Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 75-94).


XIV

Traversée.


Dans la nuit du 10 août, le signal fut donné pour mettre à la voile et faire route pour Sainte-Hélène : signal d’exil ! Le bruit du cabestan nous fit en ce moment une triste impression.

Le mal de mer reprit à ceux qui l’éprouvaient, et je fus du nombre ; pendant quelques jours, je ne pus guère quitter mon lit.

Le Northumberland est un beau et grand vaisseau ; mais il était si chargé, nous y étions tellement nombreux, que tout était encombré et qu’il nous fut impossible de nous installer à l’aise.

Il était divisé sur le premier pont par une grande pièce où l’on mangeait et qui précédait le salon. De chaque côté était une chambre, l’une occupée par l’Empereur, et l’autre pareille, par l’amiral. Au-dessous de celle-ci était celle de la famille Bertrand. Mme Bertrand, son mari, ses trois enfants, sa femme de chambre et l’enfant de cette femme. J’avais celle du capitaine Ross[1], commandant du vaisseau, pour mon mari, mon fils, moi et ma femme de chambre. Cette cabine était ornée d’un gros canon qui sortait par l’embrasure de la fenêtre et m’embarrassait fort. Nous avions 500 hommes à bord, provenant du 53e. Enfin nous étions plus de mille.

La table où dînait l’Empereur se composait de lui, l’amiral à sa droite, Mme Bertrand à sa gauche, moi entre l’amiral et le capitaine Ross qui commandait le vaisseau. Je nommerai les autres sans ordre de place. Les Anglais étaient : le colonel Bingham, M. Glower, secrétaire de l’amiral, le docteur O’Meara, le docteur du bord, Warden, le 1er lieutenant de vaisseau, le clergyman, le commandant des troupes de terre ; les Français : le grand maréchal Bertrand, les généraux et M. de Las-Cases ; son fils dînait à la table des officiers.

Chaque jour, on invitait alternativement un officier de marine, un officier de terre, un midshipman[2]. Le dîner était aussi bien servi que l’on pouvait obtenir à bord. Les vivres étaient bons et abondants. On s’était procuré hâtivement tout ce que l’on avait pu en conserves et en animaux de bord ; sauf l’eau qui était pourrie et le biscuit qui était vieux, on ne pouvait se plaindre.

L’Empereur portait, comme d’ordinaire, son uniforme de chasseurs, bas de soie, souliers à boucle. On avait eu soin de prendre une grande quantité de linge et tout ce qui lui était nécessaire. Sa tenue était celle des Tuileries ; les Français étaient en uniforme.

On ne peut se faire une idée des officiers anglais en mer : leurs habits, par le brillant des boutons, semblaient être neufs, le linge d’une blancheur remarquable. L’amiral était resplendissant et se promenait fièrement sur la poupe.

Le vaisseau avait besoin d’être repeint et le fut bientôt et souvent, ce qui nous déplaisait fort et me causait grand mal de tête. Cependant, le mal de mer avait passé et je pouvais m’occuper comme à terre ; le temps passait vite : lecture et promenade sur le pont toute la journée. L’amiral était très complaisant pour nous. Notre présence sur le pont devait souvent gêner.

Le 18, un bâtiment faisant partie du convoi nous rejoignit ; il avait des journaux pour l’amiral, ce qui fut une distraction. Notre escadre se composait du Northumberland, capitaine Ross, pavillon amiral ; la Havane, capitaine Hamilton ; le Furet, l’Eurotas, l’Écureuil, etc., etc. : en tout, un vaisseau de 80, une frégate de 44, une de 36, six bricks, deux stores ships (gabares).

Le 23 août, à une heure, on aperçut l’île de Porto-Santo et, peu de temps après, celle de Madère. Nous étions devant Funchal à six heures du soir. Un violent vent de siroco s’éleva et gêna l’amiral pour se maintenir en vue de Funchal où il voulait prendre des vivres. Assise sur le pont, je souffrais du mal de mer que la tourmente m’avait rendu et j’admirais les vagues en furie qui nous élevaient à une hauteur prodigieuse pour nous laisser retomber dans l’abîme. Ce spectacle pouvait inspirer la crainte ; mais je ne l’ai jamais éprouvée en mer sur un vaisseau, tandis que je n’aime pas à traverser une rivière dans un bateau. On virait de bord à chaque instant et cette manœuvre, qui s’exécutait avec tant de facilité, en dépit de la vague et du vent, au bruit du sifflet du lieutenant, apportait une distraction à ma souffrance. C’était un véritable changement de décoration, puisque le point de vue changeait à chaque instant. Ce coup de vent fut si violent et le siroco est si rare à Madère, que les habitants, fort superstitieux, prétendirent que c’était la présence de l’Empereur qui leur portait malheur. Nous aurions bien désiré descendre à Funchal ; l’amiral ne le permit pas ; son secrétaire seul y passa une journée pour y prendre des provisions.

L’aspect de l’île est charmant ; les hauteurs sont très boisées : elles me rappelaient Nice. On sait que le climat de Madère est enchanteur ; les Portugais y envoient leurs malades de la poitrine. Dès que M. Glower fut revenu à bord, le 28, on remit à la voile ; il avait rapporté des citrons, des oranges, qui nous firent un plaisir extrême et contribuèrent beaucoup à ma guérison du mal de mer. On avait embarqué vingt-cinq jeunes bœufs.

J’ai dit que l’eau, ayant déjà fait un voyage dans l’Inde, était mauvaise, d’une couleur jaunâtre ; le goût en était désagréable. Le soir, nous pressions un citron dans un verre de cette horrible eau ; c’était pour nous un breuvage délicieux. L’amiral avait fait embarquer aussi, à Madère, de la véritable malvoisie. Ce vin est parfait. Comme on n’en servait pas tous les jours, pendant la traversée, nous prétendions que l’amiral ne nous en donnait que quand nous étions bien sages. Il y avait heureusement, pour remplacer l’eau, de la bière et très bonne. À cette époque, je ne pouvais en boire ; on peut donc juger ce que fut pour moi la privation de bonne eau. J’en fus fort malade à la fin du voyage. Cette eau si mauvaise, nous n’en avions pas encore autant que nous aurions désiré, ce qui est tout simple en mer. On en délivrait à chaque personne deux gallons par jour, et l’amiral avait l’attention d’en donner davantage pour le service de Mme Bertrand et pour le mien ; il en faisait même ajouter suivant nos demandes, l’eau de mer ne pouvant servir pour le lavage du linge. Avec des enfants, on peut juger de ce qu’était pour nous la galanterie d’un pot d’eau croupie.


Île de Saint-Hélène (Vue de 10 milles S. W. Q. W.).


Vue de Longwood (d’après un dessin de M. Chédeville, commissaire de la Belle-Poule).

Dans la nuit du 27 au 28, nous longeâmes les îles Canaries, entre celle de Ténériffe et celle de Palma ; le 28, nous passions le tropique du Cancer et, le 1er septembre, nous nous trouvions près de l’île de Santo-Antonio, une des îles du cap Vert. On y envoya un brick pour prendre quelques provisions. Le convoi se mit au large en attendant son retour. Le 6, la chaleur était excessive, de fortes averses rafraîchirent un peu l’atmosphère. Le 8, nous vîmes un oiseau de mer de la forme d’un canard : en mer tout incident est quelque chose. Un spectacle que nous eûmes aussi fut celui des marsouins, qui étaient en immense quantité, et venaient sauter et faire leurs plongeons autour du vaisseau. On prit à bord un énorme requin, horrible animal, effroi des matelots, qui la regardent comme leur ennemi. Quand on voit la double rangée de scie qui lui sert à couper une jambe comme ferait un rasoir, on comprend l’effroi qu’il inspire au pauvre matelot exposé à tomber à la mer. La chair du requin n’est pas bonne ; cependant, les matelots s’en arrangent.

Le 14, l’Empereur prit sa première leçon d’anglais que lui donna M. de Las-Cases. Pour passer le temps, on jouait le soir autour d’une table ronde, au 21, macao ou autres jeux de ce genre : l’Empereur, l’amiral et ceux de nous, qui voulaient venir prendre place. L’Empereur tenait tout ce qu’on voulait, et il gagnait beaucoup. Le jeu s’échauffa assez pour que le secrétaire de l’amiral, M. Glower, perdit 100 louis, ce qui ne l’amusa guère. L’Empereur voyant que l’on jouait trop gros jeu n’en voulut plus.

Avant dîner, il jouait aux échecs ou au piquet avec moi. Le salon où il se tenait était la grande chambre de poupe. C’est la pièce où l’on souffre le plus du mal de mer, en raison de sa position. J’y venais le moins que je pouvais, d’autant plus qu’elle sentait la peinture. Je passais mes matinées assise sur le gaillard d’arrière, près de la roue du gouvernail que deux timoniers manœuvraient, les yeux constamment fixés sur la boussole, en criant à tous moments pour indiquer la marche du bâtiment.

L’Empereur avait sa petite bibliothèque de voyage formée au hasard de quelques livres de la bibliothèque de Rambouillet, que l’on avait pris en passant. Elle se composait de plusieurs caisses prêtes à être mises dans des voitures. Ces livres étaient à notre disposition. C’était une grande ressource ; j’apprenais l’anglais en traduisant Rasslas (?) sous la direction du docteur O’Meara ou de M. de Las-Cases, qui me corrigeaient.

Un peu avant le dîner, l’Empereur, l’amiral, les dames, les officiers français, plusieurs Anglais se rendaient dans le salon dit « du mal de mer ». Quand l’Empereur ne jouait pas, il causait ; un jour, il parlait de l’Égypte, et ne me voyant pas, il oublia que j’étais là et se laissa aller à parler comme on peut le faire au corps de garde, ce qui m’embarrassa extrêmement et doublement, me trouvant devant des Anglais. L’Empereur s’étant retourné me vit et s’écria : « Ah ! Madame, je ne vous voyais pas ; » et moi de rougir bien plus encore, voyant tous les yeux fixés sur moi.

Les Anglais s’amusaient beaucoup de voir l’Empereur jouer aux échecs avec le grand maréchal, le général Gourgaud ou le général Montholon alternativement. Il les battait presque toujours ; mais ces messieurs jouaient aussi entre eux, et le général Gourgaud, qui quelquefois gagnait l’Empereur, perdait toujours contre le général Montholon. Il vit alors que celui-ci se laissait battre volontairement par l’Empereur, ce dont les officiers anglais s’étaient déjà aperçus ; il s’en amusaient beaucoup, disant que c’était un véritable trait de courtisan.

Plus tard (le docteur Warden en parle dans ses Lettres, au Supplément, page 21), le général Gourgaud dit à l’Empereur qu’avec lui M. de Montholon ne jouait pas tout son jeu ; l’Empereur ne le crut pas. Ce ne fut que des années après qu’il se rendit compte que M. de Montholon était en effet plus fort que lui et ils n’en jouaient pas moins ensemble chaque jour. Il n’était pas facile de jouer avec l’Empereur ; il forçait à faire marcher les pions très vite et s’amusait quelquefois à commencer les parties sans règle ; par suite de cette manière, il se trouvait souvent lui-même embarrassé pour sortir d’affaires ; mais, au moment où l’on devait croire qu’il perdait la partie, une ressource imprévue, qu’il découvrait dans son jeu, lui donnait souvent l’avantage.

J’ai déjà dit qu’il déjeunait chez lui, seul ; pendant la matinée, il causait avec ses officiers l’un après l’autre.

Ce fut déjà sur le Northumberland que, pour occuper son loisir, il céda aux instances qui lui étaient faites par nous et qu’il commença à dicter ses Mémoires sur les guerres d’Italie à M. de Las-Cases ; puis au général Bertrand, sur l’Égypte, et aux deux autres généraux. Dans ses conversations particulières du matin, il admettait aussi chaque jour le docteur O’Meara qu’il avait accepté pour médecin. Le docteur parlait italien mieux alors que le français, et c’était toujours dans cette langue qu’il causait avec l’Empereur qui s’entretenait avec lui familièrement et sur toutes sortes de sujets.

L’Empereur attachait beaucoup d’intérêt à connaître le caractère, les sentiments pour lui, la disposition d’esprit et les occupations des personnes qui l’entouraient. Il s’était imaginé que j’avais des préventions contre lui pour des raisons que je dirai plus tard[3], et, un jour qu’il parlait de moi à M. de Las-Cases avec qui je causais souvent, celui-ci lui rendit compte de ce qu’après une conversation dont l’Empereur faisait le sujet, je lui avais dit : « En venant ici, je n’avais pensé qu’à suivre mon mari ; mais, à présent que j’ai pu apprécier l’Empereur, je m’estime heureuse de lui prouver mon dévouement. » En effet, depuis que je le voyais d’aussi près, je l’admirais sincèrement. Je n’étais pas seule à subir son ascendant : même ceux des Anglais qui étaient arrivés avec le plus de préventions contre lui n’avaient pas échappé à la séduction.

L’Empereur savait par ses officiers quelles étaient les questions qui intéressaient le plus la curiosité des Anglais et les abordait nettement ; il aimait qu’on lui répondit franchement, et cette discussion d’homme à homme l’élevait encore dans l’esprit de celui qui l’écoutait. Ce mélange de véritable grandeur et de simplicité attirait et inspirait confiance.

À table, où la conversation était générale, le sujet qu’il traitait était toujours d’un grand intérêt. Jamais on ne l’entendait sans que l’esprit n’en fut éclairé sur quelques points ou forcé à réfléchir.

Je reviendrai encore à ces conversations, à ce génie si lumineux. L’équipage l’admirait. Il y a dans le naturel et dans les manières vraies quelque chose qui séduit ; avec le matelot comme avec l’officier, il était ce qu’il devait être, s’enquérant avec intérêt de ce dont il devait s’enquérir.

Dans une telle position, il conservait autant de calme d’esprit que s’il eût été aux Tuileries. Il était facile de juger que ce n’était pas un rôle qu’il s’était imposé ; d’aussi près, rien ne se joue longtemps avec succès. Son courage moral, sa liberté d’esprit, tout était de nature, et là était le charme.

J’aurai souvent occasion de revenir sur ce côté de son caractère, qui a dû nécessairement rester dans l’ombre pour beaucoup de personnes qui ne l’ont approché que pendant qu’il était sur le trône. Je dirai aussi qu’il était bon, profondément bon ; mais continuons notre sailing[4].

Le fier amiral se défendait autant qu’il le pouvait contre l’influence qu’exerçait l’Empereur ; mais il rendait justice à tout ce qui la motivait et, si l’on avait voulu, il eût été sous le charme.

Cet amiral est celui qui a brûlé la flotte américaine devant New-York.

Sévère, positif, sa haute taille ajoutait encore à son air dur et si orgueilleux. Homme d’amour-propre et de devoir, mais bon, quand on savait le prendre, il manquait de liant et, par cela même, il était d’autant plus nécessaire qu’il en trouvât dans les rapports indispensables que nous avions avec lui. Lorsqu’on avait à traiter avec lui, il fallait surtout aller droit au but et ne pas finasser. Enfin, tel qu’il était, il pouvait être très utile à l’Empereur ; tout était là. Les brouiller était donc agir avec égoïsme ou du moins irréflexion. Plus tard, il eût pu balancer la confiance accordée par le cabinet anglais aux rapports de sir Hudson Lowe, et l’on eut à regretter les dispositions dans lesquelles il partit de Longwood. Le capitaine Ross, son beau-frère, était un excellent homme dont nous n’eûmes qu’à nous louer ; il ne savait pas un mot de français et, par conséquent, ne pouvait causer avec l’Empereur.

Le 23 septembre, nous passions la ligne et nous eûmes, suivant l’usage, la cérémonie du baptême. C’est un grand amusement pour l’équipage et qui lui vaut une rétribution de ceux qui passent la ligne pour la première fois. Les matelots font une mascarade dans le genre de celle du bœuf gras. C’est Neptune sur son char qui vient haranguer le commandant du vaisseau, et le dieu asperge abondamment les néophytes ; il n’y a aucun moyen d’y échapper. L’Empereur se soumit de bonne grâce à la coutume et fit distribuer une somme convenable, d’accord avec l’amiral.

Pendant la traversée, on eut à s’occuper, en passant, d’une certaine île Saint-Mathieu (je crois), qui a été vue à la hauteur de…[5] et que depuis on cherche vainement. Formée sans doute momentanément, par quelque révolution souterraine, elle aura disparu, engloutie par un tremblement de terre.

Notre navigation, fort heureuse, fut un moment contrariée par les calmes que l’on rencontre ordinairement sous la ligne. La mer est alors sans aucun mouvement et ressemble à une nappe d’huile. Des bouteilles jetées près du vaisseau y restèrent longtemps comme dans une mare. On écrivit dans quelques-unes le passage de l’Empereur. Peut-être les trouvera-t-on un jour ensevelies sous le sable de quelque plage déserte !

Pendant ce temps d’inaction, on s’occupa à bord à réparer les gréements ; les matelots déploient les voiles sur le pont, les recousent et les remettent en état.

Notre traversée fut de deux mois et dix jours ; au lieu de passer du côté du Brésil, l’amiral avait préféré naviguer du côté de l’Afrique, et longer la côte de Sierra-Leone où les Anglais ont un établissement. Il est possible qu’il ait voulu éviter la rencontre éventuelle d’une escadre américaine, qui aurait pu vouloir délivrer l’Empereur. Au surplus, notre convoi était assez nombreux pour ne rien craindre de ce genre.

Enfin le temps s’écoulait ; on s’attendait à voir terre et ce fut pour nous une grande nouvelle lorsque le 14 octobre, à six heures du matin, on signala Sainte-Hélène. Au cri de : Land ! nous montâmes tous sur le pont.

On ne voyait encore rien à la vue simple et du pont ; mais, bientôt, Sainte-Hélène nous apparut avec les rochers noirs et hauts qui la bordent du côté de la rade de James-Town.

On sait, ou on ne sait pas, car jusque-là on ne s’était guère occupé de cette île, qu’elle a été découverte par les Portugais il y a deux cents ans et qu’elle sert de relâche aux vaisseaux qui reviennent de l’Inde et de la Chine. En allant, c’est au Cap que touchent les flottes, et elles ne passent pas en vue de l’île. En venant d’Europe, on est obligé de la dépasser et d’aller prendre les vents pour y aborder, tandis qu’en venant de l’Inde, ils y portent. Mais j’aurai le temps de la décrire avec tous ses agréments et désagréments. Nous voilà en vue du port : il faut d’abord débarquer. Nous avions fait si bonne route et le Northumberland était si bon marcheur, que l’amiral avait cru arriver le premier de sa flotte. Mais déjà la Havane, que commandait le capitaine Hamilton, nous avait précédés de quelques jours.

L’île appartient à la Compagnie des Indes.

Le colonel Wilkes en était gouverneur. Il vint en mer au-devant de nous. Son canot était monté par des noirs vêtus de blanc avec des ceintures rouges. Ce n’était plus l’Europe, mais l’Afrique ou l’Amérique ; car on n’avait pas encore décidé alors si cette île, située presque à égale distance des deux continents, devait être classée géographiquement dans le domaine de l’un ou de l’autre ; depuis, la question a été résolue en faveur de l’Afrique.

M. Wilkes est un homme de formes aimables, d’une belle figure, à qui des cheveux prématurément blanchis donnaient déjà l’air vénérable, un de ces hommes qui, dès l’abord, inspirent la sympathie, dont la physionomie révèle une belle âme.

Il était étonné, comme on peut le croire, de voir Napoléon dans ces parages. C’était tout à fait un événement des Mille et une nuits. On se figure l’effet que devait produire une telle apparition sur un homme qui vivait dans son île depuis de longues années, n’y recevant que rarement des nouvelles d’Europe, nouvelles qui, ordinairement, dataient d’un an, ayant passé par l’Inde ou la Chine. Il résultait nécessairement de cet isolement de la famille Wilkes qu’elle était peu au courant des affaires de ce monde.

Le 15 octobre, à dix heures du matin, on jeta l’ancre. L’aspect de l’île, du côté du port, n’est pas riant. La vallée de James-Town est resserrée entre deux hautes montagnes.

Quelques palmiers, que l’on aperçoit au milieu des maisons, donnent au paysage une couleur locale d’un effet agréable.

Nous passâmes la journée du 16 sur le pont à regarder notre prison.

Le 17 au matin, l’amiral engagea le général Bertrand à l’accompagner à terre pour choisir la maison qu’habiterait l’Empereur.

James-Town, composé d’une rue large, rue principale, et de deux autres plus courtes, forme un Y. Il n’y a guère plus de soixante maisons. Elles sont bâties à l’anglaise et meublées suivant l’usage des colonies.

On aurait dû, ce me semble, loger l’Empereur au château, grand bâtiment fort commode ; mais l’amiral s’y établit, ce qui nous parut une inconvenance.

En conséquence, le grand maréchal disposa les logements dans la maison Portions, qui était beaucoup trop petite pour nous, et, le soir même, nous descendions à terre. C’était une grande jouissance et dont je sentis tout le prix après deux mois et dix jours de traversée.

L’Empereur se trouva fort mal casé. Les fenêtres du salon, au rez-de-chaussée, furent à l’instant encombrées de curieux, ce qui lui déplut fort. Cependant il coucha dans le logement qui lui était préparé.

  1. John Ross (1777-1856), depuis contre-amiral, s’est illustré par ses voyages d’exploration dans les mers arctiques et la découverte du pôle magnétique boréal.
  2. Élève de marine, aspirant.
  3. Mme de Montholon était d’une famille très royaliste. Son père avait rendu des services à Louis XVI au moment de la fuite à Varennes ; arrêté sous la Terreur et détenu à Paris, il n’avait échappé à l’échafaud que par suite du 9 Thermidor. M. de Vassal mourut quelques mois après, âgé de soixante ans, en son château de la Fortelle, en Brie, commune de Nesles, arrondissement de Coulommiers. — Du C.
  4. Navigation.
  5. Vers le 2e degré de latitude australe et le 4e degré de longitude occidentale du méridien de Greenwich.