Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 19-22).


II

Malmaison.


Arrivée à Malmaison, j’y trouvai tout occupé. Cependant on me donna une chambre. Mon fils couchait sur les coussins de la voiture, dont on lui fit un lit. Au déjeuner, j’étais assise en face du pauvre général Labédoyère. Sa figure noble et pâle, son front plissé, son air préoccupé, enfin toute sa physionomie empreinte de tristesse semblait, ce jour-là, présager sa fatale destinée.

La reine Hortense était comme toujours aimable, gracieuse et bienveillante. Elle allait continuellement dans l’appartement de l’Empereur, et dans un moment où elle venait de le voir, elle dit au peu de personnes qui se trouvaient là : « Je ne comprends pas l’Empereur ; au lieu de prendre un parti, de décider quelque chose pour son départ, il lit un roman. » Je fus frappée de cette apparence d’insouciance et d’abandon de soi-même dans une aussi importante circonstance. Depuis, j’ai pu juger que lorsqu’il avait l’esprit tendu par quelque contrariété, c’était le moyen qu’il employait au moral, comme le bain au physique, pour calmer et détendre ses nerfs. La Reine était impatiente qu’il n’entendît à rien et ne se prêtât à aucune discussion relative à son départ et à l’imminence du danger qui le menaçait, s’il prolongeait son séjour à Malmaison. On venait à chaque instant nous dire que les Cosaques nous entouraient, que le pont était abattu, enfin que le château pouvait être envahi et l’Empereur enlevé, ce qui était vrai. La Reine désirait avec raison qu’il quittât Malmaison. Elle avait laissé ses enfants à Paris et voulait aussi les rejoindre, et rien ne se décidait, et l’Empereur de lire son roman !

Cette apparente incurie ne l’empêchait pas de s’occuper des intérêts personnels de ceux de ses officiers qui perdaient tout en le perdant. Des généraux, des officiers venaient lui demander d’assurer leur position. Aucun n’essuyait de refus, quelque fût le peu que l’on avait mis à l’abri.

On sait que ce n’est qu’au dernier moment que l’Empereur, ou plutôt ceux qui l’entouraient, pensèrent à ce que l’on emporterait


MONTHOLON

d’argent, d’argenterie, et qu’alors il ne se trouva

déjà plus de disponible que les 6 millions qui étaient entre les mains de M. de la Bouillerie. Ils furent remis à M. Laffitte. On ne prit qu’un seul service d’argenterie, celui qui se trouvait sous la main.

Enfin, jamais on ne descendit d’une si haute position avec un plus parfait et plus noble oubli de soi-même ; 200 millions dus à l’économie de l’Empereur, laissés dans les caves des Tuileries, avaient servi, l’année d’avant, à payer les alliés.

En attendant le départ et quelle que fût l’anxiété de la reine Hortense, le salon ne désemplissait pas de visites, inopportunes sans doute, mais qui prouvaient le dévouement, dernier hommage de fidélité. Le soir, au milieu d’un cercle de femmes, le général de Flahaut, aide de camp de l’Empereur, dit tout haut qu’il ne comprenait pas ce que l’on faisait là, excepté les personnes qui partaient ; il ajoutait avec raison que l’on pouvait être attaqué dans la nuit. Cette sortie était louable en son but : elle eut son effet ; beaucoup de personnes retournèrent à Paris. Le lendemain, dans la salle de billard, le même général me dit : « Est-il vrai que vous partez ? » Sur ma réponse affirmative : « Vous ne savez donc pas, me dit-il, que si un vaisseau anglais veut s’emparer de l’Empereur, vous risquez un combat et de sauter. » — « Eh bien ! je sauterai,  » lui répondis-je. Mon parti était pris.

Au moment du départ, il m’aperçut dans une voiture. « Comment, me dit-il, vous partez ! » Ce fut la dernière voix amie que j’entendis, à ce moment si solennel de notre départ de Malmaison !