Souvenirs de Rome
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 821-844).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART

SOUVENIRS DE ROME.

IV.
LES PEINTRES ETRANGERS ET LES PEINTRES VENITIENS A ROME[1].


I. — LES PEINTRES ETRANGERS A ROME.

Voilà déjà bien longtemps que nous nous promenons à travers les églises de Rome ; interrompons un moment cette excursion et allons chercher dans les galeries de peinture quelques-unes des œuvres qui ont été laissées dans la ville éternelle sans avoir été faites pour elle, ou qui portent les noms d’autres artistes que ceux de l’Italie.

Les noms étrangers abondent à Rome ; mais, circonstance remarquable, presque tous ces artistes exotiques ont reçu l’empreinte romaine, on dirait une tribu d’affranchis de par la grâce de l’art italien. Rome les a débaptisés et leur a fait subir l’opération désignée en jardinage par le mot de greffe. Le Flamand van Bloemen est devenu l’Orizzonte ; le Hollandais Honthorst a été transformé en Gherardo delle Notti ; le sculpteur Duquesnoy, l’auteur de la belle et colossale, statue de saint André à la basilique de Saint-Pierre, a pris le nom familier du Fiammingo ; le nom du Lorrain CGordier a reçu une désinence italienne. Ces artistes, d’importance secondaire presque tous, n’ont fait autre chose que dénaturer avec talent les qualités de leur génie national par les procédés d’un art étranger ; grattez le vernis ’ italien dont ils se sont frottés, et vous trouverez au-dessous l’indigène des Flandres ou de la Néerlande. Honthorst est le plus mémorable exemple de cette alliance contre nature ; il a gâté son robuste sentiment de la réalité sans atteindre un art plus élevé, et n’a réussi qu’à marcher sur les traces du plus vulgaire des maîtres italiens, Michel-Ange de Caravage. Quelques-uns, mieux inspirés, ont su cependant échapper aux désastreux effets de ces influences. Parmi ces derniers, citons les paysagistes Brill, qui, dans leurs décorations du Vatican, se sont rappelé les gaies parures des vertes campagnes de leur pays, les festons de ses feuillages, les arabesques de ses berceaux et de ses treilles, les dentelles de ses lierres, tout le frais et presque enfantin enjouement de la nature des Pays-Bas. Cela rit, jase, gazouille de chants d’oiseaux, murmure de bruits de feuilles, au milieu des salles et des corridors du sévère Vatican, comme une ballade en gentil patois flamand qui serait encadrée entre un chant de Virgile et un discours de Cicéron. Cette résistance, certainement involontaire, des Brill à l’influence italienne a quelque chose qui charme parce qu’elle est naïve, et on leur sait le meilleur gré du monde de ce patriotisme pittoresque qu’ils ont représenté à leur insu.

Un plus grand nom nous appartient, celui de Nicolas Poussin. Oh ! celui-là n’a point cherché à échapper aux influences de l’art italien ; il est allé droit à lui. A notre éternel honneur, il a mis le génie de la France aux prises avec le génie de cette terre illustre entre toutes, et le génie de la France n’a pas été vaincu dans la lutte. Son talent savant et sûr, armé de bon sens normand et d’élévation cornélienne, fit sortir l’art français de l’art italien, non comme un enfant d’adoption, élevé par faveur dans une école étrangère, mais comme un enfant légitime conçu en mariage régulier et légal. Dans ce mariage, l’art italien fut le père, mais l’âme de la France fut la mère, et il en sortit ces deux genres bien authentiquement français, la peinture dramatique et le paysage historique. Les outils et la science d’un Dominiquin et d’un Carrache servirent non pas à répéter des pensées italiennes, non pas à reproduire des images affaiblies de beauté, mais à faire parler par la peinture le même génie qui s’exprimait alors par un Corneille et un Racine. Poussin en effet, c’est Corneille et Racine en peinture. Sans s’arrêter à l’adoration superstitieuse de la beauté extérieure, il transporte sur la toile le sens éloquent des grandes scènes de la religion et de l’histoire, la moralité pathétique des belles actions humaines. Même caractère philosophique par la sévérité un peu abstraite que chez Corneille et Racine ; même esprit d’humanité, toujours noble et à l’antipode des sentimens populaires : on peut dire que Corneille n’est pas plus sentencieux, et que Racine ne sait pas mieux composer ses scènes. La mort de Germanicus, à la galerie du palais Barberini, est un beau spécimen de cette noblesse un peu froide et de cette science irréprochable de composition. Cependant en même temps qu’il créait l’art français, Nicolas Poussin rendait à l’Italie un insigne service qui lui mérite de porter le nom de dernier des Italiens. L’art italien de la dernière heure, celui de l’école bolonaise, du Dominiquin, d’Annibal Carrache, contenait des germes précieux, mais qui restèrent comprimés, sinon étouffés par le poids trop lourd de la tradition et la résistance inéluctable des instincts nationaux, le germe de l’élément dramatique et le germe du sentiment de la nature. Cet élément dramatique, comme il anime déjà avec vigueur la Communion de saint Jérôme, les fresques des Martyres de saint Sébastien et de saint André du Dominiquin ! Ce sentiment de la nature, comme il fait déjà grande figure dans les toiles d’Annibal Carrache ! Quand on a vu au palais Doria les tableaux que cet artiste a consacrés à divers épisodes de la vie de la Vierge, on a presque envie de le placer au rang des plus savans paysagistes. Ce sont ces germes, combattus, étouffés, que le Poussin dégagea, et qu’il fit épanouir en une floraison grandiose et austère.

Parmi les preuves si nombreuses de génie que nous a laissées cet illustre Nicolas Poussin, il n’en est pas de plus grande que la création du paysage historique. Le premier, il a découvert en toute réalité la nature Italienne ; le premier, il en a vu le caractère héroïque et la mâle beauté. Ses paysages ne sont pas moins vrais que grands. Qui donc a pu les accuser d’être plutôt savans que sincères ? Si science il y a, ce n’est pas Poussin, c’est la nature qui s’est montrée savante en ces lieux ; Poussin n’a fait que l’interpréter fidèlement. Il ne saurait y avoir d’erreur plus grande que de croire ces paysages composés, c’est-à-dire formés de pièces rapportées, harmonieusement fondues et ramenées à l’unité par le feu calculé du génie, et de leur opposer pour la vérité et la franchise les paysagistes hollandais. Les Hollandais ne sont pas plus francs que lui, seulement ils avaient à peindre une tout autre nature, et ce sont les âmes de ces deux natures qui mettent la différence entre leur franchise et la sienne. La nature hollandaise est une charmante nature plébéienne, vachère, bouvière, fermière, laitière, pleine d’innocence, de candeur et de fraîcheur ; la nature italienne est une nature aristocratique, héroïque, pleine d’aspects sombres, passionnés, redoutables ; elle est reine, déesse, nymphe. Si les Hollandais paraissent avoir pénétré la nature avec une plus grande intimité, c’est qu’en effet la campagne plus aimable qu’ils ont peinte admet la familiarité, que repousse au contraire la campagne italienne. Poussin est vrai jusque dans ces détails qui paraissent des effets de l’art. A la Via Appia, en contemplant dans le lointain la longue file des arches de l’aqueduc de Claude, j’ai reconnu ses solitudes, rendues éloquentes par le passage des héros ; au Ponte-Molle et au Monte-Sagro, j’ai vu ses nobles campagnes silencieuses, séjour de rares dryades, troublé de temps à autre, — mais combien discrètement ! — par quelque petit berger au sérieux visage qui ramène ses troupeaux avec un recueillement discret. Et que de fois, en tournant mes regards du côté de la Sabine, j’ai reconnu ses horizons de collines moelleuses comme un amas de ouate, et qui semblent se dissoudre sous la lumière comme pour laisser jaillir les dieux. Un soir, en revenant des thermes de Caracalla, je suis entré dans une prairie qui s’étend derrière la villa Mattei, et en contemplant les étages des terrasses du jardin sous le soleil couchant il m’a semblé voir l’admirable dernier plan du grand paysage où l’artiste a représenté Diogène aux bords du fleuve. Je dis qu’il est vrai jusque dans les plus petits détails ; avec quel plaisir, par exemple, j’ai rencontré au beau milieu du Teverone ce saule robuste que l’on voit souvent pousser comme une digue verdoyante dans les cours d’eau de ses paysages ! Il est tellement vrai que, vu à Rome, où la nature offre de toutes parts les spectacles dont il s’est inspiré, il paraît moins grand que vu à Paris, et cependant les galeries de Rome, surtout la galerie Doria, contiennent nombre de beaux paysages empreints de cette largeur, de ce calme robuste, et, si j’ose ainsi parler, de cette dignité que seul il a su donner à la nature.

Poussin dota l’Italie du paysage historique ; mais le sentiment de la nature est si peu dans le génie italien, qu’il ne sut que faire du cadeau. C’est chose remarquable en effet que cette indifférence des Italiens pour la nature, et la petite place qu’elle tient dans leurs conceptions. Jamais elle ne fut pour eux qu’un encadrement ou un accessoire. Elle se montre çà et là dans les maîtres primitifs, acquiert une petite importance chez quelques maîtres de l’école d’Ombrie, joue un certain rôle dans quelques, tableaux de Raphaël, la Vierge de Foligno par exemple, et c’est tout. Ce n’est qu’avec l’école de Bologne, avec le Dominiquin, surtout avec Annibal Carrache, qu’elle laisse entrevoir l’ambition d’échapper à la tyrannie exercée par la beauté humaine, et d’appeler pour son compte l’admiration ; mais, pour faire aboutir cette ambition si combattue par les habitudes traditionnelles, il fallut un étranger, libre de la contrainte du génie italien. Or il est curieux de voir combien le paysage historique dégénéra rapidement du vivant même du Poussin et sous ses propres yeux. Nicolas Poussin eut pour beau-frère, un Romain qui se nommait Gaspard Duguet ; pour faire honneur à ce dernier de sa parenté avec notre illustre artiste, les Romains l’appelèrent Gaspard Poussin, et ce nom devint par contraction le Guaspre. Ce Guaspre, qui suivit la voie ouverte par son beau-frère, remplit de ses toiles les galeries de Rome ; les palais Doria et Corsini en contiennent notamment un nombre considérable. Eh bien ! il n’a pu parvenir à rester dans le sentiment juste de la nature italienne ; il l’a artificialisée avec talent, et il a transformé le paysage historique en ravissantes décorations d’opéra. Ce fut une transformation, ou pour mieux dire une dégénérescence comparable à celle que subit du vivant même du Tasse le drame pastoral, italien. Au milieu des fêtes princières du XVe siècle, un genre nouveau était né, l’allégorie pastorale, la représentation des passions de la vie urbaine par le moyen des mœurs rustiques ; mais ce genre resta rudimentaire jusqu’au jour où un homme de génie s’en emparant en donna le modèle parfait. Dans son Aminta, le Tasse rapprocha de la nature ce genre ingénieux autant qu’il en pouvait être rapproché, et y fit entrer autant de simplicité et de sentimens naïfs qu’il en pouvait comporter. Néanmoins aux côtés mêmes du Tasse, presque au même moment, Guarini détruisait dans son Pastor fido le si délicat équilibre établi par le grand poète. Le Tasse avait compris que le drame pastoral ne pouvait être que la bucolique agrandie, Guarini le fit verser dans la comédie mélodramatique ; le Tasse avait déguisé la vie urbaine sous la simplicité champêtre, Guarini fit sentir le travestissement, la mascarade. Ainsi fit le Guaspre des paysages héroïques de Poussin ; il y chercha des moyens d’amuser l’esprit par des combinaisons et des associations ingénieuses, et il enfanta des œuvres artificielles qui sont de véritables féeries d’opéra. Dès le premier jour, le génie italien, poussé dans une voie nouvelle, revenait à ses tendances instinctives et échappait à la nature.

En dehors des paysages, le principal ouvrage de Nicolas Poussin à Rome est le Martyre de saint Erasme, de la galerie du Vatican[2]. Je confesse franchement que je n’aime point cette toile. Le sujet en est horrible. Des bourreaux d’aspect fort honnête s’occupent, avec une application tranquille, à dévider les entrailles du martyr : c’est le même odieux sujet qui a été traité par Zurbaran. Nous avons été vraiment affligé que notre Poussin, si noble, si élevé, se soit employé à représenter de semblables horreurs, et qu’il ait rivalisé avec le Pomerancio, qui a rempli de ses hideux spectacles l’église de Santo-Stefano-Rotondo, église dont nous ne parlerons pas au lecteur par l’excellente raison que nous avons refusé de la voir avec obstination, sachant de quelles peintures elle était épouvantablement embellie. Nous n’avons aucun goût pour les spectacles affreux, et, s’il faut dire toute notre pensée, nous tenons pour immoral de placer sous les yeux du peuple les images de la cruauté humaine. L’homme est ainsi fait que, loin de le corriger par le spectacle de la méchanceté, on lui en donne au contraire le goût, et je crains fort que des peintures pareilles à celles de Santo-Stefano, au lieu d’agir sur beaucoup de spectateurs par voie d’édification chrétienne, n’agissent par voie de dépravation. Ne montrez jamais le rouge au taureau, le sang au tigre, la cruauté à l’animal humain. L’inévitable résultat de semblables peintures est de jeter les nerfs du spectateur dans un état d’irritation fiévreuse qui est toujours malsain, parce qu’il porte au mal comme au bien ; cette irritation peut tourner, il est vrai, en indignation religieuse, mais sous cette forme même elle n’est pas sans danger : les êtres qui ne sont qu’instinct ne doivent pas être agacés, chatouillés, excités, même pour les meilleures causes. Or c’est aux êtres instinctifs, c’est-à-dire au peuple, que s’adressent surtout de pareilles peintures, et, circonstance à noter, il est remarquable que c’est à lui seul qu’elles plaisent.

Le plus grand peintre de la lumière qu’aurait eu l’Italie, si le Tasse n’avait pas écrit, le grand rival français de Poussin dans le paysage, Claude Lorrain, a laissé à Rome bon nombre de ces toiles merveilleuses où il a su éviter l’uniformité en peignant toujours le même spectacle, ces beaux soleils couchans exempts de crépuscule, où la lumière prend amoureusement congé du monde en pénétrant d’un fluide d’or toute l’étendue de l’air. Les couchers de soleil de Claude Lorrain sont une des choses qui m’ont le mieux permis de comprendre comment pouvait échapper à la monotonie ce bonheur des élus, qui, dissous au sein de l’absolue vérité, dissoute elle-même en eux, passeront l’éternité dans l’extase de ce qu’ils adorent. Les admirateurs de Claude trouveront au palais Doria et à l’académie de Saint-Luc quelques-unes de ses belles variations sur ce thème éternellement admirable, d’un l’on moins chaud que les nôtres en général, mais d’une nuance singulièrement fine et touchante. Le baiser de la lumière à l’air n’y a pas la même riche volupté, le fluide d’or en est plus blond, mais cette pâleur n’en est que plus attendrissante ; l’un d’eux surtout mériterait vraiment de porter le nom mélancolique de novissima verba de la lumière, celui de l’académie de Saint-Luc. Il se présente dans cette galerie flanqué de deux immenses paysages de Joseph Vernet, les plus beaux certainement que cet artiste ait jamais peints, si beaux qu’ils ne pâlissent pas à côté de Claude, et qu’au premier regard nous les avons pris pour des œuvres de notre grand paysagiste. N’oubliez pas ces deux Joseph Vernet, si vous visitez Rome ; notre école française y a laissé peu de choses qui lui fassent un aussi réel honneur.

Les Flamands et les Hollandais illustres sont représentés à Rome par un très petit nombre d’œuvres ; cependant ils y tiennent leur rang, et quelques-unes de leurs toiles méritent l’attention. Nous avons eu la satisfaction de voir que notre ancienne connaissance Rembrandt ne pâlissait nullement dans le voisinage des maîtres italiens. Il garde d’autant mieux sa place en leur présence qu’il n’a rien de commun avec eux, et il redoute d’autant moins la comparaison qu’il ne la provoque pas. On ne peut prendre sa mesure avec l’aune de l’art italien, car cette aune a été faite pour des formes de génie sans rapport aucun avec les siennes. Il n’est ni plus petit ni plus grand, il est autre, et la seule relation qu’il ait avec les Italiens, c’est qu’il s’est servi comme eux de la toile et des couleurs pour exprimer des pensées. Le plus beau Raphaël du monde ne peut empêcher le petit Philosophe de la galerie Barberini d’être une merveille. Ce philosophe se trouve justement dans cette galerie en face du superbe portrait de la Fornarina nue ; ni l’un ni l’autre ne perd rien à cette opposition, et l’admiration qu’ils accaparent tour à tour n’établit pas entre eux plus de relations qu’elle n’en établirait, s’ils étaient vivans. Ce sont les contrées intermédiaires entre les pôles que l’on peut comparer et préférer, non les pôles eux-mêmes : or Rembrandt est un des pôles de ce monde de l’art, et Raphaël est l’autre. À eux deux, ils représentent les deux seules missions que l’on puisse assigner à la peinture, les deux seules missions entre lesquelles le choix de la pensée puisse hésiter quand elle essaie de se rendre compte nettement de la nature et du but de cet art : l’expression de la beauté idéale, la représentation du monde sensible. Et cependant, opposés comme ils le sont, les grands courans moraux de l’âme humaine, nécessairement identique à elle-même, établissent entre ces deux pôles je ne sais quelles étranges et lointaines affinités. Ces deux grands hommes se ressemblent par un point, c’est que ni l’un ni l’autre ne s’est arrêté à mi-chemin ; ils sont allés tous deux jusqu’au bout du voyage. Aussi se rencontrent-ils dans la poésie, qui est le terme souverain de l’art. Chez l’un, les pures conceptions de l’idéal se sont incarnées dans les formes les plus florissantes de la réalité ; chez l’autre, les contingences du monde sensible, transfigurées par la magie de la lumière, ont rejoint le monde idéal. Ils ont accompli le voyage en sens inverse l’un de l’autre, mais tous deux ont touché le suprême but.

Rubens a çà et là quelques beaux spécimens de sa magistrale exécution, par exemple le portrait d’un moine qui fut son confesseur, à la galerie Doria ; mais ce qui le recommande plus que toute autre chose, est un petit tableau qualifié à tort du nom d’ébauche, à l’académie de Saint-Luc. Voilà une simple ébauche qui vaut bien des toiles achevées. Le tableau représente trois blondes nues, les trois grâces ou les trois déesses du berger Paris. En le regardant, le titre fantasque d’une poésie contemporaine nous est revenu à la mémoire : Symphonie en blanc majeur. Le blanc y domine, ou, pour mieux dire, il est l’unique couleur, et cependant les nuances les plus variées et les plus heureusement assorties ne pourraient donner une harmonie aussi délicieuse. Une divine malice a présidé à l’arrangement de cette harmonie ; en effet, comme elle est produite par la réunion de ces trois beaux corps également blancs, parties inséparables d’un même tout, l’œil ne voit qu’un seul personnage dans le tableau, quoiqu’il y en ait trois en réalité, et il est transporté de l’ensemble, sans même songer qu’une des parties puisse être préférée ; ce qui démontre, à n’en pas douter, qu’on ne saurait choisir entre les grâces, ou bien nous aide à comprendre l’embarras où fut le berger Paris. C’est une de ces fêtes de printemps comme Rubens s’est amusé à en faire quelquefois, une de ces fêtes où il ne réunit que des nuances tendres, pour ainsi dire adolescentes, et dont la plus remarquable est à coup sûr l’Education de la Vierge, du musée d’Anvers ; seulement cette fête de printemps de Rome est terriblement païenne, tandis que celle d’Anvers est de la plus irréprochable pureté. Van Dyck aussi a quelques bonnes toiles à Rome. Nous avons remarqué particulièrement une petite Résurrection dans une des salles du palais du Quirinal. Le Christ s’élance hors du tombeau d’un vol plus que triomphant, irrésistible comme celui d’une balle et naturel comme le fonctionnement d’une faculté innée en nous. Ce n’est pas un miracle qui s’accomplit, c’est un être qui fait emploi d’une puissance inhérente à sa nature, comme l’oiseau fait usage de ses ailes et le poisson de ses nageoires. Ce peintre de toutes les aristocraties européennes ne pouvait point avoir oublié celle de Rome ; aussi les galeries des palais romains contiennent-elles plusieurs portraits dont le plus remarquable est certainement celui de madonna Lucrezia Colonna, au palais du même nom. Cependant le plus beau portrait de Van Dyck qu’il y ait peut-être à Rome n’est pas exposé aux regards du public, et un heureux hasard nous l’a fait découvrir dans l’atelier d’un jeune artiste, petit-fils adoptif d’Overbeck. Ce portrait, qui est celui d’un des Giustiniani de Gênes, est une de ces œuvres qu’on ne peut mieux louer qu’en disant qu’elle est parlante à l’excès. Tous les muscles de ce maigre visage palpitent d’énergie, et au fond de ses yeux menaçans siège une redoutable mauvaise humeur que l’on pourrait prendre pour un trait caractéristique de l’âpreté génoise, si les photographies d’un célèbre homme d’état contemporain ne nous apprenaient qu’il est de tous les temps et de tous les pays :

Les anciens peintres allemands n’abondent pas à Rome ; mais parmi celles de leurs œuvres qui y ont été transportées, il en est deux que nous ne devons pas omettre, un Albert Durer, un Lucas Cranach. L’Albert Durer est un excellent petit tableau d’un sentiment plébéien très profond, qui fait partie de la galerie Barberini. Il représente Jésus disputant avec d’affreux docteurs, laids comme leur science et vieux comme leurs grimoires. C’est tout simplement le germe de la grande composition de Jordaëns que possède Mayence et que "nous avons décrite ici même, l’an dernier, en parlant des maîtres flamands. Plus important-est le Lucas Cranach, non tant par lui-même que par le hasard qui lui a donné Rome pour patrie d’adoption. Le séjour de Rome en fait comme le symbole d’une race étrangère, d’une autre âme, d’une autre poésie, d’un autre organisme charnel. Il fait partie de la galerie Borghèse et représente Vénus. Sous l’ombre opaque d’une forêt, les pieds dans une herbe épaisse et mouillée, se dresse, comme un fantôme diabolique, une grande femme nue aux chairs blanches, à la tête blonde coiffée d’une toque seigneuriale de velours. C’est un grand ver humain né de l’humidité de la terre, une fille de l’ombre et des solitudes verdoyantes. Est-ce du sang qui coule dans ses veines, ou n’est-ce pas plutôt la sève de la forêt ? Sur sa chair que le soleil n’a jamais dorée, les sources ont mis leur fraîcheur, et dans ses yeux habitués aux douceurs du clair-obscur luit un reflet froid comme celui de la lune. Ce n’est point la Vénus fille des ondes chaudes et brillantes, éclose dans l’air pur, sous un ciel éclatant ; c’est une Vénus fille de la terre froide et sombre, éclose au sein des brouillards, dans les antres profonds. C’est dame Vénus qui mène son sabbat dans les salles aux parois métalliques du Vénusberg, en compagnie des gnomes gardiens des mines et des esprits enfans du-mystère. C’est à croire que lorsque le chevalier Tannhäuser vint à Rome pour solliciter le pardon de ses péchés, il apporta avec lui, pour plaider en faveur de ses faiblesses, le portrait de sa maîtresse, et que ce portrait y est resté depuis lors. Cette Vénus de la galerie Borghèse, proche parente d’une certaine Eve du même Lucas Cranach, à la tribune des offices de Florence, fait le plus étrange contraste avec toutes ces figures brunes et violentes de l’Italie qui l’entourent, et, encore sorcière même en peinture, elle évêque par son aspect la vision subite d’une terre étrangère où l’ombre est maîtresse, où les sources abondent, où l’amour rafraîchit ou noie le cœur, mais ne l’échauffé ni ne l’incendie.


II. — LES PEINTRES VENITIENS A ROME.

Toutes les écoles d’Italie sont représentées dans les galeries de Rome par de beaux échantillons, mais trop peu nombreux pour servir de base à un jugement. Il y a là quelques charmans Corrège, de délicieux André del Sarto, des Francia à la grâce sévère, tel adorable fra Lippo Lippi à la galerie Doria, telle séduisante madone de Gaudentio Ferrari à la galerie du Capitole, etc. ; mais ce n’est point à Rome qu’on doit aller pour étudier ces maîtres. Il faut donc se contenter de la volupté passagère, du plaisir de détail que donnent leurs œuvres isolées, qui d’ailleurs ne peuvent pas ajouter grand’chose à la connaissance qu’un Parisien lettré doit avoir de quelques-uns de ces maîtres. Il n’y a pas d’André Sarto à Rome qui vaille la Charité du Louvre, et quiconque a vu l’Antiope et le Mariage de sainte Catherine en sait autrement long sur le Corrège que celui qui ne le connaîtrait que par les échantillons trop clair-semés des galeries Doria et du Vatican. Cependant nous voulons faire une exception en faveur des Vénitiens, et cela pour deux raisons : la première, c’est que leurs œuvres sont à Rome beaucoup plus nombreuses que celles des autres écoles ; la seconde, c’est que les échantillons de leurs génies qui s’y rencontrent soutiennent la comparaison avec ceux que nous possédons et l’emportent quelquefois. Le voyage de Rome étend vraiment la connaissance qu’un Français peut posséder du Titien et de Véronèse, et le fait entrer d’un degré plus avant dans leur intimité.

On a souvent mis en doute le christianisme des grands maîtres de l’Italie, et, selon moi, très à tort ; mais, pour ce qui concerne les Vénitiens, il faut bien avouer que la religion a eu la plus faible part de leurs préoccupations. Je comparerais volontiers le rôle qu’ils ont donné au christianisme dans leurs peintures à la politique traditionnelle que la république de Venise observa toujours à l’égard de l’église, se mêlant à ses affaires le moins possible et évitant sagement de prendre avec elle aucun engagement trop étroit. Venise l’expérimentée sembla toujours penser comme le sagace Guicciardini qu’une prudente réserve était particulièrement nécessaire en ces matières. Les peintres vénitiens agissent ainsi avec les sujets religieux ; sans les repousser, ni même refuser de les traiter selon l’esprit qui leur est propre, ils ne s’abandonnent jamais à l’enthousiasme qu’ils peuvent inspirer : ils ont prêté ou loué leurs pinceaux à la Vierge et aux saints, mais aucun d’eux ne les leur a dédiés. Quand on considère les peintures des autres grands maîtres italiens depuis Giotto jusqu’à l’école des Carrache, on découvre de nouvelles significations aux personnages et aux doctrines du christianisme. On voit que L’artiste a scruté profondément son sujet pour en tirer un sens nouveau, et qu’il a fait œuvre de penseur, de poète, de théologien, autant que de peintre ; mais les Vénitiens n’ont jamais connu aucune ambition semblable, au moins je ne me rappelle pas une seule peinture vénitienne qui m’ait révélé un sentiment véritablement religieux. Titien seul, dont la pensée, plus forte que celle de ses rivaux, pouvait s’élever jusqu’à la hauteur de tels sujets, mérite de faire exception à cet égard ; mais que cette exception est faible encore, et qu’elle confirme bien la règle générale ! Je voyais récemment une photographie de la fameuse Assomption : certes cela est religieux ; malgré tout, ce qui domine dans cette œuvre admirable, c’est la pompe royale du spectacle, c’est la magnificence de ce bataillon de pages célestes qui emporte à sa cour la reine des saints. Rome possède du Titien plusieurs tableaux de nature religieuse, la Vierge entourée de saints à la galerie du Vatican, le Sacrifice d’Abraham à la galerie Doria. Ce dernier tableau est fort admiré des connaisseurs, et il est certain que l’exécution en est très belle ; oserai-je dire qu’il m’a laissé froid ? Plus remarquable encore est la toile du Vatican ; les personnages sont de la plus solide beauté, et le saint Sébastien surtout est d’une force gracieuse qui ne manquera jamais d’enchanter les yeux qui le contempleront ; mais quel est le sentiment moral qui s’échappe de ce chef-d’œuvre ou l’art a lutté victorieusement avec la vie ? C’est le dernier mot de la peinture, et cela dit, tout est dit.

Il n’est que juste cependant de se hâter d’ajouter que la pensée du Titien va bien plus loin que ce génie de la matière. Je n’en veux d’autre preuve qu’une intéressante copie d’un tableau que je crois appartenir à un des musées d’Allemagne, et qui représente Jésus répondant au pharisien cette célèbre parole, fondement de la liberté chrétienne, où les devoirs du sujet temporel, du citoyen terrestre, sont si finement distingués des devoirs du sujet de Dieu : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette copie se trouvé à l’académie de Saint-Luc, et j’ai volontiers pour elle négligé bien des œuvres originales. C’est une page de philosophie mystique sublime. Titien y a mis l’homme spirituel en contraste avec l’homme de la matière de la façon la plus saisissante. L’homme de la matière, le publicain, type de péager, d’employé d’octroi, de rat de cave hébraïque, a le front bas et étroit du taureau, la lèvre épaisse du bouc, le nez recourbé, bien proportionné et fort comme un arc d’architecture romane ; mais ce qu’il a de surprenant, c’est l’oreille, une oreille courte, velue, charnue, épaisse à fournir la substance de plusieurs paires de pavillons auditifs. L’ensemble du personnage exprime une bestialité finaude, matoise, narquoise ; sa robuste patte d’oie se plisse avec malice comme pour dire : « Je vais bien t’embarrasser, prophète que tu es, » et ses doigts noueux comme des branches de chêne montrent avec ostentation la pièce de monnaie. Pour représenter le Christ, Titien au contraire a volontairement oublié qu’il était par excellence le peintre de la chair, et il l’a revêtu tout juste d’assez de substance pour rendre son âme visible. Une fermeté candide qu’aucun piège ne peut embarrasser, une lucidité d’intelligence innée qui pénètre au travers des plus ténébreux sophismes, se lisent sur ce visage empreint d’une aimable austérité et comme aminci par le feu continu de l’âme. Les mains sont une inspiration de génie : blanches comme la cire des cierges et comme pénétrées d’essence éthérée, on dirait qu’une lumière habite en elles. Un fluide immatériel et non du sang traverse ces filets bleus qui leur tiennent lieu de veines. La pièce de monnaie du publicain est pour elles d’un poids trop lourd ; c’est une matière plus subtile que réclame la finesse de leur tact ; ce n’est pas le denier, c’est l’argument captieux lui-même qu’elles sont faites pour saisir de leurs pinces délicates. Si le tableau original est, comme je le crois, en Allemagne, cette représentation de l’homme spirituel a dû enchanter plus d’une âme mystique, car hernhuters, swedenborgiens, piétistes selon Spener, n’ont pas pensé plus finement, et je dirai presque plus tendrement sur ce sujet. Et c’est un Vénitien, et parmi les Vénitiens celui qui fut par excellence le peintre de la chair, qui a fait cela ! O grandeur de cette Italie qui, naïvement, spontanément, sans le pédantisme des systèmes, sans les pesantes méthodes, sans les laideurs de l’étude, a su tout comprendre et tout exprimer !

Cependant c’est comme peintre de la chair que Titien est incomparable. Personne n’en a jamais compris à ce point la beauté et la grandeur. Ses corps nus sont de véritables poèmes où la chair nous apparaît égale à l’héroïsme, à la noblesse, à la vertu même et à la sainteté. Nous n’exagérons en rien. Ces corps si beaux ne sont que matière, et cependant devant eux nous éprouvons la respectueuse timidité qu’inspire la présence d’un roi ; un frisson d’admiration sacrée parcourt notre être, et nous nous tenons immobiles avec une terreur qui a quelque chose de religieux. Les vierges de Raphaël, qui à toutes les grâces du corps joignent les vertus idéales des âmes célestes, appelleraient plus aisément la familiarité que ces Vénus et ces allégories du Titien qui ne sont pourtant qu’une expression extérieure de la vie. C’est que le tabernacle est souvent plus redoutable que le Dieu lui-même, et c’est le cas pour ces floraisons de chair du Titien. Voilà donc le temple de l’âme, ce qu’il est et surtout ce qu’il peut être. Qu’importe que le Dieu n’y soit pas ? Le sanctuaire n’en est pas moins auguste, car il est vraiment digne de lui. Je ne sais d’ailleurs si les temples ne sont pas plus redoutables lorsqu’ils sont enveloppés de silence et d’ombre ; il en est ainsi d’une beauté souveraine où l’âme ne s’aperçoit pas. En écrivant cette dernière ligne, je pense surtout au portrait connu sous le nom de la bella Donna qui se voit au palais Sciarra. C’est en toute réalité un temple où le Dieu n’habita jamais ; il ne nous en laisse pas moins confondu d’admiration, et à juste titre. Nous nous prenons à songer combien il est dommage qu’il reste désert, étant si merveilleusement préparé pour le séjour du Dieu. Comme le Dieu aurait fait transparaître sa beauté par ces yeux maintenant si calmes et si indifférens ! comme il aurait lancé ses oracles par ces lèvres maintenant fermées et muettes ! Quel recueillement aurait inspiré aux hommes l’aspect d’un tel temple animé de son esprit ! comme sa religion se serait propagée facilement parmi ceux qui l’auraient approché ! Que d’adeptes il aurait conquis au bien moral ! Ce portrait de la bella Donna est une œuvre vraiment étrange par la nature de l’émotion qu’il inspire. Cette créature magnifique n’exprime rien ; pas un rayon, pas un soupçon d’âme, ne s’aperçoivent sur ce visage, et il est irrésistible en dépit de sa nullité. Il est plus qu’irrésistible, il est redoutable. Sa beauté est tellement incontestable qu’elle en est impérieuse. Ces yeux si profondément calmes menacent, cette bouche muette lance l’insolence ; cette physionomie très douce est comme fatalement altière. Cette belle personne est hautaine, non volontairement, mais par le fait seul qu’elle existe. Je ne connais pas d’œuvre qui dise aussi clairement à quel point la beauté est puissante par elle-même, sans le secours d’aucun autre don, à quel point elle est reine de droit divin, majestueuse en dépit du néant moral, sainte en dépit de l’absence de l’âme. Comprendre la chair avec ce sérieux, c’est vraiment faire acte de philosophie.

C’est encore bien plus faire œuvre de poète. Titien est de tous les peintres celui qui a eu les idées les plus chaudes. Dans les localités où courent des eaux thermales, on voit la vapeur s’échapper de terre ; de même les conceptions du Titien fument pour ainsi dire de plénitude de vie et exsudent la volupté. Cela est hardiment sensuel, mais cette sensualité est magnifique, et par là échappe à cette vulgarité qui est en telle matière la véritable immoralité. Ces créatures ne sont point immorales, tant elles sont robustes et chargées de santé, tant leur tempérament abonde en élémens riches et succulens ; elles ne sont point immorales, parce que l’âme physique n’est point en elles indigente, parce que, loin d’être une insulte à la nature, elles lui sont un hommage. C’est vertu qu’une telle opulente sensualité quand elle est unie à une telle chair, s’il est vrai que la vertu consiste dans l’obéissance à sa vraie loi ; pour ces beaux corps, la volupté n’est pas plus un vice que ne l’est l’épanouissement pour la fleur. Aussi les créations du Titien ont-elles dans leur paganisme quelque chose de presque religieux, tant elles nous conduisent près des sources de la nature, tant elles nous rendent sensible l’inexorable loi du désir par laquelle s’entretient la vie. La galerie Borghèse contient entre autres une toile qui s’appelle les Quatre âges de l’homme[3]. La toile ne permet d’en compter que trois, mais peu importe. Sur le bord d’une prairie, de beaux enfans se culbutent et s’agacent au pied d’un arbre ; sur le même plan qu’eux, du côté opposé, un berger et une bergère répètent l’Oarystis de Théocrite, et tout au fond, bien loin, un vieillard chauve est assis méditant, une tête de mort entre ses mains. La composition, comme on le voit, est assez compliquée, sans être très neuve ; mais en face de l’œuvre on ne songe pas à ce défaut, tant l’attention est absorbée par le jeune couple du premier plan. C’est au Cantique des Cantiques qu’il faut remonter pour trouver une pareille expression de ce qu’il y a de religieux dans les émotions charnelles de la nature. Les deux jeunes gens sont assis à terre, plongés dans un silence solennel si profond qu’il donne au contemplateur une impression de gravité en dépit de l’âge des deux acteurs. Quelque parole de poète champêtre, quelque accent de mélodie vient sans doute de les jeter dans ce recueillement, car le jeune berger tient sa flûte arrêtée à mi-chemin de ses lèvres. Leur être tout entier se fond dans un trouble sacré qui ravit leurs sens en même temps qu’il intimide leurs âmes ; une douce terreur mutuelle les tient muets l’un devant l’autre, comme enchaînés dans une sorte de délicieux respect. Cela n’est pas une simple idylle, comme la scène et les acteurs pourraient le faire croire ; pour qui regarde de plus près, cela est sérieux comme une grande page de philosophie naturelle, et pieux comme une hymne d’église. Dans ce tableau, Titien a retrouvé le sentiment qui porta les hommes des âges naïfs à considérer les chaudes émotions de la chair troublée comme une action des forces divines en eux.

Dans une magnifique composition appartenant à la galerie Borghèse, Titien a fait pour ainsi dire la synthèse de cette philosophie religieuse de la nature. Les Romains ont donné pour titre à cette composition l’amour sacré et l’amour profane. Ce titre est à contre-sens, ainsi que me le faisait remarquer une judicieuse personne, car la figure qui porte le nom d’amour sacré est plus que mondaine, et celle qui porte le nom d’amour profane, par la raison sans doute qu’elle est nue, est d’une irréprochable décence. La Fable et la Vérité ferait un meilleur titre ; mais le titre exact devrait être la Nature et la Civilisation. La pensée de l’artiste est, me semble-t-il, indiquée aussi clairement que possible par la disposition de la scène. Deux jeunes femmes parfaitement belles, l’une vêtue, l’autre nue, sont l’une assise, l’autre appuyée contre la margelle en marbre richement ciselé d’une citerne ou d’une sorte de réservoir. Or du côté de la femme nue un horizon rustique s’étend à perte de vue ; on aperçoit des champs couverts de troupeaux où galopent des cavaliers, un large fleuve, et par derrière un hameau et son clocher. Du côté de la femme vêtue, un paysage escarpé conduit à une ville dont on aperçoit tout en haut la citadelle et les tours. Voilà bien la vie des champs et la vie des villes nettement indiquées et séparées par les caractères des deux paysages. Il n’est pas bien difficile de lire dans la pensée du grand peintre ; cela veut dire : la vérité ou la nature, ce qui est tout un, donna d’abord naissance à la vie rustique et réunit les hommes dans les liens d’habitudes simples et paisibles ; la fable ou l’artifice, ce qui est tout un encore, donna naissance à son tour aux cités, et fît les hommes prisonniers entre des murailles de pierre, les enchaîna de liens hypocrites. Et à laquelle Titien donne-t-il la préférence ? Cela est d’abord assez difficile à dire, car voyez, un bel enfant, avec une mine sérieuse, s’occupe à troubler l’eau du puits d’où la vérité vient de sortir. Cet enfant ne veut-il pas dire qu’à peine née, la vérité fut altérée, et que son eau pure fut mêlée du limon du mensonge ? Pour la retrouver encore limpide, il faut aller par-delà cette plaine, là où coule le fleuve, où le village baigne ses pieds. Cette altération fut-elle bien regrettable cependant ? Voyez, c’est elle qui a enrichi de sculptures la margelle du puits ; le mensonge a donné au monde le luxe des arts, produit complexe, mêlé, comme l’eau du puits, sous la main du petit génie qui représente ici l’imagination humaine ; mais, on n’en saurait douter, la préférence du Titien est pour la nature. Celle-ci est une fille entièrement nue, vêtue seulement de sa beauté et de sa pudeur. Elle est assise sans façon, en vraie nature qu’elle est, sur le bord du puits ; les jambes légèrement entre-croisées, elle penche le corps en s’appuyant sur la margelle d’une de ses mains, et de l’autre elle tient un vase d’où s’échappe une vapeur fumante. Par ce vase, elle dit visiblement : De moi vient toute chaleur, toute richesse du cœur, tout amour qui réchauffe. Le personnage opposé est au contraire vêtu des pieds à la tête d’habits somptueux et lourds, vêtu jusqu’au bout des doigts, peut-on dire, car ses mains sont couvertes de longs gants qui ressemblent à des brassards de chevaliers. Une de ces mains posée sur ses genoux serre un paquet de fleurs à demi fanées déjà. La figure triste et rêveuse, mais froide à l’excès, indique une absence absolue de passion. Elle dit : Je suis la glace même, je n’ai fait épanouir aucune des fleurs dont je suis chargée, je m’en pare un instant, et à peine les ai-je cueillies qu’elles sont déjà flétries. J’agis par artifice et feinte, et si vous voulez connaître l’âme que recouvre ma figure à la fausse candeur, vous en trouverez la parfaite ressemblance dans maître Louis Arioste :

O quante sono incantatrici, ô quanti
Incantator tra noi, che non si sanno ;
Che con lor arti, uomini e donne amanti
Di se, cangiando i visi lor, fatto hanno :
Non con spirti costretti tali incanti,
Ne con osservation di stelle fanno,
Ma con simulacion, mensogne e frodi,
Legano i cor d’indissolubil nodi.

Ces paroles d’Arioste peuvent s’appliquer à bien d’autres des enchanteresses que le grand peintre a représentées. La bella Donna pourrait certainement s’en adresser une partie, et l’Esclave de la galerie Barberini pourrait les prendre en entier pour elle. Cette esclave est une Grecque qui fut, dit-on, maîtresse d’un des doges de Venise. Esclave signifie ici ce que nous appelons une demoiselle de mœurs libres ; le vocabulaire moral change selon les nations, et ce qui s’appelle esclavage chez un peuple doué du vrai sens des réalités s’appelle liberté chez un peuple qui aime à s’étourdir d’éclat. L’éclat ne manque pas ici, car le costume est riche et beau, mais quel désespoir à poste fixe cachent ces parures ! Cette personne pâle, à la chair blanche, aux traits délicats, maigres et fins, donne la même ivresse froide qu’une belle journée d’hiver étincelante de glaçons, éblouissante de givre. Les yeux obliques à l’égal de ceux du mensonge regardent de l’angle des paupières comme pour avertir qu’intérieurement l’âme est louche. Cela est beau, triste et fait rêver. En regardant ce portrait, je n’ai pu m’empêcher de songer à une autre courtisane vénitienne célèbre, cette Grecque dont le salon fut au siècle suivant le lieu de rendez-vous des conjurés pendant la longue et inexplicable conspiration du marquis de Bedmar contre Venise, et je me suis rappelé ce mot de notre historien Saint-Réal à son sujet : « il n’est point de ressentiment si violent que celui d’une personne bien née qu’on a réduite à faire un métier indigne d’elle. » Voilà ce que dit en effet la Schiava de la galerie Barberini, et cet avertissement n’est point pour séduire ; mais l’âme a été saisie au fond de l’antre obscur de son hypocrisie et conduite jusqu’à la lucarne de ces yeux obliques pour s’y montrer et s’y faire reconnaître. Un portrait qui laisse encore une impression peu sympathique est celui de Philippe II à la galerie Corsini. Dans ce portrait, le roi morose est encore très jeune ; il est grand, élancé, bien pris, mais qu’il est loin de la magnificence seigneuriale de son père ! L’élégance native n’est réellement marquée que par la manière dont la main se porte sur la poignée de la dague, ressouvenir visible ou plutôt plagiat évident du geste célèbre de César Borgia dans le portrait attribué à Raphaël. Les couleurs sombres et neutres de son vêtement sont exactement appropriées à son caractère : noir foncé et gris clair, voilà bien la livrée de son âme. Les mains sont belles et de race, mais le front est sans génie, et le visage entier est marqué d’une froide stérilité que l’on essaierait en vain de nier. Inutilement l’œil se fatigue à chercher une autre nuance d’expression ; le visage reste inexorablement ingrat, et nulle sympathie rétrospective ne parvient à naître chez le contemplateur.

Sensualité païenne, magnificence aristocratique, voilà tout l’art de Venise, et Titien en a exprimé le génie avec une splendeur sans égale. Ce n’est point qu’il n’ait des rivaux ; Giorgione peut lutter avec lui pour l’art de peindre la chair, Véronèse peut lutter avec lui pour l’éclat et la pompe des spectacles, mais lui seul réunit au même degré ces deux caractères de la peinture vénitienne, et en présente la synthèse dans une lumière foudroyante. Cependant Paul Véronèse est encore bien grand, et il y a des heures où je ne sais s’il n’a pas plus d’attrait que ce maître souverain. Sans doute il n’a pas l’écrasante majesté des pompes païennes du Titien, mais il a plus de liberté de génie, plus de caprice. L’imagination étouffe dans la brûlante atmosphère du Titien, mais comme elle se meut gaîment, avec aisance, dans l’air pur et sous la douce lumière de Véronèse ! Si l’art n’avait qu’un but purement décoratif, Véronèse serait le plus grand de tous les peintres, car nul n’a jamais amusé les yeux de plus fastueux spectacles, ni étalé avec plus de luxe les élégances de la vie. Il est, sans aucun jeu de mots, le magnifico par excellence de cette peinture vénitienne dont Titien est le doge. Généreux, libéral, prodigue, il provoque les cœurs aux sentimens heureux et les âmes aux beaux sourires : ce n’est pas lui qui place à ses fêtes la tête de mort des banquets épicuriens et mêle l’once d’acide à la livre de parfums. Avec lui, nous n’avons à craindre nulle malsaine vapeur de philosophie, nul triste retour de la réflexion, nulle fatigante contrainte à la méditation. Paul Véronèse n’est point un penseur, mais en revanche c’est un des plus exubérans poètes qu’il y ait jamais eu. Rome contient plusieurs de ses étincelantes fantaisies ; j’en veux décrire exactement les deux plus belles afin de justifier ce titre de poète que nous lui donnons.

La galerie du Capitole possède un Enlèvement d’Europe. La nymphe vient de débarquer ; elle se repose des terreurs de son voyage à l’ombre d’un frais bosquet. À ses pieds, la bête divine, la tête chargée de fleurs, rumine amoureusement ; mais, ô merveille, tout l’Orient a suivi la nymphe sur notre Occident ! À l’horizon meurent les flammes d’un soleil plus beau que le nôtre ; un parfum excitant d’épices semble circuler dans cet air chaud rafraîchi par les vapeurs des sources et les éventails des arbres ; à terre sont étalées les perles barbares et les étoffes somptueuses comme si les coffrets du grand roi avaient été emportés pour le voyage ; partout croissent les palmiers et les arbres d’Asie, et l’on aperçoit dans le lointain les chameaux des caravanes qui s’en retournent vides de leurs trésors. Je le demande, est-il dans l’Arioste une féerie qui l’emporte sur celle-là ? — Voici une autre fantaisie qui est digne de Shakspeare ; la riche galerie Borghèse en est l’heureuse propriétaire. Cela prétend représenter saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert. En réalité, il s’agit d’un jeune misanthrope de fort aimable tournure, qui, amaigri par des veilles trop répétées et probablement digérant mal par suite de quelques abus de plaisirs, s’est retiré dans la solitude pour tonner tout à son aise contre la vie mondaine qui l’a mis en si mauvais état. La retraite qu’il habite, agréablement ébouriffée d’herbes et de branches verdoyantes, n’a pas un aspect bien terrible ; si elle est sauvage, c’est avec le plus aimable abandon. Ce doit être quelque ermitage de ces campagnes entre Venise et Padoue, dont notre président De Brosses a fait une si jolie description. Par un sentier tout fleuri de gazon montent les belles dames de Venise qui, s’inquiétant de son absence, ont pris le parti de venir le visiter. Elles sont en élégante toilette de ville : robes de gaze blanche avec agrémens rose et bleu, bracelets, colliers de perles, et le reste à l’avenant. Lui garde son air le plus morose, et s’apprête sans doute à les assaillir de boutades et à leur faire une mauvaise réception, qui vaudra bien mieux pour leur amusement qu’un bon accueil banal. Ne vous semble-t-il pas que nous venons de décrire un épisode du Comme il vous plaira de Shakspeare, et de vous montrer dans sa solitude misanthropique le philosophe Jacques ? Comme lui, ce saint Jean-Baptiste dirait sans doute aux belles dames et aux jeunes seigneurs de sa connaissance : « Surtout ayez soin d’épargner mes arbres et de ne pas gâter leur écorce en y gravant vos chiffres et vos folles devises d’amour. » Que les différentes contrées d’un même pays possèdent un génie propre, c’est-à-dire suggèrent un certain ordre de pensées de préférence à un autre, favorisent certaines rêveries plutôt que d’autres, dirigent l’inspiration vers tels ou tels sentimens, cela est admis ; ce qui l’est moins, c’est que ce génie reste éternellement identique à lui-même, quels que soient les changemens de civilisation, de races, de croyances, qui se succèdent sur son sol. Pour moi, c’est là un fait indubitable, au moins toutes les fois que je regarde un Véronèse. Il faut vraiment que le génie du territoire de Vérone ait reçu pour don la magie de la couleur. A quinze cents ans de distance, deux hommes séparés, par la croyance, la civilisation et probablement par la race, séparés plus profondément encore par la différence des arts qu’ils cultivèrent, mais tous deux enfans de ce même sol de Vérone, ont exprimé les mêmes pensées, ou, pour parler plus exactement, ont reproduit les mêmes pompes. De ces deux hommes, l’un est poète, c’est Catulle ; l’autre, peintre, c’est Paul Véronèse. La forme d’imagination est identique chez tous les deux, et identique sans nuances. Catulle est exactement Paul Véronèse en poésie ; Paul Véronèse est exactement Catulle en peinture. Le luxe décoratif du peintre répond à l’art descriptif du poète ; les mots imagés et les merveilleuses onomatopées du poète valent les couleurs du peintre. Ils ont tout en commun, la douce lumière, l’éblouissement des richesses, les spectacles préférés, cortèges somptueux, élégans repas, bacchanales merveilleuses. Il n’y a pas jusqu’aux sujets traités par les deux artistes qui ne soient de même nature. Qu’est-ce que l’œuvre de Véronèse, si ce n’est un immense Epithalame de Thétis el de Pelée et un chant d’hyménée en action ? même quand le poète fait parler la douleur et la passion, même quand le peintre nous représente quelque histoire tragique, ils cherchent encore moins à toucher nos cœurs qu’à plaire à nos yeux, et ils ne peuvent s’empêcher de nous amuser d’un splendide décor. Les plaintes d’Ariane, tout éloquentes qu’elles soient, nous frappent moins que la beauté de ses attitudes, lorsque, pareille à la statue de la bacchante qui crie évohé, elle regarde s’éloigner le vaisseau de Thésée, les cheveux aux vents, le sein découvert, ses légers vêtemens coulant pour ainsi dire de son corps et descendant à ses pieds dans un pittoresque désordre. Les saintes et les martyres de Véronèse ne nous émeuvent pas tant de leur côté que nous ne prenions plaisir à admirer leurs riches toilettes et leurs colliers de perles. Nous ne pouvons indiquer ici que les grosses ressemblances, elles qui sont saisissables à l’esprit ; mais ces subtiles ressemblances qui échappent aux instrumens de l’analyse, que l’on ne peut sentir et rendre que par le fameux mot du Je ne sais quoi, qui a rendu tant de services, comment les faire comprendre et apparaître ? Le lecteur a cependant un moyen délicieux de suppléer à notre impuissance : c’est de relire le grand fragment des Noces de Thétis et de Pelée en face de quelques-unes des toiles de Véronèse, de détourner les yeux de la page du poète après chacun de ces mots qui peignent et de les comparer avec chacune des touches du peintre, de regarder alternativement la succession des splendeurs chez l’un et chez l’autre ; alors l’étroite ressemblance de ces deux génies, fils d’une même terre, ne pourra manquer de le saisir, et il se demandera, en lisant le poète, si c’est le peintre qu’il contemple, et en contemplant le peintre si c’est encore le poète qu’il lit.

Le troisième grand peintre de Venise, Tintoret, n’est guère représenté à Rome que par un seul ouvrage ; il est vrai qu’il suffit pour donner l’idée d’une des plus prodigieuses habiletés d’exécution qui furent jamais. C’est un portrait de la galerie Colonna représentant un homme debout et vêtu d’une robe verte. Quel est cet homme qui a fourni l’occasion de ce chef-d’œuvre ? On ne le sait trop. A coup sûr, ce n’est pas un magnifico : l’austère couleur du vêtement et un je ne sais quoi de robuste et de modeste à la fois semblent indiquer une éminence de la robe et du conseil, quelque grand jurisconsulte, quelque haut fonctionnaire d’ordre administratif, quelque diplomate savant. Il suggère l’idée d’un homme qui repose, non sur des titres et des droits établis par prescription, mais sur sa valeur personnelle ; cependant l’homme importe peu, car ce n’est pas l’homme qui intéresse dans ce portrait, c’est l’habit. Au premier aspect, ce vêtement n’a pourtant rien de cet attrait auquel nous ont habitués les chatoyantes étoffas des peintres vénitiens : rien de plus simple et de plus sévère, disons mieux, de plus éteint. La robe est verte, ai-je dit ; mais ce vert ne rentre dans aucune des nuances heureuses et gaies de cette belle couleur : il est tellement foncé, qu’il en confine presque au noir ; toutefois plus le vêtement est effacé, et plus ressort le miracle que le peintre a caché dans les ravins formés par ses plis, comme s’il lui était indifférent que ce miracle fût aperçu ou non. En face, on ne distingue rien ; éloignez-vous de dix pas, et voilà que les cassures de l’étoffe s’illuminent tout à coup d’un reflet perdu, sans qu’on puisse comprendre d’où il est venu et comment il s’est logé là. On dirait que ce reflet s’est détaché de la lumière qui l’a produit, qu’égaré, il s’est blotti entre les plis de cette robe qu’il a choisie pour cachette, et que par un privilège particulier cette robe en a pris possession et l’emportera à jamais avec elle. C’est le même phénomène que vous avez aperçu si souvent sur les tapis de mousse sombre, au sein du crépuscule épais des forêts ; mais ici le phénomène est tellement inattendu qu’il agit par voie de surprise, et donne l’illusion d’une robe qui serait douée de propriétés magiques. Mettez hardiment cette tache lumineuse sur la même ligne que les plus habiles tours de sorcier de Rembrandt. L’homme en robe verte est l’œuvre capitale du Tintoret à Rome ; mais je ne puis cependant oublier une petite Madeleine à la galerie du Capitole, ébauche attendrissante et vers laquelle on revient malgré soi comme par un bon mouvement du cœur. Oh ! cette Madeleine n’est pas la pécheresse à la grande âme, pleine de trésors d’amour, dont la riche tendresse réclame notre adoration respectueuse ; c’est une mignonne enfant de Venise qui a besoin d’être consolée et protégée. Il semble que quelques paroles de compassion et de sympathie lui feraient du bien ; elle les appelle par ses jolis yeux gros de larmes et l’air de souffrance répandu sur son visage adolescent. La pauvre oiselle a failli naïvement, et puis elle a senti le poids du péché, lourd comme l’infini, s’abattre sur elle, et elle a trouvé le fardeau trop pesant pour son âme ignorante et faible.

Il a été donné aux Vénitiens de présenter dans la peinture l’expression souveraine d’une des deux grandes formes de l’esprit humain. Quelle que soit la variété infinie des formes du génie, elles se réduisent à deux principales qui les résument toutes : l’idéalisme et le sensualisme. Cette division se rencontre dans toutes les querelles de l’esprit humain, dans toutes les provinces de la science, dans la poésie et dans l’art ; bien mieux, on l’a vue régner pendant toute la scolastique sur la théologie, et elle étend son empire jusque sur l’art du gouvernement, qu’elle partage en deux systèmes opposés. L’art de la politique est en effet idéaliste ou sensualiste, selon qu’il prend son point de départ dans un principe de justice et de morale supérieur et antérieur aux sociétés, ou dans la notion empirique et variable, selon les temps et les lieux, de l’utilité générale et de l’obéissance aux faits. J’ai même souvent pensé que, si l’on se servait de cette division comme de pierre de touche pour reconnaître les systèmes, bien des confusions seraient évitées, bien des masques enlevés ; on verrait de prétendus amis s’apercevoir qu’ils sont ennemis de toute éternité, et des ennemis se tendre la main en avouant qu’ils combattaient sous un nuage. Se rattachent à la politique idéaliste, c’est-à-dire croyant à un principe supérieur et antérieur de morale, pouvoir catholique, chevalerie, monarchie, démocratie à la façon révolutionnaire française. A la politique sensualiste, c’est-à-dire prenant son point de départ soit dans l’homme même, soit dans les faits extérieurs auxquels il est soumis, se rattachent la liberté protestante, les oligarchies établies sur l’usage et les droits prescrits, les gouvernemens mixtes à l’anglaise, la démocratie américaine ; mais n’oublions pas que nous n’avons à parler de cette souveraine division que dans ses rapports avec les arts et particulièrement avec l’école de Venise.

De même que Michel Ange et Raphaël sont les rois de l’idéalisme, Titien et Véronèse sont les rois du sensualisme dans l’art, nous dirions volontiers du réalisme, si ce mot n’avait été de nos jours assez mal interprété et surtout entendu d’une façon peu philosophique et par trop étroite. Comme cette définition des grands Vénitiens pourra surprendre beaucoup de personnes qui rapportent à l’idéal certaines choses qui n’ont rien que de fort terrestre, il nous faut de toute nécessité l’expliquer. Un certain degré d’éclat, une grande profusion de richesses, de somptueux décors, une belle lumière, l’émouvante géométrie d’un beau corps nu, l’éloquence naturelle à un sang doué avec fécondité, l’excès d’une chaude passion, voilà ce que beaucoup de personnes appellent l’idéal, tout simplement parce que cela s’élève au-dessus de la médiocrité ordinaire de ce monde. Comme Titien et Véronèse abondent en qualités de cet ordre, leur magnificence leur vaut sans doute auprès de plus d’un spectateur le nom d’idéalistes ; mais toutes ces choses ne sont idéales que par figure de rhétorique et par compliment, comme on dit d’une belle dame qu’elle est un ange, et d’un prince qu’il est un dieu. Il faut entendre seulement par idéalistes les artistes dont les œuvres sont la réalisation de conceptions intérieures, nées dans les profondeurs de la méditation ou dans l’essor d’une inspiration qui se puise à des sources abstraites, telles qu’une doctrine religieuse ou philosophique par exemple. Chez ceux-là, la conception est antérieure à tout choc de sensation venu du dehors, supérieure à toute expérience des formes de la nature visible : ce n’est qu’après formation complète, et l’organisme spirituel étant créé, que l’artiste songe à choisir dans le grand magasin de la nature les enveloppes qui peuvent le plus heureusement faire apparaître sa pensée. Tels sont Michel-Ange et Raphaël par-dessus tous autres, tels sont à un degré inférieur nos artistes français de la grande époque, un Poussin, un Eustache Lesueur. Tels sont en poésie nos tragiques français, un Corneille, un Racine ; tel est surtout le Dante, modèle éternel des idéalistes ; tel est en musique Mozart, dont l’inspiration si passionnée et si troublante découle cependant de sources absolument intimes, de pensées que les souffles du dehors n’ont point suggérées. Les sensualistes au contraire sont ceux dont les œuvres naissent du choc du monde extérieur, de la secousse voluptueuse et violente que leur ont fait ressentir les belles formes terrestres, de la contagion d’enthousiasme et d’amour que le spectacle magnifique de la nature leur a communiquée, du paroxysme d’enivrement auquel une âme bien douée, servie par des sens fins et riches, arrive facilement au milieu de la mouvante succession de phénomènes dont chacun lui laisse en passant une impression de beauté, de terreur, de pitié ou de respect. Tels sont les Vénitiens, les Flamands, Rembrandt, et dans la poésie Shakspeare et la plupart des poètes anglais. Certes voilà des hommes bien divers, et qui ont exprimé des choses bien différentes ; mais tous se ressemblent en ce sens que le point de départ de l’inspiration est le même pour tous, et ce point de départ, c’est, — je répète le mot, car je ne saurais en trouver un meilleur, — le choc violent des choses extérieures.

Il ne faut pas prendre ce mot de sensualisme dans une acception grossièrement littérale. Des pensées d’une haute portée peuvent être exprimées au moyen de ce système, et tout ce que le mot veut dire, c’est qu’ici la conception de l’artiste n’est qu’un résultat a posteriori d’impressions reçues. On a beaucoup parlé de réalisme dans notre temps, mais la véritable théorie du réalisme est encore à faire. Le réalisme, ce n’est pas la reproduction exacte de la réalité extérieure, c’est la sensation transformée, et cette expression mérite qu’on l’explique. La nature fait passer ses spectacles devant tels ou tels hommes doués de la sensibilité exceptionnelle et de l’âme passionnée qui constituent l’artiste, un Titien, un Véronèse, un Rubens, un Rembrandt, et alors se réalise à la lettre l’antique théorie de Démocrite et d’Épicure sur la formation des idées. Les choses, en rayonnant, envoient de tous côtés une partie d’elles-mêmes sous la forme de poussière atomistique, et chacun de ces atomes, quoique imperceptible, est un abrégé complet de la chose entière dont il émane ; par le chemin des yeux, ces atomes entrent dans l’âme, s’y logent, et y forment une réduction de l’objet lui-même. Chez la plupart des hommes, dont l’âme est distraite et dont les sens sont durs et fermés, ces images sont nécessairement languissantes, effacées, maladives ; il n’en est pas ainsi chez les très grands artistes : avec eux, le phénomène se double et se triple. Ces atomes qui s’échappent des choses, non-seulement ils les reçoivent avec transport, mais ils les aspirent avec frénésie, ils les font converger vers eux comme un faisceau de lumières vers un centre, jusqu’à ce que le microcosme intérieur soit un dédoublement vivant des choses contemplées. Le phénomène ne s’arrête point là : dans les fournaises ardentes de ces âmes, ces microcosmes sont promptement altérés d’essence spirituelle, ils s’échauffent et se fondent sous le feu des fièvres de l’artiste, ils s’alimentent du suc de son cerveau, ils pompent la sève de son cœur. Un jour enfin ce microcosme, entretenu de la substance même de l’artiste, s’échappe hors de lui aussi violemment qu’il y était entré ; alors il apparaît comme une création originale, née spontanément des profondeurs du génie, et les spectateurs, ignorant son origine ou ne pouvant la reconnaître, s’écrient souvent : C’est l’idéal ! tandis qu’il n’y a là qu’une série de sensations transformées. Voilà le vrai réalisme dans l’art ; ce que l’artiste exprime, c’est la réalité qui a passé au travers de son être et y est devenue subjective, non la réalité froidement objective qui n’a pas accompli ce séjour ; c’est la matière nourrie de sa substance personnelle, non la matière nourrie des sèves de la terre. On peut encore exprimer le même phénomène d’une autre façon en disant que l’impression reçue par l’artiste a été si forte, qu’elle en a recréé l’objet qui l’avait causée ; mais que l’artiste, qui avait été passif lorsqu’il avait reçu l’impression, devenant actif lorsqu’il s’est agi de la renvoyer hors de lui, le spectacle extérieur a été reconstitué par les élémens tirés de sa personne même. La magie vénitienne, la magie de Rubens et de Rembrandt, n’ont pas d’autres secrets que ceux que nous venons d’expliquer ; mais ces secrets n’ont rien de commun avec les doctrines de l’idéalisme, et on ne pourra jamais exprimer par ce moyen qu’un certain ordre de pensées. Le paganisme d’un Titien, la magnificence aristocratique d’un Véronèse, le christianisme charnel et populaire d’un Rubens, le christianisme démocratique d’un Rembrandt, peuvent s’en accommoder, non le christianisme philosophique d’un Michel-Ange, le platonicisme d’un Raphaël, les rêves mystiques d’un Angelico de Fiesole, les conceptions sévères d’un Poussin et d’un Lesueur.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1870.
  2. Nous ne devons pas oublier la superbe copie que fit Nicolas Poussin de cette peinture antique connue sous le nom des Noces Aldobrandines et conservée a la bibliothèque du Vatican. Cette copie fait partie de la riche galerie Doria. Le gouvernement français devrait bien faire tous ses efforts pour acquérir cette toile et en doter notre École des beaux-arts.
  3. Cette œuvre superbe est en double à Rome. La galerie Doria en contient une répétition que je croirais plutôt, sans vouloir l’affirmer, une première composition.