Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 315-335).
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SOUVENIRS DE BORDEAUX
1871-1914

IV[1]

Le mercredi 1er mars 1871, à midi et demi, les membres de l’Assemblée nationale, au nombre de 675, étaient réunis dans la grande salle du Théâtre Louis. Les tribunes avaient été envahies par une affluence énorme. On y apercevait une foule de dames élégantes, presque toutes vêtues de noir. Le questeur Baze, qui n’avait jamais été autant sollicité, se démenait avec une agitation comique et envoyait promener sur les Quinconces ceux dont le faciès ne lui revenait pas. Tout le monde voulait assister à cette séance que l’on prévoyait orageuse et, quoique les tribunes, les galeries et le Paradis fussent pleins à se rompre, il arrivait à tout moment des Ilots de quémandeurs que les huissiers avaient peine à écarter. Les plus hardis avaient pénétré, malgré une consigne rigoureuse, jusque dans les coulisses et même dans les bas-côtés de la salle. Le chef des huissiers, pénétré de la gravité de ses fonctions et de leur importance, donnait des ordres sévères qui n’étaient qu’à moitié exécutés. Après le dépôt des pétitions protestant d’avance contre la cession de l’Alsace-Lorraine, dépôt opéré par Scheurer-Kestner, Floquet, Claude des Vosges et Émile Keller, la parole fut donnée à Victor Lefranc pour lire son rapport sur le projet des Préliminaires de paix. On savait déjà que ce rapport allait conclure à l’adoption du projet et une sorte de consternation, plus grande encore que celle de la veille, accablait tous les esprits. Au moment même où commençait la séance, la Garde nationale défilait sur les allées Tourny, musique en tête, et le bruit de ces instrumens qui jouaient je ne sais quel pas redoublé, parut fort insolite et ne fit qu’augmenter la tristesse générale. Quelques écrivains, au courant de l’histoire de Bordeaux, faisaient remarquer alors qu’il y avait une cruelle ironie des choses à voir démembrer la France du XIXe siècle, dans un monument consacré aux aimables loisirs de la France de Louis XV. Mais l’histoire réelle, l’histoire implacable se faisait à ce moment devant nous. J’en notais les incidens au vol, ne pensant pas que je serais amené un jour à écrire ces pages douloureuses.


Quæque ipse miserrima vidi.


Les ambassadeurs, les ministres étrangers encombraient la loge diplomatique ; on se montrait lord Lyons et d’autres personnages qui étaient accourus à la séance, anxieux de savoir si la solution finale s’accomplirait en une seule journée. Les représentans s’étaient groupés un peu au hasard. On regardait le général Changarnier engoncé dans un grand caban doublé de soie rouge, la tête couverte d’une ample calotte, sombre et rêveur ; Gambetta debout derrière un pilier de gauche au milieu des élus de l’Alsace ; Louis Blanc, qui n’avait jamais semblé si minuscule ; Victor Hugo, à la chevelure de neige, heureusement débarrassé de son képi phénoménal ; Vacherot, à la tète fine et sarcastique ; Keller, plus roide et plus émacié que jamais ; Jean Brunet, un inconnu, à la figure d’apôtre ; Emmanuel Arago, au profil bourbonien, Bamberger, à la face maigre et chafouine ; Edgar Quinet, grave et solennel, qui les uns et les autres devaient prendre part à la discussion.

Victor Lefranc, d’une voix lente et posée, l’air attristé mais résolu, supplia l’Assemblée de voter les Préliminaires tels quels. Le patriotisme l’exigeait. « Il faut regarder, disait-il avec une conviction sincère, ce qui est soumis à votre conscience, en face, du haut et du fond de votre cœur. Vous souffrirez, mais vous verrez la vérité et vous irez droit à elle. » _Sans doute, l’Alsace tout entière et une grande partie de la Lorraine allaient nous être arrachées avec leur population ; mais tant de sacrifices ne devaient cependant pas nous rendre injustes envers les négociateurs qui avaient conjuré d’autres périls. Si Metz était menacé, Belfort nous était rendu. En écoutant ces paroles, l’Assemblée était houleuse comme une mer que bouleverse un vent orageux. J’entendis crier : « C’est une honte ! » et M. Thiers répondre avec vivacité : « Que celui qui parle de honte se lève ! — La honte, répliqua le comte de Maillé, est pour ceux qui nous ont amenés là ! — Et pour ceux, ajouta l’amiral Saisset, qui ne se sont pas battus ! » Victor Lefranc termina son discours en invitant ses collègues à ne pas s’abriter derrière une abstention qui, à son avis, n’était que la désertion du devoir et la peur de la responsabilité. Il y avait là quelque exagération, car des hommes tels que MM. Aubry, Buffet, Charrette, de Chaudordy, le général Deligny, Léonce de Lavergne, de Ravinel et quinze autres qui allaient s’abstenir, n’étaient, certes, ni des déserteurs ni des lâches. On a dit que M. Thiers avait engagé les princes à s’absenter de la séance pour s’abstenir plus facilement. Cela est faux. Leur non-validation a été la seule cause de leur abstention.

A Victor Lefranc succéda Edgar Quinet, qui ne fit que des phrases pompeuses où il dénonçait le droit nouveau allemand, qui unissait la haine féodale à la haine de race. Puis vint le docteur Bamberger, qui déchaîna, dès ses premiers mots, une véritable tempête. Il déclara qu’un seul homme devait signer cet odieux traité : « Cet homme, c’est Napoléon III, » et presque toute l’Assemblée l’applaudit frénétiquement.

Galloni d’Istria, Conti, Gavini, Haentjens, le comte Murat l’interrompirent aussitôt. Conti se précipita à la tribune et en écarta vivement Bamberger. Alors Jules Simon, Langlois, le duc de Marmier, Vitet, le marquis de Franclieu, Victor Hugo, Dufaure, Schœlcher, Bethmont, Target et beaucoup d’autres lui crièrent de descendre. Conti se cramponna à la tribune, malgré les efforts de quelques représentans qui l’en voulaient arracher. Il se carra ensuite dans le fond, prêt à repousser par la violence ceux qui le menaçaient. C’étaient des cris, des murmures, des protestations, des interruptions, des mouvemens désordonnés, et le président Grévy, sans s’émouvoir, laissait dire, laissait faire. Le bruit était immense. On n’entendait pas Conti qui cherchait à défendre l’Empire et l’Empereur. « Assez ! assez ! lui criait-on ; descendez ! allez-vous-en ! » Bamberger voulait remonter à côté de Conti. On l’applaudissait à tout rompre. Tout à coup, Victor Hugo écarta Bamberger et se dressa à côté de Conti. Schœlcher cria : « Voilà l’Empire et les Châtimens côte à côte ! » Jules Grévy invitait Conti à se renfermer dans la question, mais le tapage continuait, puis soudain on entendit un certain nombre de voix pousser ce cri : « La déchéance ! la déchéance ! » Target voulut parler. On l’en dissuada. Le frénétique Langlois hurla : « Votons la déchéance des Bonaparte ! — Oui, oui, » répondit-on de tous côtés, et un grand nombre de députés se levèrent en répétant : « La déchéance ! la déchéance ! » Le bruit devint alors si infernal que Jules Grévy se décida à mettre son grand chapeau et suspendit la séance.

On se répandit aussitôt dans les couloirs des loges pour se concerter dans les deux salons de la façade. Là, représentans et journalistes ne faisaient qu’une même cohue bourdonnante et frémissante. Le plus agité de tous était Target. Il allait de groupe en groupe, montrant un ordre du jour ainsi rédigé : « L’Assemblée nationale clôt l’incident et, dans les circonstances douloureuses que traverse la Patrie et en face de protestations et de réserves inattendues, confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine, de l’invasion et du démembrement de la France. » Target avait fait signer cet ordre du jour par M. Jules Buisson, le dessinateur caricaturiste de l’Assemblée, Bethmont, Charles Rolland, René Brice, E. Talion, le duc de Marmier, Villain, Léon Say, Pradié, Ricard, Charles Alexandre, Cyprien Girerd, Lambert de Sainte-Croix, Laprade et Daniel Wilson. D’autre part, Henri Wallon, le célèbre historien, avait réuni, sur un ordre du jour un peu différent, les signatures de Jules Buisson, Charles Rolland, E. Talion, Léon Say, Numa Baragnon, Victor de Laprade. Ch. Alexandre, Dupin, comte d’Osmoy, Ch. Rivet, Henri Viennet, comte de Brettes-Thurin, Farcy. Ce dernier ordre du jour, préparé depuis quelques jours en vue d’une manifestation attendue, était ainsi conçu : « L’Assemblée Nationale subit les désastreuses conséquences d’une situation léguée par l’Empire. Elle fait remonter à Napoléon III la responsabilité de la guerre, de l’invasion, de la ruine et du démembrement de la France. En présence de l’impossibilité matérielle de continuer la lutte, elle cède à la force et ratifie le traité proposé par le chef du pouvoir exécutif et passe à l’ordre du jour. » x\près une entente rapide dans le petit salon du premier étage qui fait l’angle de la rue Esprit-des-Lois, l’ordre du jour Target fut adopté par tous les signataires et, au bout d’une demi-heure, la séance recommença.


Jules Grévy supplia alors l’Assemblée de ne plus se laisser distraire par des émotions, quelque légitimes qu’elles fussent, et de se pénétrer du sentiment de gravité et de calme douloureux nécessaires à cette délibération, puis il donna la parole à Target, qui proposa à ses collègues de voter, avant les Préliminaires, l’ordre du jour de déchéance cité plus haut. Target, pâle et fort ému, le lut dans un tonnerre d’applaudissemens. Toute l’Assemblée était debout, criant et approuvant par des cris et des gestes violens la motion que combattit vainement Gavini. Le député corse demandait l’appel au peuple et le marquis de La Rochejaquelein répondait que le peuple avait déjà, par les élections, donné son avis. Conti voulut discuter encore, mais M. Thiers monta à la tribune pour solliciter la clôture de l’incident. Il dit qu’il avait proposé une politique de conciliation et de paix et qu’il avait espéré que tout le monde comprendrait sa réserve et son silence à l’égard du passé, mais, quand ce passé se redressait tout à coup et semblait se jouer des malheurs qu’il avait amenés sur la France, il fallait une sanction immédiate. « Vous avez, dit-il, méconnu la vérité. Elle se dresse aujourd’hui devant vous, et c’est une punition du Ciel de vous voir ici obligés de subir le jugement de la nation, qui sera celui de la postérité. » Et sur sa proposition, faite avec une éloquence qui souleva les bravos enthousiastes de l’Assemblée, on vota par assis et levé l’ordre du jour Target. Sur six cent soixante-quatorze représentans qui siégeaient ce jour-là, six cents et quelques adoptèrent la motion et les autres s’abstinrent. Six seulement le repoussèrent, comme on le constata de visu.

On entendit ensuite la fin du discours de Bamberger qui voulut faire de l’histoire et n’intéressa plus personne, puis Victor Hugo se perdit en d’immenses phrases et nous montra le corps agonisant de la France assassinée, Paris cloué sur la croix et saignant aux quatre membres, l’Allemagne baissant le front sous son lourd casque de horde esclave et la France droite et fière sous la couronne des peuples souverains. Il prédit le jour où la France reprendrait la Lorraine et l’Alsace, Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz, et comme le fatras de sa parole fatiguait l’Assemblée, il se plaignit des violences dont il était l’objet, puis il finit ainsi : « On entendra alors la France crier : « C’est mon tour, Allemagne, me voilà ! Suis-je ton, ennemie ? Non, je suis ta sœur. Je t’ai tout repris et je te rends tout à une condition, c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule République... Ma vengeance, c’est la fraternité. Soyons la même République, soyons les Etats-Unis d’Europe, soyons la Fédération continentale, soyons la Liberté européenne ! Et maintenant, serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l’une à l’autre : tu m’as délivrée de mon empereur et je te délivre du tien [2] ! » On applaudit sur quelques bancs, on sourit sur d’autres, et l’on considéra ce discours comme un hors-d’œuvre chimérique. Des irrévérens osèrent même dire : « C’est Jocrisse à Pathmos ! » L’heure n’était guère propre à la proclamation d’une amitié future entre la France et l’Allemagne. Nul n’en voulait alors pas plus qu’aujourd’hui.

A ce discours, Tachard ne répondit qu’un mot. C’est que les Alsaciens-Lorrains repoussaient toute idée d’annexer un jour Mayence et Coblentz, attendu que cette politique de conquête, préconisée par l’Empire, avait été une des causes de leur triste sort. Le philosophe Vacherot fit un appel vibrant à l’union de tous et maudit le droit de conquête appliqué brutalement en pleine civilisation moderne, au XIXe siècle. Il combattit la politique qui permettait de disposer d’un peuple, comme on le ferait d’un troupeau, et il tint à déclarer que son intervention avait eu pour but de maintenir, dans l’opinion publique et dans le droit des gens, le principe par lequel les populations d’un territoire cédé devaient être consultées par un vote sur leur propre sort. Ce discours fut vivement applaudi. Mais après lui, Vacherot, Louis Blanc, Jean Brunet, Millière et Arago fatiguèrent l’Assemblée par des lieux communs ou par des redites.

Buffet vint lire alors, au nom de ses collègues des Vosges, une protestation contre toute annexion qui, à leurs yeux, ne pouvait créer aucun lien de droit pour l’avenir. Ces députés n’acceptaient pas la responsabilité de l’annexion ; cependant, ils étaient forcés de s’abstenir sans aller jusqu’au rejet des Préliminaires, car ils reconnaissaient loyalement l’impossibilité de soutenir la lutte. Keller fut d’un avis tout différent. Il le dit en termes ardens, en paroles vibrantes qui trouvèrent un écho dans cette malheureuse Assemblée forcée, la mort dans l’âme, de subir la loi des circonstances. « Nous voulons être Français, criait-il, et nous resterons Français, car il n’y a pas de puissance au monde qui puisse nous empêcher de le rester. » Si l’Assemblée se décidait à ratifier le traité, il en appellerait à Dieu le vengeur des justes causes ; il en appellerait à la postérité qui les jugerait les uns et les autres ; il en appellerait à l’épée des gens de cœur qui déchirerait ce détestable traité… Cet appel a enfin été entendu. Le cri d’Émile Keller s’est prolongé pendant quarante-quatre ans. Quelques jours peut-être et tous les Alsaciens-Lorrains pourront répéter ce qu’affirmait en 1871, à Bordeaux, avec tant d’émotion, leur noble représentant. Le général Joffre a eu raison de dire tout récemment aux Alsaciens accourus à Thann : « Vous êtes Français pour toujours ! » Sa parole a été pour l’Alsace, vouée encore à de rudes épreuves, une véritable consolation.

L’Assemblée était sous l’impression du discours de Keller, quand M. Thiers prit la parole pour défendre le projet. « Je me suis imposé, déclara-t-il aussitôt, une des plus cruelles douleurs de ma vie… » et, ce disant, il s’arrêta profondément ému. Son attendrissement sincère gagna tous ses collègues qui l’applaudirent avec une pitié touchante. Dans la salle, sur tous les bancs aussi bien que dans les tribunes, on ne voyait que des visages baignés de larmes… Ah ! quelle séance, quelle séance que celle-là ! Que Dieu nous épargne jamais le retour de telles tristesses, de tels déchiremens, de telles angoisses !… Comment avons-nous pu alors y survivre ?

« Si vous croyez pouvoir, dit M. Thiers, en reprenant son discours, obtenir de meilleures conditions, envoyez à Versailles d’autres négociateurs, vous me rendrez un grand service ; vous me soulagerez d’un poids accablant !... Ne parlez pas d’honneur devant des gens qui en ont autant que vous, mais qui mettent cet honneur à ne pas risquer de perdre leur pays pour une fausse popularité qu’on vient courtiser à la tribune ! » Il reconnaissait, il soutenait l’impossibilité d’une lutte prolongée, mais il ne doutait pas pour cela du relèvement futur de la France. « Ce traité, remarquait-il avec une sagesse particulière, n’est-il pas empreint des craintes que la France inspire encore, et quand l’ennemi vous demande une si grande partie de vos richesses, c’est dans l’espoir de vous affaiblir. Oui, c’est la crainte même qu’on manifeste par l’énormité du chiffre. Par conséquent, ce n’est pas de la France que je doute... » Il fit seulement remarquer que notre organisation militaire était brisée et en donna les raisons irréfutables. Il dit qu’on ne pouvait pas réparer ces défectuosités en quelques jours. Il dit que se battre sans avoir les forces suffisantes, c’était détruire la France. Or, par amour pour elle, il lui voulait d’autres destinées... Ah ! qu’il était difficile de faire entendre la vérité aux nations comme aux individus ! Il l’avait dite, il y a six mois. On ne l’avait pas écouté. Si aujourd’hui on voulait faire de même, « il n’aurait plus qu’à pleurer sur son pays infortuné...)> Il descendit de la tribune, la voix brisée, les yeux en pleurs, la tête inclinée, et l’Assemblée, honorant sa douleur, l’acclama. Puis on procéda au scrutin à la tribune et cinq cent quarante-six représentans contre cent sept adoptèrent le projet des Préliminaires de Paix. Je vis Jules Grévy se faire suppléer à son fauteuil par le vice-président, Léon de Maleville, et venir jeter lui-même son bulletin dans l’urne déposée sur la tribune. Ce fait, à ma connaissance, ne s’est jamais renouvelé, sauf à la Haute-Cour, car l’usage veut que le Président s’abstienne dans les divers votes.

Le scrutin proclamé dans un grand silence, Jules Grosjean apporta à l’Assemblée les adieux des députés de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin et finit par ces paroles qui augmentèrent l’émotion de tous, comme si elle eût pu être augmentée après le sacrifice atroce des deux provinces : « Vos frères d’Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France absente de leurs foyers une affection filiale jusqu’au jour où elle viendra y reprendre sa place. » On applaudit et l’on cria de toutes parts : « Restez quand même, restez ! » Mais Keller, Gambetta, Schneegans, Kœchlin, Titot, Boell, André, Melsheim, Saglio, Noblot, Dornès, Hartmann, Grosjean et les autres députés protestataires, sourds aux applaudissemens et écartant doucement les mains qui voulaient les retenir, sortirent de la salle... Sur une demande de M. Guichard, le nouveau ministre des Finances, M. Pouyer-Quertier, promit ensuite à l’Assemblée de lui soumettre rapidement toutes les mesures financières capables de réparer les désastres de la France, puis la séance fut levée. Il était six heures et demie du soir. A huit heures, Delaroche-Vernet, délégué des Affaires Etrangères, emportait les deux expéditions du Traité que nous avions rédigées et collationnées au service des Procès-Verbaux avec le plus grand soin, sous la direction d’un vieux chef consciencieux, nommé Dupin. Delaroche-Vernet les remettait le lendemain matin à Jules Favre, qui allait aussitôt à Versailles réveiller le comte de Bismarck pour les lui remettre. Celui-ci, très surpris, se fit un peu prier pour aller les porter à l’Empereur. On les examina au Palais de la Préfecture avec la plus grande attention et on les trouva en règle. L’Assemblée Nationale fut récompensée de sa diligence à voter les Préliminaires par le fait suivant : Guillaume Ier s’apprêtait à monter à cheval pour entrer à Paris à la tête du second échelon de 30 000 Allemands et passer en triomphateur sous l’Arc de Triomphe. La ratification rapide du traité l’obligea à renoncer à cette satisfaction tant désirée par lui ; or, on ne peut penser à cela sans rendre à la mémoire de M. Thiers un nouvel hommage de reconnaissance. Grâce à son énergie, le séjour des Prussiens à Paris n’a duré que vingt-quatre heures.

Le lendemain du vote du Traité, tous les journaux de Bordeaux parurent encadrés de noir. L’Assemblée ne tint pas de séance ce jour-là, et ce fut dans un deuil universel que la France pleura la perte momentanée de l’Alsace et de la Lorraine.


La tache douloureuse était accomplie, mais le poids en était resté sur tous les cœurs : tous en souffraient, quelques-uns même en mouraient. C’est ainsi que le docteur Küss, le maire si dévoué, si courageux de Strasbourg, n’avait pu survivre au vote des Préliminaires. Le 3 mars, Henri Martin annonçait en ces termes sa mort à l’Assemblée émue : « En 1792, la période héroïque et victorieuse de la Révolution française, disait-il, s’est ouverte dans la maison d’un maire de Strasbourg par le chant sublime qui a rejeté du sol de la patrie les ancêtres de nos envahisseurs. En 1871, la période des calamités de l’Empire s’est fermée, et la période de réparation et d’expiation s’ouvre dans la tombe d’un autre maire de Strasbourg. Il est mort, lui, de la douleur d’avoir vu les efforts de la France impuissans à chasser l’étranger de sa ville natale. Que ce grand citoyen emporte au moins dans le tombeau le regret de la France entière ! Je prie l’Assemblée de s’unir au deuil de l’Alsace par un vote unanime de douleur et de regret. » Et toute l’Assemblée se leva pour adhérer à cette noble inspiration ; puis, sur la proposition d’Eugène Pelletan, elle décida que les frais des funérailles seraient supportés par la nation.

Le matin même de la séance, le corps du docteur Küss avait été conduit de sa demeure, rue David-Johnston, à la gare du Midi, pour être transporté à Strasbourg. Une foule nombreuse avait suivi le char funèbre, dont Gambetta, Bethmont, Tachard et Fourcand, maire de Bordeaux, tenaient les cordons. Le Conseil municipal tout entier, plus de trois cents députés et quelques ministres s’étaient associés à ce deuil public. Un discours du pasteur Pélissier avait pris Dieu à témoin des violences barbares dont Strasbourg et son maire avaient été victimes, et avait attesté la liberté inéluctable des peuples et de la conscience humaine. Le procureur général de la Cour d’appel de Paris, M. Leblond, avait, sous le péristyle de la gare, prononcé d’émouvantes paroles patriotiques. Enfin Gambetta, dans une improvisation ardente, avait remué toute l’assistance. « La force nous sépare de l’Alsace, avait-il dit, mais pour un temps seulement, car nous reprendrons ce berceau traditionnel du patriotisme français. Nos frères de ces contrées malheureuses ont fait dignement leur devoir et jusqu’au bout. Qu’ils se consolent en pensant que la France ne saurait avoir d’autre politique que leur délivrance ! Or, pour atteindre ce résultat, il faut que les républicains oublient leurs divisions et s’unissent dans la pensée patriotique d’une revanche qui sera la protestation du droit et de la justice contre la force et l’infamie ! »

Cette union de tous les Français, sans distinction d’opinion politique, est faite aujourd’hui. A Bordeaux, en 1871, les divisions n’étaient pas encore éteintes. Ce qui le prouve, c’est la protestation bruyante de Rochefort, de Malon, de Tridon et de Ranc, qui accusaient l’Assemblée d’avoir démembré la patrie, et déclaraient ne plus reconnaître la validité de ses actes ; ce sont les déclamations de Félix Pyat, se retirant de l’Assemblée à cause d’ « un vote parricide, » et la dénonçant aux électeurs qui ne lui avaient pas donné, affirmait-il, le pouvoir de toucher à l’indivisibilité de la République ; c’est la proposition faite par Lockroy d’exclure de l’Assemblée les élus de la Corse, parce qu’ils avaient été les partisans de l’Empire. Les craintes des conservateurs et des libéraux étaient encore augmentées par les nouvelles inquiétantes qui venaient de Paris. Tout faisait prévoir un prochain mouvement insurrectionnel d’une gravité singulière. Aussi, la question du retour à Paris était-elle fort discutée, et la majorité parlait déjà de Fontainebleau ou de Versailles comme d’un séjour nécessaire pour les pouvoirs publics.

Dans des conversations particulières dont les échos nous revenaient, M. Thiers ne cachait pas sa préférence pour Fontainebleau qu’il trouvait beaucoup plus calme. Il employait tous ses efforts à maîtriser l’agitation qui s’était emparée de la capitale, et croyait pouvoir dominer le mauvais esprit de la Garde nationale en lui donnant pour chef suprême le général d’Aurelle de Paladines, assisté de Roger du Nord, comme chef d’état-major. Le 4 mars, l’Assemblée, après une discussion très vive, renvoya à la Commission des pétitions une singulière pétition du Club positiviste de Paris, déposée par M. Clemenceau, qui demandait que la Corse cessât de faire partie de la République française ; mais, malgré le renvoi, chacun comptait bien que cette pétition n’aurait aucun succès. Le rapport de M. Cochery sur les élections de MM. Péconnet, Esquiros, Delorme et Mestreau, anciens préfets des départemens dans lesquels ils avaient été élus, et qui tendait à la non-validation de ces élections, donna lieu à quelques incidens. On écouta avec une curiosité toute naturelle le récit pittoresque du conflit entre le Gouvernement de Paris et la délégation de Bordeaux, qui avait voulu légitimer ces mandataires par un décret en date du 31 janvier. La mission de Jules Simon, investi de pleins pouvoirs pour s’opposer à ce que Paris considérait comme une illégalité et une reconstitution de la candidature officielle, avait un intérêt spécial. Elle ne s’opéra pas sans difficultés et n’aboutit qu’à force de patience et de résolution. M. Jules Simon en avait été fort ému, et le conseiller d’Etat Silvy m’a raconté qu’ayant rencontré le ministre sur le pont de Bordeaux, celui-ci lui exposa le conflit très grave soulevé entre les deux fractions du Gouvernement, et finit par s’écrier : « Ah ! mon cher Silvy, sans ma foi philosophique, je me jetterais dans la Garonne ! » M. Thiers craignait alors aussi pour sa propre personne et s’était entouré d’une garde spéciale, que commandait un de ses amis les plus dévoués, M. Saubot-Damborgès. Je tiens ce fait d’une source très sûre.

Jules Simon, le 4 mars, se borna à dire que Cochery l’avait, dans ses rapports, un peu trop mis en scène, et qu’on devait lui rendre cette justice qu’il avait rempli avec modération un devoir assez difficile. Il supplia, en conséquence, l’Assemblée d’accueillir toutes les mesures qui pouvaient faire la paix dans le pays, et d’écarter les discussions qui ne tendraient qu’à désunir. La vraie, la seule question était celle de l’éligibilité des préfets ; il fallait ne pas en sortir. Le 8 mars, il expliqua sa mission en termes des plus modérés, sans la moindre amertume, et se fit applaudir par la majorité, qui partageait ses sentimens, mais il ne cacha pas qu’il avait eu pour le Gouvernement de Paris les craintes les plus fondées.

Ne tenant aucun compte de cet état d’esprit, Louis Blanc, Victor Hugo, Peyrat, Quinet et quatorze représentans de l’extrême gauche voulurent demander compte au gouvernement de la Défense nationale de sa gestion pendant le siège de Paris, dans l’intérêt de la République qui ne devait pas rester responsable devant l’histoire des fautes de ceux qui l’avaient compromise. Quelques approbations assez rares soulignèrent cette proposition, mais il nous parut bien que la majorité ne lui était guère sympathique. C’est alors que M. Bérenger déposa une pétition tendant à décider que, temporairement au moins, les représentans et le pouvoir exécutif auraient leur siège dans une autre ville que Paris, afin d’éviter des influences fâcheuses pour le bien public. M. Thiers crut devoir intervenir et supplia ses collègues d’examiner sans retard cette question infiniment grave et des plus urgentes. La séance fut aussitôt suspendue et l’Assemblée se retira dans ses bureaux pour étudier la demande de M. Thiers et nommer une commission de quinze membres. Bien des propositions furent faites ce jour-là, et successivement les noms de Blois, de Fontainebleau, d’Orléans, de Tours, de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye furent mis en avant. Les Commissaires élus furent MM. de Maillé, Flaud, Paris, Beulé, Vast-Vimeux, de Lasteyrie, Buffet, Baze, de Cumont, Gatien-Arnoult, Brun de l’Ain, Mortimer-Ternaux, Vitet, le comte Daru et Garayon-Latour. Nous sûmes le même soir que M. Thiers s’était rallié à l’idée de choisir Versailles.

Un incident violent et inattendu surgit le 8 mars, à propos de l’annulation de l’élection de Garibaldi en Algérie, proposée par le 15e Bureau. Victor Hugo, très excité, monta à la tribune et déclara que Garibaldi avait été, pendant la guerre, le seul général qui n’eût pas été vaincu. Cette assertion souleva des tempêtes de protestations. Le baron de Jouvenel, le général Ducrot, Richier, de Lorgeril, le général de Chabaud-Latour, le marquis de Mornay protestèrent hautement contre une parole qu’ils appelaient anti-française et s’opposèrent à la continuation du discours de l’orateur. Celui-ci, furieux, descendit de la tribune, saisit une feuille de papier et, sur la tablette de l’un des sténographes de gauche, griffonna ces mots : « Il y a trois semaines, l’Assemblée a refusé d’entendre Garibaldi. Aujourd’hui, elle refuse de m’entendre. Je donne ma démission. » En signant avec colère, il fit un tel mouvement que sa plume répandit une forte tache d’encre sur le papier que j’ai remis ainsi constellé aux Archives de l’Assemblée et qui en forme une des pièces les plus curieuses. On n’accepta la démission que le lendemain pour laisser à Victor Hugo le temps de la ressaisir, mais il refusa et laissa à Louis Blanc le soin de dire les regrets qu’éprouvaient tous ceux qui « révéraient le génie combattant pour la liberté. » Le général Ducrot ne laissa pas passer, sans protester, la phrase de Victor Hugo ni celle de Lockroy, qui l’accusait de n’être revenu à Paris « ni mort, ni victorieux, » comme il l’avait proclamé lui-même. Il dit qu’il confiait seulement à ceux qu’il avait eu l’honneur de commander, de Wissembourg à Buzenval, le soin de le défendre. Et le ministre de la guerre, le général Le Flô, dans un beau mouvement oratoire, rendit hommage au courage et à la vaillance du général Ducrot, ainsi qu’à l’honneur de l’armée de Paris si souvent insultée par des gens qui ne se battaient pas.

Le 9 mars, Beulé lut son rapport sur la proposition de M. Thiers qui tendait à transférer le siège de l’Assemblée dans un lieu plus rapproché de Paris. Trois villes avaient été l’objet d’un examen approfondi : Versailles, Orléans, Fontainebleau. La majorité de la Commission avait trouvé que Versailles était trop près de Paris et avait préféré Fontainebleau. « Pour y faire ses adieux à la nationalité française ? » interrompit Henri Brisson. M. Thiers s’empressa d’ajouter : « Le gouvernement persiste dans sa résolution d’aller à Versailles, » et la discussion du projet fut fixée au lendemain 10 mars, à trois heures.

Louis Blanc fut le premier à parler. Se dressant sur un petit banc placé à l’intérieur de la tribune, car sa taille était trop exiguë pour la dominer, il demanda à l’Assemblée si Paris lui faisait peur. Et répondant à ceux qui disaient oui, il fit cette citation de Machiavel : « Quand on a à gouverner une ville, dont les dispositions intérieures sont redoutables, l’un des plus grands moyens et l’un des plus sûrs est d’aller y habiter. Étant sur les lieux, on voit les désordres et l’on y remédie aussitôt. Quand, au contraire, on est absent, on ne les connaît que lorsqu’ils sont si grands qu’il n’y a plus moyen d’y porter remède. » Mais Louis Blanc niait tout danger et il prétendait que la majorité voulait, pour désarmer ce qu’elle appelait « la Révolution, » transporter pour toujours hors de Paris le siège du gouvernement. Il soutenait que chercher à ôter à Paris son rang de capitale serait soulever tous les Français dans un même sentiment de colère formidable et il craignait qu’à une guerre étrangère ne succédât une guerre civile plus horrible encore. Alfred Giraud lui répondit que le mandat, donné par les électeurs de l’Assemblée, était de ne pas délibérer sous le canon prussien ni sous celui de l’émeute. Silva était d’un avis contraire. Pour lui, il fallait aller à Paris, parce que la dignité des représentans les y appelait et parce qu’il convenait de conjurer tout péril par l’énergie des résolutions. Belcastel et Fresneau rappelèrent les émeutes de la Révolution et celles de 1848. Paris avait été trop souvent le chef-lieu de la révolte organisée. Millière, qui allait se jeter dans la Commune et y prendre un des premiers rôles, vint défendre en termes mesurés l’unité de la France et s’opposer à une résolution qui décapitait notre pays ; il affirma que, si l’on donnait satisfaction à des besoins légitimes, on n’aurait pas de révolution à craindre.

Enfin, M. Thiers prit la parole au milieu de l’attention générale. Il reconnut immédiatement que la question était des plus graves, et qu’il fallait s’exprimer en toute franchise. Pour faire sentir la nécessité impérieuse de la translation de l’Assemblée à Versailles, il retraça en peu de mots ce que le nouveau Gouvernement avait fait en quelques semaines : les négociations de paix avec le chancelier allemand, le vote des Préliminaires, la cessation de l’occupation de Paris ; le rétablissement de l’ordre financier et le commencement de la réorganisation administrative. Que restait-il à faire ? Beaucoup, hélas !... Rendre à la province les mobiles et les mobilisés, donner des bras à l’agriculture défaillante, faire renaître le calme partout, en un mot réorganiser et gouverner. Pour cela, on ne pouvait avoir deux gouvernemens, l’un à Bordeaux, l’autre à Paris. Il fallait que le calme fût entièrement rétabli dans la capitale pour y rentrer ; mais, en attendant, il fallait aussi qu’on en fût assez près pour que les affaires n’en souffrissent pas. Il devait avouer que la population parisienne était très agitée et qu’elle avait été exploitée par des gens mal intentionnés. Il espérait, grâce à une énergie extrême, rétablir l’ordre, car il jurait de ne point parlementer avec l’émeute. Il devait dire aussi à l’honneur de Paris que sa résistance prolongée à l’ennemi avait rendu un merveilleux service à la France, et que si on était forcé de prendre aujourd’hui des mesures de précaution, on n’oubliait pas ce qui avait été pour Paris un honneur sans pareil. Si la capitale avait commis des fautes, elle les payait actuellement d’un prix bien cher : la méfiance de l’Assemblée.

A ceux qui lui reprochaient de n’oser rentrer à Paris, il répondait : « C’est résoudre la question, » et il ne le voulait pas. Pourquoi ? Parce que la politique du Gouvernement était de ne point précipiter les choses, et de ne point prendre parti, comme certains l’auraient voulu, sur la forme du régime. Il constatait que l’Assemblée était souveraine, et que cependant elle avait eu la sagesse de ne pas le manifester. Il reconnaissait lui-même cette souveraineté, et il osait déclarer en même temps : « Vous vous êtes dit : nous ne serons pas Constituans ! »

Cette affirmation hardie souleva des rumeurs à droite, et M. Thiers les apaisa aussitôt avec une adresse infinie. « Je ne veux pas dire, ajouta-t-il, que vous ayez renoncé à votre droit ; je dis seulement que vous le réservez. » Il établit en termes clairs et saisissans que le premier devoir de l’Assemblée était de réorganiser, c’est-à-dire de libérer le territoire, de rétablir les services financiers, de renommer les corps électifs, de rappeler les prisonniers, de recomposer l’armée ; et sur ce programme, il obtint un assentiment unanime. Marchant alors sur un terrain brûlant, il ne craignit pas d’attester que les représentans étaient divisés, parce que le pays l’était lui-même ; divisés en deux grands partis : celui de la monarchie constitutionnelle, et celui de la République. Et, cependant, ils s’étaient unis en honnêtes gens pour refaire la France, et différer le jour où on lui donnerait une Constitution. Il comprenait que ces paroles étaient faites pour émouvoir, pour heurter certains esprits, et dans un élan oratoire qui fît frémir toute l’Assemblée, il s’écria : « Moi-même, si je cédais aux mouvemens de mon âme impétueuse, je m’animerais ; mais tout à coup, je rentre en moi-même, je songe aux grands devoirs que vous m’avez imposés, et je contiens les mouvemens de mon cœur. » Puis, allant droit à la question qui préoccupait tous les représentans, il promit solennellement de ne point préparer une solution exclusive qui désolerait les autres partis. Il jura devant l’Histoire de ne tromper personne, et il répéta : « Monarchistes, républicains, non, ni les uns, ni les autres, vous ne serez trompés ! Nous n’avons accepté qu’une mission déjà assez écrasante : la réorganisation du pays. Nous ne travaillons qu’à cette œuvre assez difficile. » Et, continuant ce discours, chef-d’œuvre d’habileté politique et oratoire, il osa dire que la réorganisation se ferait sous la forme de la République, et à son profit. Mais aux républicains, il adressa cet avertissement très net : « La République est dans vos mains. Elle sera le prix de votre sagesse et pas d’autre chose. : Toutes les fois que vous paraîtrez les confidens ou les complices des hommes de désordre, dites-vous bien que vous portez à la République le coup le plus violent qu’elle puisse recevoir ! »

Et résumant sa pensée, qui n’avait jamais été ni plus claire, ni plus hardie, M. Thiers dit en termes qui lui valurent d’unanimes applaudissemens : « Lorsque le pays sera réorganisé, nous viendrons vous dire : vous nous l’avez confié sanglant, couvert de blessures, vivant à peine : nous vous le rendons ranimé. C’est le moment de lui donner sa forme définitive, et je vous en donne la parole d’un honnête homme, aucune des questions qui aura été réservée n’aura été résolue ; aucune solution n’aura été altérée par une infidélité de notre part. Telle est la pensée qui nous a animés en vous proposant d’aller à Versailles, et de ne pas aller ailleurs... Quant à moi, je serai placé à Versailles à côté de vous, si votre vote consacre cette mesure. Vous êtes ma force, mon unique force, je ne me séparerai jamais de vous. Je le répète, il faut aller à Versailles, et pas ailleurs. Je vous demande de nous accorder confiance, sans nous obliger à entrer dans des détails plus étendus. Nous vous le disons, non pas au nom d’une arrogante volonté ministérielle, non pas au profit d’un parti, mais au nom et au profit de l’Etat, et pour l’Etat, c’est-à-dire pour la Patrie ! »

On a fort critiqué ce discours. Depuis on a voulu y voir l’indication d’une politique personnelle, et la preuve que M. Thiers ne travaillait que pour lui-même. Une lettre à M. Tchitchérine, datée du 12 août 1876, et publiée ces jours derniers par le Temps, nous donne à ce sujet des indications très précieuses : « Il faut avoir vu la situation à Bordeaux, pour se figurer à quel point était commandée par les circonstances la conduite que j’ai tenue. On s’est adressé à moi, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Les royalistes ne m’aimaient pas, parce qu’ils étaient convaincus que je ne serais jamais leur instrument passif. Les libéraux avaient des sympathies, mais des craintes pour mes dispositions anciennement monarchiques, et tous m’ont subi, prêts à se détacher, si je penchais vers l’un des partis en présence. Je n’avais ni un soldat, ni un écu, en présence de 800 000 soldats étrangers, maîtres du sol de la France. Il m’a fallu gouverner ainsi, en me tenant en équilibre entre tous les partis, dont pas un ne me soutenait franchement. J’ai écrasé une insurrection furieuse, maîtresse d’une capitale formidablement armée : je me suis débarrassé des Prussiens, en tenant mes engagemens au moyen d’opérations financières qui n’avaient pas de précédens ; et enfin, j’ai rétabli un peu d’ordre et beaucoup de confiance. En me voyant à l’œuvre, le parti républicain a pris confiance, et m’a soutenu, mais les royalistes m’ont attaqué avec fureur. Je les ai laissés dire, et ne me suis occupé que de la libération du territoire. Mais cette libération obtenue, j’ai dû mettre au pied du mur les trois partis monarchiques, en les sommant ou d’accepter la République, que je croyais seule possible, ou de faire eux-mêmes la monarchie, s’ils croyaient pouvoir la rétablir. Ils ont préféré ce dernier parti, et je leur ai laissé le champ libre. Ils s’y sont couverts de confusion, et ils ont rendu complète la démonstration qu’il n’y avait de possible que la République. » M. Thiers ne méconnaissait pas cependant que la situation était difficile, et qu’il pouvait en résulter des effets fâcheux, mais il croyait qu’avec la sagesse il était possible de s’en tirer, et il souhaitait, avant tout, que l’on conservât la paix extérieure avec dignité.

Après le discours de M. Thiers, qui ne fut alors critiqué par personne, l’amendement Louis Blanc, qui demandait le transport à Paris, fut repoussé par 427 voix contre 154. Puis on décida le transfert à Versailles par 461 voix contre 104. Aussitôt après ce vote, M. Thiers convia ses collègues à se réunir à Versailles le jeudi 16 mars, mais il fut décidé qu’on ne s’y réunirait que le lundi 20. MM. de Rességuier, Baragnon, le marquis de Mornay et quatre-vingts membres de la droite demandèrent alors que les ministères des Postes, de l’Intérieur et de la Guerre fussent transférés en même temps que l’Assemblée à Versailles. M. Thiers supplia l’Assemblée d’en finir au plus vite, et de ne pas empiéter sur le domaine de l’exécutif. Il fit remarquer que Versailles ne contenait plus, depuis ce jour même, de soldats prussiens ; il dit que l’architecte du Palais, M. de Joly, lui avait affirmé que c’était le seul lieu capable de recevoir utilement et pratiquement une assemblée aussi nombreuse. Après ces observations, les auteurs de la motion la retirèrent, et la séance se termina à huit heures du soir, en laissant à tous le sentiment que de grandes vérités avaient été dites, dont chaque parti pouvait et devait tirer son profit.

Le samedi 11 mars, M. Thiers, qui avait été élu dans les Basses-Alpes, l’Aude, les Bouches-du-Rhône, la Charente-Inférieure, le Cher, la Dordogne, le Doubs, la Drôme, le Finistère, le Gard, la Gironde, l’Hérault, l’Ille-et-Vilaine, les Landes, la Loire, le Loir-et-Cher, le Loiret, le Lot-et-Garonne, le Nord, l’Orne, le Pas-de-Calais, la Saône-et-Loire, la Seine, la Seine-Inférieure, la Seine-et-Oise et la Vienne, déclara opter pour la Seine, en remerciant les électeurs des autres départemens qui lui avaient fait l’honneur de l’élire. Jules Grévy, élu par le Jura et les Bouches-du-Rhône, opta pour le Jura ; puis il clôtura la session de l’Assemblée, qui avait duré un mois, en offrant l’expression de la gratitude des représentans à la magnifique ville de Bordeaux pour son accueil sympathique et sa généreuse hospitalité.

Le 20 mars, l’Assemblée, réunie à Versailles au lendemain de l’insurrection de la Commune de Paris, allait se trouver en face des plus grands périls, puisque l’étranger était encore sur le sol de la patrie et que la guerre civile la plus menaçante et la plus monstrueuse succédait à la guerre étrangère. Plus que jamais on avait besoin d’énergie, de calme, de sang-froid et d’union. L’Assemblée Nationale vint à bout d’une insurrection qui aurait pu achever la ruine de la France et détruire toutes les espérances fondées pour son relèvement. Elle dut ce résultat heureux à sa propre sagesse et à l’expérience consommée du chef qu’elle s’était donné.


Nous voici aujourd’hui, quarante-quatre ans après ces événemens, dans une situation d’une gravité exceptionnelle. En 1870-1871, nous étions à Bordeaux, à la fin d’une grande guerre et c’est là que nous avons dû faire la paix. En 1914, nous y sommes revenus, mais pour peu de temps, et ce n’est pas là que la paix sera faite. J’espère en effet qu’elle sera signée dans la Galerie des Glaces à Versailles, à la place même où, le 18 janvier 1871, le chancelier de fer a proclamé la formation de l’Empire allemand... Il faut, pour notre honneur, que cela soit ainsi. Le peu de temps qui vient de nous être donné à Bordeaux a suffi pour que la guerre ait pris une allure qui ne laisse aucun doute sur son dénouement. Cette fois, du moins, la cause juste l’emportera. En 1870, on s’était arrangé pour nous faire déclarer la guerre qui avait été résolue ailleurs ; en 1914, on s’est épargné cette hypocrisie et c’est l’Allemagne qui, après avoir voulu et préparé la guerre, nous l’a déclarée. On sait comment les Allemands l’ont faite ; ils en seront grandement punis. C’est ce que leur avait prédit un patriote incomparable, l’éloquent comte de Mun, auquel Bordeaux a fait des obsèques inoubliables, en réunissant autour de son cercueil les chefs du Gouvernement et les hommes de tous les partis, les derniers soldats restés dans la ville, ainsi que les amis de tout ce qui personnifie le courage, la justice et l’honneur.

Chacun avait tenu à rendre un suprême hommage au vaillant soldat de 1870, à l’infatigable député de la Bretagne, au défenseur admirable et obstiné des plus justes causes, à l’écrivain patriote qui n’avait jamais désespéré du triomphe de la France, à l’initiateur de grandes œuvres vraiment sociales, au créateur du corps des Aumôniers volontaires qui sont l’honneur de nos armées, au coopérateur assidu de cette belle Société de la Croix Rouge de Secours aux blessés militaires et de l’Union des Dames de France qui, sous la direction éclairée et puissante du marquis de Vogué, dispose, rien que dans la huitième Région, de plus de 32 000 lits, provoque partout d’innombrables dons en nature, ouvre des hôpitaux temporaires dans les villes et bourgs importans, crée des asiles, des ouvroirs et des dispensaires, célèbre à ses frais des cérémonies religieuses dans tous les cultes pour les soldats morts au champ d’honneur... Voilà ce que signifiait ce concours immense du peuple bordelais aux obsèques du comte de Mun, réuni là pour honorer et exalter ce qui fait la passion de tous les Français : l’amour absolu, l’amour indéfectible de la Patrie.

C’est le sentiment qui inspirait aussi les conférenciers réunis, par l’heureuse initiative du Journal des Débats, dans la salle du Théâtre Français et qui, devant un immense auditoire, ont flétri la conduite de nos ennemis, ont célébré la droiture de nos alliés et à juste titre l’endurance, la valeur et l’héroïsme de notre armée. Le séjour du gouvernement à Bordeaux a permis au généralissime Joffre d’avoir plus de tranquillité d’esprit pour la direction de manœuvres habiles, prudentes et fortes qui ont fait l’admiration des critiques militaires les plus avisés et provoqué la reconnaissance du pays si bien défendu. Le gouverneur de Paris a pu, lui aussi, en toute liberté d’action, renforcer la défense de la capitale et la mettre à l’abri d’un coup de force violent résolu par un ennemi audacieux, qui était décidé à tout entreprendre et à tout risquer pour entrer victorieux dans la capitale réduite à sa merci et à laquelle il eût peut-être fait subir, par sa barbarie, le sort de Louvain, de Matines, de Reims ou d’Arras. Mais ces menaces-là sont vaines et devant l’union serrée, étroite de toute la nation qui a compris la grandeur du péril et qui est résolue à faire la guerre jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la destruction de son féroce adversaire, toute crainte doit disparaître. La confiance dans le triomphe final s’impose aux esprits les plus hésitans. Nous pensons et nous disons tous ce que m’écrivait M. de Broqueville au sujet du peuple belge : « Nous avons foi dans l’avenir. Nous combattrons jusqu’au bout comme il convient à une nation qui considère que l’honneur est le plus précieux des trésors. »

A la veille de quitter Bordeaux, une scène militaire, à laquelle j’assistai, m’émut profondément. De la caserne Xaintrailles qui donne sur le boulevard Armand-Gautier, je vis un matin sortir un détachement du 144e de ligne qui se dirigeait vers la gare Saint-Jean pour aller rejoindre les vaillans camarades de l’Est et du Nord. De jeunes voix fraîches et mâles répétaient le couplet des enfans de la Marseillaise :


Nous entrerons dans la carrière
Quand nos ainés n’y seront plus...


Et mes yeux se fixant alors sur le nom célèbre de Xaintrailles qui brillait en lettres d’or sur la porte de la caserne, j’évoquai à la fois les souvenirs héroïques du XVe siècle et les souvenirs des temps modernes. Ma mémoire me rappela alors, dans une belle et soudaine alliance, les exploits splendides du noble gentilhomme gascon, Poton de Xaintrailles, compagnon de La Hire et de Jeanne d’Arc à Orléans, à Patay, à Reims, et en même temps les hauts faits de nos armées de Sambre-et-Meuse, des Alpes, du Nord et du Rhin commandées par Kléber, Marceau, Kellermann, Moreau, Hoche et Bonaparte. Mariant dans mon âme émue tous ces souvenirs grandioses, je me plaisais à penser que la belle et vaillante jeunesse des temps actuels, placée sous l’égide de Xaintrailles qui, conduit et inspiré par la Pucelle, avait délivré Montargis, repris Orléans, fait prisonnier le redoutable Talbot, assisté à la résurrection du royaume de France et au sacre de Charles VII, verrait, elle aussi, après de formidables jours d’épreuves, des jours heureux et glorieux. Cette conviction s’incarnait en mon esprit et, au moment où le train allait me ramener à Paris, j’entendais encore, avec une joie indicible, cette troupe de jeunes gens acclamée par la foule et couverte de fleurs, redire avec une ardeur confiante cette évocation suprême à la Liberté contre les barbares qui avaient insolemment prédit notre défaite :


Sous nos drapeaux que la Victoire
Accoure à tes mâles accens ;
Que tes ennemis expirans
Voient ton triomphe et notre gloire !


HENRI WELSCHINGER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 novembre et du 15 décembre 1914.
  2. C’est à peu près ce que le grand poète écrivait dans l’Année Terrible (Décembre § IX), où il prédisait que l’Allemagne, ayant respiré l’air de nos penseurs, deviendrait la prisonnière auguste de l’Idée et chasserait son empereur :
    Frères, vous nous rendrez notre flamme agrandie.
    Nous sommes le flambeau, vous serez l’incendie !
    Dans le même ouvrage, Victor Hugo, qui flétrissait si justement les crimes et la rapacité des Allemands, avait commencé par rendre à l’Allemagne un hommage qui semblerait aujourd’hui bien extraordinaire :
    Longtemps, comme le chêne offrant ses bras au lierre,
    Du vieux droit des vaincus tu fus la chevalière !