Calmann Lévy, éditeur (p. 339-342).



VI

PRÉFACE D’ANDORRE ET SAINT-MARIN


PAR
ALFRED DE BOUGY


Tout le monde sait qu’il existe aux limites de la France, et sur une montagne d’Italie, deux petites républiques, les plus anciennes de l’Europe. Il y a eu un temps où leurs noms, devenus proverbiaux dans la polémique, servaient le plus souvent de terme dédaigneux aux adversaires de l’idée républicaine, inspirant à beaucoup de lecteurs un moment de curiosité vite oublié au milieu de préoccupations plus personnellement politiques.

Depuis que nous avons fait en France un second essai de cette forme de gouvernement, — je devrais dire un troisième, car l’armée de Bordeaux, au temps des guerres de la Fronde, a été positivement une république dans le genre de celles de Gênes ou de Venise, — on a un peu oublié de citer Andorre et Saint-Marin dans les premiers Paris de certains journaux ; mais il ne faut pas désespérer pour l’ouvrage dont nous écrivons la préface, qu’avant peu cette comparaison ne redevienne de mode, et qu’à côté de ces locutions si neuves et si heureuses : le vaisseau de l’État, l’ère des révolutions, le volcan des passions, etc., nous ne lisions bientôt cette phrase consacrée sous Louis-Philippe : « La République est une forme gouvernementale bonne tout au plus à être expérimentée dans des États comme Andorre et Saint-Marin. »

Pour nous qui ne pensons pas que les destinées très exceptionnelles d’Andorre et de Saint-Marin servent jamais de conclusion pour ou contre l’idée républicaine, nous avons toujours été curieux de connaître l’histoire de ces localités, et, paresseux comme tout le monde, nous demandions à tout le monde un de ces résumés d’une heure de conversation qui dispensent de lire un ouvrage ; mais il paraît que tout le monde ne sait pas ce que nous ignorions ; car, à l’exception de M. Xavier Durrieu, natif et citoyen d’Andorre, s’il m’en souvient bien, et qui m’avait raconté sur ce pays des choses curieuses et intéressantes, personne ne savait expliquer la durée phénoménale de ces petites démocraties au sein des États despotiques.

Voici un livre de peu d’étendue, fruit de plus de dix ans de recherches et de deux voyages d’exploration, écrit sans prétention et avec clarté, qui nous fait enfin comprendre ce problème. Andorre et Saint-Marin sont deux démocraties aristocratiques, définition que je risque sans crainte de paradoxe et qu’on ne contestera probablement pas, après avoir lu cette simple et intéressante histoire.

On se tromperait pourtant, si, à priori, on croyait trouver entre ces deux petits États une similitude qui établît la confirmation de l’existence de l’une par celle de l’autre. Andorre et Saint-Marin diffèrent autant que les types qui les constituent. L’histoire d’Andorre est patriarcale , celle de Saint-Marin est héroïque : Andorre est une paisible municipalité solidement constituée ; Saint-Marin, une forteresse et une sorte d’église. Je n’hésite pas pour mon compte, à donner toute ma préférence à Saint-Marin par ce seul fait que, dans toutes les époques de péril et de lutte, son rocher a servi d’asile aux proscrits et aux persécutés, tandis que les bons bergers d’Andorre n’ont été hospitaliers qu’à ceux dont la présence ne leur apportait ni trouble ni danger.

Ceux-ci me paraissent avoir les antiques vertus qui caractérisent le paysan, vertus négatives en bien des cas, et qui seraient vices à la limite de leurs étroits domaines : la justice en famille, l’égoïsme à plusieurs ; une fraternité touchante quand on la voit pratiquée dans le petit troupeau, mais qui disparaît dès qu’une pauvre brebis errante vient y chercher protection ; avant tout, la prudence, cette grande qualité de la vie rustique qui ne se laisse jamais entamer par le dévouement, et qui ferme obstinément sa porte à tous les genres de progrès.

Ceux-là (Saint-Marin) sont de vieux chrétiens du moyen âge. Ils luttent au besoin contre le pape lui-même. Ils ont un saint dont la légende est fort belle, et pour lequel ils se feraient volontiers hérétiques, si l’Église s’avisait de lui contester son orthodoxie. Leur liberté n’est pas seulement un droit et un avantage précieux, c’est une religion, un article de foi. À travers les âges, la corruption du dehors vient là pourtant modifier les formes austères et les mœurs stoïques. Elle s’est introduite dans ce sanctuaire ; elle savait y trouver des principes à combattre, quelque chose de grand et de fort à détruire ; qu’eût-elle été chercher à Andorre ? Andorre a conservé sa simplicité. Les gens vertueux par calcul sont incorruptibles.

Que l’auteur du livre nous pardonne de traiter plus durement que lui ces bons Andorrans, dont la vie heureuse et les douces manières ont apaisé en lui, on le sent, des velléités d’impatience bien légitime. L’indulgence est naturelle aussi quand on sent certaines bonnes fibres répondre à celles qu’on a dans le cœur ; mais on voit que notre voyageur n’a pas senti le sien tout à fait à l’aise dans cette république de sénateurs à houlette. Nous lui en savons gré, ainsi que de toutes les recherches consciencieuses qu’il n’a pas dédaigné de faire pour constater historiquement l’existence volontairement mystérieuse de cette république méfiante, qui renferme ses chartes dans une armoire de fer, et qui en défend l’approche aux profanes étrangers.

Nohant, 26 novembre 1854.