pour les corbeaux ! C’est par milliers qu’ils s’y étaient donné rendez-vous.

A Palikao, devant le monument érigé en l’honneur des soldats qui y sont morts en 1860, le colonel nous fit rendre les honneurs et prononça un discours émouvant. Le même soir, nous arrivions au mur de Pékin, ce mur fameux que les missionnaires nous disent avoir 84 kilomètres de développement et dont la hauteur varie entre 6 et 8 mètres. La largeur au sommet est telle que dix hommes peuvent y marcher de front. A partir du mur, il fallut faire encore 12 kilomètres pour atteindre la ville dite impériale, où nos cantonnements furent établis.

La ville de Pékin est loin d’être la capitale que l’on s’imagine en Europe. Elle ne ressemble en rien à une cité européenne. Elle est, assure-t-on, la plus étendue et la plus peuplée du monde entier ; quoi qu’il en soit, je n’ai jamais vu de ville aussi sordide. L’accumulation des ordures et immondices de toute sorte prouve que la malpropreté y a toujours régné. La plupart des rues sont très étroites et éclairées par de petites lampes à huile, de sorte que la nuit l’obscurité y est complète. L’ensemble de l’agglomération urbaine se divise en trois parties : la ville tartare, la ville chinoise et la ville impériale. Celle-ci est la plus riche. Là se trouve le palais impérial qui, sur la demande du corps diplomatique, fut complètement respecté. On convint que chaque nation désignerait une délégation pour y faire une entrée solennelle. Cette cérémonie eut lieu le 18 août.

Il est entièrement faux que le pillage de Pékin soit le fait des soldats européens. La plus grande partie de la ville avait été mise à sac, avant l’entrée des troupes alliées, par les Boxers et les soldats de Tong-Fou-Sian qui s’y étaient livrés à tous les excès pendant deux mois et avaient brûlé des quartiers entiers. Les Européens y sont entrés affamés et manquant de tout ; il est très naturel qu’ils soient allés chercher des vivres dans des maisons non habitées et c’est le fait du hasard que quelques-uns, principalement les Russes, y ont trouvé des objets de valeur échappés au pillage des Boxers. La ville tartare était complètement détruite. Dans la ville impériale, tous les palais furent fermés et gardés par des sentinelles. La légation française fut transformée en ambulance pour nos troupes et les malades y affluaient.

Pendant les premiers jours qui suivirent la prise de Pékin, on fit de nombreuses reconnaissances en ville pour achever d’expulser les Boxers qui y rôdaient encore et menaçaient la sécurité des indigènes paisibles et des militaires isolés. Trois soldats de l’infanterie de marine furent assassinés par eux aux environs de nos cantonnements. Une police très rigoureuse, sous la direction du commandant Brenot, fut organisée pour empêcher le pillage et permettre la reprise du commerce. Les vivres manquaient toujours ; nous ne touchions que la demi-ration de riz, un quart de ration de biscuit et, de temps à autre, un peu de viande de mulet. Jamais ni pain ni vin. A Pékin, la disette battait son plein, tout le commerce était arrêté. On ne pouvait absolument rien acheter ; nous ne recevions pas de solde et tout le monde était rigoureusement consigné aux cantonnements. Autour de moi, c’était une complainte que je connaissais de longue date ! Mais j’étais loin de m’en émouvoir, car il y avait beau temps que j’avais fait mes débuts. Je plaisantais de bon cœur ceux dont la mine était déconfite ; puis, je les encourageais et ils finissaient par rire de notre misère commune.

Les plus beaux hommes des troupes internationales en Chine étaient incontestablement ceux de la cavalerie américaine. Le moins grand d’entre eux mesurait au bas mot 1 m. 80. Les plus petits étaient les Japonais ; mais ces derniers, à défaut de taille, avaient d’excellentes qualités militaires. Ils étaient très disciplinés, adroits tireurs et semblaient dévoués à leurs chefs jusqu’à la mort. Leurs armes et leur matériel de transport étaient d’une propreté remarquable. A propos de l’armée japonaise, qu’il me soit permis de faire ici une petite digression appuyée sur des renseignements que je tiens de deux camarades qui y ont servi comme aides-instructeurs.

L’armée japonaise a été instruite en premier lieu par des Français, à compter de 1871. En outre, en 1879, le Japon a fait appel dans le même but à des officiers allemands. Ceux qui ont vu l’armée japonaise à l’œuvre s’accordent à dire qu’elle peut parfaitement être comparée avec les troupes européennes. La langue anglaise y est de beaucoup la plus répandue ; toutefois la langue française et la langue allemande y sont également très étudiées. A l’École de guerre, un Français et un Allemand d’origine assistés de quelques Japonais enseignent ces deux langues. Enfin, j’ai rencontré plusieurs officiers japonais polyglottes, qui s’exprimaient avec une égale facilité dans toutes les langues européennes qu’on parlait autour d’eux.

L’instruction de l’infanterie japonaise est faite d’après le règlement allemand. L’impression que donne l’ensemble est bonne. Les hommes, sous un aspect menu et chétif, sont accoutumés à la dure et très résistants. Ils ont la passion de leur métier et montrent le plus grand respect pour leurs chefs. La discipline est excellente ; les punitions sont rares et ne sont prononcées qu’à bon escient ; en revanche, elles sont rigoureuses ; la sensiblerie n’en atténue pas l’effet et on peut être sûr qu’elles portent quand elles sont appliquées.

La manœuvre de l’infanterie en ordre serré est exécutée avec beaucoup de précision, mais dans la formation de combat j’ai remarqué un certain flottement et une certaine hésitation pour le déploiement en tirailleurs. Par contre, la souplesse individuelle des hommes dans l’utilisation du terrain m’a paru très remarquable. L’impression que donne la cavalerie japonaise n’est pas aussi favorable que celle produite par les autres armes. Il n’est pas étonnant d’ailleurs qu’à cet égard les Japonais aient encore bien des progrès à faire. Leur pays et leur conformation ne les avantagent pas ; ils se cramponnent à cheval plutôt qu’ils ne s’y tiennent. D’après les hommes compétents, ceux de leurs cavaliers qui sont réellement maîtres de leurs chevaux sont tout à fait une exception. Pour ces motifs, il semble douteux que la cavalerie japonaise puisse, actuellement du moins, faire un bon service d’éclaireurs ou d’exploration ; cependant, durant la guerre sino-japonaise, elle s’est montrée de beaucoup supérieure à la cavalerie chinoise.

Les grades de l’armée japonaise sont ceux de l’armée allemande ; toutefois ils comprennent un maréchal-conseiller, haute fonction dont l’utilité est, même au Japon, très contestée. Des grandes manœuvres annuelles ont lieu au Japon comme en Europe.

Sur ce, revenons à Pékin et voyons ce qui s’y passe. C’est lugubre. Partout des cadavres ou des lambeaux de cadavres ; partout des ossements humains, enveloppés dans des chiffons pourris. L’odeur qui s’en dégageait était telle qu’il fallait s’éloigner et prendre d’autres rues, où l’on retrouvait le même spectacle d’horreur. Dans aucune de mes autres campagnes, je n’ai vu autant de morts ; mais, encore une fois, à qui la faute ?

Sur les instances de Mgr Favier, une nouvelle colonne fut envoyée aux environs de Tong-Tchéou pour dégager les missions catholiques menacées par les Boxers. Tout se passa bien et sans effusion de sang. Sur ces entrefaites, le général Frey dont là santé était très éprouvée, retourna à Takou pour attendre l’arrivée du général Voyron et rentrer en France.

Les ambulances de toutes les puissances regorgeaient de malades. Le matériel que j’ai vu chez les Anglais et chez les Américains, leurs prolonges exceptées, était d’une utilisation bien meilleure que celui des autres nations. Chaussures, effets, harnachements, moyens de transport pour les blessés, tout cela était d’une supériorité incontestable. Les Japonais avaient comme moyen de transport de petites voitures à deux roues très légères, démontables, tout à fait pratiques. Les Allemands, Anglais et Américains, ont employé de grandes prolonges attelées de quatre chevaux ou mulets qui jusqu’à Pékin leur ont certainement rendu service, mais qu’ils n’ont pu utiliser dans les colonnes lancées à l’intérieur du Petchili où il n’existe aucune route. Les Russes, Français et Italiens avaient des voitures à deux roues, sans grande solidité, qu’on avait achetées sur place. Les Russes se servaient en outre de voitures-cuisines à deux roues, avec fourneau et chaudière, réellement très avantageuses, car les aliments étaient préparés pendant la marche et consommés pendant une grande halte ou dès l’arrivée à l’étape ; on évitait ainsi des fatigues aux troupes et on les réconfortait au moment propice.

Le casque colonial allemand avait, à l’arrière, un ressort qui permettait à cette partie de se relever et d’éviter ainsi le contact du havresac qui en effet gêne énormément, surtout lorsque le soldat est chargé d’une gamelle ou autre ustensile de campement.

L’eau et aussi le savon manquaient à Pékin, ce qui faisait du lavage du linge une opération très compliquée. Il y avait également pénurie de médicaments chez toutes les nations. Enfin, la mauvaise qualité de l’eau de boisson amena une épidémie de fièvre typhoïde qui fit de nombreuses victimes dans les corps de troupes de toutes les puissances.

Au milieu du mois de septembre, nous en vînmes à manquer de biscuit. Notre nourriture fut réduite a une demi-ration de riz, un peu de choux sauvages et quelques navets pour toute une compagnie. Au mois de septembre également, un Te Deum fut chanté dans la cathédrale de Pékin, avec accompagnement de musique militaire, pour fêter la délivrance des légations et de la mission. Les généraux et M. Pichon y assistaient. Notre ministre paraissait avoir beaucoup souffert des fatigues et du surmenage qu’il s’était imposés. Les militaires le saluaient respectueusement, car chacun avait reconnu en lui un homme énergique, courageux et plein de cœur. Mgr Favier recevait tout le monde à la porte de l’église avec beaucoup d’affabilité. Aux soldats, il tapait familièrement sur l’épaule avec un bon sourire. Au hasard, il leur distribuait quelques cigares, mais en cachette, car il n’en avait pas assez pour tous et ne voulait pas faire de jaloux.

En vue de l’hiver, qu’on savait très rigoureux, une fouille fut ordonnée dans les maisons abandonnées afin d’y chercher des couvertures. Il fut expressément défendu de toucher à d’autres objets, ainsi que de pénétrer dans les maisons habitées. Chaque corvée était accompagnée d’un officier qui en était personnellement responsable.

Vers le milieu de septembre, on demanda aux chefs de chaque unité de signaler, pour les rapatrier, les hommes qui ne paraissaient pas en état de supporter l’hiver en Chine. Un assez grand nombre se présentèrent.

Le palais impérial était gardé par les nations alliées avec une jalousie et une défiance réciproques dont les Chinois riaient à leurs dépens. Chacune y avait placé un poste et tous ces postes avaient la consigne de s’en interdire mutuellement l’accès. Un jour où j’y étais en sentinelle, une dame anglaise se disant la femme d’un consul en Chine, se présenta à moi et voulut à toute force pénétrer dans l’enceinte. — Madame, lui dis-je très poliment, je suis précisément ici pour vous en empêcher et je vous prie de vouloir bien respecter ma consigne. — Aoh ! s’écria-t-elle, je ferai piounir vô !

Zut ! répliquai-je. — Puis, j’appelai le chef de poste qui, avec quatre hommes baïonnette au canon, fit battre la consule en retraite. Elle nous montra ses grandes dents d’un air de menace, mais je n’en entendis plus parler.

L’indemnité de vivres était fixée pour les soldats à 35 centimes par jour ; nous la touchions, mais il n’était pas possible d’acheter quoi que ce fût ; tout était encore fermé.

Parmi les jeunes soldats qui venaient de France, le découragement s’accentuait. Ils demandaient avec effroi aux anciens combien de temps on allait rester sous ce régime. Pour toute nourriture, nous n’avions que deux cuillerées de riz et 100 grammes de pain noir chacun. Et, comme on travaillait péniblement toute la journée, quand arrivait le soir on tombait de fatigue et d’inanition.

Notre capitaine, M. Vautravers, le même sous les ordres duquel j’avais servi au Tonkin pendant les travaux de route, nous encourageait de son mieux. Nul mieux que lui ne connaissait notre mal, puisqu’il en souffrait lui-même. Mais il y avait dans sa compagnie trop de jeunes soldats qui pour un rien se déclaraient malades. Je me rappelle qu’un jour, sur vingt-neuf hommes inscrits pour la visite, six seulement furent reconnus par le médecin. Naturellement le capitaine était obligé de sévir ; mais il le faisait avec indulgence et bonté, cherchant surtout à remonter les carottiers et à leur faire comprendre leur devoir.

Un jour il réunit la compagnie en mettant les jeunes soldats d’un côté et les anciens de l’autre. Puis, s’adressant d’abord aux jeunes, il leur dit : — Voyons, il faut raisonner. Ce n’est la faute de personne si nous sommes privés de vivres. Demandez à vos anciens qui ont fait d’autres campagnes, ils vous diront que c’est inévitable et qu’ils n’en sont pas morts. Et puis, il en est exactement de même pour les Anglais, les Allemands, les Russes et pour toutes les troupes des autres nations présentes à Pékin. Il faut donc se résigner. Je vous promets que dès que faire se pourra, je vous en récompenserai largement ; d’ailleurs la compagnie a un gros boni et vous seuls en profiterez. Ayez du courage et patientez. — C’était bien parler, mais je me dis in petto : voilà ce que c’est que d’envoyer de trop jeunes soldats en campagne ! Et encore, nous étions pas mal d’anciens pour les encadrer...

A Pékin, le hasard me fit faire la connaissance d’un Chinois qui avait été témoin de l’assassinat du ministre allemand, le baron de Kettler. Je lui demandai de me montrer l’endroit du meurtre. Il m’y conduisit et me raconta la scène. Le diplomate se rendait à cheval au Tsong-Li-Yamen. Des soldats chinois se jetèrent tout à coup à la tête du cheval, firent tomber le cavalier et le tuèrent sauvagement à coups de baïonnette. A ce même moment, tous les ministres étrangers étaient réunis au consulat anglais.

Après la prise de Pékin, il fut établi que le prince Tuan était le principal auteur de l’insurrection des Roxers. Il avait réussi à persuader au généralissime Yung-Lu qu’il fallait s’emparer du gouvernement et que c’était le moment d’agir. Yung-Lu s’était laissé facilement convaincre ; il avait mis en mouvement une partie de son armée où se trouvaient plusieurs princes et tous marchèrent avec les Roxers.

Jusqu’au 24 septembre, jour où je quittai Pékin pour participer à une colonne dans l’intérieur du Petchili, les Dames de France ne nous avaient encore rien envoyé. Nous étions un peu déçus, car leur générosité nous avait toujours comblés dans les autres campagnes. Il faut dire aussi que nous savions par cœur notre menu de tous les jours. Le matin, du riz cuit à l’eau, et le soir... de l’eau bouillie avec du riz. En revanche, on nous sustentait par la lecture appétissante des ordres généraux, où il était souvent question des droits aux vivres en campagne. On nous parlait de 24 grammes de café, de 30 grammes de sucre, de 50 centilitres de vin, de tafia, que sais-je encore ? C’était à faire venir l’eau à la bouche, mais tout cela ne changeait pas l’ordinaire... l’eau et le riz, sans discontinuer.

Une nuit, une de nos sentinelles placée près de la mission fut attaquée par une petite bande de Chinois. Un Chinois allongeait vers elle un long coupe-coupe, mais à peine avait-il esquissé le geste qu’un coup de baïonnette à la tête l’allongeait à terre. Cinq individus de la bande purent être arrêtés. Interrogés, ils répondirent sans hésiter qu’ils voulaient massacrer les catholiques chinois de la mission. Le lendemain, tous furent passés par les armes. Je me suis demandé si les circonstances n’étaient pas vraiment propices alors aux troupes alliées pour mettre fin aux agissements et aux fourberies de tous ces Orientaux. Les Chinois ne pouvant évidemment nous opposer une résistance sérieuse, il eût été on ne peut plus facile de s’emparer des provinces du Petchili et de Canton, où les plus dangereuses intrigues s’étaient toujours tramées contre les Européens. Dans la première, c’était le gouvernement qui agissait ; dans la seconde, un nombre considérable de mandarins formant une société secrète entretenaient des bandes armées dans l’unique intention de massacrer les blancs. Il valait évidemment mieux couper court à tout cela ; il n’en a rien été cependant, et encore une fois on s’est laissé allé à ces sentiments de mansuétude et de sensiblerie déplacées que propageaient en Europe des gens qui ignoraient tout de la Chine et de ses habitants. Malheureusement l’Europe est exposée à payer cela plus tard et le péril jaune peut devenir très vite une réalité si on laisse à ce bloc oriental le temps de s’organiser.

Le 20 septembre, une colonne composée de Français, de Russes, d’Allemands et d’Italiens ainsi que d’une compagnie de débarquement autrichienne, attaqua le fort de Peï-Kiang, situé à 15 kilomètres de Takou, dans lequel des réguliers chinois s’étaient réfugiés après avoir malmené les missionnaires qui se trouvaient dans la contrée. Dans cette attaque, nous eûmes un tué et un blessé ; les Autrichiens eurent quelques blessés. Les pertes des Allemands et des Italiens ne me sont pas connues. Les Russes, qui s’étaient chargés de détruire des mines creusées par les Chinois et communiquant électriquement avec le fort, eurent quarante tués et soixante blessés à la suite d’une explosion. Les Chinois s’enfuirent sur des pirogues que les canonnières des alliés ne purent poursuivre à marée basse. Le village était presque anéanti. Il fut immédiatement occupé par les troupes alliées.

Un ordre général défendait aux petits postes qui se trouvaient attaqués la nuit de répondre par la fusillade. Il leur recommandait de n’employer que les baïonnettes. A Pékin, le poste de la porte ouest était seul autorisé à répondre par des coups de feu. Cet ordre avait pour but d’éviter de tirer sur les Européens, fait qui s’était produit au mois de septembre.

Un jour, l’occasion me fut donnée de voir successivement manœuvrer à Pékin les Allemands, les Japonais et les Italiens. Le maniement d’armes des Allemands est superbe pour la parade et le coup d’œil. Chez les Japonais, l’ensemble est aussi très remarquable. On voit immédiatement que leur discipline est parfaite. Le commandement est bref et sec ; chaque gradé reste bien à sa place. Pas de courses à droite et à gauche, pas de cris, ni d’interpellations inutiles pendant la manœuvre ; une attitude naturellement correcte ; la tête haute, aussi bien chez les officiers que chez les soldats. Je ne puis en dire autant des Italiens. Leur manœuvre était loin de me plaire ; j’y trouvais trop de complication dans les mouvements, principalement à l’école de bataillon où les gradés sont continuellement en course, sans que l’ensemble en aille mieux. Les mouvements étaient exécutés avec une mollesse qui sentait l’habitude du far-niente. Enfin les gradés faisaient... comment dirai-je ? trop de volume. La manœuvre de la cavalerie russe que j’ai eu également l’occasion de voir à Pékin, ressemblait beaucoup à une fantasia arabe ; mais la propreté des armes, des chevaux et du harnachement laissait beaucoup à désirer.

Qui de nous aurait cru, un an seulement avant la guerre de Chine, que des soldats français pourraient être les convives de soldats allemands et choqueraient leurs verres avec eux ? C’est cependant ce qui arriva à la porte principale de Pékin où nous étions de garde. Ils nous invitèrent à leur table où nous fîmes, pour la première fois en Chine, un repas relativement copieux. Je suis obligé de leur rendre cette justice que, pendant cette pénible campagne, ils ont souvent saisi les occasions de nous être agréables.

On avait en Chine une assez mauvaise opinion de l’infanterie américaine, car on savait que les hommes n’y servaient que pour l’argent. Les soldats des nations alliées ne parlaient d’eux qu’en les appelant « les mercenaires », surtout depuis qu’on avait appris par un ordre du général américain Chaffee que plusieurs d’entre eux avaient déserté en Chine. Un soldat espagnol qui avait vécu en Amérique me disait qu’ils en agissent de même dans l’Amérique du Sud, dès que la bonne chère commence à leur manquer.

L’allure des hommes de l’infanterie anglaise les faisait ressembler beaucoup à de grandes poupées mécaniques et prêtait passablement à rire. De tous les soldats présents en Chine, l’Anglais m’a paru de beaucoup le moins sympathique. Chez lui, pas de camaraderie et par contre, de la raideur et de la morgue. Il ne parlait que rarement aux soldats des autres nations. Un jour, que nous étions de garde avec des Anglais, je demandai à l’un d’eux de me prêter son seau en toile pour aller tirer de l’eau au puits. Il fit d’abord la sourde oreille et lorsque je lui répétai ma demande, il esquissa une grimace sans répondre un mot. Puis, comme je haussais le ton, il s’exécuta avec un mouvement d’humeur. J’y allai de mon « Thank you », mais n’obtenant qu’un haussement d’épaules, je répliquai par un geste qui, bien que shocking, mit tous les rieurs de mon côté.

Le 22 septembre, on demanda dans les compagnies des volontaires pour former, sous les ordres du colonel Rondony, une colonne qui devait aller protéger la voie ferrée de Hankéou appartenant à une société franco-belge. Avec d’assez grandes difficultés, mon capitaine me permit d’en faire partie. Nous quittâmes Pékin le 24 septembre au matin, ayant pour tous vivres quelques morceaux de biscuit chacun. Quatre cents porteurs chinois environ nous suivaient. Le soir même, nous atteignions Lou-Kou-Kiao, à 24 kilomètres de Pékin, où se trouvait l’origine de la ligne. La gare était complètement rasée ; une citadelle chinoise voisine et le pont de la voie ferrée étaient occupés par un détachement anglais (Cipahis indiens) qui y avait déjà planté son drapeau. Cette prise de possession n’était pas du goût du colonel qui avait été spécialement chargé de cette mission. Avec la plus grande courtoisie, il invita le commandant anglais à faire enlever son pavillon et sans attendre sa réponse y fit arborer le nôtre. Le lendemain, nous fîmes une reconnaissance dans les montagnes. Le pays semblait calme, mais partout nous voyions la trace des Boxers.

Les vivres et les médicaments nous faisaient complètement défaut ; le pays semblait avoir plus de ressources que la région entre Tien-Tsin et Pékin, mais en attendant nous n’avions à manger qu’un peu de riz et beaucoup de sel. Pendant le séjour à Lou-Kou-Kiao, seuls, les sous-officiers touchèrent à plusieurs reprises un quart de vin parce que, nous dit-on, il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Quelle qu’en fût la raison, cette mesure fit très mauvaise impression sur les soldats. Il en avait déjà été ainsi pendant la campagne de Madagascar où ces préférences avaient quelque peu choqué. Le général Metzinger s’en était d’ailleurs vite aperçu et y avait mis bon ordre dans sa brigade. Rien n’est en effet plus décourageant en campagne que de voir quelques-uns boire et manger pendant que les autres se serrent le ventre, sachant cependant qu’ils ont les mêmes droits. Au surplus, il est bien facile de régler les choses équitablement. Mettons qu’il y ait par bataillon six cents hommes et cinquante sous-officiers. On pourrait, ce me semble, conserver le vin pendant six jours, surtout lorsque l’on sait que le séjour sera d’une durée assez longue, et distribuer ensuite un quart de vin pour deux hommes. En procédant ainsi, on satisferait tout le monde et on éviterait cette chose fâcheuse qui consiste à favoriser cinquante hommes au préjudice de six cents. En campagne, quand les vivres manquent, les anciens soldats se font un devoir de remonter leurs jeunes camarades ; ils leur font comprendre que dans une nouvelle colonie les moyens de transport sont autrement difficiles qu’en France pendant les manœuvres, et que la pénurie de vivres n’est nullement la faute des officiers. Mais quand ils voient les uns manger et boire (ne serait-ce qu’une bouchée de pain et quelques centilitres de vin) et les autres les regarder, les jeunes, encore peu aguerris, cherchent sous prétexte d’anémie à se faire diriger sur les ambulances, et celles-ci s’encombrent, malheureusement au préjudice des vrais malades. Les médecins, pour s’en débarrasser, les évacuent presque toujours. Qui en supporte les conséquences ? Ceux qui restent, car le tour de service de garde et de corvée revient plus fréquemment, les fatigues augmentent et un jour arrive où, avec la meilleure volonté du monde, on n’en peut plus. Alors on est obligé de quitter la colonne et les effectifs fondent à vue d’œil.

Il faut dire aussi qu’en campagne, les troupes de l’arrière mangent et boivent trop volontiers à la santé de celles qui sont en avant.

Le colonel Rondony, en dehors de ce que je viens de dire, nous encourageait de son mieux. D’abord, il nous tenait toujours au courant de ses actions. Dans un de ses rapports, il nous disait que nous devions être fiers de la mission qu’on nous avait confiée, d’être en première ligne. Il nous engageait à nous montrer dignes de la confiance placée en nous. A Lou-Kou-Kiao, presque la moitié du bataillon était atteinte de diarrhée ou de dysenterie. Mais, malgré quelques accès de découragement, les jeunes soldats obéissaient aux anciens. Je suis persuadé que plus tard ils nous en sauront gré. Nous les avons conseillés et guidés pendant toute la campagne, comme c’était notre devoir, comme c’est le devoir de tout gradé et de tout soldat expérimenté, pour peu qu’il tienne à l’honneur et à l’esprit du corps auquel il appartient.

Il était convenu qu’à Lou-Kou-Kiao, en cas de danger, les Français iraient rejoindre les Anglais qui occupaient la cité et qu’on se tiendrait sur la défensive. Pendant un mois nous fûmes au régime du riz et du sel, de sorte que je commençai à ne plus parler de l’alimentation dans mon journal de marche. Un jour cependant, des jeunes soldats de plusieurs compagnies allèrent réclamer verbalement chez le colonel contre le manque de vivres. Celui-ci les admonesta sévèrement. Il leur dit que cette réclamation était indigne de soldats d’une arme qui a l’honneur de porter le drapeau français aux quatre coins du monde. C’était parfaitement juste et tous les anciens furent d’accord là-dessus, sachant bien que le colonel ni aucun de nos chefs n’y pouvaient rien. D’ailleurs nous n’avions pas à rechercher à qui incombait la responsabilité. Dans chacune de mes campagnes, le manque de vivres a toujours eu la- même cause : l’absence ou l’insuffisance des moyens de transport ; et ces moyens, ce ne sont pas nos chefs qui peuvent les créer. Donc nous n’avions aucun droit de nous plaindre, car nous étions tous volontaires et quand on part en campagne, on ne va pas précisément à un banquet. Maintenant que je suis rendu à la vie civile, c’est mon honneur et mon orgueil d’avoir si longtemps bravé les privations et les dangers et d’avoir résisté quand même.

Le 3 octobre, nous fîmes une reconnaissance dans les montagnes, avec la mission de poursuivre et d’enlever un troupeau de bétail qu’on nous avait signalé chez les Boxers. Pendant cette journée, il fallut marcher du matin au soir, sans une seule pause, à travers des montagnes abruptes et sur des cailloux pointus qui nous meurtrissaient la plante des pieds. Le général Oudri, qui avait des mots à lui, aurait appelé cela une étape bien activée.

En chemin, nous rencontrâmes plusieurs mines de charbon à ciel ouvert sur lesquelles furent plantés des drapeaux improvisés. Dans les villages, nous affichions des proclamations invitant la population à venir à nous avec confiance. Enfin, à la tombée de la nuit, nous atteignîmes le troupeau que les Boxers abandonnèrent pour s’enfuir à toutes jambes. Alors nous fûmes métamorphosés en bouviers, y compris le lieutenant qui, un bâton à la main, faisait le chien de garde autour des bœufs. Tout le monde criait : hiii, et hooo. Nous ne revînmes à Lou-Kou-Kiao que tard dans la nuit ; nous étions exténués de fatigue, mais nous avions de la viande fraîche pour plusieurs jours ; depuis longtemps nous ne nous étions pas vus à pareille fête ! Un bataillon étant arrivé de Pékin, on nous envoya occuper Liang-Siang-Shien, village que les Allemands avaient bombardé et où nous revîmes le même triste spectacle que sur la route de Tien-Tsin à Pékin. Nous y trouvâmes des cadavres un peu partout. Les Boxers agissaient en effet avec la dernière cruauté envers leurs propres compatriotes. Les valides qui refusaient de marcher sous leur bannière étaient emmenés de force. Ceux qui se disaient malades, ils les guérissaient en leur coupant la tète.

Le courrier venu de Pékin nous apporta des nouvelles assez tristes. Plusieurs camarades de notre bataillon, qui avaient été évacués récemment pour dysenterie, venaient de mourir. Tout le monde était également éprouvé. Les effectifs diminuaient à vue d’œil. Plusieurs compagnies qui comptaient un mois auparavant cent cinquante hommes, n’avaient plus au mois d’octobre que quatre-vingts hommes environ. Un pareil déchet devait évidemment être attribué au mauvais choix des hommes, car dans chaque compagnie on comptait presque la moitié de jeunes soldats ou de rengagés venant des régiments de la guerre. Les uns et les autres étaient à peine débarqués en Chine qu’ils avaient déjà la nostalgie, maladie qui mine l’homme et le rend morose, indifférent à tout et incapable d’une action énergique. A mon sens, il ne suffit pas de viser au nombre dans une expédition coloniale. Il vaut sûrement mieux réduire l’effectif des unités et choisir des hommes sur lesquels on puisse compter. Nous avons là-dessus assez d’exemples et de leçons. Il conviendrait d’en profiter.

Le 9 octobre, laissant un bataillon à Lou-Kou-Kiao, nous avançâmes jusqu’à Liou-Li-Ho, localité très importante, située sur la rivière du même nom, que les Allemands avaient également bombardée. Dès notre arrivée, on nous signala la présence d’un fort détachement de Chinois, des réguliers disait-on, qui étaient chargés par Li-Hung-Tchang de la répression du mouvement boxer. Notre colonel se tenait néanmoins sur ses gardes et faisait surveiller étroitement cette troupe. Ma compagnie fut envoyée sur le flanc droit de la colonne, avec mission de requérir des voitures, mulets, bœufs et porteurs. Vers midi, nous atteignîmes une localité entourée d’un mur formidable. C’était le premier village entièrement habité que je voyais sur le territoire du Petchili. A la porte d’entrée, nous fûmes reçus par les autorités chinoises en tenue de cérémonie. Les visages exprimaient la peur, mais conservaient le sourire aux lèvres. Ce sourire grimaçant, faux et traître des Chinois, combien de fois ne m’a-t-il pas exaspéré ? Nous avions fait à Quang-Tchéou-Wan l’expérience des fourberies qu’il peut dissimuler. Quoi d’ailleurs de plus significatif que ce proverbe, courant dans le Céleste Empire et qu’un mandarin m’a cité : « En regardant la bouche qui sourit, on n’aperçoit pas le rasoir qui tranche ! »

Par l’intermédiaire de notre interprète, notre capitaine expliqua le but de sa mission. Il demandait qu’on mît à notre disposition dix voitures attelées, quinze mulets, vingt bœufs et cent porteurs, le tout devant être payé à Liou-Li-Ho. Il prévenait en même temps qu’au premier mouvement d’hostilité de la part des habitants, les mandarins seraient passés par les armes. Des sentinelles doubles furent placées aux quatre coins du village. Vers quatre heures de l’après-midi, tout ce qu’on avait requis nous était livré. Nous quittâmes l’endroit sans incident et nous allâmes bivouaquer près d’un ruisseau. Le lendemain au point du jour, la compagnie fut fractionnée en deux groupes qu’on envoya réquisitionner encore des porteurs, des voitures et du bétail absolument indispensables à la colonne. Les prix étaient fixés par les mandarins et on ne marchandait jamais. Vers midi, les deux fractions se retrouvèrent au point de départ ayant réquisitionné en tout quinze mulets, quarante bœufs et trois voitures ; quant aux porteurs, on n’avait pu en recruter qu’un petit nombre, tout le monde s’étant enfui à notre approche. On se mit alors en route pour rejoindre la colonne à Liou-Li-Ho où nous arrivâmes dans la soirée. En route, le capitaine s’était vu dans la nécessité de faire fusiller un porteur chinois qui excitait les autres à déserter. Ces exemples sont parfois inévitables en campagne, quand il s’agit du salut d’une colonne.

Peu après, on fut obligé de renvoyer au Tonkin tous les Annamites, tirailleurs et coolies, pour leur éviter les rigueurs de l’hiver. Cette partie de la Chine est complètement dépourvue de ces bambous qui, dans d’autres régions, rendent un réel service aux troupes en campagne. Au mois d’octobre, le froid commençait déjà à être très sensible. On supportait dans la journée la capote et la vareuse ; la nuit, nous gelions dans nos cases dépourvues de portes et de fenêtres. Le 13, je vis pour la première fois un convoi de chameaux chinois à deux bosses, dont l’allure était plus lente et plus lourde que celle des chameaux d’Algérie. Les nouvelles que nous recevions de Pékin étaient de plus en plus tristes. La mort y continuait son œuvre néfaste en fauchant journellement des jeunes gens restés à la portion centrale des régiments. Ma compagnie qui au début de la campagne comptait un effectif de cent cinquante hommes, était réduite à soixante-dix au milieu d’octobre. C’était, dans l’espace de moins de trois mois, plus de la moitié du personnel hors de combat. Ces chiffres expliquent que si le départ de France pour une expédition se fait toujours avec un certain enthousiasme, il n’en est pas souvent de même pour le retour !

Le 13 au soir, une colonne internationale venant de Pékin, composée de Français, d’Allemands, d’Anglais, d’Italiens et commandée par un général anglais, arriva à Liou-Li-Ho. C’était une belle occasion de voir et de juger ces troupes en marche. Après une étape de 50 kilomètres tout d’une traite, les Italiens, et je le dis impartialement, me semblaient être les plus fatigués. Ils avaient le plus grand nombre de traînards et d’éclopés. Ces derniers, je les ai comptés par paquets de dix à quinze hommes. L’ajustage défectueux de leur tenue de campagne était probablement pour beaucoup dans cette débandade. Dans un couvrepieds qu’ils portaient en bandoulière, tout leur linge et leurs vêtements de rechange étaient enveloppés. Ils y avaient attaché aussi leurs outils de campement et leurs chaussures, arrimage qui leur oppressait la poitrine et rendait la marche excessivement pénible. En outre la qualité de leurs chaussures était détestable. Aussi un assez grand nombre d’hommes marchaient-ils pieds nus.

Autant que j’ai pu en juger, la cavalerie anglaise se tenait et marchait dans un ordre parfait. Ses chevaux étaient superbes, bien entretenus, harnachés en cuir jaune. L’équipement des hommes était de la même couleur.

La marche de l’infanterie allemande me fit également bonne impression ; le pas était normal, les hommes ne montraient pas trace de fatigue. Ils portaient des havresacs en peau de chèvre et, comme chaussures, des bottes à courtes tiges. Mais je n’ai pas trouvé leurs ustensiles de campagne pratiques. Chaque homme avait sa marmite de cuisine. L’inventeur de ce système a oublié qu’en campagne un assez grand nombre d’hommes, surtout parmi les jeunes soldats, arrivant à l’étape exténués de fatigue, aimeront mieux se coucher que de préparer eux-mêmes leur repas ; au contraire, lorsque le repas est fait par escouade, il se trouve toujours, ou on commande au besoin, un ou deux hommes pour faire la popote des camarades. En outre, la cuisine individuelle crée des difficultés de toute sorte aux chefs d’escouade pour la distribution des vivres, et franchement, les caporaux ont déjà assez à faire en campagne sans qu’on complique leur tâche.

Tous les officiers étrangers saluaient les nôtres du sabre en passant devant eux ; de cordiales poignées de main s’échangeaient, signe qu’on avait déjà fait connaissance quelque part.

Le lendemain de l’arrivée de la colonne, ma section fut désignée pour aller occuper provisoirement un village nommé Cho-Ko-Tien, pendant que notre bataillon allait se concentrer à Tcho-Tchéou. Dans ce village se trouvait une mine de charbon sur laquelle notre drapeau fut hissé. Aucune troupe des alliés n’était avec nous. A propos de la colonne internationale qui passa une soirée à Liou-Li-Ho, j’ai constaté avec tristesse que, malgré les écriteaux que nous avions placés aux quatre coins de la ville pour indiquer que celle-ci était sous la protection des troupes françaises, les étrangers ont tout pillé et même tué quelques habitants qui avaient refusé de se laisser dévaliser. Il faut certainement attribuer au manque de vivres ces excès coupables. Mais les habitants conserveront sûrement une triste opinion de la civilisation et du progrès européens qu’on leur avait tant vantés. Il faut rejeter aussi la faute sur la mauvaise organisation du service de ravitaillement, qui était pitoyable au même degré pour les troupes de toutes les nations. Quant à l’humanité, ce sont toujours nos troupes qui en ont eu le plus de souci. Ce sont toujours elles qui ont empêché de piller et de tuer les indigènes en les plaçant sous leur protection.

Aussitôt arrivés à notre poste, notre premier soin fut d’entourer nos cases de tranchées. La nuit, tout le monde veillait. Nous allâmes aussi reconnaître tous les villages qui nous environnaient. La population nous accueillit avec une méfiance visible que ne parvenaient pas à dissimuler les sourires faux et sournois qu’on nous montrait. D’ailleurs sur notre passage on fermait toutes les portes. Quelques maisons étaient barricadées. Détail à noter, nous ne rencontrions jamais une jeune femme. Le sexe féminin était représenté par un lot de vieilles mégères ridées et édentées ou par des enfants en bas âge, même dans les localités où les habitants ne nous fuyaient pas.

Le 18 octobre fut une fête pour nous. Je l’ai noté comme journée mémorable parce que, pour la première fois en Chine, on nous donna du pain mangeable et la ration de vin entière ! Quelle aubaine, après tant de mois de privations ! Seuls, ceux qui avaient souffert comme moi purent se faire une idée de la joie que je ressentais. D’ailleurs, connaissant la bonté et le souci de notre capitaine pour ses hommes, j’étais presque convaincu qu’il nous avait envoyé la première fournée de pain, sans peut-être en avoir goûté lui-même.

Dans nos reconnaissances, nous prîmes les armes à la main deux Boxers qui furent envoyés à Liou-Li-Ho, condamnés à mort et exécutés. Entre temps, une colonne allemande poursuivit une autre bande de Boxers et lui enleva de vive force la ville murée de Liang-Sang-Shien. Quant à la colonne internationale, qui se concentrait à Chou-Tchéou et qui était commandée par un général anglais, elle détacha le colonel Lalubin qui commandait les troupes françaises pour s’emparer de Pao-Ting-Fou, où les Boxers régnaient encore en maîtres.

A Liou-Li-Ho, une ambulance fut installée avec un médecin français et des infirmiers allemands. Par un ordre général, nous apprîmes que le colonel Drude marchait avec les zouaves sur Chan-Haï-Quan que les Russes occupaient déjà. Ceux-ci prirent nos troupes pour des Boxers et tirèrent sur elles. Les zouaves ne sachant pas à qui ils avaient affaire répondirent par des feux de salve. Il y eut ainsi de leur côté deux morts et sept blessés et, du côté des Russes, trois morts et quatre blessés. Quand l’erreur fut reconnue, les Russes vinrent embrasser les zouaves en pleurant ; les larmes coulaient, mais l’irréparable était fait. A la suite de ce triste événement, le général en chef prescrivit à toutes les colonnes de déployer le drapeau avant d’arriver à des endroits qu’on soupçonnait occupés par des troupes d’autres nations. Enfin, il était triste de constater que parmi six grandes puissances représentées en Chine, les Russes seuls ne connaissaient pas nos zouaves.

À cette occasion, je me permets de critiquer la tenue de ceux-ci. Il n’est pas admissible qu’on affuble un soldat d’une nation civilisée d’un vêtement qui lui donne l’apparence d’une femme excentrique et qu’on l’envoie aussi grotesquement et aussi incommodément habillé aux colonies. Avec son pantalon bouffant, qu’il traîne comme une jupe, le zouave marchant dans une forêt s’accroche partout. Son veston, trop court et échancré, ne peut l’abriter contre le froid ; enfin le turban achève de le ridiculiser. En Chine, la tenue des zouaves a provoqué l’hilarité générale parmi les troupes des nations étrangères ; les Chinois eux-mêmes s’esclaffaient en les voyant passer.

Au mois d’octobre, notre colonel supprima une ration de vin à tout le monde, pour l’exemple, parce qu’on avait brisé une statuette du culte bouddhiste dans une pagode. Peu après, le convoi venu de Pékin nous apprit que les Russes avaient donné une fête en l’honneur des zouaves qu’ils avaient blessés à Chan-Haï-Quan. A ce propos, des décorations russes furent décernées aux victimes de cette déplorable méprise.

Sur ces entrefaites, un ordre général nous annonça l’arrivée du maréchal allemand de Waldersee qui venait prendre le commandement supérieur des troupes internationales en Chine. L’utilité de ce maréchal en Chine était aussi justifiée que celle du maréchal-conseiller au Japon. Il sembla à tous que ce haut personnage n’était envoyé que pour éblouir le monde. C’était en effet toute une cour qu’il traînait avec lui, entre autres un cuisinier français qu’il payait 12 000 francs par an. Un prêt franc de 33 francs par jour ! A ce compte-là, j’en connais beaucoup qui passeraient volontiers toute leur vie en campagne.

La mortalité à Pékin et à Tien-Tsin ne diminuait pas ; les hôpitaux et ambulances étaient combles. Le 29 octobre, les Allemands livrèrent encore aux réguliers chinois, près de la Grande Muraille de Chine, un combat qui leur coûta trois morts et huit blessés. C’est cette muraille qui, avant l’annexion de la Mongolie à la Chine, formait la frontière de ces deux pays ; j’aurai du reste encore l’occasion d’en parler. Dans le but d’activer les négociations et pour peser sur le gouvernement chinois, il fut décidé qu’on irait occuper les Tombeaux impériaux qui se trouvent à 180 kilomètres environ de Pékin, du côté de la Mongolie, et où sont inhumés les ancêtres de la dynastie actuelle. Le colonel Rondony fut chargé de s’y rendre avec sa colonne et de s’y établir jusqu’à nouvel ordre. Cette expédition dans l’intérieur du Petchili resta pour moi un véritable mystère. Dans mes autres campagnes, je savais toujours ce que nous faisions, où nous allions, mais cette fois je ne fus jamais renseigné sur rien. Qu’attendait-on de nous ? Et pourquoi ? Le colonel même ne le savait souvent pas. D’après les ordres reçus, nous marchions indéfiniment dans les montagnes ; nous les contournions ; nous faisions des marches et contre-marches. On formait à chaque instant de nouvelles colonnes ; on changeait de direction sans jamais savoir exactement le but poursuivi.

Le 30, nous reçûmes l’ordre de rejoindre Liou-Li-Ho. Pauvre compagnie ! De plus en plus elle allait en s’affaiblissant. Le capitaine avait une congestion du foie, le lieutenant avait la gale et le médecin-major... la fièvre. Je vis passer à Liou-Li-Ho plusieurs convois de malades anglais évacués en arrière. Le dernier comptait exactement trente, hommes. Chaque malade était porté par quatre coolies indiens dans un hamac de toile verte, carré et hermétiquement fermé. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les Anglais et les Américains avaient en Chine des moyens de transport beaucoup plus pratiques que ceux des autres nations, mais l’organisation elle-même de leurs services de transport et de ravitaillement était très mauvaise et même dangereuse. Leurs convois étaient d’une longueur interminable. On aurait dit qu’ils employaient un régiment du train des équipages pour ravitailler un bataillon d’infanterie ; et ces convois sans fin n’étaient accompagnés que par quelques cavaliers qui, naturellement, ne pouvaient surveiller tout ; je me suis demandé souvent comment tout ce monde s’en serait tiré en cas de surprise ou d’attaque.

Le 1er octobre, je vis, pour la première fois, notre infanterie de ligne faire son apparition en Chine. Elle ne ressemblait pas, heureusement, aux jeunes gens du 200e pendant l'expédition de Madagascar. Les hommes avaient bonne mine. Il est vrai qu'ils venaient à peine d'arriver et qu'ils n'avaient encore subi aucune épreuve ; je ne pouvais donc pas les juger à coup sûr, mais ils m'inspiraient beaucoup plus de confiance que ceux du 200e. Un grand nombre d'entre eux étaient âgés de vingt-cinq à trente ans et robustes. C'étaient des hommes de la réserve engagés pour la durée de la campagne, auxquels l'État allouait une prime de 200 francs.

On n'a jamais pu savoir exactement l'effectif des troupes alliées en Chine à cause de leurs déplacements continuels. Les uns arrivaient, d'autres partaient. Cependant, au mois d'octobre, on estimait l'effectif des Français à 17 500 hommes, des Allemands à 19 600, des Anglais à 14 500, des Russes à 15 000, des Japonais à 13 000, des Italiens à 2 000, des Américains à 1 600, et des Espagnols à 1 000 ; soit un total de 84 200 hommes. Après la campagne, une partie de l'armée russe regagna Port-Arthur. Des réserves furent laissées par la France, en Indo-Chine ; par l'Amérique, aux Philippines ; par les Anglais et les Allemands, à Hong-Kong et à Kiao-Tchéou. Les Russes eurent en outre des troupes mobilisées à Port-Arthur, prêtes à accourir au premier signal. Les Japonais prirent des mesures analogues. Enfin les Russes envoyèrent des troupes occuper provisoirement la Mandchourie. Nous savons ce que ce provisoirement voulait dire.

Pour qui n'a pas assisté à cette campagne, il serait difficile de se faire une idée de la rivalité qui régnait entre les alliés. Ainsi, au commencement du mois d'octobre, une colonne composée de Français, d'Allemands, d'Anglais, d'Italiens, et commandée par un général anglais, reçut la mission précise d'occuper Pao-Ting-Fou et les Tombeaux impériaux. Mais à Chou-Tchéou, les troupes des diverses nations se séparèrent sans crier gare du chef de la colonne ; chacune prit une route différente avec l'intention d'éclipser le voisin, cherchant, par des sentiers plus ou moins praticables, à arriver la première, soit à Pao-Ting-Fou, soit aux Tombeaux ; personne ne s'occupait plus du général anglais et le commandement de la colonne restait littéralement en panne. Le combat du 29 octobre, où les Allemands trouvèrent bon d'aller jusqu'à la Grande Muraille de Chine et où les réguliers les attaquèrent, fut la conséquence de cette rivalité singulière et conduisit du reste à verser du sang inutilement. Après ce combat, les Allemands reprirent le chemin de Pékin sans s'occuper de personne. Et voilà ce qu'on a appelé le concert des puissances en Chine !

Mon bataillon ayant réclamé les hommes qu'il avait prêtés pour la formation de la colonne de Lou-Kou-Kiao, je rejoignis ma compagnie. Le même soir j'arrivais à Tcho-Tchéou, ville entourée d'un mur très épais et crénelé. Je n'oublierai jamais le spectacle que j'eus à mon entrée dans cette ville. A la porte par où je pénétrai, quinze têtes humaines suspendues au mur par des cordes semblaient me regarder en faisant des grimaces épouvantables. A Tcho-Tchéou, j'appris avec beaucoup de tristesse le suicide du capitaine D... à Pékin ; c'était mon ancien lieutenant au Dahomey, et j'en avais gardé un excellent souvenir.

Un jour, dans une marche, nous rencontrâmes deux journalistes, l'un anglais et l'autre américain. A eux deux, ils employaient trois voitures et embarrassaient toute la route. Il en est ainsi dans chaque expédition. Ces messieurs de la presse prennent des licences que le général en chef lui-même ne se permettrait pas. Je me suis souvent demandé quelle nécessité il y avait d'admettre dans une colonne des artistes qui ne rendent aucun service et encombrent tout le monde. Les deux que j'ai vus à l'œuvre, et je spécifie bien que c'étaient des étrangers, rapinaient presque autant que les Boxers, ce qui n'est pas peu dire. Sur leurs trois voitures, ils avaient empilé de tout : bibelots, armes, soieries, porcelaines, costumes de mandarins et autres objets de valeur. Après cela ils pouvaient, mieux que personne, raconter au public en termes indignés les scènes de pillage qu’on commettait en Chine. Tout de même, si j’avais été à la place du général en chef, je les aurais envoyés « suivre les opérations » ailleurs.

Le lendemain, la marche fut reprise et j’arrivai le soir à Laï-Shu-Sien, ville entourée d’un mur comme Tcho-Tchéou. Là également, des têtes chinoises suspendues à l’entrée faisaient la grimace aux arrivants. Dans cette ville, un médecin chinois fut chargé de soigner les soldats français malades et ces derniers n’eurent qu’à s’en louer. Le lendemain, j’étais à I-Tchéou. Encore une ville murée et des têtes suspendues au mur, renfermées dans de petits paniers tressés à jour. I-Tchéou était la résidence du plus grand mandarin de la province. Il commandait depuis Tcho-Tchéou jusqu’aux Tombeaux impériaux, inclusivement. Je vis flotter dans cette ville des drapeaux de plusieurs nations, mais j’y cherchai en vain le drapeau français. De là, je doublai l’étape et j’atteignis, à dix heures du soir, Si-Ling.

Si-Ling est l’entrée de l’enceinte des Tombeaux impériaux ; on y pénètre par une voûte qui traverse une épaisse muraille construite entre deux montagnes. En quittant Si-Ling, je me trouvai au milieu d’une forêt de sapins où je m’accrochais à chaque instant, car il y faisait noir comme dans un four. Plusieurs fois, je me suis perdu dans les mille sentiers qui la sillonnaient. Enfin, vers onze heures du soir, j’arrivai à Mou-Ling où se trouvait ma compagnie. Je fus reçu par des cris répétés de : Halte-là ! poussés par plusieurs sentinelles qui ne me reconnaissaient pas, car je portais un costume qui n’était guère celui d’un soldat français. Avec mes effets en lambeaux, j’avais plutôt l’air d’un brigand armé. À peine avais-je déposé mon maigre bagage qu’on m’annonçait que la compagnie partait au point du jour en reconnaissance. — J’en ferai partie, dis-je au sergent. — À cinq heures du matin, nous quittâmes Mou-Ling et nous entrâmes immédiatement dans les montagnes, par une température glaciale. Le sentier qui, d’après l’itinéraire adopté, devait nous conduire à une grotte, était tellement étroit qu’on ne pouvait même pas marcher à la file indienne. À chaque instant, on entendait un camarade pousser un… nom de Dieu ! et en même temps, perdre l’équilibre et tomber à terre. Plusieurs hommes furent ainsi blessés aux mains ou aux jambes et trois eurent leurs fusils cassés. Mais quand nous arrivâmes à cette fameuse grotte, une bande de Chinois armés de sabres et de lances nous y attendaient dans une attitude qui ne nous laissait aucun doute sur leurs intentions. Il nous était tout à fait impossible de nous déployer. Le capitaine Vautravers qui marchait en tête les somma de déposer les armes et, voyant quelques Chinois s’approcher de lui, il crut que sa sommation avait produit son effet. Mais, subitement, deux grands gaillards se détachèrent de la bande et l’un d’eux lui allongea un coup de sabre qui l’atteignit en plein visage et lui fit une blessure assez profonde. En un clin d’œil, le capitaine qui était grand et robuste empoigna mon lascar de la main gauche et lui serra la gorge à l’étouffer, tandis que de l’autre main il dégageait son revolver de l’étui et tirait sur le second Chinois qui s’apprêtait à lui envoyer un coup de lance. La première cartouche rata, mais une seconde le tua net. Celui que le capitaine tenait toujours en respect avec la main gauche, voyant son camarade étendu par terre dans la position « ne bougeons plus », n’avait pas précisément envie de rire. Toute cette scène se passa en beaucoup moins de temps que je n’en mets pour la décrire. Un sergent et deux hommes qui se trouvaient en tête de la compagnie se précipitèrent au secours de notre courageux capitaine qui, après ce coup, avait été entouré d’autres Chinois. Ils le dégagèrent par des mouvements d’escrime à la baïonnette. Pendant ce temps, la compagnie entière avait réussi à gagner le sommet de la montagne et, baïonnette au canon, courait sus au reste de la bande qui commença bientôt à exécuter un mouvement de repli qu’on ne peut cependant pas qualifier de retraite, puisque nous avions encore du monde en avant, à notre droite et à notre gauche. Il était impossible de se déployer sur ce terrain hérissé de rochers pointus. Il fallut se contenter d’envoyer des feux de salve en restant sur place. Le capitaine ne voulait pas risquer une poursuite sur un sol pareil et en l’absence de tout sentier. Il nous fit tirer sur les fuyards tant qu’ils furent visibles ; après quoi on reprit le chemin de Mou-Ling en faisant un détour. Dans cet engagement de la grotte, ce fut certainement au courage presque téméraire et au sang-froid de notre capitaine que nous dûmes de n’avoir ni morts ni blessés. Coïncidence bizarre ! Exactement un an auparavant, j’avais assisté à Quang-Tchéou-Wan au combat de Mac-Giang où l’adjudant Rozier et le soldat Pister avaient perdu la vie et où j’avais failli moi-même laisser la mienne. Arrivés au pied de la montagne, nous trouvâmes dix-huit cadavres chinois complètement nus. C’étaient probablement les morts du combat du 29 avec les Allemands ? Je ne m’expliquai pas pourquoi on les avait ainsi allégés de leurs vêtements.

Le lendemain, j’eus hâte de visiter les fameux Tombeaux impériaux. Ce sont des pagodes immenses, d’un art chinois consommé, entourées d’un mur de 4 à 6 mètres de hauteur. Les dépouilles mortelles des empereurs, des impératrices, des princes et des princesses du sang impérial reposent dans des mausolées bâtis au centre d’une cour. Chacun d’eux est entouré d’un mur ovale d’une hauteur de 4 mètres environ. Les uns sont en briques, les autres en pierre ou en marbre. Tout est hermétiquement clos. Détail à noter, chaque membre de la famille impériale chinoise choisit de son vivant l’emplacement de sa sépulture. Ainsi l’empereur, décédé depuis, qui régnait au moment de l’expédition, avait, quoique très jeune, déjà choisi sa dernière demeure que marquait une énorme pierre enfoncée en terre. Deux ou trois fois l’an, toute la famille impériale fait un pèlerinage aux Tombeaux.

Notre prise de possession de la nécropole impériale fut marquée par un léger incident.

Le colonel Rondony avait reçu la délicate mission d’occuper les Tombeaux. Les Allemands, par jalousie, voulurent s’emparer de quelques groupes de sépultures (ces groupes sont distants de plusieurs kilomètres) et cherchèrent à dépasser notre colonne en s’avançant par des sentiers détournés. Le colonel était accompagné par un peloton monté sur des mulets et par un interprète chinois qui connaissait à merveille tous les chemins. Il arrivait partout le premier, et plaçait près de chaque groupe des sentinelles avec une consigne écrite, libellée ainsi : « Défense de laisser passer aucun militaire d’une nation étrangère sous peine de mort. » Cependant, arrivé au groupement de Taï-Ling, il trouva des Allemands qui le menacèrent de tirer sur lui et sur ses cavaliers s’il cherchait à s’avancer. Mais ils comptaient sans le courage et la ferme volonté de notre chef qui, pour toute réponse, piqua une charge avec ses cavaliers. Les Allemands n’osèrent pas faire feu ; d’ailleurs, le maréchal allemand de Waldersee, informé de l’incident, leur fit abandonner ce groupe de tombeaux et seuls les Français continuèrent à l’occuper.

Il existe treize groupes de ces tombeaux. Chacun d’eux, ainsi que le village qui se trouve à proximité, porte le nom du premier personnage qui y a été enterré. Dans les divers mausolées reposent quarante-sept dépouilles mortelles de sang impérial ; ceux de six groupes sur treize restent vides, les morts ayant été exhumés parce qu’ils étaient isolés, et transférés dans d’autres parties de la nécropole. La maçonnerie de chaque caveau ressemble à s’y méprendre à un réservoir d’eau de nos stations de chemin de fer, avec cette différence que le haut est fermé. Chaque groupe de tombeaux a sa garde spéciale armée de lances et de sabres.

L’annonce d’un convoi de Pékin nous mit l’eau à la bouche ; il était question de pommes de terre que les Dames de France faisaient parvenir au corps expéditionnaire. C’était une nouvelle et délicate attention de la part de ces Dames, si généreuses à l’égard des soldats. Dans nos troupes en campagne, elles sont justement populaires et leurs dons sont toujours appréciés… surtout quand ils parviennent. Cependant, notre ordinaire ne changea pas ; malgré l’avis reçu, nous restâmes toujours à la demi-ration. Les pommes de terre des Dames de France étaient parfaitement arrivées, mais c’étaient ces messieurs de l’arrière qui les avaient consommées… à notre santé.

En novembre, un grand nombre d’hommes furent atteints de la gale. En outre, la dysenterie régnait parmi les troupes qui occupaient les Tombeaux.

Sur ces entrefaites, la température descendit à 14 degrés au-dessous de zéro. À Mou-Ling, nous étions à 18 kilomètres de la Grande Muraille, qui séparait jadis la Mongolie de l’Empire céleste. Cette contrée, malgré l’importance que lui donnaient les sépultures impériales, était très pauvre et très peu habitée. La culture y était presque nulle. Nous étions littéralement encaissés dans les montagnes, à peu près comme à Lang-Son au Tonkin. La Grande Muraille, couronnant presque constamment les crêtes, se développe sur un parcours immense. Sa construction cependant n’a demandé, dit-on, qu’une trentaine d’années. Dans l’espace de deux mois et demi nous avons parcouru tout le Petchili jusqu’à la Mongolie. La fièvre typhoïde avait fait des victimes parmi nous. Dans ma compagnie, un caporal-fourrier nommé Hennik mourut de cette terrible maladie. La cérémonie funèbre eut lieu dans une pagode des Tombeaux impériaux, célébrée par notre aumônier. Le catafalque et les candélabres en or qui avaient servi jadis pour les obsèques des empereurs ou des princes furent employés pour celles de notre pauvre camarade.

Sur l'indication d'un de nos missionnaires, parfaitement renseigné, nous avions découvert dans les tombeaux de Chan-Ling trente caisses qui contenaient de l'orfèverie et de l'argenterie d'une valeur estimée à 100 000 francs. Ces caisses étaient enterrées au milieu de la pagode et recouvertes de pierres.

Cette prise fut envoyée sous bonne escorte à Pékin.

Le 14 novembre, un convoi venu de Pékin nous annonça que les troupes de l'arrière touchaient les effets d'hiver envoyés par la métropole ; ils se composaient de bérets, capuchons, bas et chaussettes de laine, gants, peaux de mouton, passe-montagnes et cache-nez. En Chine, comme dans toutes mes autres expéditions, ce furent encore les troupes de l'arrière qui profitèrent le plus de toutes les fournitures et de toutes les douceurs que la métropole faisait parvenir au corps expéditionnaire. Trop souvent, ceux qui triment à l'avant entendent bien parler de ces envois, mais n'en connaissent jamais la couleur ; c'est ce qui nous est arrivé maintes fois pour les pommes de terre, le papier à lettres et beaucoup d'autres choses encore. J'ai pensé aussi que ces effets d'hiver, dont le besoin cependant se faisait grandement sentir, nous parviendraient peut-être avec un léger retard, pour la période des chaleurs, par exemple... En attendant, le thermomètre baissait de jour en jour. Le froid était devenu insupportable dans nos misérables cases, où les vents pénétraient partout et crevaient aux fenêtres les carreaux de papier qui remplaçaient les verres à vitre. Pas de bois pour nous chauffer ; et pendant ce temps, ceux de l'arrière habitaient des palais hermétiquement clos, où des fourneaux bourrés de charbon entretenaient une température de serre chaude. Et voyez pourtant jusqu'où va l'esprit de contradiction ! Dans aucune de mes campagnes, je n'ai voulu accepter de faire partie de ces troupes de l'arrière ! C'est en effet à l'avant qu'on agit et, malgré les vicissitudes qu'on éprouve, ce n'est que là qu'on vit véritablement une campagne.

Notre capitaine fut cité à l'ordre du jour pour sa courageuse attitude à l'affaire de la grotte. Dans le même ordre, le général en chef nous engageait à nous méfier et à nous tenir constamment sur nos gardes contre les attaques imprévues et sournoises des Chinois. Tout le monde remarqua le silence complet de l'ordre sur tout ce qui se passait en dehors de notre colonne. Que faisaient les 16e et 18e régiments coloniaux ? Mystère !

Le 18 novembre, nous touchâmes enfin les effets d'hiver, mais pas au complet. Le contraire eût été trop beau. On nous envoyait seulement les bérets et les capuchons. Quant aux autres effets, j'ai pensé qu'on avait envoyé nos mesures en France pour les confectionner. Alors je me suis dit : ce sera pour le mois de juillet, quand le Peï-ho sera dégelé.

A vrai dire cependant, tout commençait à aller mieux. Les convois de vivres nous parvenaient régulièrement. Nous avions du vin et du tafia. Certes, j'ai maintes fois « ronchonné » in petto quand il fallait faire de longues étapes sans nourriture, mais je ne me rappelle pas avoir jamais formulé une plainte à ce sujet. D'ailleurs, Napoléon n'a-t-il pas dit que « le vieux soldat ronchonne, mais marche quand même ». Puis en campagne, on doit savoir tout supporter. Le commandant de notre colonne m'avait désigné comme porte-fanion. J'avais reçu un mulet qui, le premier jour, m'avait fort malmené. Sans aucun égard pour mes fonctions, il m'envoyait des pétarades ou faisait le cabochard. Je l'avais appelé Taï-Ling, nom du village où il était né. Il était d'un entêtement peu ordinaire, même chez ses semblables. Ainsi, il s'arrêtait parfois subitement et refusait absolument d'avancer, juste au moment où je devais transmettre un ordre. A mon raisonnement ou à mes flatteries, il faisait une réponse muette, mais significative : une ruade bien sentie, répétée au besoin, et j'étais projeté à terre. D'autres fois, il m'emballait au grand galop, s'arrêtait net, faisait des écarts, se cabrait et à la fin... me déposait. Je finis cependant par le mettre à la raison, à tel point qu'il en vint à me suivre de lui-même quand je marchais à pied. Malheureusement, un jour il se cassa une jambe et à mon grand regret fut condamné à mort par le capitaine adjudant-major. Son exécution eut lieu le matin ; le soir, nous mangions sa chair en pot-au-feu. On me donna un second mulet qui fut d'un dressage plus facile ; aussi faisions-nous une paire d'amis.

J'escortais partout le commandant Fonssagrives. Une fois, nous allâmes à Tcho-Tchéou en trois étapes. Chemin faisant, le commandant me rappelait quelques épisodes du Dahomey où il avait joué un rôle important comme officier d'état-major et avait reçu une blessure grave. On l'avait décoré de la Légion d'honneur pour sa brillante conduite et la croix lui avait été épinglée sur la poitrine par le général Dodds. Le commandant était alors sur un brancard, à l'ambulance de Ouidah. Ç'avait été une petite cérémonie touchante dont je lui rappelai fidèlement les détails. Il souriait. Moi, j'éprouvais un réel plaisir, car le commandant Fonssagrives avait toujours été un chef juste et bon, soucieux du bien-être de ses soldats et très aimé d'eux.

A Laï-Su-Sien, le préfet nous reçut avec beaucoup de cérémonies, mais le commandant clignait de l'œil, en ayant l'air de dire : « Vieux malin, tu ne me tromperas pas. » A proximité de Tcho-Tchéou, nous rencontrâmes deux sœurs de charité françaises. Elles se rendaient à Pao-Ting-Fou pour y soigner des blessés et des malades. C'étaient les premières sœurs que je voyais dans cette colonne. Il serait bon que l'on sût en France avec quel dévouement absolu autant que modeste ces sœurs accomplissent leur mission aux colonies, s'exposant souvent aux plus grands dangers. C'était le cas de celles que je venais de rencontrer devant Tcho-Tchéou ; elles voyageaient dans une misérable voiture à deux roues, sans escorte, sachant cependant combien la route était dangereuse. Elles se montraient là telles que je les avais vues dans d'autres campagnes, faisant le bien sans bruit, toujours dignes d'admiration et de respect.

A Tcho-Tchéou, on ne savait pas ce qui se passait en dehors de notre colonne. Après une entrevue avec le colonel, nous repartîmes pour les Tombeaux. A Laï-Su-Sien, nous fûmes reçus avec les mêmes cérémonies qu'à l'aller. A I-Tchéou, nous rencontrâmes les Allemands qui portaient des casques coloniaux à un moment où le thermomètre descendait à vingt-deux degrés au-dessous de zéro. Cette coiffure hors de saison me parut quelque peu ridicule. Les Français étaient partout bien accueillis, tandis que les Allemands inspiraient la peur. Les Chinois disaient que les Fagoa (Français) sont bons et que les Togoa (Allemands) sont méchants. Il est d'ailleurs probable qu'en présence des Allemands ils disaient le contraire. Le Chinois n'en est pas à une ruse près ! N'avais-je pas vu, précisément à I-Tchéou, lorsqu'un détachement français passait, le préfet faire hisser notre drapeau. Dans la même journée, passait un détachement allemand ; alors, le drapeau français disparaissait comme par enchantement, pour céder la place au drapeau allemand. Et à Taï-Ling, j'ai trouvé sous le lit du fils du chef du village des drapeaux de toutes les nations présentes en Chine. Ils étaient soigneusement roulés dans du papier de soie, avec une inscription sur chaque enveloppe. Aussi suis-je bien affermi dans cette opinion : « Ne nous fions pas aux Chinois ! »

Le commandant Fonssagrives accomplit dans cette région une œuvre très efficace, et très humanitaire. Il protégeait ceux qui la veille étaient nos ennemis, les défendait contre le pillage des soldats alliés et surtout contre les Boxers que les Chinois de cette région craignaient plus encore que les étrangers. Il faisait afficher dans tous les villages de son territoire des proclamations de nature à attirer les indigènes vers nous. Enfin, ses efforts furent couronnés d’un succès dont il eut le droit d’être fier. Dans cette entreprise délicate et difficile il fut secondé par des officiers de haute valeur, tels que le capitaine Koch, le capitaine Vautravers et plusieurs autres qui, dans d’autres colonies, avaient été déjà chargés de missions semblables. Qu’il me soit permis aussi de présenter ici mon respectueux hommage au commandant Fonssagrives qui, pendant cette pénible campagne, a toujours été pour nous un véritable père de famille, ne cessant jamais de s’occuper de notre bien-être, prenant lui-même l’initiative de toutes les mesures intéressant la santé de ses hommes, et cela au milieu de multiples difficultés qui ne lui laissaient guère de loisirs. C’est grâce à lui personnellement, et cela sera toujours son grand honneur, que l’effectif de son bataillon s’est toujours maintenu le plus élevé du régiment, bien que ce bataillon eût subi les plus grandes fatigues et les plus dures privations. Je n’exagère pas en disant que bien des familles de France lui doivent d’avoir conservé leurs enfants.

En rentrant à Mou-Ling, j’appris le suicide du capitaine F… du 16e de marine à Pao-Ting-Fou, ainsi que la mort de mon camarade Pignard, enlevé par la fièvre typhoïde.

Je reviens aux tombeaux des empereurs. L’art que les Chinois y ont déployé est inimaginable. Autour de certains tombeaux s’élèvent, sortant de terre, des colonnes taillées de marbre pur, en forme d’obélisques, d’éléphants, de léopards, de chevaux et d’autres animaux d'une parfaite imitation, ainsi que des statues représentant les personnages défunts. Les auteurs de ces œuvres y ont mis tant de finesse et de science d'imitation qu'à une certaine distance toutes ces statues semblent non seulement naturelles, mais encore prêtes à se mouvoir. J'en fus émerveillé lorsque je vis ce spectacle pour la première fois.

Fort heureusement, on n'attendit pas le dégel pour nous donner le reste des effets d'hiver. Le 29 novembre, il faut être juste, cinquante chameaux nous apportèrent des jerseys, des bas, des chaussettes de laine, des gants, des cache-nez et des peaux de mouton. Ces effets nous ont rendu grand service, car le froid était tel qu'on ne savait pas où se fourrer. Mais je me suis demandé pourquoi les envois des Dames de France ne nous parvenaient plus ? Avec quelle joie nous aurions vu arriver leurs cadeaux habituels : papier à lettre, plumes, tabac, savon, etc. ! Bien des familles attendaient probablement avec impatience des nouvelles de leurs enfants, les traitant peut-être de négligents ou d'ingrats, sans se douter que les pauvres, complètement dépourvus du nécessaire, étaient bien empêchés d'écrire.

Le 1er décembre, j'accompagnais le lieutenant Javouhey (fils du général) à la Grande Muraille de Mongolie. Nous étions en tout huit cavaliers. A peine avions-nous fait deux heures de chemin, que nous voyions une bande de Boxers déboucher d'un tournant de montagne et s'avancer droit vers nous. Ils étaient une trentaine. Rapidement, nous mettons pied à terre et baïonnette au canon. Laissant nos chevaux sous la surveillance d'un homme, nous nous déployons en tirailleurs. Pendant ce temps, la bande oblique à gauche vers la montagne, probablement avec l'intention de nous prendre de flanc. Ce mouvement fit changer la tactique de notre lieutenant. Nous remontâmes à cheval, et nous avançâmes au pas, l'arme dans la main droite appuyée sur la jambe, prêts à faire feu. Lorsque nous arrivâmes au tournant de la montagne, plus rien ! la bande s’était cachée ou enfuie. Nous continuâmes notre route au trot, tout en nous gardant par des cavaliers en avant, sur nos flancs et en arrière. Les sentiers étaient tellement mauvais qu’il fallut renoncer à dépister les ennemis et à les suivre. À chaque instant, un cheval s’abattait sur le sol rocheux et son cavalier avec lui. Nous arrivâmes enfin à la Grande Muraille sans autre accident que des écorchures, nos effets déchirés et nos armes dans un piteux état.

D’après le dire de notre aumônier, aucun Européen n’avait encore pu pénétrer jusqu’aux Tombeaux de l’Ouest avant l’arrivée du corps expéditionnaire.

Le lendemain de notre retour à Mou-Ling, le conseil de guerre se réunit sous la présidence du commandant Fonssagrives pour juger les Boxers qu’on avait capturés ; deux d’entre eux furent condamnés à mort et passés par les armes séance tenante ; les autres reçurent chacun cinquante coups de bâton. Deux jours après, nous fîmes une nouvelle reconnaissance à l’ouest de la Grande Muraille. Le commandant nous dit que nous étions les premiers Européens ayant mis les pieds sur cette partie du sol chinois. À notre approche, tous les indigènes s’étaient enfuis dans les montagnes, emportant avec eux leurs biens mobiliers sur des mulets. Sur une de ces montagnes, nous poursuivîmes un troupeau de bœufs et de chèvres ; trois cavaliers, dont j’étais, chargèrent jusqu’au milieu de la montée, où nos chevaux à bout de souffle s’arrêtèrent et refusèrent d’avancer. Alors nous descendîmes pour courir en avant. Je tirai un coup de fusil en l’air. La détonation arrêta les fuyards qui restèrent comme pétrifiés et un spectacle peu commun s’offrit à nos yeux. Pendant que les femmes cachaient leurs figures dans leurs mains (quelques-unes étaient fort jolies et je ne pus me tenir d’en embrasser une qui, dans sa surprise, ne fit aucune résistance), les hommes entouraient les troupeaux. Parmi les femmes, plusieurs étaient, des pieds à la tête, habillées d’une étoffe de soie blanche ou de couleur tendre, qui moulait leurs formes et faisait davantage encore ressortir leur plastique et leurs charmes. La plupart avaient des pieds minuscules de poupée, et je me suis demandé comment elles pouvaient courir dans les montagnes avec des extrémités aussi délicates et aussi menues.

Voyant qu’on ne leur faisait aucun mal, elles levaient timidement vers nous des visages attendris. Je cherchai à les calmer par ces mots « Pô-so, Fagoa hâou » (n’ayez crainte, les Français ne sont pas méchants). J’ai pensé que si les Russes s’étaient trouvés à notre place, ils auraient fait main basse sur les richesses, car les fuyards avaient presque toute leur fortune dans des sacs et des caisses chargés sur les mulets. Quant aux femmes… Mais le soldat français, quoi qu’en disent les méchantes langues, n’a pas l’instinct du pillage. Je l’ai remarqué dans toutes mes campagnes. Il ne prend que ce qui lui est indispensable pour vivre. Il est vrai que les Chinois ne se montraient pas plus reconnaissants pour cela envers nous. Mais au moins ceux qui nous ont vus à l’œuvre ne peuvent nous reprocher certains actes vraiment répréhensibles qu’ont sur la conscience les soldats de telles autres nations. Dans cette affaire, nous nous sommes emparés de quatre-vingts bœufs, cent vingt-cinq chèvres et cinq moutons, mais en expliquant bien aux propriétaires de ce bétail qu’ils devaient venir à Mou-Ling où ils seraient immédiatement payés.

Nous rejoignîmes enfin la colonne et nous allâmes passer la nuit dans un village voisin dont toute la population s’était enfuie. Le jour suivant nous continuâmes la reconnaissance en laissant le convoi au village ; tout se passa sans incident et le soir nous revînmes passer la nuit près de nos troupeaux. Mais le lendemain matin, en reprenant la route des Tombeaux, plusieurs petites bandes de Boxers cherchèrent à nous inquiéter. Elles nous suivaient sur des crêtes à l'altitude de 800 mètres. Chaque groupe avait un drapeau de couleur rouge. On faisait signe aux Boxers de descendre, mais ils ne nous écoutaient pas... et pour cause. Le soir nous fîmes notre entrée aux Tombeaux, bœufs, chèvres et moutons en tète. En même temps les premiers flocons de neige commencèrent à tomber et brusquement le thermomètre descendit à 15 degrés au-dessous de zéro.

Deux jours après cette reconnaissance, je me rendis à I-Tchéou pour affaire de service. J'y assistai à une quadruple exécution. Le préfet avait convié à cette cérémonie funèbre quelques officiers, ainsi que deux journalistes. Le spectacle que j'eus sous les yeux vaut la peine d'être décrit.

Avant l'exécution, les condamnés traversèrent la ville, entourés d'une garde sabre au clair, précédés du préfet et d'autres hauts fonctionnaires qui tous étaient habillés de rouge. Chaque condamné portait sur le dos une pancarte où son crime était indiqué en gros caractères. A la porte d'entrée de la ville le convoi s'arrêta. Le préfet, debout, signa le texte de la condamnation et jeta la plume au visage du condamné. Pour chaque condamné, il changeait de plume. Le prévôt d'armes, habillé de noir, donna le signal de l'exécution. L'exécuteur se mit alors en position, en levant avec les deux mains un large coupe-coupe qui brillait au-dessus de sa tête. Un aide avait au préalable fait mettre les quatre condamnés à genoux sur la même ligne, à un intervalle de 4 mètres environ et les mains solidement attachées derrière le dos. L'aide saisit brusquement la tresse du premier condamné et la tira à lui, de façon que le cou se trouvât penché. Aussitôt, le coupe-coupe tomba et la tête roula par terre. Les autres condamnés regardaient le sol sans sourciller. Cependant, quand le tour du troisième arriva, il essaya de se lever. Mais l'aide l’empoigna à la gorge, le remit à genoux et le coupe-coupe inexorable s'abattit. Aussitôt que le quatrième fut exécuté, le préfet quitta son habit rouge et s’éloigna, sans mot dire, laissant les cadavres (têtes et corps) sur place à la disposition des parents ou amis. Quelques spectateurs déshabillèrent alors les suppliciés et s’emparèrent de leurs effets sans que personne protestât. Ce jour-là le thermomètre marquait 17 degrés au-dessous de zéro.

Le lendemain, je rentrai à Mou-Ling en apportant le courrier de Pékin. Aux Tombeaux il était très difficile de s’approvisionner en légumes. Chaque homme versait à l’ordinaire 25 centimes par jour, ainsi que les 35 centimes d’indemnité de cherté de vivres. La compagnie possédait déjà un boni de plusieurs milliers de francs. Mais en pareil cas, qui en profite ? Jamais les hommes de l’avant ; en campagne, ils sont toujours négligés au profit de ceux qui restent dans les garnisons. Autre anomalie : les vivres dus et qu’on ne touche pas ne sont jamais remboursés. Enfin l’argent versé à l’ordinaire s’accumule et en fin de compte, lorsqu’on le dépense, ce sont les nouveaux venus qui, sans avoir rien versé, en bénéficient. Il en est de même pour les effets et chaussures qu’on laisse s’entasser en ballots au service de l’arrière et qui, dans chaque expédition, finissent par disparaître. Si encore l’État, responsable de l’ensemble, supportait la perte ! Mais non, c’est à la masse individuelle qu’on impute les effets perdus, de sorte que l’homme non seulement ne reçoit pas ce qui lui est dû, mais paie encore de son pécule les fautes lourdes ou les négligences de l’administration. De pareils errements ne sont-ils pas la négation de tout principe de justice et d’équité ?

À Mou-Ling, nous reçûmes un jour la visite d’un neveu de l’empereur, qui résidait à Si-Ling. Il traînait derrière lui une suite de soixante-quinze hommes environ et venait remercier notre commandant du tact et de la correction avec lesquels il s’acquittait de sa délicate mission. Il lui exprima sa gratitude de ce qu’il avait préservé de toute dégradation ou profanation les monuments sacrés dont il avait la garde. (Le commandant Fonssagrives fut plus tard décoré par l'empereur de Chine de l'ordre du Double Dragon.)

Enfin, nous eûmes quelques nouvelles des autres troupes. Les Russes occupaient la Mandchourie. (Pourquoi plutôt les Russes que les autres ?) Une grande partie des Japonais et des Américains avaient quitté le Petchili ; les Italiens étaient à Pékin ; les Allemands hivernaient entre Takou et Chou-Chéou et y faisaient de nombreuses reconnaissances ; les Anglais étaient en majeure partie à Tien-Tsin. Le général Bailloud occupait Pao-Ting-Fou avec les zouaves et le régiment de l'armée de terre. Le 16e régiment colonial était à Takou, et le 18e à Pékin. Le général Voyron résidait à Tien-Tsin et le général Bouguié dans la capitale. La flotte internationale était bloquée par les glaces en rade de Takou. Les convois entre Takou et Pékin s'effectuaient par le fleuve Peï-Ho sur des traîneaux. La couche de glace était très épaisse et supportait des charges fabuleuses. De notre côté, nous commencions à être mieux ravitaillés. Moins bien naturellement que les troupes de l'arrière, mais en première ligne on ne pouvait vraiment pas exiger mieux.

Ceux qui connaissaient le général Voyron, le père des marsouins, se doutaient bien qu'à son arrivée en Chine beaucoup de choses seraient modifiées à l'avantage du corps expéditionnaire et surtout des troupes de première ligne. Et en effet, il ne nous oubliait pas dans son palais de Tien-Tsin. Comprenant sa mission en Chine comme il l'avait comprise à Madagascar et partout ailleurs, il se consacrait corps et âme au bien des hommes qu'on lui avait confiés. Les troupes de l'avant lui étaient particulièrement reconnaissantes, car on sentait bien que, tout en étant loin de lui, nous étions son souci constant. Soldat colonial dans l'âme, il connaissait ses hommes à fond et avait confiance en eux ; aussi était-il payé de retour et très aimé de ses soldats. Il me revient ici un passage de l'historien grec Xénophon dont ont dû sûrement s'inspirer tous ces chefs sous les ordres desquels j'ai servi dans mes campagnes outre mer : « On ne peut faire des hommes ce qu'on veut s'ils ne sont pas d'avance amis de leurs chefs ; le moyen d'en être aimé, c'est de se montrer leur ami, de veiller à leurs intérêts et à la satisfaction de leurs besoins, de se préoccuper sans cesse de leur santé et de leur sécurité. » Dans notre bataillon, le commandant Fonssagrives, le capitaine Koch (adjudant-major) et le capitaine Vautravers étaient admirables de dévouement pour nous. Malheureusement, dans l'armée coloniale comme ailleurs, on trouve des hommes qui ne comprennent pas la bonté de leurs chefs et restent insensibles aux marques de sympathie qu'ils en reçoivent. Il y a également, en campagne comme en garnison, des soldats grincheux par tempérament, que rien ne peut jamais contenter.

Un de nos missionnaires qui remplissait les fonctions d'aumônier dans notre régiment et qui résidait en Chine depuis plus de vingt ans, nous prédisait dans la région des Tombeaux une température prolongée dépassant vingt degrés de froid. C'était pour nous une jolie perspective. En attendant, nous nous tenions toujours sur nos gardes contre les attaques imprévues. Notre commandant ne croyait pas à une agression des Boxers dans cette saison glaciale, mais il exécutait les ordres du général en chef.

Maintenant qu'on a vu les Chinois à l'œuvre dans la résistance qu'ils nous ont opposée et qu'on a pu apprécier ainsi certains traits de leur caractère, il convient de compléter quelques aperçus que j'ai déjà donnés sur les coutumes et les traditions de ce peuple.

Sous des dehors qui paraissent à certains points de vue presque barbares, la Chine possède une civilisation très réelle, dont l'origine se perd dans la nuit des temps et dont le caractère propre et tout à fait curieux est d'être restée stationnaire pendant des milliers d'années. D'ailleurs, il faut peut-être attribuer cet état de stagnation, on peut même dire de recul du progrès chez les Chinois, à leur conception particulière de la hiérarchie sociale.

La population comprend cinq classes, qui se succèdent dans l'ordre suivant d'après la considération, l'estime et l'influence dont elles jouissent dans le pays.

En premier lieu viennent les lettrés et mandarins de tous ordres. Seuls appartiennent à cette classe les Chinois pourvus de certains titres qui correspondent assez bien à ceux de nos bacheliers, licenciés et docteurs, mais avec cette différence pourtant qu'en France chacun peut obtenir ces diplômes en justifiant de certaines connaissances, alors qu'en Chine on ne les confère qu'au concours et en nombre très restreint, eu égard au chiffre des candidats. D'où ces concours de lettrés, qui tiennent une si grande place dans la vie de l'Extrême-Orient et qui ont lieu non seulement en Chine, mais aussi dans notre Indo-Chine française.

La seconde classe de la population est celle des agriculteurs qui, comme on dit là-bas, « nourrissent le corps, ainsi que les lettrés nourrissent l'esprit ».

En troisième lieu, vient la classe des manufacturiers.

La quatrième classe est celle des commerçants ; elle passe après les trois autres parce que, comme me le faisait observer un mandarin, « celui qui vend ne fait que gagner sans produire ».

Enfin, au dernier rang de l'échelle sociale, vient la classe des militaires, que le reste de la population a tenue en profond mépris jusqu'à ces derniers temps.

C'est parfait ! diront sans doute quelques antimilitaristes, si ces pages tombent sous leurs yeux. Or, il est permis de se demander si cette mentalité chinoise qui a fait fi, pendant de longs siècles, de l'élément militaire et de l'esprit qu'il comporte, n'a pas été la principale cause du recul et de la décadence de ce vaste pays. En Europe, l'exemple de l'Allemagne et, en Asie à proximité de la Chine, celui du Japon, peuvent et doivent donner à réfléchir. J'en conclus que, contrairement à ce que certains pensent, l’esprit militaire d’un pays est le principal facteur de sa force, de sa prospérité et de son influence dans le monde. Et si la Chine se désankylose, si elle prend quelque jour dans le concert des peuples une place qui peut être considérable, elle devra ce résultat à ce qu’elle aura créé et honoré chez elle l’esprit militaire au lieu de continuer à s’hypnotiser sur les stériles élucubrations de ses lettrés.

Le Chinois ne s’emporte que très rarement ; il est très maître de lui, très froid de caractère ; ses paroles sont toujours accompagnées d’un sourire… impénétrable. Le Chinois du nord est moins courageux que celui du sud ; par contre, il est plus intelligent et plus commerçant. En Chine, les cadeaux de volailles, œufs, farines, fruits, etc., sont une coutume et même une règle en certaines circonstances.

J’ai constaté souvent que le Chinois du nord est presque aussi jaloux de sa femme que l’Arabe. Il ne la montre jamais aux étrangers. Aux Tombeaux, j’avais fait la connaissance du fils d’un mandarin. A force de passer journellement devant sa maison, comme chef de patrouille, j’avais fini par lui faire une visite quotidienne et bientôt nous étions devenus une paire d’amis. Il me présenta à toute sa famille du sexe masculin et lui fit beaucoup d’éloges sur mon compte. La veille de quitter les Tombeaux des Empereurs, il me donna sa photographie ainsi que celle de sa sœur. Je lui demandai alors de me présenter à sa femme et à sa sœur. — Impossible, me répondit-il, et il me pria de ne pas insister. J’ai vu bien d’autres exemples de cet état d’esprit.

Du fait de sa conception de l’état social, le Chinois est bon cultivateur ; d’autre part, malgré la mauvaise tenue des villes, il aime individuellement la propreté. Extrêmement rusé, il rendrait des points à cet égard à tous les peuples du monde ; pour jouer son jeu, il est flatteur, menteur, humble quand il le faut jusqu’à la platitude. Il sait, mieux qu’un diplomate de pays civilisé, cacher sa pensée ou l'envelopper dans une phrase à double sens (exemple : Li-Hung-Tchang).

La femme chinoise, à l'inverse de la femme annamite, ne fait pas de travaux pénibles. Elle est très soigneuse de sa personne et aime à se maquiller outre mesure, comme certaines actrices sur la scène. Les femmes chinoises du nord sont généralement plus jolies et mieux faites que celles du sud. Elles apportent un soin jaloux à leurs pieds, pour les rendre aussi minuscules que possible. A cet effet, elles les enveloppent de chiffons en les serrant fortement, et arrivent ainsi à en diminuer beaucoup les proportions. Certaines les ont tellement petits qu'elles ne peuvent marcher qu'avec peine. Mais plus la femme a les pieds petits, plus elle trouve facilement un époux. La dimension des extrémités de la future est une préoccupation de règle pour toute famille respectueuse des traditions qui marie un fils. La femme du nord est plus paresseuse que celle du sud, mais plus propre dans son ménage. Toutefois, les enfants sont, un peu partout, assez négligés.

La femme chinoise est sensible et... caressante. A rencontre de ce que j'avais entendu dire en Europe, lorsqu'elle veut prouver son affection à l'homme, elle l'embrasse sur les lèvres et se suspend à son cou en lui faisant un collier de ses bras ; elle a pour cela, et pour d'autres choses encore, tous les raffinements de la femme des pays civilisés. En Chine le nombre des femmes est partout de beaucoup inférieur à celui des hommes.

Chaque fois qu'un étranger entre dans la maison d'un Chinois, on lui offre invariablement une tasse de thé sans sucre ; cette politesse est aussi obligatoire que celle d'offrir une chaise en Europe. Refuser le thé, ou du moins ne pas le goûter, serait froisser la personne qu'on visite. Quand un Chinois invite quelqu'un chez lui, il est aux petits soins et met à la disposition de son hôte toute sa maison et tous ses serviteurs (excepté ceux du sexe féminin).

En voici un exemple. Avant de quitter les Tombeaux je fus invité chez le fils du mandarin de Taï-Ling. Or, j'appris ensuite que plusieurs jours auparavant, le père et le fils avaient cherché, en questionnant mes camarades, à se rendre compte de mes goûts et de mes préférences en matière culinaire. Et je fus assez étonné, le jour du repas, de me voir servir des poissons dans cette contrée dépourvue de rivières, ainsi que d'autres mets que j'affectionnais.

Le Chinois semble être animé aussi d'un certain patriotisme. Il existe dans toutes les provinces des sociétés secrètes qui se donnent pour mission de protéger le sol céleste contre l'invasion des étrangers. Cependant le Chinois est patriote à sa façon ; essentiellement égoïste, il tient surtout à son bien et la préoccupation de le sauver l'emporte sur tout.

J'avais passé le jour de Noël à patrouiller dans la forêt. D'ailleurs, il était écrit que ce jour-là je ne serais jamais libre. Depuis le début de ma carrière militaire jusqu'à la campagne de Chine, le bonhomme Noël m'a toujours trouvé, soit en campagne, soit pris par un autre service. L'année précédente j'avais, en manière de réveillon, passé la nuit en faction sur le toit d'une pagode en grignotant, pour remplacer le boudin, quelques morceaux de biscuit sec. Le courrier de Pékin nous apprit que le prince Tuan, principal instigateur du mouvement boxer, qui avait dirigé l'attaque des légations et du Pé-Tang et qu'on avait condamné à mort par contumace, était gracié, mais dégradé de toutes ses dignités — en réalité, il ne fut ni dégradé, ni même blâmé — et que le célèbre comédien Li-Hung-Tchang était nommé par l'impératrice président de la commission chinoise pour la paix. Mais, pendant ces négociations, on signalait d'un peu partout des engagements entre les troupes alliées et les Boxers. Enfin, les réguliers chinois de Chan-Si tentaient sans y réussir, de traverser nos lignes.

La famille impériale s'était réfugiée à Sin-Ngan-Fou, à plus de 1 000 kilomètres de Pékin, et bien que la commission internationale de la paix eût formellement exigé son retour dans la capitale, elle persista à ne pas vouloir quitter la ville où elle s'était retirée. D'aucuns disaient que c'était sur le conseil même de Li-Hung-Tchang. Tout cela semblait bien louche, et il était évident que les Chinois, devant le désaccord des nations alliées, se moquaient résolument de tout le monde. En fait, d'où venait ce désaccord ? De la presse d'Occident, disait-on, qui blâmait les exigences de nos commissaires. Ceux-ci n'étant pas les premiers venus savaient fort bien que les Chinois ne sont jamais embarrassés par les clauses d'un traité. Dans sa retraite de Sin-Ngan-Fou, la cour devait bien rire à l'avance de notre crédulité, quand elle annonçait qu'elle destituait ses hauts fonctionnaires pour nous donner satisfaction. Elle se disait qu'une fois de plus on mordrait à l'hameçon et qu'il suffirait pour cela qu'à Londres, Vienne, Paris et Berlin on envoyât quelques Chinois retors raconter des balivernes aux journalistes et distribuer des sourires aux diplomates. C'est le cas de le répéter une fois de plus : quand un Chinois sourit, méfions-nous !

Je reviens à ma journée de Noël. Depuis vingt-quatre heures la neige tombait. La prophétie de notre aumônier s'était accomplie et le thermomètre était à 23 degrés au-dessous de zéro.

Sur ces entrefaites, parut un ordre du jour dans lequel le général en chef citait : le général Bailloud, le lieutenant-colonel Drude, le sous-lieutenant Davout d'Auerstaedt, ainsi que plusieurs autres militaires. Parmi ces citations, figuraient un M. X..., directeur des chemins de fer en Chine, et un M. Y..., journaliste. — Pourquoi ? — Pour avoir « suivi les opérations ». Je m'incline, mais beaucoup de camarades disaient à ce propos que « suivre les opérations » ne devrait pas rapporter plus que de les exécuter. En revanche les citations du lieutenant-colonel Drude qui fut mon capitaine au Dahomey et sous les ordres duquel j'ai marché et combattu, de notre vaillant commandant Fonssagrives, du non moins brave capitaine Vautravers, du capitaine Aubé que j'avais connu comme lieutenant au Dahomey et comme capitaine à Madagascar, m'ont fait un profond plaisir. J'en étais très fier, comme si j'en avais partagé l'honneur. Tant il est vrai que lorsqu'on garde un bon souvenir de quelqu'un, on se sent tout heureux lorsqu'on apprend qu'un bonheur mérité lui arrive.

Le 7 janvier, on nous fit occuper les montagnes jusqu'à Si-Ling. Une bande de treize cents cavaliers armés de fusils Mauser nous était signalée. Elle voulait forcer notre ligne, mais prévenue de nos mouvements elle rebroussa chemin. Pour cette marche dans les montagnes, notre commandant avait ordonné de se noircir les sourcils et les paupières avec du charbon afin d'éviter les ophtalmies. Le froid devenait insupportable. Nous avions construit quelques fourneaux de campagne, mais il nous manquait le principal... le bois. Nos logements étaient pleins de fumée et noirs comme des fours. Tous les jours nous collions du papier aux fenêtres en guise de carreaux, mais le vent l'enlevait continuellement. Nous étions presque en plein air ; les portes étaient démolies, tout gelait dans nos pitoyables chambres, l'eau, l'encre, le pain et même... les œufs frais. Le matin, nous ne pouvions mettre nos chaussures, qui étaient aussi dures que du bois. En un mot, ce fut un hiver comme je ne me rappelle pas en avoir vu dans mon existence ; les cas de congélation se multipliaient et il ne se passait pas de jour sans qu'on entendît cette plaisanterie facile : aujourd'hui j'ai les pieds... nickelés !

Le 13 janvier, on nous communiqua la dépèche suivante envoyée par le président de la République au corps expéditionnaire : « Je suis très sensible aux souhaits du corps expéditionnaire et je désire ardemment qu'il ne soit pas trop éprouvé par les rigueurs de l'hiver. » Ces souhaits ne furent pas exaucés.

Un jour, par la voie de l'ordre, le général en chef prescrivit dans toutes les armes, de demander aux militaires de tous grades leur avis sur tout ce qu'ils avaient pu remarquer d'intéressant dans les troupes des autres nations et d'indiquer les moyens susceptibles d'alléger ou de modifier le service en campagne. Mon commandant m'invita, et j'en fus particulièrement flatté, à lui remettre mon appréciation par écrit. Et peu après, ma joie fut à son comble quand je sus que mon modeste avis avait retenu l'attention et que j'étais proposé pour la médaille militaire et pour caporal.

Malgré les minutieuses précautions prescrites par notre commandant, les cas de congélation devenaient de plus en plus fréquents. Ils provenaient surtout de l'absence de chaussures. Près de la moitié du bataillon en était dépourvue. Nous étions chaussés d'une sorte de savate chinoise que le commandant s'était procurée à grand'peine. A plusieurs reprises, il avait réclamé d'urgence à Pékin un stock de chaussures, mais aucun envoi n'avait suivi. Il y avait bien un magasin d'habillement à Pékin, mais il servait surtout à ceux qui, sous des prétextes futiles, quittaient la colonne pour entrer à l'hôpital et s'y tenir en lieu sûr à l'abri des coups de fusil, du froid et des privations. On a beau récriminer, il en sera toujours ainsi, pour quelques-uns, cela s'entend. Cependant, à leur rentrée en France, ces soldats de parade ne manquent jamais de proclamer qu'ils ont tout fait. Ils parlent haut de leurs campagnes, critiquent les chefs et considèrent comme des êtres inférieurs les camarades moins bavards qui ont fait leur besogne. Ils sont mûrs pour l'antimilitarisme.

Notre commandant reçut vers le 25 janvier de Li-Hung-Tchang, par l'intermédiaire du neveu de l'empereur, qui résidait à Si-Ling, une lettre lui annonçant sa nomination à la présidence de la commission chinoise pour la paix. Il ajoutait que les négociations étaient en excellente voie. Le commandant répondit que, jusqu'à l'arrivée de la notification officielle, il était obligé de considérer le territoire comme étant en état de guerre. En même temps, il nous invitait à nous méfier, maintenant plus que jamais, des Chinois ; mais il nous défendait, sous peine de punitions sévères, de les molester.

Le 1" février, un ordre général énuméra des citations et des propositions de croix et de médailles militaires pour faits de guerre et blessures graves au cours des dernières opérations (celles qui avaient eu lieu au cours des négociations pour mettre fin à la guerre). La paix prochaine fut annoncée au peuple chinois par de formidables affiches. Mais je remarquai aussi que, dès l'apparition de ces proclamations, les Chinois augmentèrent tellement le prix de leurs marchandises qu'il en résultait entre les soldats et les marchands des discussions qui parfois dégénéraient en batailles.

Malgré la neige et la glace nous continuions nos marches et reconnaissances dans les montagnes. Et quelles marches ! Il fallait se cramponner pour grimper ; pour descendre c'était encore pis ; peu d'entre nous revenaient indemnes de blessures ou d'accrocs quelconques. De plus, nos savates chinoises prenaient la neige et nous rendaient la marche très pénible. Au mois de février, les Allemands passèrent aux Tombeaux impériaux. Il fallut voir alors nos amis les Chinois ! La peur s'était tellement emparée d'eux qu'ils empaquetaient tout dans des sacs et se tenaient prêts à fuir. Partout où les Allemands passaient, ils bombardaient, brûlaient et tuaient tout sur leur passage. Les Russes en ont fait autant. J'ai maintes fois vu les soldats de ces deux nations acheter chez les Chinois et ne pas payer même le quart du prix demandé. Les Chinois d'ailleurs acceptaient, leur éternel sourire aux lèvres, sachant ce qui les attendait en cas de refus. D'autres se gênaient encore moins et prenaient sans rien payer les objets à leur convenance. Mais, s'il arrivait par hasard qu'un soldat français en fît autant, le Chinois courait immédiatement chez un officier pour réclamer et une sanction sévère enlevait au coupable toute envie de recommencer.

A la fête du nouvel an chinois (le 19 février), les mandarins apportèrent au commandant les cadeaux d'usage qui furent aussitôt distribués aux troupes. Deux jours après, les Allemands battirent à 60 kilomètres des Tombeaux une colonne chinoise du Petchili. Ils eurent un mort et sept blessés contre deux cents hommes environ hors de combat du côté opposé. Trois jours après le nouvel an, quelques membres de la famille impériale vinrent, avec l'autorisation du général en chef, faire des cérémonies rituelles aux Tombeaux. À cette occasion, le commandant fit placer un poste de surveillance, avec la consigne la plus sévère, pour assurer l'ordre et empêcher que les soldats ne se livrent à des actes d'irrespectueuse curiosité. La cérémonie consista en prières à haute voix, en génuflexions et en une sorte de danse rappelant les entrechats d'un quadrille de barrière. Cette cérémonie quelque peu excentrique se termina par un discours d'un Prince aux assistants. Nous avons rendu les honneurs, c'était l'ordre ; mais nous ne pouvions nous empêcher d'en faire des gorges chaudes.

A Liou-Li-Ho, un incendie s'étant déclaré dans les cantonnements, le capitaine Pujo et deux soldats périrent en voulant éteindre le feu. Qu'il me soit permis de rappeler ici le souvenir de l'officier à la fois énergique et bienveillant qu'était le capitaine Pujo, sous les ordres duquel j'avais servi pendant les débuts pénibles de cette campagne. Il nous avait souvent remontés dans les moments critiques par son exemple et ses encouragements. Homme d'une grande expérience, il avait une connaissance parfaite des hommes et des choses en campagne. C'était le vrai soldat colonial. Et quel cœur ! Jamais je n'oublierai certain jour, à Lou-Kou-Kiao, où nous n'avions rien à manger. Il passait devant ma case noircie de fumée et m'adressa ces paroles : « Eh bien, mon brave Silbermann, ce n'est pas la première fois que cela nous arrive, mais nous n'en mourrons encore pas cette fois-ci, n'est-ce pas ? » Le soir, vint un Chinois avec un panier qui contenait une douzaine d'œufs. C'étaient les premiers que nous voyions depuis fort longtemps. Le capitaine les acheta à un prix exorbitant et me dit : « Voilà pour vous et votre escouade. » Je protestai, mais il fallut accepter. Cet acte de généreuse bonté m'alla droit au cœur, car je savais que lui-même venait de dîner avec du riz cuit à l'eau. Pourquoi faut-il que la mort enlève de tels hommes aux affections dont ils sont entourés ?

A I-Tchéou, j'assistai encore à une exécution de six Boxers, avec le cérémonial que j'ai déjà décrit. A Pékin, on exécuta aussi deux ministres chinois en présence des troupes alliées. Le 11 février, un mercanti français qui sûrement n'en était pas à son coup d'essai, s'était hasardé jusqu'aux Tombeaux. Il vendait ses marchandises, d'une qualité très inférieure, à des prix tellement extravagants que le commandant nous rappela dans un de ses rapports journaliers que l'argent des soldats en campagne n'était pas précisément destiné à enrichir les aventuriers. Là-dessus, ses affaires ayant périclité, cet individu, un nommé D..., fut autorisé par le commandant qui avait pitié de lui, à nous accompagner de Tien-Tsin à Pékin. Pendant la route, il fut nourri par les hommes de ma compagnie. Il était sans chaussures, avec des effets en guenilles sur le dos. Un homme de ma section lui donna une paire de souliers et une vieille vareuse. Quelques mois plus tard, notre homme menait la grande vie à Pékin. Il y avait fait fortune grâce au pillage qu'il avait largement pratiqué, à l'abri de toute surveillance ; puis, il reprit son commerce et, pour nous témoigner sa reconnaissance, il chercha de nouveau à nous exploiter. Mais notre commandant, soucieux de tout ce qui concernait ses soldats, l'arrêta net en lui interdisant le cantonnement. De Pékin nous recevions journellement des dépêches contradictoires. Les unes nous ordonnaient de quitter les Tombeaux ; les autres nous enjoignaient d'y rester jusqu'à nouvel ordre. Sûrement, il se préparait quelque chose.

Selon l'avis du service médical, les troupes devaient évacuer Pékin au commencement du mois de mars et se concentrer entre Chou-Chéou et Si-Ling, en prévision de la peste qui, disaient les médecins, devait inévitablement éclater au printemps. En outre, le courrier de Pékin nous apprit qu'un conflit assez grave avait éclaté entre Anglais et Russes au sujet d'une concession dont ceux-ci avaient pris possession à Tien-Tsin. Les Russes ne semblaient d'ailleurs aucunement se soucier des cris poussés par les Anglais et continuaient à élever tranquillement des constructions sur le terrain en litige.

A Tien-Tsin, une véritable bataille s'était engagée aussi entre Anglais, Français et Allemands. Les Allemands étaient du côté des Français. Un officier anglais s'en était mêlé. Mal lui en prit, car il reçut un coup de sabre d'un Allemand. Le général Bailloud fut chargé de procéder à une enquête. Partout surgissaient des complications, et cela au moment même où tout le monde parlait de la paix. A propos de cette bagarre entre soldats à Tien-Tsin, j'avais souvent constaté, et cela avec un réel plaisir, qu'une véritable camaraderie existait malgré tout entre les soldats de toutes les nations, excepté avec les Anglais et les Américains. Personnellement, je n'avais aucun grief contre eux mais les soldats de ces deux nations se montraient égoïstes, insolents, sottement orgueilleux ; ils avaient vite réussi à indisposer tout le monde. Leur langage arrogant et hautain prenait des tons méprisants que personne n'était d'humeur à supporter. Ils montraient, cela va de soi, une excessive mauvaise volonté à rendre service. J'avais constaté aussi que les Anglais et les Américains avaient été les premiers à regimber contre le maintien du bon ordre. Mais parfois ils le payaient assez cher. C'est ainsi que l'officier anglais, provocateur des désordres de Tien-Tsin, ayant refusé de se laisser arrêter par les soldats allemands chargés de faire la police dans ce secteur, fut tué net par l’un d'eux. La même mésaventure arriva à Pékin à un soldat américain qui, ayant fait du tapage nocturne sur le secteur allemand, refusa de suivre la police. Sur cet article, les Allemands ne plaisantaient pas.

Le 26 février, un ordre général nous apprit que l'état des négociations permettait de renvoyer dix mille hommes en France, mais que la paix n'était toujours pas signée. L'indemnité de guerre due par la Chine aux puissances alliées était fixée à 200 millions de taëls payables en or.

En attendant, nous étions pieds nus. Nous avions acheté des chaussures aux Italiens, mais tellement mauvaises qu'on ne pouvait pas les réparer. Nos savates chinoises s'en allaient en morceaux, et un grand nombre d'hommes avaient les pieds gelés.

Dans une grande reconnaissance aux confins de la Mongolie, où une forte bande de Boxers nous était signalée par le préfet de I-Tchéou (ce préfet nous avait adjoint trente de ses cavaliers armés de fusils Mauser et Winchester), un incident qui mérite d'être raconté se produisit pendant une halte. Un détachement de cavaliers allemands, avec deux officiers qui portaient en pleine campagne des gants en cuir blanc glacés, accourut au grand galop vers nous ; l'un des officiers demanda ce que nous venions faire en cet endroit. Le commandant, auquel je servis d'interprète, me fit répondre : « Vous n'ignorez pas, messieurs, que le territoire du Petchili a été partagé entre les troupes des nations alliées et divisé en secteurs pour le maintien du bon ordre et la répression des rebelles. Or, ici même, je suis sur le territoire pour le moment français, et j'en suis le chef. Jusqu'à présent, je vous ai, en Chine, toujours considérés comme des alliés, des camarades. Vos collègues et vos troupes de passage chez nous ont toujours été traités comme tels par mes officiers et mes soldats ; mais au point de vue politique, je fais sur ce territoire mon devoir de chef ; je ne me mêle pas de ce que vous faites sur le vôtre, agissez de même ». Tout en traduisant ces paroles en allemand, je ne cessais de fixer les deux officiers gantés de blanc. Et, dès que j'eus fini, je cherchai à me rendre compte de l'impression que ce petit discours avait produite. Ces messieurs étaient cloués sur place et se consultaient des yeux d'un air embarrassé, sans prononcer un mot et sans regarder le commandant. Mais je connaissais notre chef. Je savais qu'il n'était pas d'un caractère agressif et qu'il connaissait, autant qu'homme du monde, le savoir-vivre. Aussi, ajouta-t-il aussitôt : « Maintenant, messieurs, l'incident est terminé, n'est-ce pas ? Souvenons-nous que nous sommes camarades. » Et il les invita à partager son frugal déjeuner. Dix minutes après, officiers français et allemands choquaient joyeusement leurs verres et le commandant buvait à la bonne entente qui a toujours existé en Chine entre les troupes des deux nations. Ses hôtes lui annoncèrent qu'ils avaient capturé une bande de Boxers et qu'une autre bande leur était signalée en embuscade près de Tong-An.

Sur ce, nous continuâmes notre route. Vingt kilomètres plus loin, nous atteignîmes un village dont tous les habitants avaient pris la poudre d'escampette. Nous savions qu'une bande avait passé la journée dans ce village et y avait tout dévasté. Prévenue de notre approche, elle s'était enfuie. Ce jour-là, nous parcourûmes plus de 50 kilomètres. Le lendemain, nous continuâmes notre route, croyant rejoindre la bande, mais elle fuyait à mesure que nous avancions ; aussi se décida-t-on le jour suivant à reprendre la route des Tombeaux. Cette reconnaissance fut la plus longue et la plus pénible de toutes celles que j'ai faites en Chine. En trois jours, nous avions parcouru 140 kilomètres sur une route impossible : montées abruptes, descentes rapides, sable, rochers, rivières et torrents sans ponts et sans gués, en un mot un vrai musée de difficultés. Le lendemain, le général Bailloud arrivait aux Tombeaux des Empereurs. Il était accompagné du colonel Espinasse, son chef d’état-major, et du lieutenant Porte, son officier d’ordonnance. Le commandant me présenta au général au moment où il descendait de cheval. « Mon général, lui dit-il, permettez-moi de vous présenter le soldat Silbermann qui a fait la campagne du Dahomey sous mes ordres, celle de Madagascar où il vous a connu, et enfin, celle de Quang-Tchéou-Wan. Il a participé à toutes les opérations importantes en Chine et il est le seul soldat de son régiment qui compte quatre années de présence effective en Extrême-Orient, toujours en marche ou en colonne. » Le colonel Espinasse me reconnut. Il était capitaine dans mon bataillon pendant l’expédition de Madagascar, et j’avais eu souvent l’occasion de lui parler. Il me regarda en souriant avec bienveillance ; puis le général m’adressa des compliments, me donna quatre cigares, et, se tournant vers son officier d’ordonnance : « Monsieur Porte, dit-il, donnez un verre de bénédictine à ce gaillard-là ! »

Le 14 avril, nous eûmes enfin la première journée chaude après un hiver très pénible pour tous, surtout pour moi qui n’en avais pas vu depuis dix ans. Je me sentis en veine de lyrisme et je composai une ode qui débutait ainsi :

Gai soleil, l’hiver est défunt !
Sous ta chaude et douce caresse,
Le Céleste Empire est en liesse,
Les fleurs exhalent leur parfum.

Et si partout, ailleurs qu’en Chine,
Notre soldat colonial
Te redoute, Astre tropical,
Ce n’est pas ici qu’il te chine...

Je fais grâce du reste au lecteur.

Un télégramme optique qui nous était parvenu la nuit nous ordonna de quitter les Tombeaux impériaux et de rallier Chou-Chéou. Tout fut emballé pêle-mêle, et à dix heures du matin nous disions adieu à ces fameux Tombeaux, qui avaient bien failli être les nôtres. Tous les mandarins de la région s’étaient rassemblés à Chang-Ling pour nous souhaiter bon voyage. Ils nous offrirent des voitures attelées de mulets pour nos bagages ; plusieurs d’entre eux nous accompagnèrent jusqu’à I-Tchéou.

À Laï-Su-Sien, où se trouvait la limite du territoire du commandant, les mandarins en habits de grande cérémonie vinrent le recevoir à l’entrée de la ville. Ils lui exprimèrent leurs remerciements et leur reconnaissance pour la protection qui leur avait été donnée contre les troupes des autres nations et contre les Boxers ; mais, malgré leurs salamalecs, j’étais persuadé qu’ils ne pensaient pas un mot de ce qu’ils racontaient. À Chou-Chéou, nous prîmes le chemin de fer, oui, le chemin de fer ! Et quelle différence entre la situation du mois d’avril 1901 et celle du mois de septembre 1900 ! Nous roulions en wagon, lentement il est vrai, mais que de fatigues nous étaient épargnées ! Cette voie ferrée avait été reconstruite avec une rapidité étonnante par les soldats du génie français. Nous arrivâmes enfin au point qui avait été notre première étape en partant de Pékin, à Lou-Kou-Kiao, que la compagnie avait reçu l’ordre d’occuper. De là, je fus envoyé dans un petit poste (qui comprenait un adjudant et seize hommes) nommé Sang-San-Sien, en face de notre cantonnement et où se trouvait déjà un poste allemand (un sous-officier et quinze hommes). À peine installés, il nous fallut échanger des coups de fusil avec une bande chinoise montée qui fut facilement mise en fuite. Nous agissions toujours de concert avec le poste allemand. Le chef de ce poste nous avait même une nuit fourni spontanément une sentinelle double pour garder un wagon de munitions français de passage à Sang-San-Sien. La consigne était bien donnée ; c'est ainsi que, vers minuit, notre adjudant qui faisait une ronde ayant voulu s'approcher du wagon, fut arrêté par une sentinelle allemande qui ne voulut rien entendre ; il lui fallut recourir au chef de poste allemand pour se faire livrer passage.

Les nouvelles de Pékin nous parvenaient plus souvent qu'aux Tombeaux. Le 19 avril, nous apprîmes qu'un incendie avait éclaté dans le palais du maréchal allemand de Waldersee. Les premiers secours avaient été organisés par les Français sous les ordres du lieutenant-colonel Marchand qui se multiplia en cette circonstance. Nos soldats sauvèrent le maréchal d'une mort certaine en l'enlevant, en chemise, et en le faisant passer par une fenêtre. Il n'en fut pas de même de son chef d'état-major, le général Schwartzhoff qui, déjà hors du palais, y était retourné pour sauver les documents de l'état-major. Le feu lui barra le passage et on le retrouva carbonisé une heure plus tard. Il était le plus jeune général de l'armée allemande. L'incendie fut attribué à des fanatiques chinois. Trois jours après, un capitaine allemand fut tué à Pékin, en plein jour, par un autre fanatique. Le meurtrier fut arrêté et exécuté à l'endroit même du crime.

J'ai remarqué souvent que la population chinoise haïssait bien moins les soldats des autres nations que les Allemands et les Russes qui, partout où ils passaient, saccageaient et pillaient tout. En ce qui concerne les Allemands, le prédécesseur du maréchal de Waldersee avait ordonné à ses troupes de bombarder et de brûler tout sur leur passage, afin de venger, disait-il, la mort du baron de Kettler assassiné à Pékin pendant le siège des légations. Mais depuis l'arrivée du maréchal, ces procédés s'étaient un peu adoucis, sans doute par ordre supérieur. Quant aux Russes, je n'ai jamais compris leur acharnement contre les indigènes.

A Sang-San-Sien, nous vivions en très bonne harmonie avec nos voisins allemands. Un jour, leur chef de détachement nous invita à dîner. Les soldats allemands rivalisèrent de zèle pour organiser cette réception. Au dessert, ils nous servirent du champagne et nous portèrent un toast en assez bon français : « J'espère, nous dit le chef de détachement, que la campagne de Chine aura sur les relations entre l'Allemagne et la France une heureuse influence et je le désire ardemment. » Puis, se tournant vers ses hommes, il leur dit en allemand : « Quand nous rentrerons en Allemagne, nous dirons à nos parents que nous avons vu l'armée française de près ; qu'elle est pleine de bravoure, d'endurance et de loyauté ; que le Français est généreux et sait vivre en bonne harmonie avec tous les peuples ; qu'en Chine les soldats de toutes les nations aimaient les Français et recherchaient leur camaraderie. Oui, s'écria-t-il, nous dirons à nos parents que les Français sont dignes du respect de tous. » Il est vrai aussi qu'à Takou, Tien-Tsin, Pékin, Pao-Ting-Fou et en colonne, les soldats des nations alliées liaient beaucoup plus volontiers connaissance avec nous qu'avec les troupiers des autres pays. On nous trouvait plus d'entrain et de gaieté et toujours le mot pour rire sur les lèvres. En marche, nos soldats aimaient à aider tout le monde, sans distinction de nation. Quand un mulet tombait avec sa charge, lorsqu'une voiture se cassait, ou que tout autre accident de route se produisait, les Français étaient toujours là pour offrir spontanément un coup de main.

Le 1er mai, on nous communiqua un télégramme venant d'Allemagne et signé de Guillaume II, qui contenait la phrase suivante : « J'exprime aux troupes françaises ayant combattu l'incendie du palais du maréchal de Waldersee mes sincères remerciements pour le courage et le dévouement qu'elles ont montrés à cette occasion. »

Le 2 mai, reconnaissance de nuit (Français et Allemands sous les ordres de notre capitaine). Une bande de Boxers nous était signalée. Près d'un village, nous reçûmes quelques coups de feu et nous entendîmes en même temps des cris d'épouvante poussés par des voix féminines. Malgré la nuit complètement noire, le village fut entouré et nous fîmes six rebelles prisonniers ; les autres avaient réussi à s'enfuir, grâce à l'obscurité profonde et à la proximité d'une forêt.

En ce moment-là, des bandes se reformaient partout et nous faisaient courir plus que jamais, alors que nous croyions la campagne terminée. Le plus souvent elles réussissaient à nous échapper. Je me suis demandé si ces bandes, à cheval et bien armées, n'étaient pas clandestinement équipées par le gouvernement chinois, pour nous occuper en attendant la signature de la paix. Après ce que j'ai vu, rien ne peut me surprendre de la part de ces faux bonshommes de Chinois, et surtout de ce fameux Li-Hung-Tchang qui tantôt ressuscitait pour brouiller les négociations, tantôt agonisait pour les ajourner, croyant sans doute lasser ces diables d'Occident et les faire repartir comme ils étaient venus. On peut dire, en fin de compte, que tous ces Orientaux nous ont joués avec une rare désinvolture et qu'à notre grand préjudice et au prix de bien des vies de soldats, nous avons montré une singulière bonté d'âme à leur égard. Et cependant, il n'y avait pas bien longtemps que, dans un pays qui m'intéressait toujours, à Madagascar, le général Gallieni avait montré la bonne méthode à suivre en pareil cas. Au moment voulu, il avait résolument frappé à la tête et tout n'avait pas tardé à rentrer dans l'ordre.

Au lieu de cela, que s'était-il passé en Chine ?

Au début de la campagne, les nations alliées avaient marché la main dans la main. Si elles avaient continué, si immédiatement après la prise de Pékin on avait poursuivi la famille impériale dans sa fuite, si on l'avait arrêtée et gardée jusqu'à la conclusion de la paix, le traité aurait été signé dans l'espace d'un mois. Mais après la prise de la capitale, le système des alliés fut du dernier ridicule. La plupart des puissances avaient retiré leurs troupes de Pékin, les envoyant, les unes en Mandchourie. les autres au Japon, ou ailleurs ; d’autres les avaient rappelées en Europe. Et cela, au moment où un grand nombre d’Européens et de Chinois suspects de sympathies pour nous étaient menacés d’être massacrés dans l’intérieur du Petchili. Il est donc permis de supposer que les puissances avaient envoyé des troupes en Chine, non pour accomplir une œuvre humanitaire, mais pour se partager éventuellement le territoire. Chacune cherchait naturellement le plus gros morceau. Mais les Chinois, auxquels on n’en remontre pas en fait de malice, eurent vite fait de percer à jour ce petit jeu des puissances et de tirer tout le parti possible de leurs rivalités. Et, ma foi, il est bien difficile de leur en vouloir.

Quoi qu’il en soit, les dix mille hommes dont le départ pour la France était décidé et fixé au 6 avril, étaient encore en Chine le 2 mai.

En attendant la signature de la paix, le sang européen continuait de couler. Témoin les convois de malades et de blessés que nous voyions passer, venant de la colonne du Chan-Si et se rendant à Pékin. Et combien de centaines de jeunes gens, depuis la prise de Pékin jusqu’à la signature du traité de paix, se sont endormis pour jamais sur la terre chinoise, les uns tués par les balles ou traîtreusement assassinés, les autres morts de maladies ou de privations ! A qui la faute ? Pas à nous, assurément. Car depuis le commencement jusqu’à la fin de la campagne, nous n’avons eu d’autre pensée que de nous dévouer pour la cause de la civilisation qu’on nous disait en péril. Et l’on chercherait vainement à prouver que nos chefs ou nous-mêmes ayons tiré un avantage quelconque de cette coûteuse et douloureuse aventure. Comme trop souvent, c’est la direction politique qui seule a fait défaut.

Le 10 mai seulement, le régiment de la Métropole embarquait pour la France. Ce régiment, j’ai été très heureux de le constater, a montré en Chine une endurance qui mérite tout éloge. Je n’avais pas eu la même opinion, pendant la campagne de Madagascar, des hommes du 200e. Il est vrai que le régiment envoyé en Chine fut réparti sous les ordres de chefs de la plus haute valeur, ayant une expérience approfondie des campagnes coloniales ; je citerai, par exemple, le général Bailloud, qui, exigeant beaucoup du soldat, s’entend à merveille pour le ménager, et s’occupe de tous les détails intéressant sa santé et son bien-être ; le colonel Drude, colonial intrépide, expérimenté autant que brave ; le lieutenant-colonel Espinasse, chef énergique et bienveillant.

Le 11 mai, je fus envoyé par mon capitaine à Pékin pour y faire diverses courses. Comme à l’époque de notre arrivée, rien n’indiquait, même à un kilomètre de la ville, du côté nord ou du côté sud, qu’on approchait de la capitale céleste, de la cité réputée la plus vaste de l’univers. Les mêmes ruelles obscures, étroites et sordides, les mêmes misérables cases remplissaient les faubourgs jusqu’à l’enceinte elle-même. Enfin, après neuf mois d’absence, je revis Pékin. Mais quelle différence entre le mois d’août 1900 et le mois de mai 1901 ! On arrosait les rues ! Elles étaient aussi tortueuses qu’autrefois, mais moins sales. Je traversai successivement les quartiers japonais, américain, anglais. Les Cipahis du Bengale me firent l’effet de vraies caricatures. Longs comme des poteaux télégraphiques, maigres comme des squelettes, avec leurs jambes en manches à balai, leurs turbans d’une hauteur démesurément ridicule, ils étaient d’un cocasse achevé. Le quartier russe n’existait plus. L’arsenal que les Russes occupaient à mon départ de Pékin était maintenant occupé par les Allemands. On peut bien dire que ce poste leur revenait de droit, car l’arsenal contenait des canons, des fusils et des munitions dont une grande partie provenait d’Allemagne, et pendant cette campagne plus d'un Allemand fut tué par des obus et des balles fabriqués dans son propre pays. Le quartier italien n'était pas très étendu, mais se distinguait par une propreté irréprochable.

J'arrivai enfin au quartier français. Je ne fus pas peu surpris d'y voir un boulevard admirablement tracé. Des soldats construisaient un arc de triomphe sur le pont impérial. Ils pavoisaient partout et une multitude de drapeaux tricolores flottaient au vent. Je demandai ce que cela signifiait. On avait l'air de me regarder avec étonnement. —Ah ! tu viens de France ? me dit un soldat en me toisant des pieds à la tête. — — Non, pas précisément. — Alors, tu as fait un petit séjour de quelques mois à l'hôpital ? — Pas davantage. — Comment ! s'écria l'homme, tu ne viens ni de France, ni de l'hôpital, et tu ignores qu'on inaugure demain le boulevard Voyron ! D'où sors-tu donc ? — Mon Dieu, oui ! je l'ignorais. J'ignorais également qu'on avait accordé aux troupes en garnison à Pékin des rations de vin supplémentaires et deux jours de repos à l'occasion des fêtes de l'inauguration. Les camarades que j'avais laissés dans les montagnes l'ignoraient encore plus que moi. Voilà bien les hasards de la guerre ! Pendant que les uns sont sans cesse en marche, livrant des combats, couchant à la belle étoile, mourant presque de faim et souffrant mille misères, les autres, qui font partie du même corps expéditionnaire et obtiennent le bénéfice de la campagne, organisent des fêtes dans la capitale, reçoivent du vin en supplément et s'octroient des journées de repos. Je savais le général Voyron à Pékin ; je cherchai à le rencontrer, car dans mes campagnes antérieures j'avais toujours tenu à voir le général en chef ; cependant, j'en fus pour mes frais, je devais quitter la Chine sans réaliser mon désir.

Je laissai mes camarades à leurs plaisirs, pour prendre le chemin de la mission. J'étais porteur d'une lettre pour Mgr Favier, évêque de Pékin. Je le trouvai assis dans un large fauteuil en cuir, un gros et long cigare dans la bouche. En me voyant, il se leva, vint vers moi, et me tendant familièrement sa main très blanche, il me dit avec un bon sourire : — Eh bien ! quoi de nouveau, dans l'intérieur ? — Monseigneur, répondis-je, ça va moins bien qu'à Pékin, car je vois qu'ici on prépare des fêtes, tandis que dans l'intérieur on continue à marcher. — Il me versa un verre de vin, m'offrit un cigare, puis se rassit dans son fauteuil pour prendre connaissance du pli. Pendant cette lecture, je le regardais attentivement. A le voir aussi bien rétabli, aussi dispos, je n'en croyais pas mes yeux. Il avait plutôt l'air d'un riche propriétaire que d'un évêque in partibus. Les traces de fatigue avaient disparu de son visage, mais il conservait un air préoccupé. Je vis aussi qu'à son habitude il n'avait pas perdu son temps, car en visitant l'intérieur du quartier de la mission, on n'aurait pu se douter de la misère qui y régnait et des ruines qui y étaient accumulées quelques mois auparavant ; tout était reconstruit, réparé, et même embelli.

La ville de Pékin présentait une animation extraordinaire. A chaque pas, on se heurtait à quelqu'un ou à quelque chose. Des milliers de voitures à deux roues circulaient dans tous les sens. Je remarquai aussi une voiture à quatre roues attelée de quatre chevaux dans laquelle un colonel russe se prélassait en tenue de gala. Trois cosaques accompagnaient ce personnage fort chamarré. Il m'a semblé que cette exhibition détonnait un peu en pleine campagne.

Partout on construisait. Dans le quartier européen, on édifiait des casernes destinées aux troupes qui devaient rester après la signature de la paix. On réparait les églises que les Boxers avaient démolies. Les bâtiments des diverses légations étaient presque entièrement reconstruits. Ce quartier était le plus beau et le plus animé de Pékin. Le sexe féminin, au lieu de nous éviter comme autrefois, accusait des dispositions marquées à la fusion des races ; pour tout dire, les Européens semblaient être chez eux, et les Chinois en pays étranger. C'était le renversement des rôles.

Il n'en était pas de même dans l'intérieur, car à mon retour à Lou-Kou-Kiao, j'appris qu'un commerçant français qui se rendait avec des marchandises à Chou-Chéou avait été, non loin de notre poste, attaqué par une bande armée de fusils Mauser. Ayant pu s'échapper par miracle, il nous raconta que cette bande exhibait un étendard avec cette inscription : « Ceux qui meurent de faim, venez à nous ; vous aurez à manger, un cheval et un fusil ». La nuit du lendemain nous entendîmes une fusillade à proximité de notre poste. C'était très probablement la même bande qui, après l'agression contre le commerçant français, cherchait maintenant à dévaster les villages. Nous vécûmes plusieurs jours sur le qui-vive, car malgré toutes les ruses possibles, nous n'arrivions pas à la dépister. Le jour comme la nuit, elle nous échappait. Enfin la diminution constante de notre ration de vivres (pour augmenter peut-être celle des pauvres soldats qui s'étaient trop fatigués pendant les fêtes de Pékin) contribuait encore à nous aigrir le caractère.

Une nuit, pendant une patrouille, nous trouvâmes démolie une partie de la voie ferrée qui passait près de notre poste ; les éclisses avaient été dévissées et emportées. Le lendemain une embuscade fut tendue, mais sans succès. Le même jour, un ordre général fut porté à notre connaissance disant que tout homme qui sortirait sans autorisation de son cantonnement serait puni de prison. Cette mesure avait été prise à la suite des assassinats qui se multipliaient aux environs de certains postes. D'autre part, nous apprenions que plusieurs camarades s'étaient suicidés. Cette façon d'en finir avec l'existence semblait être contagieuse, car à mon retour à Takou j'appris qu'il en avait été de même dans toutes les troupes des nations alliées.

Le 20 mai, nous fimes une reconnaissance de nuit digne d'être rappelée en raison de l'effort qui fut fourni. Elle avait pour but de poursuivre une forte bande, montée et bien armée. Le départ eut lieu à neuf heures du soir, sous une pluie qui dura jusqu'au lendemain matin, et dans une obscurité complète. Après avoir marché toute la nuit sans une minute d'arrêt, tant il est vrai que la perspective d'un engagement surexcite les forces, nous arrivâmes à six heures du matin dans un village où nous trouvâmes les cadavres encore chauds de deux Chinois allongés sur le chemin.

Le capitaine fit interroger par son interprète un habitant qui s'obstinait dans un mutisme complet. Il employa alors les grands moyens et eut recours au châtiment corporel de règle. Mais toujours pas de réponse. Il songea alors à lui promettre des taëls s'il voulait se décider à parler. Cette fois, le procédé eut un succès immédiat. Je n'en fus pas autrement surpris, sachant que le Chinois, comme l'Arabe, tuerait son plus proche parent pour de l'argent. Sa langue s'étant donc déliée, notre homme raconta que la bande s'était arrêtée pendant vingt-quatre heures, après avoir pillé et dévasté plusieurs villages. Mais, ayant été prévenue de notre mouvement par ses émissaires, elle s'était enfuie dans une direction qu'il ignorait. Les cadavres étaient ceux du chef, un véritable colosse, et de son fils, tués par leurs propres hommes pour avoir mal partagé le butin. En fuyant, cette bande avait laissé dans le village deux chameaux chargés d'alcool, de riz, un mulet chargé de vermicelle et un cheval. Nous nous emparâmes de ces approvisionnements et, en ramenant notre prisonnier, nous rebroussâmes chemin pour regagner le poste.

Quelques jours plus tard, nous eûmes l'humiliation de voir déserter un homme de la compagnie. On peut dire toutefois à la décharge de ce malheureux, parti sans armes, qu'il dut être atteint de folie subite pour risquer ainsi sa vie au milieu des montagnes et d'une population hostile, n'ayant d'autre alternative que d'être assassiné ou de mourir de faim. J'avais d'ailleurs toujours considéré ce soldat comme un déséquilibré ; à ce propos, je ne puis m'empêcher d'insister une fois de plus sur l'absolue nécessité de choisir avec un très grand soin les hommes destinés aux corps expéditionnaires coloniaux et de refuser des jeunes gens de vingt ans qui ne révent de partir pour les pays lointains qu'afin d'y gagner croix, médailles et autres avantages. Et, comme il y a mille chances contre une pour que leurs espoirs soient déçus, ils changent bientôt du tout au tout. Les uns se font évacuer sur un hôpital, d'autres se suicident, d'autres encore désertent, et font ainsi le désespoir de leur famille et le déshonneur du corps auquel ils appartiennent. La mauvaise répartition des hommes qui place tous les jeunes soldats dans les mêmes compagnies ou batteries et tous les anciens dans les autres, est également une faute grave de la part de l'autorité chargée des affectations. Ce sont là des détails qui semblent insignifiants en garnison, mais qui en campagne prennent une grande importance Or, dans toutes mes expéditions, et plus particulièrement en Chine, j'ai vu le même fait se reproduire.

Le 22 mai, à cinq heures moins dix du matin, un courrier spécial nous apporta de Lou-Kou-Kiao l'ordre de nous mettre aussitôt en route dans la direction de Lang-Sien. En moins de dix minutes, nous étions habillés, équipés, armés et, à cinq heures précises, nous quittions notre poste à jeun. Après une heure de marche, nous rencontrions notre capitaine avec le reste de la compagnie et un peloton monté. Une demi-heure plus tard, ce fut notre commandant qui, avec trois compagnies venant de Chou-Chéou, opéra sa jonction avec nous. Nous commençâmes à battre la brousse en faisant une véritable chasse à l'homme. C'était toujours la même bande que nous poursuivions ; on nous l’avait signalée un peu partout, mais elle restait toujours insaisissable. Tout à coup, nous tombâmes sur un groupe d’une cinquantaine de femmes cachées dans la haute brousse au fond d’une vallée ; c’étaient les femmes de la bande, que les rebelles avaient abandonnées pour fuir plus vite. Elles restèrent muettes à nos questions et il fallut renoncer à obtenir d’elles le moindre renseignement. Dans le nombre, il y en avait de fort jolies, bien faites, avec des costumes qui mettaient leurs charmes en valeur. Le commandant nous disait : « Regardez, mais ne touchez pas. » J’en connaissais parmi les camarades qui, sans cette consigne... mais, passons. Le soir nous rentrions à Lou-Kou-Kiao sans avoir rencontré la bande. En revanche, nous avions enlevé un harem. Ce fut un spectacle curieux ; toutes ces femmes dans le cantonnement, cela rappelait le Petit Duc !

Sauf ce régal des yeux, la journée avait été des plus pénibles. Nous avions marché, en effet, de cinq heures du matin à six heures du soir, avec une seule halte d’une demi-heure, tantôt avançant à peine dans une vase profonde, tantôt au pas de course, battant les grandes herbes et tombant souvent dans des trous ; enfin nous avions eu pour toute nourriture quelques morceaux de biscuit et une boîte de « singe » pour quinze hommes. Le matin, comme je l’ai déjà dit, nous étions partis à jeun.

Et, pendant ce temps, les petits camarades en garnison à Pékin continuaient sans doute à donner des fêtes dans la capitale céleste !

Un convoi de Pékin nous apprit que trois princes chinois allaient à Sin-Ngan-Fou pour ramener la famille impériale dans la capitale. Cette comédie se jouait déjà pour la deuxième fois. J’aurais été fort surpris de voir cette famille, maîtresse en fait d’astuce, céder au désir des représentants des nations alliées. Elle savait en effet très bien que, de loin, elle pouvait impunément continuer à nous berner par de vagues promesses, en un mot à se moquer royalement et même... impérialement de nous.

Le même jour, on nous communiqua une dépêche adressée par la Ville de Paris au corps expéditionnaire et lui souhaitant un prompt et heureux retour en France.

En attendant, les négociations pour la paix n'aboutissaient toujours pas. Néanmoins, les dispositions étaient déjà prises pour occuper le Petchili après le départ des troupes alliées. La France et l'Allemagne devaient laisser chacune une brigade d'occupation. J'avais conclu de tout cela que la campagne proprement dite était terminée et que la diplomatie ferait le reste en se laissant rouler le moins possible.

Le 28 mai, je reçus de Pékin l'ordre de me rendre à Tien-Tsin et de là à Takou, afin d'être rapatrié en fin de séjour colonial. J'étais le seul du bataillon dans ce cas. Cette fois, je ne protestai pas, car j'étais à la limite de mes forces.

Il y avait en effet quatre ans que j'errais en Extrême-Orient : au Tonkin, où j'avais travaillé sur les routes ; à Quang-Tchéou-Wan où, pendant vingt-deux mois, j'étais resté presque continuellement en marche ; au Petchili, où j'avais assisté à toutes les opérations de mon régiment. Physiquement, j'avais besoin de repos, et au moral, je n'était pas fâché d'avoir quelque loisir pour réfléchir à tout ce que j'avais vu. D'ailleurs, les hostilités étaient considérées comme terminées et on ne signalait plus que quelques bandes, qui s'étaient formées indépendamment des Boxers. Elles parcouraient certaines régions et pillaient leurs compatriotes pour ne pas mourir de faim.

Donc, le 29 mai, je quittai mon capitaine, sous les ordres duquel j'avais déjà servi dans la haute région du Tonkin où nous avions ensemble connu la misère. Il me fit appeler chez lui et m'adressa des paroles qui me remuèrent le cœur. J'avais envie de pleurer et de rire à la fois. « Je tiens, dit-il, à vous montrer les notes que j'ai inscrites sur votre livret », et, en me serrant la main, il me lut ceci : « est rapatriable pour fin de séjour de quatre ans ; s'est montré soldat modèle pendant toute la campagne ; est proposé pour caporal et pour la médaille militaire ».

La dernière poignée de main aux camarades dont j'avais tant de fois partagé les dangers et les souffrances me serra réellement le cœur ! Ce n'était pas la première fois que j'éprouvais cette sensation au moment douloureux où il faut se séparer de ses compagnons de misère et de joie. Je me suis rappelé de ce que dit le général Dragomiroff dans son fameux Memento militaire : « A vivre côte à côte, en communauté de situation et de sentiment, alors qu'on a besoin d'expansion, d'affection et qu'on a la foi, la confiance de la jeunesse, comment ne se lierait-on pas bien vite de franche amitié ? La camaraderie en face du danger est la condition indispensable et suprême pour atteindre un but quelconque à la guerre. Tout ce qu'on apprend aux troupes en temps de paix n'a qu'un seul but : préparer les hommes individuellement, aussi bien que les différentes unités, à s'entr'aider avec un entier dévouement et une juste entente de la situation. La camaraderie est nécessaire du haut en bas de l'échelle. Qu'on se rappelle les lieutenants d'Alexandre et ceux de Napoléon. »

Je me rendis à la gare de Lou-Kou-Kiao, accompagné de nombreux camarades et portant mon ballot que la parcimonie du service de l'arrière avait rendu si maigre ; puis le train m'emporta vers Pékin. J'avais l'air d'un mendiant ou d'un déserteur. Il ne me restait rien de passable à me mettre sur le dos ; mes effets et mes chaussures étaient dans un pitoyable état. De Pékin, je descendis à Tien-Tsin, toujours en chemin de fer. Dans le même wagon, très vaste du reste, se trouvaient des soldats de presque toutes les nations alliées. On chercha aussitôt à lier conversation en employant le « sabir » chinois que chacun avait plus ou moins appris pendant la campagne ; à l'aide de quelques gestes expressifs, on réussissait à se faire comprendre à peu près. Cependant, il arrivait parfois qu'à une demande de tabac on vous répondait en vous passant des allumettes et vice versa.

La ville de Tien-Tsin avait complètement changé d'aspect depuis le mois d'août 1900. Elle n'était alors qu'un tas de décombres, et cependant dix mois plus tard, en juin 1901, toutes les maisons avaient été réparées ou reconstruites. D'immenses bâtiments avaient été élevés, la gare était refaite à neuf, les rues et les boulevards étaient bien entretenus. L'élément civil européen y était plus nombreux qu'à Pékin. Comme dans la capitale, chaque nation s'était réservé un secteur où elle assurait l'ordre et la sécurité. Le plus agréable de beaucoup était celui des Anglais avec ses maisons du dernier style européen, son jardin public et ses allées splendides.

Je visitai le cimetière français où je comptai quatre-vingt-quatorze tombes renfermant les morts du 13 et du 14 juillet. Dans deux de ces sépultures, reposaient vingt-deux et quatorze cadavres qui n'avaient pas été reconnus. Tout d'abord, les corps avaient été enterrés pêle-mêle dans plusieurs endroits ; puis ils avaient été exhumés et transportés dans un cimetière réservé. À cette occasion, notre ministre à Pékin, M. Pichon, à qui son énergie et sa largeur de vues avaient valu le respect et l'admiration de tous, prononça, dans un langage d'un patriotisme élevé, un discours très émouvant, où il laissa percer avec juste raison le regret de voir certaines puissances prêtes à abandonner, pour cause de rivalités byzantines, l'œuvre humanitaire entreprise en Chine.

Sur les places de Tien-Tsin on voyait des tas de sel qui représentaient la part de prise de nos troupes après l'enlèvement de la ville. Il y en avait près d'un millier, hauts comme des maisons à deux étages. Un jour, je rencontrai le capitaine faisant fonctions de major de garnison. Pour un revenant de la brousse c'était jouer de malheur. Je reçus en effet l'observation que j'étais misérablement habillé et encore plus misérablement chaussé. Le capitaine m'engagea à regagner le dépôt au plus vite. « Avec votre affublement, vous avez l'air d'un chanteur des rues », me dit-il. Naturellement, pensai-je, ceux qui n'ont jamais quitté Tien-Tsin n'ont pas de mal à être proprement habillés et tirés à quatre épingles. Ce n'est cependant pas une raison pour me regarder avec pitié et me reprocher mon dénuement.

De Tien-Tsin, je me rendis à Takou. Là également je remarquai une multitude de nouvelles constructions. L'animation y était très grande ; c'était à se croire dans une foire. Les villages entre Tien-Tsin et Takou, détruits au mois de juillet, commençaient à se reconstruire. Le Peï-Ho ne charriait plus de cadavres. Enfin la campagne, qui avait coûté tant de vies humaines et dont les Chinois se souviendront longtemps, semblait cette fois, bien terminée. Je ne pouvais m'empêcher cependant de revenir par la pensée à dix mois en arrière, à cette époque où je ne voyais partout que misère et désolation. Takou nous ayant offert la première scène tragique de ce long et effroyable drame, c'était une émotion pour moi de retrouver la ville pacifiée et de voir couler, plus limpide et plus calme, le Peï-Ho naguère encore rougeâtre de tout le sang qui avait été répandu.

Avant de rentrer en France, je cherchai à mettre un peu d'ordre dans les notes que j'avais recueillies, afin de conserver un souvenir intact de la campagne. Pour leur part, les soldats coloniaux y avaient certainement vu du nouveau, puisqu'aucun d'entre nous n'avait encore assisté à une expédition pendant laquelle le thermomètre fût descendu aussi bas, 23e au-dessous de zéro. Nous y avons horriblement souffert, sauf bien entendu ceux qui sont restés dans les grands centres. Quant à moi, je n'oublierai jamais nos longues et tristes journées d'hiver dans de misérables cases noircies de fumée et ouvertes à tous les vents ; ni les longues marches forcées dans les montagnes, dans la vase ou dans la brousse couverte de neige. En dehors des Boxers, qui étaient l'adversaire principal, nous avions à combattre à la fois les populations qui nous étaient hostiles et la rigueur de l'hiver. Or, contre ces deux derniers ennemis, nous ne pouvions rien, ou presque rien. Les indigènes étaient animés contre nous d'une haine féroce mais ils étaient... nos protégés et on n'y pouvait toucher, sous peine de sévères punitions. Et cependant, ils assassinaient nos camarades dans les centres mêmes que nous protégions. L'impunité dont-ils étaient assurés nous paraissait absolument exorbitante. Comme tant d'autres, malgré l'expérience de mes campagnes antérieures, je ne savais vraiment plus quelle attitude prendre vis-à-vis de ces gens qui pendant très longtemps refusèrent de nous vendre quoi que ce soit, et qui attiraient nos camarades dans des guets-apens, pour les massacrer sans merci et leur faire subir les plus horribles mutilations. Il fallait traiter ces misérables avec égards, ne pas les molester, ni les obliger à vendre, alors que nous mourrions presque de faim. Notre situation n'était vraiment pas enviable sous ce régime de sentimentalité à rebours qui se pratiquait à nos dépens. Nous obéissions strictement aux consignes reçues, mais que de fois nous aurions voulu voir à notre place ces humanitaires en chambre, qui vaticinent au coin de leur feu, loin des risques et des coups de chien, et qui, préconisant la mansuétude, la solidarité des peuples, etc., se montrent souvent d'une intransigeance rare dès que leurs petits intérêts personnels sont en jeu.

Après l'inévitable désordre des débuts de l'expédition, l'arrivée du général Voyron avait marqué le commencement d'une réorganisation de tous les services. Hôpitaux et centres de ravitaillement furent assez vite installés. La voie ferrée fut rapidement réparée. Des convois réguliers de chameaux reliaient les détachements les plus éloignés. Des services d'estafettes organisés d'étape en étape transportaient chaque jour le courrier à Pékin. Malheureusement l'hiver survint. Les routes devinrent impraticables, les chameaux portant les vivres et les effets pour les hommes en première ligne furent retardés dans leur marche ; c'est pour cela que, pendant la moitié de la saison froide, nous sommes restés privés des effets indispensables. Les maladies qui ont le plus sévi pendant cette campagne sont la diarrhée, la dysenterie et la fièvre typhoïde. Vers le mois de novembre, apparut le typhus de la mouche charbonneuse. Pas un militaire atteint n'en guérit. Le service médical de première ligne laissait à désirer ; aussi bien chez nous que chez les autres nations, on manquait sans cesse de médicaments. Je ne sais à qui en attribuer la faute. Il se peut qu'elle soit due au retard constant des convois ; mais, quoi qu'il en soit, cette pénurie de remèdes augmenta considérablement la mortalité.

Si tout ne marchait pas à souhait chez nous en première ligne, nous eûmes du moins la consolation de constater que c'était encore pis chez les autres nations. Combien de fois avons-nous entendu les Allemands et les Italiens en colonne se plaindre de ce qu'ils n'avaient rien à manger. Chez eux, la conséquence était le plus souvent un pillage général, comme à Liou-Li-Ho, par exemple. Nos officiers seuls empêchaient leurs hommes de dévaliser et de molester les Chinois ; ceux des autres puissances ne s'en inquiétaient guère. Cela n'empêcha pas d'ailleurs quelques journaux de la métropole de nous présenter au public comme des pillards, des malfaiteurs et des assassins. Je suis certain que bien des militaires étrangers devaient rire dans leur barbe en lisant ces accusations. Et, je ne saurais trop le redire, j'aurais voulu voir à notre place les auteurs de ces articles, qui, au moment où nous manquions de tout, déjeunaient peut-être copieusement dans quelque restaurant du boulevard.

Nos marches ont été souvent très pénibles. Les étapes de 30 à 50 kilomètres avec un havresac très chargé n'étaient pas rares. Les premières troupes françaises débarquées en Chine furent celles de l'Indo-Chine ; à Tien-Tsin, elles eurent à soutenir plusieurs combats acharnés. Vint ensuite la marche sur Pékin que le manque de vivres rendit particulièrement dure. Mais, arrivée dans la capitale, la colonne y trouva des soulagements. Un grand nombre de malades furent envoyés au Japon, dont l'excellent climat leur permit de se rétablir promptement ; les autres embarquèrent pour la France.

Le rôle le plus important ensuite fut joué par le 17e régiment colonial. Ce corps reçut notamment la mission d'ouvrir la marche et de préparer la route pour la colonne internationale de Pao-Ting-Fou, d'organiser les gîtes d'étapes, d'occuper la ligne des Tombeaux impériaux et d'assurer la tranquillité de la partie la plus agitée du Petchili. J'ai déjà dit que dans cette dernière région, nos chefs ; principalement le lieutenant-colonel Rondony et le commandant Fonssagrives se sont montrés d'une bravoure, d'une habileté remarquables, aussi bien comme soldats que comme administrateurs. Du côté de Pao-Ting-Fou, le général Bailloud opéra avec la dernière vigueur. Il mit vite les rebelles à la raison, mais ses actes les plus énergiques étaient toujours tempérés par l'humanité. Il jouissait d'un grand prestige parmi les militaires des nations étrangères ; sa grande courtoisie, son esprit de conciliation et sa justice impartiale le firent choisir souvent comme arbitre dans des affaires compliquées.

L'artillerie n'a pu jouer, sauf au début de la campagne où son influence fut considérable, qu'un rôle relativement secondaire. Ses conducteurs annamites ainsi que les coolies du même pays furent rapatriés en novembre, car ils n’auraient pu résister à la température de l’hiver. Les coolies n’ont d’ailleurs pas servi à grand’chose. J’en ai vu maintes fois suivre la colonne, ne portant presque rien. À Pékin, on ne les a employés qu’à des besognes secondaires, telles que balayages ou corvées de cuisine, alors que les soldats européens portaient des sacs de riz pour la nourriture de ces mêmes coolies. Cette répartition tout de même un peu bizarre du travail, fut pour quelques-uns une bonne occasion de « ronchonner ».

Les soldats du génie ont rendu de réels services dans la reconstruction des voies ferrées. Ils y ont mis du zèle, de l’amour-propre et une véritable compétence. J’ignore comment le service sanitaire a fonctionné à l’arrière, mais à l’avant il était bien mal outillé. Les instruments pour couper bras et jambes abondaient, mais les médicaments manquaient souvent.

Que dire du service de ravitaillement ? — Dans son ordre général demandant des avis aux militaires compétents sur l’amélioration des différents services en campagne, le général en chef visait particulièrement les moyens de transport en colonne. J’ai bien réfléchi à la question et, quoi qu’on dise et qu’on fasse, ces moyens ont manqué et manqueront dans les campagnes coloniales de quelque importance. L’expérience de nos expéditions antérieures et de celle de Chine, celle-ci aussi bien pour nous que pour les autres nations, a amplement prouvé que ravitailler les troupes en colonne pour une longue période, constitue un problème qui n’a pas encore été et ne sera pas de sitôt résolu (excepté par les stratégistes en chambre). Mais il faut convenir cependant, et cela à l’honneur du général Voyron et de son état-major, que ce difficile service avait, dès le mois de novembre, beaucoup mieux fonctionné chez nous que chez certaines autres puissances. Il est vrai que nous profitions en cela de l’expérience de nos expéditions antérieures. Je remarquai enfin, avec déplaisir, et cela pour la première fois en campagne, que les militaires stationnés dans les grands centres où on pouvait facilement se procurer tout, étaient les seuls à bénéficier des envois des Dames de France. J'ai, par curiosité, demandé aux camarades des zouaves, du génie, de l'artillerie et d'autres troupes de l'avant s'ils avaient été plus heureux que nous ; ils m'ont tous répondu négativement.

Les troupes qui ont eu le plus d'engagements furent celles de la nation allemande. Sur la route de Pékin jusqu'à la Grande Muraille, ses détachements ont usé sans restriction de la plénitude des droits de la guerre. Dans chaque localité importante, ils exigeaient catégoriquement et sans discussion possible, des vivres, des moyens de transport et de l'argent. Les autorités chinoises se mettaient en quatre pour tout leur fournir, car quelques exemples avaient montré ce qui les attendait en cas de refus. Aussi, les Chinois éprouvaient-ils un véritable malaise lorsqu'on leur annonçait les Allemands. Les Anglais affectaient de ne pas prendre part directement aux combats livrés par les troupes internationales. Mais une fois l'affaire terminée, ils apparaissaient subitement, avec un large pavillon britannique et le hissaient bien en évidence au milieu des autres. Cette façon d'agir ne plaisait guère et on le leur fit sentir à diverses reprises. Cependant, il faut être juste et dire qu'au début des hostilités, surtout à Takou, les marins anglais se sont particulièrement distingués.

Les Italiens, après avoir participé à la colonne de Pao-Ting-Fou où ils n'ont joué qu'un rôle très effacé, sont rentrés à Pékin d'où ils n'ont plus bougé. L'impression générale était que l'Italie avait envoyé en Chine quelques milliers d'hommes uniquement dans le but d'étonner les autres puissances par les progrès les plus récents accomplis dans son armée. Je n'ai pas à dire si ce but a été réellement atteint.

Les Américains, les Japonais et les Russes n'ont, après la chute de Pékin, pris part à aucune opération. Les Russes allèrent occuper « provisoirement » la Mandchourie, préludant à la politique qui a amené la dernière guerre. La conduite des soldats russes n'a pas été toujours irréprochable et j'ai été le témoin de certaines de leurs actions vraiment répréhensibles. L'altitude des Japonais était très correcte ; leur discipline était ferme, sans exagération ; les hommes semblaient aimer leurs chefs. Il m'est difficile de porter un jugement sur l'armée américaine. Je ne l'ai jamais vue marcher ni combattre. Mais j'ai pu conclure de différents ordres du général en chef américain Chaffee, que les hommes étaient tenus en assez médiocre estime par leurs chefs.

Au point de vue du matériel de transport, les Anglais, les Américains et les Japonais se sont spécialement distingués. Leurs animaux, leurs voitures, leurs harnachements, leurs porteurs et leurs hamacs ambulants étaient pratiques, solides, très simples et fort commodément aménagés pour éviter les fatigues aux malades. Mais je reprochais aux Anglais d'encombrer et d'allonger indéfiniment leurs convois sans leur donner une escorte sérieuse. Une attaque dans de telles conditions eût rendu une panique inévitable ; enfin, en campagne, il faut savoir se restreindre et ne pas suivre l'exemple des Anglais qui allouent presque à chaque soldat une voiture et deux ou trois porteurs.

Les chevaux de la cavalerie anglaise (cipahis) étaient superbes, mais montés par de pitoyables cavaliers ; les voitures japonaises à deux roues, très légères et solides, attelées de petites mules (elles ressemblaient aux mulets kabyles), bien harnachées et bien entretenues, constituaient un moyen de transport très pratique et bien plus facile à manier que nos fameuses voitures Lefebvre à Madagascar en 1895.

J'ai trouvé l'organisation de l'armée russe très en retard sur celle des autres nations. Les chefs de cette armée semblent surtout avoir confiance dans le grand nombre d'hommes qu'ils peuvent mettre en ligne. Ils ne paraissent guère s'inquiéter de l'instruction et, à ce point de vue, l'armée russe n'est certainement pas capable de se mesurer avec les autres. Le soldat russe craint son chef, mais ne l'aime pas ; il est soumis à une discipline très rude, mais dépourvue de toute intelligence. Je puis me tromper, mais si j'ai jugé ainsi l'armée russe, c'est après l'avoir bien observée et avoir été souvent à son contact. Je dois pourtant citer la seule chose que j'ai trouvée pratique chez les Russes : leur voiture-cuisine à deux roues où les aliments se préparent pendant la marche. Cette voiture a cependant besoin de perfectionnement. Ainsi, la marmite n'a qu'un seul compartiment au lieu des deux qui seraient nécessaires : un pour la soupe et un second pour les légumes.

Les Français, Allemands, Russes et Italiens, employaient comme moyen de transport des voitures chinoises couvertes de toile, à deux roues, trouvées ou achetées sur place. Ces véhicules étaient très lourds et ne pouvaient porter un grand poids. Nous avions également des chameaux et des mulets requis ou achetés dans la région.

Le plus grand nombre des éclopés pendant les marches m'a paru être du côté des Italiens. J'attribue cette particularité aux raisons suivantes : 1o leurs chaussures étaient de qualité très inférieure. Je me suis demandé comment un grand État comme l'Italie pouvait chausser ainsi ses soldats ; 2o leur façon de porter le paquetage en marche était défectueuse et tout à fait d'un autre siècle. Tous leurs effets étaient roulés dans un couvre-pieds porté en bandoulière, qui leur coupait forcément la respiration. Les Russes portaient bien leur paquetage de la même façon ; mais il faut croire qu'ils sont plus vigoureux ou mieux exercés, car ils avaient beaucoup moins de traînards. Les Allemands étaient pourvus de havresacs en peau de chèvre d'un poids presque égal aux nôtres. Leurs petits bidons étaient attachés aux musettes, faciles à décrocher pendant la marche, et leurs souliers de repos en toile imperméable avaient des semelles en cuir très souples.

Comme armes, toutes les nations, excepté les Français et les Japonais, avaient un fusil à chargeur. Les Allemands se plaisaient à nous faire admirer leur fusil nouveau modèle 1898 avec chargeur de cinq cartouches. La principale différence avec l'ancien modèle consiste dans l'éjection du chargeur qui se fait par le haut de la culasse mobile et non plus en dessous. Mais, d'après quelques sous-officiers allemands, cette arme ne satisfaisait pas encore les officiers et un nouveau modèle était déjà à l'étude. Les Allemands étaient pourvus de deux bicyclettes par compagnie. Loin de leur servir en colonne, elles les embarrassaient plutôt, car il ne faut pas songer à circuler à bicyclette sur les routes chinoises.

Je m'en tiens à ces quelques aperçus. Il y aurait bien un volume à écrire sur chacune des troupes alliées en Chine ; mais je laisse ce soin à d'autres, m'étant contenté de noter ce qui était en rapport avec ma possibilité de voir et ma capacité de juger. Je m'en voudrais cependant de ne pas parler de nos chaussures et de ne pas proclamer urbi et orbi qu'elles étaient abominablement médiocres. Personnellement, j'en ai usé trois paires en trois mois ; il m'a fallu ensuite marcher en savates comme les camarades, et à un moment donné, pieds nus ; aussi n'ai-je jamais autant vu d'éclopés qu'en Chine. Les fournisseurs y ont peut-être gagné gros, mais après le contribuable, c'était le soldat qui, en fin de compte, avait à en souffrir.

Les relations entre les militaires des différentes nations ont été correctes et amicales au début de la campagne et c'était là le fait des misères et des dangers supportés en commun. On ne se comprenait pas, mais on se rendait service mutuellement, en s'expliquant par gestes, qu'en pareil cas l'imagination rend toujours significatifs. Puis, les Anglais commencèrent à soulever quelques difficultés au fond desquelles on retrouvait toujours le souci de leur confort personnel. Leurs procédés à propos de tout leur valurent l'animosité des soldats des autres nations. Les soldats américains étaient généralement assez mal vus, surtout après que leur général en chef Chaffee eut demandé aux autres commandants des troupes internationales d'arrêter ses déserteurs, dont quelques-uns avaient aggravé leur cas par des crimes de droit commun.

Au point de vue de la solde, les soldats des États-Unis et d'Angleterre étaient les plus favorisés. Les militaires non gradés et non rengagés ou non commissionnés de ces deux pays, touchaient 5 francs par jour. La nourriture était il est vrai à leur charge, mais il leur restait, tout compte fait, 2 francs d'argent de poche. Dans les mêmes conditions de grade et d'engagement, le soldat allemand touchait 50 centimes par jour d'argent de poche, le soldat russe de 50 à 60 centimes, le soldat italien de 40 à 50 centimes. Le soldat japonais touchait 6 piastres (15 francs) par mois ; enfin, le soldat français... bon dernier, recevait 30 centimes par jour d'argent de poche.

Les récits d'actes de pillage, tels qu'ils ont été rapportés par certains journaux français, nous ont présentés comme des êtres dénaturés. Or, il n'y a pas un mot de vrai dans toutes ces inventions élucubrées avec un parti pris de mensonge et de dénigrement. Les premières troupes débarquées en Chine arrivèrent à Pékin après une marche forcée très pénible, sans vivres et mourant de faim ; elles allèrent, en vertu des ordres de leurs chefs, chercher l'indispensable dans les maisons inhabitées, où elles trouvèrent même parfois des objets de valeur. Toutes ces corvées de vivres étaient régulièrement organisées et surveillées par les officiers ; aucune soustraction n'était tolérée et les gradés rendaient compte de tout ; enfin il était sévèrement interdit de pénétrer dans les maisons habitées. Ensuite on ordonna une perquisition par secteur, afin de rechercher les armes cachées et aussi des couvertures pour les troupes, en prévision de l'hiver que l'on savait très rigoureux. Voilà comment cet exercice légitime et indispensable du droit de la guerre a été pratiqué ; nous sommes loin, on le voit, de l'histoire de pillage ne reposant sur rien et imaginée de toutes pièces par des publicistes sans bonne foi,

On ne saurait trop répéter aussi que les troupes françaises ont protégé les Chinois et les ont souvent empêchés d'être molestés. Je me permets même d'ajouter que l'autorité supérieure a montré une indulgence et une bonté d'âme que je n'ai pas toujours comprises. Tandis qu'en plein jour on assassinait nos camarades, nous distribuions du riz à des indigents ou soi-disant tels, qui pouvaient être les complices des meurtriers. On avait l'ordre formel de toujours payer le prix demandé par les marchands, même quand ce prix était indécemment exagéré. Toute réclamation faite par un Chinois était bien accueillie a priori et l'on punissait sévèrement celui qui en était l'objet. Dans les cantonnements tout le monde était rigoureusement consigné ; pour sortir, même en service commandé, il fallait se munir d'une autorisation écrite. Et si, par exception, quelques hommes ont pu enfreindre cette consigne, ils l'ont toujours chèrement payé ; les listes des condamnations prononcées par le conseil de guerre du corps expéditionnaire sont là pour en témoigner.

Le 2 juin, j'embarquai sur le Tanaïs qui nous conduisit jusqu'à Nagasaki (Japon) où le paquebot Natal devait nous attendre pour nous ramener en France. L'amiral Pottier vint nous faire une visite d'adieux, pendant que le Redoutable (navire-amiral) nous saluait par des coups de canon. Ce fut le tapage d'un bombardement général, car à peine ce navire eut-il terminé son tir de salut et hissé le grand pavillon, que tous les navires étrangers en rade arborèrent nos couleurs au grand mât et nous saluèrent de même. Notre paquebot n'ayant pas d'artillerie, le Redoutable répondait pour nous. Quand nous passâmes devant lui, sa musique joua la Marseillaise et les matelots chantèrent l'hymne de l'infanterie de marine. L'amiral Potlier nous cria : « Bon voyage, mes enfants. »

Le lendemain, nous faisions escale à Tchefou, où une vingtaine de navires de guerre étaient en rade. De Tchefou jusqu'à Nagasaki, la mer fut des plus dures. Le bateau dansait comme une coquille de noix. Le brouillard était tellement épais qu'on ne voyait absolument rien autour de soi. La sirène sifflait sans cesse et le temps était aussi froid qu'au mois de décembre en Chine. Le 6, nous passâmes devant une île qui appartient aux Japonais depuis la guerre de 1895 ; le 7, nous arrivâmes à Nagasaki par un temps superbe.

L'entrée du port offrait un coup d'œil féerique. Sur les deux rives, s'étageaient des mamelons couronnés de verts bosquets, d'où émergeaient d'élégants chalets et de magnifiques habitations de plaisance. Ce décor aux styles et aux couleurs multiples formait avec le ciel lumineux de l'Orient et la mer bleue qui battait le rivage un tableau vraiment enchanteur. Celui qui a dit : « Voir Naples et mourir », n'avait certainement pas vu Nagasaki, car il est impossible d'imaginer un panorama aussi merveilleux que celui que nous avions devant nous. Le port témoignait d' une grande activité commerciale. J'y ai remarqué un vaste chantier où plusieurs navires étaient en construction. En ville, on sentait que la civilisation et le progrès européens avançaient à pas de géant. Les usages de l'Occident semblaient s'acclimater rapidement partout. Comme dans bien des régions du globe, c'est l'Anglais qui paraît exercer une action prépondérante sur le mouvement maritime et commercial. Avant le débarquement, un médecin militaire japonais, galonné jusqu'au cou, nous fit passer une visite médicale. Pendant qu'il me tâtait le pouls, je ne pouvais m'empêcher de pouffer de rire ; son visage glabre, ses yeux de travers sous des lunettes énormes et ses innombrables galons sur sa personne minuscule, me firent malgré moi perdre mon sérieux.

Le 9, nous quittâmes Nagasaki après avoir été transbordés sur le Natal. Trois jours après, nous remontâmes le Yang-Tsé jusqu'à Shanghaï. Dans cette dernière ville, on débarqua quelques malades jugés incapables de continuer la traversée. A Shanghaï, toutes les puissances alliées étaient représentées chacune par un assez fort détachement. Nos camarades restés en garnison dans cette ville nous racontèrent qu'à plusieurs reprises de véritables batailles avaient eu lieu entre les soldats anglais et ceux des autres nations ; les Anglais, paraît-il, « écopaient » toujours. Un camarade qui ne manquait pas d'esprit appelait cela : se faire la main sur les... boxeurs. Evidemment, c'étaient là de tristes exemples qu'on donnait aux Chinois, mais je répète, tout en le regrettant, qu'en Chine le soldat anglais s'est attiré une véritable antipathie par sa morgue, son sans-gêne et son égoïsme. Pour tout dire, s'il a fait preuve en maintes circonstances de qualités indiscutables, il a par contre ignoré ou affecté d'ignorer cette vertu primordiale du soldat en campagne : la camaraderie.

Le 13, nous reprîmes la mer, toujours aussi agitée. Avec cela, le brouillard était si épais que nous faillîmes aborder un bateau anglais, puis nous échouer sur un rocher. On avançait très lentement, en tirant de temps à autre des coups de canon à blanc. Trois jours après ce voyage extrêmement pénible, nous arrivâmes à Hong-Kong où la peste bubonique battait son plein. Nous ne pûmes donc pas descendre à terre, et cela à notre grand regret, car la ville avec toutes ses lumières électriques offrait le soir un panorama éblouissant.

Le 20, nous étions à Saïgon. Entre Hong-Kong et Saïgon, nous eûmes à déplorer la mort d'un second-maître qui avait participé à la prise de Takou et de Tien-Tsin. Il succomba à la suite de fièvre et d'anémie. Maintes fois, j’ai vu des camarades tués au feu, mais cette mort sur le champ de bataille ne m’a jamais impressionné aussi douloureusement que celle qui enlève un homme jeune, ne demandant qu’à vivre, à la suite de quelque maladie contractée en campagne. Et je ne me suis jamais expliqué pourquoi la mort des uns est plus honorée que celle des autres. Tous ne sont-ils pas également victimes de leur devoir ? Et même celui que la maladie emporte ne souffre-t-il pas plus que ceux qui sont frappés par les balles ?

À Saigon, nous laissâmes encore plusieurs malades. Le 23 nous étions à Singapour, le 26 à Sumatra, et le 29 à Colombo, où l’on fit entrer quelques hommes dans un hôpital anglais.

Au départ de Colombo, la mer fit encore des siennes. La plupart des camarades se plaignaient de fatigue dans tous les membres. Ceci est le dessert de chaque campagne. Toutefois, il y avait une différence énorme avec ce que j’avais vu à mon retour de Madagascar, où, pendant la traversée, on jeta à la mer plus de quarante hommes morts de fièvre ou de cachexie générale. À bord du navire nous étions considérés comme des voyageurs, et non plus comme des bêtes de somme ainsi que cela avait eu lieu sur les cargos de la Compagnie Nationale. La nourriture était convenable et on ne nous demandait pas de travaux pénibles ; aussi le contentement était-il général et les soldats aidaient-ils spontanément les hommes de l’équipage.

Le 3 juillet, nous eûmes encore à déplorer la mort d’un matelot. Au cap Guardafui, la mer devint si dure que le bateau n’avançait plus. On fut obligé de faire un détour de cent milles pour trouver une route moins mauvaise. La vergue du grand mât était cassée, les voiles déchirées et le gouvernail obéissait mal à la manœuvre. Cependant, le 14 juillet, nous atteignions Port-Saïd où des navires anglais et allemands étaient pavoisés aux couleurs françaises à l’occasion de notre fête nationale. Notre drapeau flottait aussi en ville sur plusieurs maisons. Une musique municipale parcourait les rues en jouant la Marseillaise. Enfin- le 19 juillet, nous arrivâmes à Marseille après une traversée de quarante-neuf journées, parfois bien longues et bien tristes.

Un mot à ce sujet. Dans mon Journal de marche en Chine, j'avais exprimé le vœu qu'il soit créé des bibliothèques sur les navires destinés à transporter des militaires aux colonies. Ces bibliothèques, analogues à celles que le général Borgnis-Desbordes avait organisées dans les postes du Tonkin, rendraient de véritables services aux hommes. Il est impossible en effet, pour qui n'a pas fait de traversée, de s'imaginer l'ennui des soldats pendant le voyage. Je suis très heureux d'avoir vu depuis mon vœu exaucé, et je me permets d'adresser ici, au nom de plusieurs milliers de soldats dont je suis sûr d'être l'interprète, mes très respectueux remerciements aux généreux organisateurs de cette œuvre bienfaisante. Je sais que dans les bureaux du ministère de la guerre (direction des troupes coloniales) se trouvent des chefs dont la préoccupation constante est d'améliorer le sort des soldats, mais il est évident qu'ils se heurtent à des difficultés matérielles dont la principale est le manque d'argent. Si le dévouement et l'esprit de sacrifice de nos troupes coloniales étaient suffisamment connus de la masse de la nation, je suis convaincu que leur sort serait de beaucoup amélioré. Mais il en est d'elles comme de certaines autres catégories de serviteurs du pays qui, travaillant avec modestie et sans bruit, ne se plaignent jamais de leur sort et restent trop ignorées.

En mettant pied à terre à Marseille, il me sembla rêver. Je me trouvais enfin en pays civilisé. Je me sentais très fatigué, mais comme après mes autres campagnes, je fus vite rétabli. Aucune réception ne nous attendait ; au fond j'en fus enchanté, car une réception impose toujours un supplément de fatigues qui n'est guère du goût des soldats.

Le lendemain de mon débarquement, je me promenais avec un camarade sur la Cannebière, chère à tous les cœurs marseillais et, comme toujours, grouillante de monde. Nous fûmes accostés par un monsieur qui nous demanda fort poliment si nous n'avions pas quelques achats en vue ou quelques besoins à satisfaire. Il nous conduirait, disait-il, dans des maisons... de tout repos, où on nous ferait un rabais considérable. Je ne me fis pas la moindre illusion, car je savais depuis longtemps que tous ces racoleurs de Marseille et des autres ports sont affiliés à des souteneurs et à des filles de la pire espèce. — Oui, dis-je au bonhomme ; je dois faire quelques achats, mais auparavant j'ai une course pressée. Je savais qu'il ne me lâcherait pas, et instinctivement j'avais mis la main en poche, prêt à sortir mon revolver qui, chaque fois que je séjournais à Marseille, ne me quittait jamais. Je dis à mon camarade que j'étais obligé de lui fausser compagnie. J'avais mon idée. D'abord, je me mis à marcher en allongeant le pas le plus possible. L'individu suivait à ma hauteur et voulait à toute force savoir où j'allais. Je ne le savais pas moi-même et je continuais à forcer l'allure, ayant toujours à mes trousses le particulier que cette course désordonnée commençait à abasourdir. Enfin, après avoir marché plus d'une heure et demie en passant plusieurs fois dans les mêmes rues, je profitai d'un moment où mon homme, hors d'haleine, s'épongeait le front, pour sauter d'un bond dans un tramway et le planter là. Il comprit enfin la farce et m'envoya des injures. Mais le tramway filait toujours et je me contentai de lui crier : Au revoir, mon lascar !

Le même soir, je me trouvais avec un autre camarade dans un café-concert, lorsqu'un garçon vint nous dire que deux dames désiraient nous parler. Très intrigués, nous sortîmes. En effet, deux dames, fort élégamment mises et ne ressemblant aucunement à des demi-mondaines, nous demandèrent des nouvelles d'un officier de l'expédition de Chine que nous connaissions tous deux. Il était, disaient-elles, leur frère et elles nous prièrent avec insistance de les accompagner chez leur mère qui serait très heureuse de recevoir de nous quelques nouvelles de son fils. J'exprimai sous prétexte d'un rendez-vous mes regrets de ne pouvoir accéder à ce désir, mais mon camarade consentit à les suivre, et le lendemain voici ce qu'il me raconta. Ces dames l'avaient fait monter en voiture et l'avaient conduit hors de la ville, devant une maison à un étage. Là, il fut introduit dans une pièce où un comparse tapotait quelques notes sur un piano. On ne lui donna même pas le temps de se reconnaître. Les deux dames s'éclipsèrent ; aussitôt, deux individus armés de poignards surgirent d'une pièce voisine et lui intimèrent l'ordre de leur remettre tout son argent, sinon... L'alternative était claire et le camarade était sans armes. Comme cependant il ne faisait pas mine d'obéir, les deux bandits se précipitèrent sur lui, le ligotèrent, et le dépouillèrent de son portefeuille contenant deux cents francs. Puis, on le hissa dans la voiture qui repartit au trot dans l'obscurité et arriva sur un terrain vague où les deux hommes le déposèrent. Mon camarade ayant réussi ensuite à se débarrasser de ses liens regagna les faubourgs de Marseille et raconta son aventure au premier agent de police qu'il rencontra. Celui-ci le consola par une plaisanterie : — Si vous n'y étiez pas allé, dit-il, cela ne vous serait pas arrivé. — Le lendemain, cependant, on fit des recherches ; mais le coup avait été bien monté en profitant de l'obscurité de la nuit ; il fut impossible de retrouver aucun indice. D'ailleurs, à Marseille on s'attaque souvent aux militaires débarquant des colonies. Les entôlages n'y sont pas rares, mais ne sont pas dénoncés. Certains n'aiment pas à les ébruiter ; d'autres ont peur d'être retenus par l'instruction, alors qu'ils ont hâte d'aller se reposer chez eux. Je devais jouir de mon congé de convalescence à Paris. J'en profitai pour aller voir mon ancien chef de Madagascar, le général Oudri, qui commandait alors la division d'Orléans. Il me reçut d'une façon qui me toucha profondément. Il m'invita à sa table, et comme je me confondais en remerciements, il me répondit : « Je serai toujours heureux de revoir des soldats comme vous. » J'allai visiter encore plusieurs autres chefs dont j'ai gardé le plus durable souvenir et que je voulais remercier d'avoir bien voulu penser à moi en m'envoyant des lettres d'encouragement pendant la campagne de Chine. Partout, je reçus un accueil chaleureux dont je me souviendrai toujours.

Au cours d'un de ces voyages, je me trouvai en chemin de fer avec un monsieur accompagné de toute une smala, qui se mit en quatre pour entamer une conversation avec moi. Voyant quelques médailles sur ma poitrine, il me dit : — Avez-vous fait la campagne de Chine ? — Oui, répondis-je simplement. — Aussitôt, d'un ton solennel, mais qui ne m'en imposait en rien, ce monsieur me parla longuement de la Chine comme un homme qui a tout vu et qui sait tout. En réalité, ce hâbleur ne savait rien et n'avait rien vu, ce qui ne l'empêchait pas de se faire valoir et d'être écouté comme un oracle par toute sa smala. C'est ainsi, malheureusement, que s'accréditent les fausses légendes et qu'on dénature l'histoire.

A Paris, un heureux hasard me fit rencontrer mon ancien ami Crista, celui qui m'avait donné mes premières leçons de soldat à la Légion. Après quinze ans de services et vingt-deux campagnes, il s'était retiré à regret. Puis, il s'était marié avec une charmante Parisienne qui lui avait donné deux enfants.

Il me confia son histoire depuis sa sortie du régiment. Etant d'abord sans argent et sans situation, il s'était adressé à la Maison du Soldat pour obtenir un emploi qui ne vint pas ; il avait connu alors la misère des grandes villes jusqu'au jour où l'un de ses anciens chefs réussit à le placer comme surveillant dans une usine. À cette occasion, je me demande si le soldat colonial français est moins digne d’intérêt que le soldat anglais et hollandais. Voyons en effet la différence de traitement. En Angleterre comme en Hollande, il a été créé, en grande partie par des dames de la plus haute aristocratie, des sociétés qui ont pour but d’habiller, de nourrir et de loger les soldats libérés de l’armée coloniale jusqu’à ce qu’elles lui aient procuré une place. Or, les soldats coloniaux de ces deux pays sont-ils plus méritants que les nôtres ? Ayant marché et combattu côte à côte avec les camarades des autres nations, je réponds avec conviction : non ! D’autre part, est-on moins généreux, moins humain en France que partout ailleurs ? Assurément non. Mais, ce qui nous distingue malheureusement des pays que je viens de citer, c’est qu’en Angleterre et en Hollande, tout le monde sans exception, depuis le multi-millionnaire jusqu’au dernier ouvrier de fabrique, est parfaitement au courant de ce qui se passe dans les colonies. En France, au contraire, on sait plus ou moins que les colonies existent. Dans la masse du peuple, elles apparaissent comme des pays vagues, situés on ne sait trop où et incapables de rien produire — quelques arpents de neige — disait-on dédaigneusement en parlant du Canada. Aussi tout le monde se désintéresse-t-il de nos colonies. Qu’elles prospèrent, qu’elles périclitent, qu’on s’apprête même à nous les ravir, peu importe ! Et, chose caractéristique, les hauts fonctionnaires du département, comme on dit, ne se départent presque jamais de leur siège directorial pour aller visiter nos colonies. Leur grandeur les attache au rivage ; ils sont fidèles à la formule : administrer de Paris, à coups de circulaires et de câblogrammes ! Pour conclure, je suis persuadé qu’on ferait autant en France pour les soldats coloniaux que dans les puissances que je viens de citer, si l’on savait ce que les campagnes dans les pays lointains et encore à demi barbares représentent de fatigues, de souffrances et de privations.

Mon congé terminé, je fus affecté à Toulon. Comme pendant mon premier séjour dans cette ville, je m’absentais le plus souvent possible. A Toulon comme à Cherbourg, les habitants sont très hostiles aux soldats de l’armée coloniale, qui cependant font vivre plus de la moitié de la population. Si j’avais voix au chapitre, je mettrais purement et simplement les coloniaux ailleurs. A Brest et à Rochefort par exemple, on n’affecte pas de nous tenir à l’écart et notre entente a toujours été parfaite avec la population civile.

De Toulon, je fus désigné pour aller en Cochinchine. Un beau matin j’embarquai à Marseille et après trente jours d’un voyage plus ou moins agréable, je débarquai dans ce pays de dysenterie d’où, peu de temps après, je fus envoyé au Siam.


  1. (1) Publié chez Lavauzelle, 1906.