Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 103-113).


XVI

« Les Briars ».


Il y avait déjà quelques jours qu’il était établi aux Briars. J’étais souffrante, et je n’avais pu aller encore le voir[1]. M. de Las-Cases m’en fit le reproche et me dit que l’Empereur s’en étonnait. M. de Montholon m’apprit aussi alors qu’il lui en avait parlé, et il fut décidé que j’irais le lendemain. Je m’y rendis à cheval. Mon mari, qui était venu me chercher pour m’y conduire, me prévint que j’y dînerais. M. Balcomb avait mis sa maison à notre disposition pour que nous puissions changer de toilette.

En arrivant, nous trouvâmes l’Empereur dans l’avenue ; il s’y promenait avec plusieurs personnes. Nous mîmes pied à terre, et le premier mot qu’il m’adressa fut que j’avais bien tardé à venir ; je m’en excusai sur ma santé. Après quelques tours d’allée, il se dirigea vers le pavillon et, en entrant dans la chambre, seule pièce qui composait tout son appartement : « Voilà, Madame, me dit-il, mon salon, ma chambre à coucher, mon cabinet de travail, etc., etc., » et plaisanta sur son campement improvisé, fort gaiement et de fort bonne grâce. Il voulut que je lui donnasse des détails sur la manière dont nous passions notre temps en ville et sur les personnes que nous y voyions, et, me parlant de sa position, il me fit quelques plaintes de l’amiral. Comme je cherchais à le calmer sur le sujet présent de son mécontentement, ne prévoyant que trop que ces querelles seraient fâcheuses, il me dit en riant que j’étais la favorite de l’amiral et que c’était pour cela que je le défendais. Il m’engagea aussi à entretenir des relations avec la famille Balcomb, dont il parut content : « Ce sont de bonnes gens, » furent ses expressions. Après une assez longue conversation, il me dit de revenir souvent, puisque je ne craignais point de monter à cheval, et il me permit d’aller quitter mon amazone ; il me fit voir les alentours de son habitation et le jardin. On y avait établi le bivouac de cuisine et d’office du service de l’Empereur et j’y vis chacun à son poste.

La maison est petite, bien arrangée ; située sur la hauteur, elle domine la vallée de James-Town, la ville et la mer. À quelques pas de l’habitation se trouve une cascade, dite des Briars ; la chute d’eau est de peu de volume, mais abondante. Elle fournit de très bonne eau aux vaisseaux qui reviennent de l’Inde et de la Chine. Cette source offre la particularité d’augmenter dans la sécheresse. Dans les moments où elle a le plus de volume, elle est toujours enveloppée par la vase qu’elle détache, ce qui nuit à son effet. Un jardin cultivé au milieu de ce site sévère formait un contraste bizarre et agréable ; c’était la civilisation au désert.


Napoléon et Mlles Balcomb aux Briars.

La famille des Briars se composait de M. et de Mme Balcomb et de leurs deux filles. M. Balcomb ne parlait qu’anglais. On disait que les liens du sang l’attachaient à la famille royale d’Angleterre. Le fait est qu’il a toujours été protégé par le Gouvernement, qui lui a donné des places lucratives ; mais il n’a jamais su faire fortune. Mme Balcomb était une excellente femme, de bonnes manières ; elle ne savait guère plus de français que son mari ; on voyait que sa santé était usée par le climat. Jane, l’aînée des filles, avait seize ans ; la seconde, Betzy[2], n’en avait que quatorze et en paraissait dix-huit : petite, assez jolie, blonde, espiègle, aux yeux de chat. Élevée comme une petite sauvage, elle ne se doutait de rien de ce qui est usage du monde et se trouvait aussi à son aise avec l’Empereur qu’avec le plus simple officier de l’île, parlant à tort et à travers sans la moindre timidité ; son étourderie, sa vivacité amusaient beaucoup l’Empereur. L’aînée était plus posée, brune et moins bien au physique que l’autre. Les deux sœurs parlaient français ; ce fut une grande ressource pour l’Empereur, et fort utile. Cette famille était aux petits soins pour lui et enchantée de la simplicité de ses manières et de sa bonté.


Napoléon jouant au piquet avec Betzy Balcomb.

Je retournai au pavillon. On dîna aux lumières ; il y avait le général Bertrand, le général Gourgaud et mon mari. L’Empereur, pendant le dîner, parla beaucoup de Longwood dont on poussait les travaux, de la manière dont nous y passerions le temps. Il fut aimable et je trouvai sa conversation remplie de grâce. Au dessert, il nous fit la lecture d’une tragédie ; il me demanda celle qu’il me plaisait le plus d’entendre et finit par choisir Zaïre. Il ne lisait pas d’une manière remarquable, mais sa lecture l’intéressait ; il s’arrêtait sur ce qui lui paraissait faux ou juste ; il motivait son avis avec le sentiment du vrai et du beau. Je l’écoutais attentivement et sa conversation me charmait. On a beaucoup dit qu’il n’avait pas le goût de la littérature : il l’avait au contraire extrêmement ; mais, pendant son règne, d’autres intérêts lui ôtaient le temps de s’en occuper.



Il était tard lorsque je quittai les Briars, au moins onze heures. Je revins chez les Balcomb pour remettre mon habit de cheval. La famille était déjà retirée. Je me déshabillai dans la chambre des jeunes personnes ; elles étaient au lit : Betzy partageait le sien avec la petite Young-Husband qui était venue lui faire visite. Je me déshabillai et, pendant ce temps, Betzy disait cent folies, comme une jeune fille mal élevée.

Puis nous rentrâmes à la ville. Cette course me parut fort agréable ; dans ce climat, les nuits sont si belles ! Le chemin descendait en pente raide et était tout couvert de pierres roulantes qui tombaient incessamment de la montagne.

Je retournai plusieurs fois aux Briars, jusqu’au moment où nous fûmes à Longwood.

Le 31 octobre, l’amiral fit dresser une tente attenante au pavillon qu’occupait l’Empereur, qui en fit sa salle à manger et son cabinet de travail.

Dès les premiers jours de l’établissement, l’amiral lui avait envoyé des chevaux. Le 10 novembre, l’Empereur, mécontent de l’amiral, les lui fit renvoyer.

Le 12 novembre, M. Balcomb donna à dîner aux officiers de l’Empereur et à plusieurs Anglais.

Le 14, il y eut bal chez le gouverneur. La famille Balcomb dîna chez l’Empereur ; au dessert, il fit venir sa porcelaine pour la faire voir aux jeunes personnes ; elles l’admirèrent beaucoup.

Le 17, on prévint les Français que l’on ne pourrait rentrer en ville, passé huit heures du soir, sans avoir le mot d’ordre.

Le 20 novembre, l’amiral donna un bal à la colonie. De tous les coins de l’île arrivèrent de jolies personnes en robe blanche et corset rose. De beaux cheveux, leur fraîcheur et leur âge les dispensaient d’avoir besoin de parure. La famille Wilkes, quelques femmes d’officiers de la Compagnie, enfin tout ce qu’il y avait de notabilités de terre et de mer y parut. Les hommes étaient en uniforme, les femmes bien mises ; la salle où l’on dansait était très grande, bien aérée par des fenêtres de chaque côté ; ce fut fort joli. Mme Bertrand y vint bien mise. Je me trouvai, je ne sais comment, une robe de bal et une parure d’émeraudes entourée de diamants qui fit un effet merveilleux ; je dansai et m’amusai beaucoup.

Quand je retournai aux Briars, l’Empereur voulut avoir des détails sur le bal et sur nos toilettes ; il savait déjà que nous y avions été élégamment mises et il en était bien aise. Il s’amusait beaucoup de ces détails. Je n’ai jamais vu personne avoir l’esprit plus présent à tout et s’intéressant plus à la vie réelle ; rien ne lui échappait et il se ressouvenait des moindres petites choses. Cette disposition naturelle mettait beaucoup de facilité dans l’habitude de la vie et en ôtait toute gêne.

J’ai dit que j’avais amené une femme de chambre française. Comme elle partageait son service entre moi et mon fils, je fus obligée de chercher une seconde femme. Il était difficile de trouver de bons domestiques, une femme surtout ; on nous avait prévenus que les négresses, les mulâtresses étaient en général d’une très mauvaise conduite ; on me présenta une jeune personne blanche, fille d’un soldat de la Compagnie et qui n’avait jamais quitté son père, vieux soldat retiré. Sa figure charmante prévenait en sa faveur ; je l’arrêtai de suite. On la nommait Esther. J’aurai occasion d’en reparler. Nous prîmes aussi un valet de chambre anglais ; mais nous ne pûmes le garder que peu de temps.

Cependant les travaux de Longwood s’avançaient. La maison était à peine prête à nous recevoir, que l’Empereur, ennuyé de son campement, témoigna le désir d’y aller de suite.

Un matin, il décida avec l’amiral que le grand maréchal logerait à Hutsgate, en attendant qu’on lui eût fait un logement à Longwood ; que nous, qui n’avions qu’un enfant, nous logerions avec lui et que M. de Montholon mènerait la maison.

Il dicta les ordres de départ, de logement, et nous reçûmes l’ordre d’aller l’attendre à Longwood, où il arriverait quelques heures après.

Pour s’y rendre de James-Town autrement qu’à cheval, il faut trois heures, pendant lesquelles on monte toujours. J’avais à transporter mon enfant, mes bagages, et j’y fus en voiture attelée de bœufs pour monter la montagne. Je n’avais pas encore vu Longwood et l’on peut croire avec quel intérêt je m’approchais d’un lieu où nous devions passer un temps indéterminé et dans une telle position !

Le temps était sombre, il pleuvait sur la montagne, ce qui donnait à cette nature, déjà si sévère, un aspect encore plus triste.

Avant d’arriver à la porte d’entrée, la route se trouve resserrée entre la montagne et un précipice profond, appelé à juste titre « le Bol de punch du Diable » ; et, en effet, il a cette forme.

  1. Mme de Montholon était très souffrante, au début d’une grossesse. — Du C.
  2. Betzy Balcomb (mistress Abell) a laissé des Souvenirs fort intéressants sur le séjour de l’Empereur aux Briars. Une nouvelle traduction vient d’en être publiée par MM. Grasilier et Le Gras (Plon, in-18, 1898).