Souvenirs de Sardaigne

Souvenirs de Sardaigne
Jean de Kergorlay

Revue des Deux Mondes tome 51, 1909


SOUVENIRS DE SARDAIGNE

En février 1900, voulant sortir des sentiers parcourus par les milliers de touristes qui, chaque année, s’abattent au printemps sur le littoral de la Méditerranée, l’idée me vint de visiter la Sardaigne. J’allai demander des renseignemens sur cette île à un Italien résidant à Paris. En entendant mon projet, sa surprise fut extrême : « Pourquoi allez-vous en Sardaigne ? » « Pour voir un pays plein de couleur locale, dit-on, semé de ruines mystérieuses, où ne vont que peu de personnes, pour chasser et pêcher, » lui répondis-je. « Oh ! c’est bien simple, reprit-il, je n’ai que deux mots à vous dire : Si vous entrez dans l’intérieur, vous y serez pris par les brigands. Près de la côte, vous y aurez la fièvre, et les autorités locales vous soupçonneront d’être un espion. » Sur ces consolantes paroles, l’entretien se termina ; mon interlocuteur ne savait du reste que peu de chose en dehors de ses sinistres prédictions sur la contrée.

J’allai la semaine suivante en Sardaigne, j’y suis retourné plusieurs fois depuis ; les brigands ne m’ont pas molesté, j’ai même conservé d’excellentes relations avec les habitans, gens simples, hospitaliers. La fièvre n’est pas venue et ne pouvait pas venir, la saison étant bonne, et jamais personne n’a supposé (avec raison) que je venais chercher un point de débarquement pour une expédition hypothétique quelconque.

J’ai rapporté cette conversation pour montrer combien la Sardaigne est loin de l’Italie continentale, malgré la courte distance géographique qui les sépare. Cette remarque ne s’applique cependant qu’aux individus, car, comme nous le verrons plus tard, le gouvernement de Rome fait, lui, au contraire, tout ce qu’il peut pour augmenter et faciliter les relations commerciales, doter l’île de moyens de communication, l’assainir, en un mot mettre en valeur un sol généralement riche, mais qui n’est dans sa majeure partie qu’un vaste désert. La Sardaigne, certainement malsaine, ne l’est cependant pas plus que les autres îles de la Méditerranée, la Corse comprise. A partir du mois de juin, jusqu’en octobre et novembre, la malaria sévit sur le littoral, et même sur les plateaux mal drainés du centre. Seules, les parties les plus élevées de l’île en sont exemptes, ou à peu près. Les habitans du pays ne sont pas plus indemnes de la fièvre que les étrangers. Il semble que là, comme partout ailleurs, l’organisme humain, malgré une longue accoutumance, ne peut jamais devenir réfractaire à cette maladie. Dès l’antiquité, la Sardaigne avait une médiocre réputation de salubrité, et les fonctionnaires que Rome y envoyait en considéraient déjà le séjour comme une disgrâce, un exil ; ce point de vue n’a guère changé de nos jours.

Le gouvernement italien a récemment entrepris de grands travaux pour faire disparaître les marais, assécher les flaques d’eau croupissantes, refuge des moustiques, propagateurs du mal, d’après les nouvelles théories. Une somme de soixante millions de lires, répartie en dix annuités, est consacrée à cette œuvre de toute nécessité pour pouvoir régénérer la contrée, la première richesse d’un pays étant avant tout d’être habitable.

Au point de vue des moyens de communication, soit intérieurs, qu’il s’agisse de chemins de fer ou de routes, soit extérieurs, si nous examinons les services de navigation, peu d’îles sont aussi bien partagées que la Sardaigne.

Partant de Golfo d’Aranci au Nord, une voie ferrée à écartement normal s’en va à Cagliari (307 kilomètres) avec embranchement à Chilivani vers Sassari et Porto Torres (66 kilomètres). Sur cette artère principale viennent se souder des chemins de fer à voie large ou économiques, tels que ceux de Monti à Tempio, de Sassari à Alghero, de Chilivani à Virso, de Bosa à Macomer et Nuoro, de Porto Vesme à Iglesias et Décimo, de Palmas à Santandi, puis Cagliari est mis en rapport avec le Sud et l’Est de l’île par un chemin de fer allant aboutir, d’une part, à Sorgono au pied des dernières pentes du Gennargentu, et, de l’autre, à Tortoli sur la mer. Au total, il y a plus de 1 000 kilomètres de voie ferrée. Les routes, sans être exceptionnellement bonnes, sont cependant bien entretenues, même dans les districts les plus montagneux. Il m’a souvent été donné de les parcourir juste après la fonte des neiges ou à la fin d’une période particulièrement pluvieuse, c’est-à-dire au moment où elles devaient être dans le plus mauvais état, et partout je les ai trouvées carrossables.

Depuis le 2 avril 1908, afin de suppléer à l’insuffisance très relative des chemins de fer, le gouvernement italien subventionne une société sarde qui va faire rayonner sur les routes de la province de Sassari (administrativement, la Sardaigne est divisée en deux provinces, celle de Sassari et celle de Cagliari), des automobiles destinés à la poste, au transport des voyageurs et des marchandises, moyennant des prix modérés fixés au cahier des charges ; la subvention annuelle est de 400 francs par kilomètre. Si l’expérience réussit, il est probable que cette innovation sera étendue à la province de Cagliari, et ainsi, petit à petit, l’ancien et lent service des diligences sera remplacé par des moyens de locomotion plus rapides.

La grande Société de Navigazione Generale Italiana a, elle aussi, multiplié ses lignes, soit entre les différens ports de l’île, soit avec le continent, soit avec la Sicile et la Tunisie ; nous trouvons en effet des services côtiers bien organisés, desservant, d’une part, Gênes, Terra Nova, Siniscola, Orosei, Dorgali, Tortoli, Muravera, Cagliari, et, de l’autre, Cagliari, San Antioco, Carloforte, Oristano, Bosa, Alghero, Porto Torres, d’où l’on peut se rendre à Livourne et à Gênes, en passant par les bouches de Bonifacio. Un service rapide excellent avec départ journalier dans les deux sens réunit Civita Vecchia, c’est-à-dire Rome, à Golfo d’Aranci. Cette traversée sur des bateaux très bons demande de onze à douze heures. Enfin Cagliari est en relations régulières avec Naples, la Sicile et Tunis.

Chemins de fer, routes, lignes de navigation ne sont pas sans coûter très cher au gouvernement. Ce n’est qu’avec de grosses subventions qu’il est possible de faire circuler des trains souvent à peu près vides, de faire naviguer des bateaux dont les cales sont peu chargées de marchandises et les cabines inoccupées. Malgré cette bonne volonté et ce souci de leurs intérêts, j’ai toujours été frappé à chacun de mes voyages, en causant avec des Sardes de toutes conditions, paysans ou habitans des villes, pauvres gens ou propriétaires aisés, de la désaffection qu’ils éprouvent vis-à-yis de l’Italie. Le rêve à peu près général pour ne pas dire universel, mais cependant platonique, serait de relever d’un autre pays, d’une nation quelconque, pourvu qu’elle ne soit pas la nation italienne.

J’ai souvent cherché la cause de cette inimitié latente, et il me semble qu’il n’est guère possible de l’expliquer que par l’attachement inné du Sarde à sa terre natale, par une longue suite de froissemens personnels et le manque de connaissance qu’ils ont les uns les autres.

Les jeunes soldats de l’île, versés par petits groupes dans les régimens continentaux, arrivent avec leurs costumes, leurs habitudes, parlant un italien très médiocre, quand ils le parlent. Ils y sont dépaysés, incompris, considérés comme des rustres, et quand ils rentrent chez eux, c’est avec de l’amertume au cœur.

Inversement, l’administration des deux provinces est placée entre les mains d’Italiens dépaysés dans un autre sens. Ils considèrent la Sardaigne comme un lieu de passage, leurs fonctions comme transitoires ; eux aussi n’ont qu’un espoir : celui de repasser la mer le plus tôt possible. Sont-ils préfets, sous-préfets, font-ils partie de la gendarmerie, ils cherchent à déraciner de vieux usages, le brigandage par exemple ; sont-ils percepteurs, receveurs, agens du fisc à un titre quelconque, ils font rentrer rigoureusement des impôts très lourds. Fonctionnaires ou employés symbolisent donc, aux yeux de populations simples et pauvres, l’Italie. L’homme voit souvent les charges sans en reconnaître les avantages. De là, je crois, ces mouvemens de mauvaise humeur, de méfiance, de bouderie réciproque qui sont une caractéristique des plus frappantes de l’opinion publique en Sardaigne. Cet état de choses ne cessera que le jour où les intérêts pécuniaires des deux côtés de la mer seront tellement unis qu’ils ne feront plus qu’un.

Sur une toute petite échelle, un semblable rapprochement commence à s’opérer dans les environs de Sassari. Depuis quatre ans environ, des négocians, romains pour la plupart, sont venus fabriquer sur place du fromage dit « romain, » qui est exporté principalement au Brésil et à la République Argentine. On en embarque en moyenne de 1 500 à 2 000 tonnes annuellement à Porto Torres. En principe, il ne devrait entrer que du lait de brebis dans sa composition, mais dans la réalité, il est fortement mélangé de lait de vache. Quoi qu’il en soit, le lait qui autrefois trouvait difficilement preneur à raison de 0 fr. 10 le litre s’enlève aujourd’hui à 0 fr. 25. Pour répondre à la demande, les bergers, forcés d’augmenter leurs troupeaux, cherchent à étendre leurs pâturages, les prix de location s’en ressentent, et on estime à 30 pour 100 la plus-value des terres dans cette partie de l’île, plus-value d’autant plus intéressante que les locataires paient maintenant régulièrement, alors qu’ils ne le faisaient pas autrefois.

Toute cette région a été favorisée dernièrement par deux très belles récoltes d’huile et de blé. En 1906, Sassari a produit plus de 5 millions de kilogrammes d’huile. La première qualité va à Nice, les autres en Italie. Porto Torres expédie en moyenne tous les ans sur Gênes et Livourne 2 millions de francs de blé, de 5 à 600 000 francs de fèves et d’orge, et de 4 à 5 millions de francs d’huile. Malheureusement, toute médaille a son revers, et le coût de la vie, suivant la même progression, a augmenté presque partout d’un bon tiers.

La Sardaigne, grande productrice de bestiaux, exporte environ 80 000 bœufs ou vaches sur Rome, Païenne et Trapani. Avant la politique agressive du ministère Crispi qui nous força de dénoncer nos traités, une partie de ce bétail ainsi qu’une grande quantité de vin allaient en France. Les relations commerciales, longues à établir, sont difficiles à renouer une fois qu’elles ont été rompues. Aussi le gouvernement italien a-t-il été amené à établir des tarifs très réduits entre ses propres ports et la Sardaigne, pour ne pas paralyser la vie économique de cette dernière. Ainsi, un bœuf, par exemple, paie seulement 7 francs de Porto Torres à Livourne et Gênes ou entre Golfo d’Aranci et Civita Vecchia.

Avant de quitter le Nord de l’île pour descendre dans le centre, puis ensuite vers le Sud, disons quelques mots de Sassari, chef-lieu de la province du même nom, ville sans cachet, située sur un plateau calcaire à une petite distance de la mer ; de longues rues dallées, bordées de maisons dépourvues de caractère, se coupent à angle droit. La presque totalité des vieux remparts génois, le château des Aragonais ont été rasés, et à la place de ces souvenirs du passé, un quartier moderne s’élève, uniformément le même, comme tout ce que produit maintenant l’humanité. Cette transformation est sans doute très avantageuse pour les propriétaires dont les immeubles se louent bien et facilement ; mais pour les voyageurs, c’est une déception. La cathédrale dédiée à San Nicolas avec sa façade de style baroque, surchargée d’ornemens, ne mérite aucune attention. L’ancien palais des ducs de Vallombrosa, vendu depuis peu d’années à la municipalité, a été transformé en hôtel de ville. Je passe sous silence les palais Giordano et Provincial. En résumé, sans le très aimable accueil que le voyageur reçoit à Sassari, la visite de cette ville serait à négliger.

L’aspect général de la Sardaigne est triste, si l’on en excepte le Sud et certaines parties dans le massif de Gennargentu. Une des raisons principales de la monotonie des paysages est l’absence à peu près complète de forêts. Depuis des siècles, les troupeaux parcourent les jeunes bois, rongent les pousses, et les hommes, avec cette aversion instinctive de l’habitant des pays du Midi pour les arbres, ont achevé le reste en brûlant et en coupant tout ce qu’ils pouvaient détruire. L’année dernière encore, j’ai mesuré de nombreux chênes échappés par hasard au feu, à la hache, et, parmi les plus beaux, beaucoup mesuraient de 6 à 7 mètres de tour à 1m, 50 au-dessus du sol ; c’est assez dire ce que serait la végétation, si elle n’était pas aussi cruellement maltraitée.

En consultant les statistiques, nous trouvons cependant une certaine superficie de l’île considérée comme étant boisée, mais ce titre n’est qu’un leurre, car sous cette rubrique sont compris tous les terrains incultes envahis par le maquis, composé d’arbousiers, de cistes, de lentisques, arbustes bas, rabougris, et encore ce maquis, incendié régulièrement par les bergers, est-il en voie de disparition.

Pour ainsi dire partout, on ne rencontre que de vastes espaces rocailleux, arides, des collines ou des montagnes pelées n’ayant un aspect souriant que pendant très peu de semaines de l’année : au printemps, à l’époque où l’asphodèle, les soucis sauvages, les marguerites et d’autres plantes sont en fleurs et couvrent la terre d’un tapis multicolore. Les grandes bruyères arborescentes, hautes de 2 à 3 mètres, blanches de fleurs au commencement d’avril, s’en vont, elles aussi, comme le reste.

Le plateau sur lequel s’élève le gros bourg de Macomer, sans cesse balayé par les vents, est peut-être la partie la plus maussade de toute l’île. Des murs de pierres grises limitent des champs encore plus gris ; çà et là, des chênes sans cesse rabattus, espacés les uns des autres, procurent de maigres ombrages à un sol sur lequel dominent les épines noires et les ronces. En regardant vers l’Est, le Gennargentu lui-même, dont le pied est masqué par des collines basses, n’a pas le don de rehausser l’ensemble du pays aux lignes d’horizon trop uniformes.

De Macomer se détachent plusieurs lignes d’intérêt local : une d’elles conduit à travers une vallée pittoresque, sauvage, jusqu’à Nuoro, son point terminus, petite ville de 7 000 habitans à 580 mètres d’altitude, dominée par une vaste et lugubre prison. C’est de là qu’à plusieurs reprises je suis parti pour aller passer quelques semaines chaque fois dans les montagnes situées au Sud-Est. Tout ce coin de Sardaigne a joui pendant longtemps de la plus mauvaise réputation. Les guides l’indiquent encore comme un centre célèbre de brigandage. Les bandits y étaient en effet très nombreux, il y a quelques années, mais si le brigand sarde pouvait être incommode pour les habitans du pays, dangereux pour les gendarmes, il a toujours été inoffensif vis-à-vis des étrangers.

La Marmora raconte qu’au cours de ses nombreux séjours dans l’île, ceux-ci l’aidaient dans ses travaux de triangulation, surveillaient pour lui les points trigonométriques, et l’escortaient pendant ses routes. Moi-même j’ai vécu dans des huttes absolument isolées, j’ai chassé dans les parties les plus désertes et les plus sauvages des montagnes, bien souvent je suis rentré fort tard le soir, et en aucune façon je n’ai jamais été inquiété. Plusieurs fois, la nuit, les chiens qui nous gardaient se sont mis à aboyer, nous sommes naturellement sortis armés pour savoir ce qu’il y avait, mais nous n’avons jamais rien découvert d’anormal. Si plus haut j’ai parlé au passé, ce n’était pas pour dire que le brigandage avait complètement disparu : l’usage de rançonner son voisin est trop ancien pour pouvoir être extirpé d’un seul coup. Il y a encore aujourd’hui des têtes mises à prix par les autorités, mais j’ai voulu simplement indiquer qu’il y avait une accalmie datant de sept à huit ans.

Quand je suis arrivé en Sardaigne pour la première fois en février 1900, on venait justement de faire une gigantesque battue dans des montagnes voisines de mon terrain de chasse. Le préfet de Sassari avait à cet effet mobilisé une véritable armée de gendarmes, de soldats d’infanterie, et après plusieurs jours de marches et de contremarches, cinq brigands furent acculés sur un piton dénudé ; quatre y furent tués, l’un d’eux tenait la campagne depuis plus de trente ans ; le cinquième s’échappa, on a dit depuis qu’il mourut d’une balle l’année suivante. A la suite de cette battue, un procès fut engagé à Sassari : pères, mères, frères, sœurs, amis ou simplement contribuables volontaires ou involontaires des bandits, trois ou quatre cents personnes au moins furent compromises dans cette affaire ; de Nuoro, il partait sans cesse des groupes de dix à quinze individus enchaînés ; presque tous furent acquittés. Mais de longs mois de prison préventive avaient été un salutaire avertissement pour ces populations, et, depuis ce temps, le banditisme a très sensiblement diminué.

Jusqu’en 1890 et après, il y avait en moyenne dans cette région parcourant le pays par groupes de deux, trois, quatre ou cinq individus, pour pouvoir circuler librement sans attirer l’attention, une quarantaine de brigands, dont une vingtaine de Nuoro. Ceux-ci étaient très redoutés. Ils avaient la réputation d’être plus vindicatifs, et d’avoir le coup de fusil plus facile que les autres. Ceux du village d’Orgosolo venaient ensuite dans le même ordre d’idées. Ils ne se réunissaient que rarement en grandes bandes et seulement pour chercher à enlever une diligence ou un convoi d’argent sortant de la mine de Correboï. Aussi d’extraordinaires précautions étaient-elles prises contre eux. Les heures de départ du convoi étaient tenues secrètes.

Quant au service des diligences, il était et est encore protégé par des patrouilles de gendarmes se promenant sur les routes ou stationnant soit sur des points culminans, soit dans des maisons de cantonniers. L’année passée, comme pendant les précédentes, en voyageant dans l’omnibus, allant de Nuoro à Fonni, j’ai rencontré trois ou quatre de ces patrouilles. En dehors des grandes voies de communication, et pour cause, jamais un gendarme ne s’y hasarde.

Les personnes n’ayant pas été en Sardaigne peuvent se demander pourquoi un homme abandonne son village, et surtout comment il lui est possible de vivre, sans être pris pendant de nombreuses années, en marge de la société. La chose est simple : à la suite d’un crime quelconque, d’un vol de bestiaux peut-être, pour échapper à la justice, le délinquant gagne la montagne, les centres habités sont extrêmement distans les uns des autres ; il est donc aussitôt dans une complète solitude ; là il trouve un asile sûr, à la condition cependant de changer fréquemment de gîte et de zone. Sa famille, ses amis sont naturellement de cœur avec lui ; les bergers, les gens du pays, par crainte, sont dans ses intérêts. On lui apporte des vêtemens, des provisions, des munitions. Environné de satellites toujours en éveil, exactement renseigné sur ce qui arrive, si la police devient plus pressante, il le sait aussitôt. Il peut donc passer de longues années dans un calme relatif, mais en menant cependant une existence très dure, à cause de la rigueur du climat pendant l’hiver, et des alertes inhérentes à sa situation en toutes saisons.

Les cas de dénonciation sont rares, car la vengeance est tellement certaine que bien peu de personnes se hasardent à parler.

En 1901, le lendemain de mon arrivée, chassant dans le voisinage de notre cabane, nous rencontrâmes, mon guide et moi, un vieux charbonnier paraissant très agité. Il parlait en sarde avec volubilité ; je ne comprends pas cette langue. J’attendis donc qu’il eût fini, pour demander la traduction de cette conversation si intéressante. Et voici ce qui était arrivé : le matin même, à 7 ou 800 mètres de l’endroit où nous étions, un négociant de Fonni, passant à cheval, son capuchon sur la tête, car il pleuvait, avait reçu deux coups de fusil. La première balle lui avait éraflé le bras, la seconde avait traversé la poitrine. Par un hasard providentiel, il s’est remis, mais il ne put ou ne voulut rien dire, sauf qu’entre le premier et le second coup de feu, ayant retourné la tête, il avait vu deux canons de fusil sortant d’un buisson. Un mauvais chenapan d’un village voisin avait été rencontré rôdant dans les environs aussitôt après le crime commis, mais personne ne le dénonça par crainte de représailles, et l’instruction fut close sans résultat.

Il y a trois ou quatre ans, dans cette même partie des montagnes de Sardaigne, les gendarmes tendirent une embuscade à un bandit réputé ; ne le connaissant pas de vue, un paysan s’offrit secrètement pour le leur désigner. Le malheur voulut qu’un berger vînt à passer par le même sentier ; l’espion se trompa ; le berger fut tué net. Huit jours après, on trouva l’espion frappé comme par hasard d’une balle en pleine tête.

A l’un de mes passages à Cagliari, on racontait l’histoire récente d’un homme qui s’échappa du bagne de cette ville où il était détenu à perpétuité. Il gagna le village dans lequel vivait avec sa famille l’homme qu’il supposait l’avoir dénoncé. Il tua le mari, la femme, les enfans et revint se constituer prisonnier le lendemain matin, sachant que sa condamnation primitive ne pouvait être augmentée, puisque la peine de mort est abolie en Italie.

Au beau temps des brigands, il y avait en Sardaigne des hommes aussi réputés, aussi respectés que des soldats renommés dans d’autres pays. Le soir, dans les villages, on racontait autour du feu mourant leurs aventures, leurs exploits. On célébrait leur courage ; de fait, ils en avaient beaucoup. Ces conversations exaltaient les esprits ; les filles les plus jolies, les plus riches voulaient les épouser, et certainement beaucoup de jeunes gens, grisés par ce succès d’estime, sont devenus bandits sans grand motif, sans trop savoir pourquoi, sauf peut-être par l’amour de la célébrité.

Pour résumer l’état actuel du banditisme en Sardaigne, je ne puis mieux le dépeindre qu’en traduisant la réponse désolée que me fit un homme du pays à qui je demandais en arrivant s’il y avait de nouveaux hôtes dans la montagne, l’effectif étant très variable d’une année à une autre. « Oh ! non, signor, maintenant nous n’avons plus que de petites têtes, de pauvres cervelles, des voleurs de cochons. Le grand bandito n’existe plus. »

La faune de la Sardaigne offre une particularité remarquable. Tous les animaux y sont plus petits que leurs congénères du Continent, qu’il s’agisse du sanglier, du cerf, du chevreuil, du lièvre, du renard. Ce dernier, malgré sa faible taille, s’attaque cependant non seulement aux agneaux, mais tue souvent des moutons adultes.

Dans le peu de bois encore existans, il y a des chats sauvages. Un soir de l’année dernière au moment où une violente tempête de neige et de grêle allait éclater, l’un d’eux, rôdant autour de la hutte dans laquelle j’étais, se mit à miauler désespérément, comme pris de peur ou de chagrin en entendant les grondemens lointains du tonnerre.

Quant au mouflon, l’ovis musimon, identique à celui de Corse, il est de nos jours le seul représentant sauvage de l’espèce Ovis en Europe, si nous considérons que le mouflon de Chypre, l’ovis orientalis ophion est à ranger dans la faune asiatique.

Quelques grands propriétaires autrichiens ont bien transporté dans leurs chasses des mouflons de Corse ou de Sardaigne ; ils y prospèrent ; mais comme il n’y a là qu’un cas d’acclimatation, c’est dans les îles dont il est actuellement originaire que nous allons rapidement l’étudier.

Bien souvent on m’a posé cette question : « Sont-ils nombreux ? » Je vais y répondre tout de suite : non, ils ne sont pas nombreux. Et surtout, leur habitat se limite à une partie restreinte de la Sardaigne, car on ne les rencontre guère que dans le massif du Gennargentu, c’est-à-dire à une certaine altitude. D’une extrême sauvagerie, merveilleusement doués par la nature, ils possèdent, à un rare degré, les qualités de l’ouïe, de la vue, et surtout de l’odorat. A deux ou trois kilomètres de distance, ils sentent l’homme placé à mauvais vent et disparaissent ; c’est du reste grâce à cet extraordinaire instinct qu’ils doivent de n’avoir pas été exterminés jusqu’au dernier.

La femelle généralement n’a pas de cornes, elle pèse de 20 à 25 kilos ; son pelage gris, couleur terre, se confond avec le sol. A la fin de mars ou au commencement d’avril, elle met bas un seul petit. Le mâle, un animal superbe de formes, souple, râblé, tout en restant élégant, porte sur la tête des cornes massives, bien roulées, très annelées, d’une coloration noire ou jaune suivant l’individu ; le poids de sa tête est considérable par rapport à celui de son corps. Un bon mâle pèse en hiver 25 kilos, en été de 35 à 40, et la tête seule de l’un d’eux atteignait 7 kilos. Sa robe, d’un brun foncé, est marquée sur le milieu du dos et sur les côtes d’une large selle grise. Mâles et femelles errent pendant presque toute l’année par petites bandes très variables comme nombre. J’en ai rencontré de vingt à vingt-cinq animaux comme aussi de trois à quatre seulement. Les plus vieux mâles vivent presque toujours seuls.

Tandis que les femelles paissent tranquillement, les béliers se battent continuellement entre eux sans motif apparent. Après s’être défiés, ils se reculent, se précipitent tête baissée l’un sur l’autre, les cornes s’entre-choquent ; étourdis, ils restent un instant pensifs ; un des témoins intervient, et le combat se poursuit avec un nouvel adversaire jusqu’au moment où, fatigués, ils se remettent à brouter ou à dormir.

La chasse du mouflon, à cause de ses difficultés, est passionnante. Je ne parle naturellement pas de la chasse en battue, qui n’est qu’une question purement de chance, mais de la chasse à l’approche. Après avoir gagné des points d’où la vue est étendue, il faut fouiller le terrain avec des jumelles ou des télescopes pour découvrir le gibier. Une fois qu’il a été trouvé, il reste à s’en approcher. C’est alors qu’il faut déployer toutes les ruses imaginables pour ne pas se laisser voir, pour ne pas faire rouler des pierres qui trahiraient votre présence, et pour que le vent n’apporte pas votre odeur aux animaux.

Il y a tant de conditions à réaliser dans ce problème cynégétique qu’au dernier moment, après des heures d’efforts, tout manque souvent grâce à un événement imprévu, une saute de vent, une pierre qui s’est détachée, ou même un aigle chassant pour son propre compte, cet oiseau ayant le don d’épouvanter les mouflons.

En admettant que rien d’anormal ne se soit passé, et que l’on soit arrivé à 100, 200 mètres ou un peu plus, des animaux, il reste à tirer le plus beau mâle, tuer une femelle ou un jeune étant indigne d’un sportsman. Généralement, l’animal que l’on veut avoir est mal placé, à moitié caché par les roches, faisant face ou tournant le dos ; bref, il faut fréquemment saisir la chance pour ainsi dire au vol, et comme la partie du corps dans laquelle arrive la balle n’est pas indifférente pour le faire tomber, l’aléa est encore considérable, peu d’animaux ayant une énergie et une vitalité aussi grandes que le mouflon. J’en ai vu traversés par des balles expansives s’en aller au galop comme si de rien n’était, et faire plusieurs kilomètres avant de s’arrêter.

Bien des lecteurs penseront peut-être qu’il est futile de gaspiller son temps, user d’autant de stratagèmes pour tuer un animal inoffensif ; ils trouveront que mener une vie aussi rude sous la neige, la pluie, le vent, coucher dans des huttes enfumées qui, à la moindre bourrasque, percent de toutes parts, représente un effort disproportionné avec le résultat ; mais ceux-là ne font pas entrer en ligne de compte la séduction infinie des longues marches au milieu d’une nature calme, silencieuse, recueillie, et le charme très spécial du retour à la vie primitive ; presque chaque homme a conservé au fond de lui-même, malgré un état de civilisation surchauffée, beaucoup des instincts de ses pères, alors que ceux-ci, il y a quelques milliers d’années, parcouraient les forêts et les prairies incultes à la recherche du gibier sauvage.

A un âge géologique encore mal déterminé, non seulement la Sardaigne et la Corse étaient unies par l’isthme, maintenant détroit de Bonifacio, mais elles ne faisaient qu’un avec le continent. Au Nord, à l’Est de la Corse, peut-être même entre la Sardaigne et l’Italie, il y a des hauts-fonds qui ne sont que les restes d’un ancien et vaste plateau affaissé sous la Méditerranée. Les îles de Monte-Cristo, de Pianosa, d’Elbe, Piombino, ne seraient, semble-t-il, que les témoins de cette terre aujourd’hui disparue.

La sonde a révélé près de Menton, de Vintimille, la continuation sous la mer de lits de nombreux cours d’eau. Et quand le prince de Monaco aura publié ses beaux travaux d’océanographie sur cette partie de la Méditerranée, peut-être serons-nous mieux fixés relativement à l’époque de la séparation entre les deux grandes îles, la France et l’Italie.

Dans tous les cas, la présence en Corse et en Sardaigne du mouflon, du cerf et du sanglier parait indiquer que, dans la première partie du quaternaire, l’interruption des communications ne s’était pas encore effectuée. Les mouflons de ces îles sont les mêmes que ceux dont nous retrouvons les ossemens dans les Alpes, le cerf est le cerf rouge commun à toute l’Europe et au nord de l’Afrique. Je laisse de côté le sanglier, des cochons domestiques mis en liberté pouvant redevenir sangliers au bout d’un nombre indéterminé de générations. Ceux des Sandwich en sont un exemple. M. le professeur Lovisato de Cagliari, s’appuyant sur plusieurs faits, entre autres l’existence en Toscane d’un petit lièvre, le Prologus Sardus qui s’éteint là dans le miocène supérieur, et se continue en Sardaigne jusque dans le quaternaire, reporte la séparation au tertiaire, ce qui semble bien trop éloigné pour les raisons d’histoire naturelle que nous venons de donner plus haut. Du reste le récent désastre de Messine montre bien que, dans le voisinage de cette partie du bassin de la Méditerranée, le lent travail d’effondrement progressif se continue encore, car nous savons qu’un tremblement de terre n’est simplement qu’un tassement du sol, plus ou moins profond, plus ou moins étendu, suivant que l’état définitif touche de plus ou moins près à sa perfection, si tant est qu’elle doive jamais exister.

Beaucoup de villages sardes m’ont rappelé en les parcourant ceux de Kabylie. Même entassement de maisons accrochées les unes aux autres ; non seulement l’habitation isolée est chose inconnue dans l’île, mais il semble que le village n’est jamais assez resserré ; mêmes constructions de pierres brutes, jaunies ou brunies par le temps, mêmes entrées sombres et petites cours intérieures, mêmes ruelles étroites, tortueuses, escaladant les pentes. Il y a quelques années, les cheminées, la cheminée à la française suivant la locution du pays, étaient inconnues. Les habitans allumaient leur feu au milieu de la pièce, sur le sol de terre battue. Tout concourt en un mot jusqu’à l’odeur du bétail, mêlé à la fumée parfumée du genévrier, à donner l’illusion que l’on se trouve aux environs de Bougie ou de Djijelli.

Dans ces ruelles circulent des paysans et des paysannes en costumes aux couleurs vives. Ces costumes varient de village à village. Cependant, si nous choisissons la région de Nuoro, Fonni et d’Orgosolo, il est possible de les résumer ainsi : pour les hommes, long bonnet de laine noire ; un gilet de drap rouge, dont les manches sont crevées, s’ouvre arrondi par devant, laissant voir la chemise ; une veste brune, sans bras, se termine par des basques courtes, festonnées, rigides ; un ample pantalon de grosse toile blanche retombe sur des guêtres à sous-pied. Les femmes portent sur la tête un fichu noir, elles ont un corset rouge, brodé, très échancré, une petite veste de velours cramoisi, une robe de même étoffe, et par-dessus une jupe plus courte, de drap également rouge, ornée de larges rubans de soie bleue ou verte.

La généralité des hommes vivent peu aux villages. Ils parcourent sans cesse la campagne, surveillant leurs troupeaux composés de vaches, de brebis et de cochons. Certains propriétaires, les plus riches, possèdent 2 ou 3 000 brebis, d’autres en ont 100, 200, 500, dont le lait sert à la fabrication du fromage, la grande industrie du pays.

Pendant le printemps et l’été, une brebis donne un litre de lait par jour ; si elle est bonne laitière, deux. Dans la haute montagne, les vaches ne fournissent guère plus de 2 à 3 litres, et dans les parties plus basses, c’est-à-dire meilleures, de 5 à 6 litres. Quand un troupeau n’est pas gardé par son propriétaire, le berger reçoit par an de 15 à 20 brebis avec leurs petits, des vêtemens, le pain, la viande et de 200 à 250 francs en argent. On évalue la nourriture du berger et des brebis devenues son bien à 200 francs. Si un troupeau est trop faible pour nécessiter un berger, plusieurs propriétaires se réunissent et le paient à frais communs. L’année passée, une brebis valait de 15 à 20 francs ; la toison coupée en mai représente environ 2 kilos de laine ou 2 francs. Le salaire annuel d’un ouvrier agricole est d’à peu près 500 francs, les vêtemens et la nourriture.

Les pâturages ne sont ni entretenus, ni amendés ; les troupeaux broutent les buissons ou l’herbe que la nature veut bien faire pousser. De sorte qu’il faut des espaces considérables pour qu’ils puissent vivre, et, pendant l’hiver, ils doivent manger jour et nuit afin de ne pas mourir de faim.

Les procédés d’agriculture ne sont pas moins archaïques. La terre, grattée à sa surface par des charrues identiques à celles de l’Afrique du Nord, n’est que rarement fumée, sauf à proximité des lieux habités. L’énorme étendue des villages s’oppose à toute amélioration. En effet, pour aller d’une extrémité à l’autre de la commune de Fonni, par exemple, il faut franchir plus de trente kilomètres ; et je ne cite pas un cas particulier, mais une chose fréquente. Comment, dans ces conditions, serait-il possible à un paysan de transporter du fumier et de donner à la terre tous les soins qu’elle réclame, s’il lui faut de longues heures pour parvenir à son champ, et autant pour en revenir.

Le premier remède que réclame l’agriculture afin d’être à la hauteur des progrès modernes serait que chacun vécût à proximité de son bien. Mais, pour arriver à ce résultat, il faudrait que les agglomérations se dispersent, se subdivisent, et nous savons toutes les difficultés, la presque impossibilité que présente une modification quelconque dans le mode d’habitation, à cause des usages, des habitudes, des besoins, et de la valeur de la maison qu’il faudrait abandonner pour en construire une autre.

La densité de la population rurale est extrêmement faible : il y a huit ans, sur une superficie de 24 000 kilomètres carrés, la Sardaigne ne comptait que 792 000 âmes. Si de ce chiffre nous défalquons les habitans de cinq villes : Cagliari, 48 000 ; Sassari, 35000 ; Iglesias, 40000 ; Carlo forte, 7 500 ; Oristano 7 000 ; au total 107 000, il ne reste plus que 685 000 ruraux à répartir sur l’ensemble des campagnes.

L’émigration, elle aussi, va devenir un nouvel obstacle à la mise en valeur de l’île. Depuis une dizaine d’années, de 1 500 à 2 000 Sardes allaient dans nos possessions africaines, vers octobre ou novembre, afin d’y travailler, soit aux mines, soit dans les environs de Tunis, Bizerte, Bône et Philippeville, comme tâcherons, mais ils revenaient en mai et juin de l’année suivante ; de cinq à six pour 100 seulement s’établissaient dans le pays. Le gouvernement italien, voulant enrayer ce départ annuel, a tellement compliqué les formalités, qu’il a diminué dans de notables proportions ; mais il a été remplacé par l’immigration bien plus tentante dans le Nouveau Monde, ce qui est une nouveauté pour la Sardaigne. Depuis deux ans, 2 ou 3 000 hommes vont dans l’Amérique du Nord ou du Sud, et sur ce chiffre, 7 à 800 se rendent à Panama. Certains villages subissent une véritable crise de départs. D’Orani, l’année dernière, il est parti près de 400 personnes. De Fonni, une centaine ; de Ierzu, 300. Sans doute, pendant un certain laps de temps, il y aura une accalmie à cause de la crise économique aux Etats-Unis, mais une fois qu’elle sera terminée, l’exode pour la recherche du travail à longue distance va reprendre de plus belle, et la Sardaigne sera de plus en plus privée des bras nécessaires à son développement.

On rencontre dans toute la Sardaigne — c’est une des grandes curiosités du pays, — des monumens absolument spéciaux à cette île, puisqu’en Corse même ils sont inconnus. Ces monumens s’appellent des « nuraghes. » Ce sont des tours coniques, de dimensions variables ; certaines d’entre elles pouvaient s’élever à 10, 15 et 20 mètres au-dessus du sol. Malheureusement, et je parle des mieux conservées, aucune n’est complète, c’est-à-dire que le sommet manque à toutes. Aristote (IVe siècle avant Jésus-Christ) mentionne déjà comme des bizarreries ces singuliers édifices, à coupole, ajoute-t-il. Il faut donc croire qu’ils se terminaient ainsi. Du reste, la taille de certaines pierres de moyenne dimension, en forme de pyramide, et retrouvées au pied de ces constructions, semble confirmer cette assertion.

Les nuraghes ont donné leur nom au peuple qui les ont élevés. Nous n’avons pas d’autres termes pour le désigner. M. Nissardi, inspecteur du service des antiquités, Sarde de naissance, dont le savoir n’a d’égal que la modestie, le savant le mieux qualifié pour parler sur ce sujet, car depuis plus de trente ans il y a consacré tout son temps, a bien voulu, en me faisant visiter le musée de Cagliari, me donner un résumé des connaissances actuelles sur ces populations encore très mystérieuses, puisqu’elles n’ont pas laissé une seule ligne d’écriture.

D’après M. Nissardi, les hommes des nuraghes, originaires d’Asie, sans doute de l’Asie occidentale, après être descendus en Phénicie, entre 2 000 et 1 500 ans avant Jésus-Christ, avoir traversé l’Egypte, la Tripolitaine, la Tunisie, seraient peut-être venus de là directement en Sardaigne, la distance est courte, on ne compte que 200 kilomètres de Bizerte à Cagliari. Mais il lui paraît plus vraisemblable de croire qu’ils continuèrent leur route, en longeant la côte par l’Algérie, le Maroc, d’où ils seraient passés en Espagne au détroit de Gibraltar, puis, par les Baléares, auraient gagné la Sardaigne. Ce qui donne du crédit à cette dernière hypothèse, c’est que l’on trouve aux Baléares des monumens, les « talajots, » ayant une certaine ressemblance avec les nuraghes, mais d’une construction plus fruste, plus primitive. Ainsi l’escalier donnant accès au sommet est presque toujours extérieur dans les talajots, tandis qu’il est intérieur et par conséquent plus difficile à établir dans les nuraghes.

Les nuraghes (on a relevé l’existence d’environ 6 000 d’entre eux encore debout, ou dont il ne reste plus que les fondations) offrent quatre types distincts, marquant les différentes étapes du perfectionnement dans l’art de les construire.

Le type le plus ancien se ramène à des roches naturelles dont les interstices étaient comblés avec des pierres. Sur la plateforme devait s’élever une cabane de bois conique semblable aux huttes des bergers telles qu’on les rencontre encore aujourd’hui dans la montagne. Dans le second type, les roches naturelles ne servent plus que comme assises ; l’édifice est entièrement fait de main d’homme, les pierres très bien taillées sont placées sans ciment, un corridor conduit à une chambre aménagée à l’intérieur. Cette chambre est ovoïde par suite de la disposition des couches de pierres qui font saillie les unes sur les autres ; mais il n’y a pas d’escalier pour conduire au sommet ; peut-être était-il extérieurement en bois. Le troisième type présente un escalier en spirale dans l’intérieur de la muraille ; enfin, pour les nuraghes les plus perfectionnés, on trouve l’escalier, 3 ou 4 chambres au niveau du sol, dont une centrale, et quelquefois un étage au-dessus. Les chambres sont toujours ovoïdes, celle qui est au centre a de 5 à 7 mètres de diamètre et de 6 à 7 mètres d’élévation. Les murs extérieurs, sans ciment, ont une épaisseur de 4 à 6 mètres ; certains blocs employés pour la construction pèsent de 10 à 12 tonnes. D’une façon générale, l’unique porte basse, étroite, est orientée au Sud, Sud-Est, rarement à l’Est. L’eau est invariablement à proximité des nuraghes. Dans l’un d’eux, on a découvert un escalier tournant conduisant à une source qui se trouvait à dix-huit mètres de profondeur.

Quel a été l’usage de ces constructions, que l’on ne trouve nulle part ailleurs, comme je l’ai dit plus haut ? Incontestablement, elles furent des forteresses, des réduits où les femmes, les enfans, venaient se réfugier avec les guerriers ; on les rencontre au milieu des ruines des villages de ce temps, très visibles aujourd’hui, soit au centre, soit dans l’endroit le plus favorable pour la défense, comme les donjons de nos châteaux forts du moyen âge. Fréquemment un ou deux nuraghes sont placés sur le mur d’enceinte, probablement aux entrées principales du bourg. J’en ai vu beaucoup d’exemples en parcourant le pays. On les rencontre aussi protégeant les cols, assis sur les pointes des rochers les plus élevés, et d’où l’horizon est le plus étendu.

À ce but défensif, devait se joindre également un but religieux. « Nur » ou, suivant la véritable prononciation, « nour » veut dire « feu, » en phénicien, en chaldéen, en hébreu. Vraisemblablement, le feu sacré, l’élément le plus nécessaire à la vie devait y être conservé au sommet. J’ai parlé plus haut de pierres de moyenne grosseur, taillées en forme de pyramides, découvertes par M. Nissardi au pied de ces tours. Ces pierres provenant du sommet maintenant découronné sont toutes réfractaires, même si les blocs qui composent le nuraghe ne le sont pas.

En arrivant en Sardaigne, le peuple des nuraghes trouva-t-il des autochtones, on ne le sait pas, c’est cependant plus que probable. Apportèrent-ils avec eux l’art des métaux ? M. Nissardi ne le croit pas. Cependant, s’ils venaient d’Asie, s’ils avaient traversé au cours de leur exode la Phénicie, l’Egypte, à l’époque que l’on suppose, ils devaient connaître l’usage du bronze ; peut-être que, comme en Sardaigne le cuivre est excessivement rare, l’étain inconnu, — du moins jusqu’à présent n’en a-t-on pas trouvé de traces, — furent-ils obligés de se remettre à la pierre ? Dans les siècles qui suivirent, après que les Phéniciens eurent abordé dans l’île, ils se servirent de bronze concurremment avec les instrumens de pierre : massues de basalte, couteaux de silex ; mais il y a là une raison économique, les métaux importés ayant toujours été d’un prix élevé, il était plus avantageux, pour les pointes de flèches par exemple, qui se perdent et se détériorent facilement, de les tailler dans l’obsidienne que l’on rencontre couramment à la surface du sol.

A la longue, l’histoire de ce peuple doit embrasser bien des centaines d’années ; ils devinrent un jour d’habiles chimistes, car ils savaient déjà dans ces temps éloignés que le phosphore durcit le bronze. M. Nissardi a découvert un atelier complet de fondeur : à côté de petits lingots prêts à être mis au creuset, il y avait des bois de cerfs et des os concassés que l’ouvrier comptait jeter dans le métal en fusion. Les moules des haches étaient en stéatite, matière réfractaire qui au plus près ne peut se rencontrer que dans la Valteline. A proximité de ce même atelier, on a trouvé un lingot de cuivre, présentant la même forme que des lingots récemment rencontrés en Crète. Il porte en son milieu une marque simulant peut-être une épée. Cette marque serait-elle celle d’un fondeur d’Orient, réputé pour la bonne qualité de ses produits ? A quel siècle est-il possible de faire remonter cet atelier ? Personne ne le sait. La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est qu’il date de l’époque des nuraghes, et que, très probablement, les Phéniciens ont été les importateurs du lingot.

Chose curieuse, cette civilisation n’a laissé aucun objet d’or ou d’argent ; jusqu’à présent on n’a rien découvert de semblable.

En examinant la topographie du pays, l’emplacement des ruines des villages et des nuraghes défendant les cols, il semble bien que ces peuples vivaient groupés en une infinité de petites confédérations, à peu près indépendantes les unes des autres, et fréquemment en guerre entre elles. Certains auteurs ont prétendu qu’à ce moment la population de la Sardaigne devait s’élever à dix ou douze millions d’habitans ; mais d’après les récens travaux et de très sérieuses investigations, il faudrait beaucoup en rabattre. Un million ou quinze cent mille âmes serait à peu près la vérité.

Grâce à des statuettes de bronze, probablement votives, assez primitives de facture, mais très expressives, aujourd’hui réunies au musée de Cagliari, nous avons quelques détails sur ces hommes dont nous ne connaissons pas même le nom. Ils avaient le visage rasé, le nez droit, long, pointu ; les jambes étaient maigres ; tous, riches ou pauvres, chefs, prêtres, guerriers, marchaient pieds nus.

Les guerriers avaient les cheveux courts ; sur la tête, ils portaient un bonnet serré, orné de deux cornes ; ils étaient vêtus d’une sorte de blouse ample, tombant à mi-cuisse ; des genouillères, lacées par devant, finissant en pointe en haut et en bas, garantissaient leurs jambes. Protégés par un large bouclier, ils étaient armés d’un long et large poignard en forme de feuille de laurier, tranchant des deux côtés, de l’épée, de l’arc, du javelot.

Les prêtres n’ayant pas à combattre n’avaient pas la tête ornée de cornes, mais ils étaient coiffés d’un chapeau à grands bords, conique ou simplement pointu. Sur leurs épaules pendait un long manteau.

Les chefs ont assez souvent des cornes sur la tête, dont les pointes sont presque toujours protégées par des boules. Ils sont revêtus du manteau des prêtres. Sur la poitrine, retenu par une courroie passée autour du cou, on voit un poignard ou une épée. Et à la main, ils ont le bâton noueux, insigne du commandement.

Quant aux divinités, presque tout est en double chez, elles. Elles ont quatre yeux, quatre bras, deux boucliers, deux épées ; les cornes, dont leurs têtes sont ornées, comme pour les chefs, sont protégées par des boules. Deux statuettes représentent des femmes montées sur des taureaux, une autre nous montre un homme debout sur un cheval ; le chien est absent de ces figurations.

Enfin, il y a quelques années, en abattant un olivier sur l’emplacement d’un nuraghe, près d’Uta, on a trouvé un groupe de statuettes de bronze qui résume l’histoire d’un roi, sans doute très célèbre à cette époque. Tout jeune, il fait de la gymnastique et des assouplissemens, puis nous le voyons prenant une leçon de lutte à main plate. Devenu habile dans ce genre d’exercice, il a couché sur le dos son adversaire Dans la quatrième statuette, il est un guerrier coiffé de cornes, armé du bouclier, d’un grand et d’un petit poignard, d’un arc ; son carquois est plein de flèches. La dernière, double de grandeur des autres, nous le montre élevé à la dignité de chef, arrivé à l’apogée de la gloire, ne combattant plus personnellement ; les cornes sont absentes, mais il est revêtu du long manteau et il tient à la main le bâton, insigne de ses fonctions.

La poterie de cette époque se rencontre partout en très grande abondance. Elle est grossière, tout en ayant de jolies formes ; quelques pièces sont ornées de pointillés. Aux environs d’Oristano, on a trouvé près de certains nuraghes des milliers de vases, grands et petits. Un peu partout dans l’île se rencontrent des dolmens et des menhirs.

Quand aux « tumbas de sos gigantes, » ce ne sont que des tombes de famille, datant des mêmes époques, et répondant à peu près invariablement à un même type. Des pierres plates, piquées en terre, forment un hémicycle. C’est là que les parens pouvaient se réunir, déposer leurs offrandes, et c’est là aussi que se déroulaient les dernières cérémonies mortuaires. Puis, perpendiculairement à cette sorte de place, se détache une allée couverte, longue de dix à quinze mètres, construite en larges pierres plantées verticalement. Sur cet appui, d’autres dalles horizontales protègent les morts couchés côte à côte, dans le sens de la largeur.

La Sardaigne a été successivement la proie des différens peuples qui, depuis le début des temps historiques, se partagèrent l’empire de cette partie du bassin de la Méditerranée. Aux Phéniciens, fondateurs de Cagliari (Carales), de San Antioco (Sulci), succédèrent les Carthaginois. Ceux-ci soumirent une grande partie de l’île, si nous nous en tenons aux nombreux vestiges, principalement des tombes, que l’on retrouve dans beaucoup d’endroits.

En 238, après la première guerre punique, les Romains prirent possession de l’île. Il est à remarquer qu’ils ne pénétrèrent guère dans les districts les plus montagneux. Habiles colonisateurs, ils n’usaient pas leurs forces en cherchant à soumettre des territoires difficiles d’accès et sans véritable valeur économique, mais ils limitaient leurs efforts aux parties les meilleures, et les protégeaient contre les incursions des montagnards ou des nomades, comme nous le voyons dans l’Afrique du Nord, par des lignes de postes fortifiés.

En 458, les Vandales arrivent à leur tour de Tunisie. Puis, vers 533, les armées de Justinien s’en emparent ; mais les divisions de l’Empire d’Orient favorisent la puissance des seigneurs indigènes ; elle redevient à peu près indépendante. Néanmoins ceux-ci, pour mettre fin à des luttes intestines, se placent sous la suzeraineté du Pape.

Aux environs de l’an mil, après plusieurs tentatives infructueuses, les Arabes s’implantent en Sardaigne. Ils en sont chassés, vingt-cinq ou trente ans après, par les Génois et les Pisans, à la suite d’une croisade prêchée contre eux par Jean XVIII qui, pendant son pontificat, avait promis l’île aux vainqueurs des Musulmans. Les Pisans seuls restent, dans la suite, les maîtres. En 1297, Boniface VIII en fait don au roi d’Aragon. La guerre s’allume alors, soit contre Pise, soit contre les princes sardes. Une femme célèbre par son intrépidité et sa rare intelligence, Eleonora d’Arborea, morte en 1404, donne un code (la carta de logu) à ses vassaux. Vers 1421, Alphonse d’Aragon étend ce code à toute l’île. Sous Ferdinand le Catholique finit la semi-indépendance des seigneurs du pays. Les vice-rois espagnols gouvernent directement pour le compte de leur souverain, jusqu’à la paix d’Utrecht, époque à laquelle elle passe à la maison d’Autriche, pour devenir six ans plus tard un des fiefs de Victor-Amédée II. Depuis ce temps, la Sardaigne a toujours appartenu à la maison de Savoie, dont le souverain a porté le titre de roi de Sardaigne de 1720 à 1861.

La région d’Iglesias, au Sud-Ouest de l’île, renferme les gisemens miniers les plus importans de la Sardaigne, dont le rendement total oscille annuellement entre 20 et 22 millions de francs. A Carloforte, on embarque du plomb argentifère, de la galène, du cuivre pour ! a Belgique, la France et l’Italie. La Société sardo-italienne de Monte Poni, très bien montée, extrait du plomb argentifère. La compagnie de Malfida, avec ses 3 000 ouvriers, produit également du plomb argentifère et du zinc.

En 1903, on comptait 117 concessions en exploitation. Toutes ces sociétés se sont imposé de grands sacrifices, soit en améliorant les moyens d’extraction, soit en augmentant les salaires. Ces efforts, qui après tout grossissent la fortune publique, ne pouvaient laisser les socialistes indifférens. Leurs orateurs se sont donc mis en campagne aussitôt que la chose a été possible pour semer la mauvaise semence entre employeurs et employés, provoquer des grèves et des bagarres ; avec une âpre obstination, ils ont cherché à paralyser une industrie apportant du bien-être au milieu de populations pauvres, en quête de travail. Heureusement que jusqu’à présent leurs tentatives ont été vaines, car certainement la région d’Iglesias est la partie la plus prospère de l’île.

Au Sud de la Sardaigne, faisant face à une vaste baie, s’élève en amphithéâtre la ville de Cagliari, la Carales des anciens. Ses maisons roses, jaunes, bleues, s’étalent le long de la mer, ou s’étagent sur une colline abrupte, enserrées et couronnées d’anciennes fortifications et de vieilles tours pisanes. Du sommet de l’une d’elles, la vue embrasse un splendide panorama. Vers le Midi, c’est la mer, limitée à l’Ouest par des montagnes qui, au coucher du soleil, se profilent toutes mauves dans un ciel en feu. Plus près, voici le Stagno di Cagliari, grande lagune poissonneuse, dont les barques ont des formes exactement semblables à certaines lampes votives de bronze, probablement carthaginoises, actuellement dans les vitrines du musée des antiquités. A l’Est, une autre lagune, couverte de flamans roses, s’étend au milieu de campagnes vertes de blés pendant le printemps, semées de nombreux villages, coupées de bouquets de dattiers. Et, au pied de la tour, repose la ville elle-même, dont les rues étroites et tortueuses sont pleines de vie, de gaîté, et d’animation.

Un aimable habitant de Cagliari me faisait remarquer qu’elle n’était pas l’endroit rêvé pour les gens âgés. Il faut en effet toujours monter ou descendre ; mais c’est justement cette situation spéciale qui lui donne son principal attrait, car les villes bâties en terrain plat, manquant par conséquent de perspectives aériennes, sont presque toujours ennuyeuses et monotones à regarder.

Dès les temps préhistoriques, les hommes s’étaient installés un peu à l’Est de la Cagliari moderne. On a récemment retrouvé une importante station datant de cette époque. Les Phéniciens y fondèrent un comptoir ; la baie offrait à leurs vaisseaux un abri trop sûr, et un point de relâche trop commode pour qu’ils l’aient négligée.

Aujourd’hui, Cagliari, toujours commerçante, exporte du vin, du bétail, des fèves, des amandes, du minerai, de la farine, pour v une valeur de 35 à 36 millions de francs, ses importations atteignent une trentaine de millions. Malheureusement la France, dont le pavillon n’est presque jamais représenté dans le port, n’entre dans ces chiffres que pour une somme minime, 800 000 francs environ, à l’entrée et à la sortie. Il y aurait peut-être mieux à faire. On a monté près de la gare, il y a quelques années, deux puissantes minoteries. L’une d’elles peut, dit-on, moudre jusqu’à 250 tonnes de grains par jour. Mais l’île étant incapable de fournir le blé nécessaire à leur alimentation, elles sont forcées de demander le complément à l’étranger, et c’est la Grèce principalement qui comble le déficit.

Les rares monumens intéressans de Cagliari remontant au moyen âge datent du commencement du XIVe siècle. Ils sont l’œuvre des Pisans. La cathédrale achevée en 1312 a été malheureusement plusieurs fois remaniée. Les XVIIe et XVIIIe siècles, ces périodes si fâcheuses pour l’art religieux, un peu partout, mais spécialement en Italie, ont déshonoré sa façade, qui vient, entre parenthèses, d’être de nouveau démolie. L’intérieur est encombré de marbres criards, de bronzes luxueux, de bois dorés, contournés, débordant de tous les côtés. Les tombes fastueuses, les plaques commémoratives, s’étagent à qui mieux mieux, et l’ensemble donne plutôt l’impression d’une exposition de mauvais goût que celle d’un lieu de prière, dont le premier charme devrait être pas mal de mystère et beaucoup de recueillement.

Quant aux fortifications et aux tours, précieux spécimens d’architecture militaire, elles aussi ont été littéralement vidées. Des planchers métalliques maintiennent les murs, des échelles de fer permettent l’accès de leurs sommets. Et si elles font bon effet de loin, grâce à leurs façades de pierres dorées par le soleil et à la beauté de leurs lignes, de près il n’y a plus qu’un décevant trompe-l’œil. Restaurateurs, démolisseurs, peuvent bien souvent se donner la main.

Cette action fâcheuse de nos contemporains s’est bornée heureusement à gâter seulement quelques rues pu quelques monumens de Sassari et de Cagliari, détails insignifians quant au pittoresque général de l’ensemble. Car, partout ailleurs, l’île de Sardaigne a jalousement conservé son ancien cachet. Aux populations nombreuses de l’époque des nuraghes disséminées sur toute la surface du territoire, au régime bien ordonné de la domination romaine, succède l’ère des divisions, des guerres, et des querelles intestines du moyen âge ; l’existence se fait de plus en plus précaire, les morts violentes enlèvent beaucoup de vies, les fermes, les habitations isolées disparaissent, et les hommes, pour se défendre, se groupent dans des bourgs, très éloignés les uns des autres ; le bourg devient pour ainsi dire un îlot séparé de son voisin par une zone dangereuse à traverser et il emprunte à son isolement sa caractéristique spéciale, chaque village est une nation en miniature. La culture limitée au strict nécessaire, confinée aux abords des agglomérations, laisse au sol la liberté de reprendre sa sauvagerie d’autrefois ; — aucun pays rendu à lui-même n’est laid ou ne manque de charme, car comme le dit Keats : « La poésie de la terre ne meurt jamais. »

Aujourd’hui, rien de tout cela n’a changé, les champs couvrant la terre d’un damier uniforme ne fatiguent pas la vue, les grands horizons déserts, peut-être tristes, monotones, mais bien attachans, ne sont marqués que par de rares villages blancs. Quant aux hommes eux aussi, ils ont les mêmes qualités qu’avaient leurs pères, ils sont rudes, braves, dévoués, vigilans.

A la fin d’un de mes séjours dans l’île, pressé par le temps, je fus forcé, pour gagner le chemin de fer, de voyager pendant toute une nuit sur les routes solitaires des montagnes, dans un antique carrozza, tiré par deux chevaux étiques ; — un de mes chasseurs vint avec moi jusqu’à la station et en montant, après avoir placé sur la banquette du devant son bissac et son fusil chargé et avoir jeté un vague regard dans la nuit sombre, il me dit en souriant, d’un sourire énigmatique : « Essere sotto la difesa d’un futile, non impedisce la prolezione di Dio. Etre sous la garde d’un fusil n’empêche pas la protection de Dieu. » Nos ancêtres devaient se faire des réflexions analogues les uns aux autres quand ils se mettaient en route, et, ce soir-là, en achevant mon voyage dans cette île délaissée, il m’a semblé que j’étais né quelque trois cents ans plus tôt.


Cte JEAN DE KERGORLAY.