Calmann Lévy, éditeur (p. 167-176).



XIII

BARBÈS


Je suppose un parti contraire à la République, le parti du duc de Joinville, ou celui du duc de Bordeaux ; — supposons ces deux partis réunis par le fait, à un jour donné, jour de tumulte et de malentendu, comme nous en avons déjà vu plusieurs depuis que nous sommes en République ; et qu’aux manifestations produites par ces deux partis viennent s’en adjoindre d’autres ; car il existe d’autres partis : il y a le parti du prince Louis, et, dans la famille même de Louis-Philippe, plusieurs prétendants pourraient se produire et ne pas se trouver d’accord. D’abord, Louis-Philippe en personne est vivant , et pourrait dire que son acte d’abdication n’est pas plus sérieux que tous les actes politiques de sa vie ; ensuite, la duchesse d’Orléans et monsieur son fils ont toujours représenté des intérêts contraires à la régence de M. de Nemours. Enfin, je ne vois pas pourquoi M. de Montpensier et M. d’Aumale n’auraient pas aussi leurs petites prétentions et leur petit parti. Puisque nous sommes en train de supposer, rien ne nous coûte.

Supposons donc qu’au milieu de l’anarchie morale qui marche, tous ces messieurs aient assez d’audace, assez d’argent, assez de meneurs et assez d’habileté pour chauffer la population de Paris, pour lui promettre ce qu’on lui promet toujours, ce qu’on ne lui tient jamais, et ce qu’elle ne se lasse pas d’attendre ; et qu’enfin, par une brûlante journée de soleil, de malaise, de misère et de mauvaise humeur, une émeute, composée de ces éléments divers et hétérogènes, vienne envahir l’Assemblée nationale, la violenter et la déclarer dissoute.

Pour que cela arrive, il ne faut qu’un peu plus d’horreur du travail et d’amour du temps perdu de la part de l’Assemblée nationale ; un peu plus de tendance à la réaction de la part des républicains modérés ; un peu plus de misère, d’inquiétude et de découragement de la part du peuple, qui ne tremperait point en masse dans cette abdication honteuse de son avenir, mais qui pourrait laisser détacher de son sein quelques groupes égarés. Et, pour que l’orage amassé ainsi de tous les coins de l’horizon vienne s’abattre sur l’Assemblée sans défense, il ne faut que quelques ordres mal donnés ou mal transmis, ou mal compris. Il n’est besoin ni de conspirations ni de trahisons : il ne faut que ce que nous avons vu, du désordre, du hasard et de la fatalité de part et d’autre.

Le sanctuaire de la représentation nationale ne sera jamais à l’abri d’un coup de main tant qu’on n’aura pas pris une mesure qui serait simple, économique, populaire et souveraine. Celte mesure que nous proposons aujourd’hui, avec l’espérance qu’elle sera prise en considération dans une cinquantaine d’années, consisterait à écrire sur la porte du palais de la nation : « L’Assemblée nationale n’est gardée que par la loyauté de la nation. Elle n’a pas une seule baïonnette entre elle et le peuple. Le peuple a le droit de protester et de pétitionner. Mais la nation déclare infâme tout citoyen qui franchirait le seuil de cette enceinte sans son autorisation. » Avec cela, mettez, si vous voulez, un bout de ficelle en travers de la porte pour avertir les myopes, et pour donner à ceux qui ne savent pas lire, le temps d’être renseignés par le citoyen concierge ; et, alors, si quelque français est assez insensé ou assez coupable pour abuser d’une confiance illimitée, envoyez-le aux petites-maisons ou au pénitencier.

Sans être trop optimiste et trop romanesque, je me persuade que si, le lendemain de cette triste journée du 15 mai, on eût mis, en guise de troupes, l’écriteau que je propose devant la porte de l’Assemblée, jamais assemblée n’aurait été plus tranquille et plus respectée. C’eût été là le vrai châtiment des désordres de la veille.

Au lieu de cela, un appareil militaire comme si les cosaques étaient aux portes de Paris. Quelle maladresse ! L’Assemblée ne veut pas qu’on dise que le peuple est le coupable, et sans doute elle a raison : mais alors pourquoi donc toute la garde nationale sur pied et armée jusqu’aux dents ? C’est dire à une partie du peuple qu’on se méfie d’elle, qu’on en a peur, et qu’on la rend tout au moins solidaire des méfaits auxquels elle n’a pas voulu prendre part. Quand donc s’avisera-t-on d’un moyen de gouvernement qui n’exige pas toutes ces précautions terribles, et qui serait de témoigner de la confiance afin d’être en droit d’en inspirer ?

Mais je reviens à ma supposition, c’est que tout ce drame recommence avec de nouveaux acteurs, et qu’au lieu d’une combinaison socialiste très aventureuse, ces acteurs nous apportent pour dénouement une combinaison monarchique encore plus effrayante. Je suppose qu’au milieu de la tempête, les plus intelligents des agitateurs prennent dans leurs bras M. Marrast, M. Bûchez, ou tout autre républicain modéré, comme un gage à donner à l’opinion du moment ; et qu’ils l’emportent ainsi, bon gré mal gré, à l’hôtel de ville ; et que, là, ils proclament leur nouveau gouvernement en y admettant certains républicains sans lesquels le succès de leur usurpation monarchique leur paraîtrait impossible. M. Marrast (ou M. Bûchez) se refuserait-il à être membre d’un gouvernement soi-disant républicain où siégeraient à la dictature M. Odilon Barrot et autres transitions provisoires entre la République du National et la République de la régence ?

Si M. Marrast ou M. Bûchez avait la seconde vue qui lui permît de distinguer ce qui se passe à travers les murailles de l’hôtel de ville et les groupes tumultueux qui le pressent, et qu’il se rendît bien compte de l’impuissance du mouvement qui l’a emporté jusque-là, il protesterait sans aucun doute, contre une vaine tentative, et dirait aux factieux : « Vous avez eu tort de compter sur moi. J’étais modéré, il est vrai ; je voulais une république non sociale, mais je ne voulais pas une république monarchique. Laissez-moi, je ne suis pas des vôtres ; je ne signerai rien. »

Mais si, par hasard, pendant une heure ou deux, l’hôtel de ville se trouve au pouvoir des insurgés ; que la garde nationale ne paraisse point, et que, selon toutes les apparences saisissables à M. Marrast (ou à M. Bûchez), le peuple, égaré, démoralisé, trompé, donne les mains au triomphe de la monarchie républicaine, il est fort possible, fort probable que M. Bûchez (ou M. Marrast) saisira résolument, en désespoir de cause, la part de pouvoir qui lui est échue dans la tempête.

Il n’y a aucune espèce de malveillance, aucune nuance d’ironie dans ce que j’avance. Je crois même que, dans ces premiers moments d’une révolution confuse, incompréhensible, le devoir d’un républicain du National serait de ne pas abandonner les rênes, et de se maintenir à la tête du mouvement, pour l’empêcher d’être absorbé d’emblée au profit des rois ; sauf à se retirer le soir ou le lendemain, si l’impossibilité de sauver la République par cet essai venait à être démontrée.

N’est-ce point un peu ainsi que les choses pouvaient se passer le 24 février ? Nous ne savons pas si le National tenait peu ou point à s’associer M. Odilon Barrot. Mais, quand cela serait, qu’y aurait-il d’illogique et de monstrueux ? Le National ne croyait point alors à une révolution sociale. Pour notre part, tout en la désirant peut-être davantage, nous étions un bon nombre qui n’y comptions pas non plus. Qui s’est trompé, de ceux qui y comptaient ou de ceux qui n’y comptaient pas ? Gela est encore à savoir. Le crime n’est donc pas, et ne peut jamais être en politique, dans l’appréciation du fait. Le mal est ailleurs, et il y a un bonhomme de proverbe qui dit qu’on croit facilement à ce qu’on désire. Eh bien, ce proverbe-là n’est pas plus vrai que sa contre-partie : On croit voir arriver ce qu’on craint. Il faudrait dire ce que je ne saurais pas citer en latin : « Les destins mènent ceux qui veulent, et traînent ceux qui résistent. »

Eh bien, avec d’autres acteurs, avec un autre sujet, avec un autre dénouement, quelque chose d’analogue au 24 février s’est passé le 15 mai. Je ne dirai rien des principaux acteurs, à l’exception d’un seul. Les autres, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus ; je n’ai point de notions certaines sur leur caractère, sur leurs intentions, sur leur plan. Seulement, il est à présumer, d’après la composition même de leurs diverses listes, qu’il n’y avait pas de plan, pas de parti pris, pas même de projet formulé entre eux une heure auparavant. Voilà ce que l’un de ces personnages ne savait pas ; car il ne savait rien de ce qui arriverait, et il avait juré la veille que rien n’arriverait par lui ni par ses amis. Il avait une violente prévention, chacun le sait, contre un des hommes dont le nom a été mis en avant pendant l’orage. Peut-être n’avait-il pas confiance dans les lumières ou dans la sincérité de tous les autres. Le fait est qu’il s’est trouvé avec eux comme une feuille emportée par la tempête se trouve avec d’autres feuilles, sur une cime ou dans un précipice. Il s’y est trouvé comme Arago, ou Lamartine auraient pu se trouver à l’hôtel de ville avec M. Cabet ou avec M. Thiers, si M. Cabet ou M. Thiers avaient eu l’inspiration d’y aller le 24 février.

Cet homme dont je parle voulait-il étouffer la République sous une faction ? Non, personne ne soutiendra cela sérieusement. Voulait-il attenter à la souveraineté du suffrage universel ? Il suffira pour savoir le contraire de se rappeler qu’il a passé huit ans d’agonie dans les prisons de la monarchie, et qu’il a été condamné à mort pour avoir professé la croyance au suffrage universel. Voulait-il remettre les destinées de la France entre les mains de ceux que l’on proclama dictateurs à l’hôtel de ville ? Non, il n’était à l’hôtel de ville que pour protester contre certains d’entre eux. Voulait-il mettre Paris à feu et à sang ? Il ne cédait à la nécessité de proclamer un nouveau gouvernement que parce qu’il ne pouvait apprécier, là où il se trouvait entraîné, l’état de Paris pendant cette heure confuse et ténébreuse. Il faisait ce que fait tout homme d’abnégation et de dévouement dans la crise d’une révolution. Il allait sacrifier sa vie, au besoin, pour empêcher le peuple d’être égaré par un de ces moments d’inexprimable anarchie où le sang coule sur le pavé de Paris avant que l’idée soit formulée. Voulait-il donc ravir le pouvoir à tel ou tel homme pour s’en emparer ?

Voilà ce qu’on croit toujours et ce qui paraît le plus croyable dans les crises révolutionnaires, parce qu’en effet la plupart des hommes de mouvement les font volontiers naître à leur profit. Mais, parmi les hommes d’exception qui donnent tout sans vouloir jamais rien recevoir, l’homme dont je parle est un des plus purs, des plus grands, des plus fanatiques, si ce mot peut s’appliquer au dévouement et au renoncement. Cet homme est né pour le sacrifice, pour le martyre, et, parmi ceux qui le blâment, il n’en est pas un seul qui ne l’aimerait et ne l’admirerait, s’il le connaissait particulièrement.

Mais qui ne le connaît ? qui n’a déjà reconnu Barbès à ce que je viens d’en dire ? Barbès, qui, au fond de sa prison, n’a point encore eu d’autre préoccupation, d’autre souci que la crainte de voir des innocents compromis dans sa cause ? Qui n’a senti, en lisant les lettres de Barbès au colonel Rey et à Louis Blanc, qu’une grande âme était là aux prises avec une terrible destinée ? Un mot bien simple du colonel Rey a frappé tous les cœurs en France d’un choc électrique ! Merci, honnête homme ! Oui, honnête homme ! Ce titre-là est grand comme le monde aujourd’hui, aussi grand, aussi rare que le génie de Napoléon dans le passé. La gloire maintenant court les rues, la vanité a fait un tel abus du mot de gloire ! Mais l’antique honneur, l’honnêteté politique, nous en avons si peu, que nous serons bien forcés de nous prosterner devant elle quand elle deviendra l’expression du caractère français ! L’avenir n’est plus au génie individuel, à l’éclat du talent, à la force des armes : il est à l’honneur, et le Napoléon des temps nouveaux, ce sera l’honnête homme par excellence.

Quant à toi, Barbès, rappelle-toi le mot de l’enfer dans Faust : Pour avoir aimé, tu mourras ! Oui, pour avoir aimé ton semblable, pour t’être dévoué sans réserve, sans arrière-pensée, sans espoir de compensation à l’humanité, tu seras brisé, calomnié, insulté, déchiré par elle. J’ignore si le fer de la guillotine est à jamais brisé pour les dissidences politiques. Tu l’as déjà vu de près, et son éclair ne te ferait point cligner les yeux. Mais, déjà à demi mort dans les cachots de la monarchie, tu recommences ton agonie dans les cachots de la République. Je crois fermement que la justice du pays t’absoudra ; j’espère encore dans l’idée qui préside aux destinées de la République. Mais tu n’en seras pas moins persécuté, durant les jours qui te restent à vivre, par l’idée contraire, toute-puissante encore chez la plupart des hommes. Tu mourras à la peine d’un éternel combat ; car les forces humaines ne suffisent pas à la lutte que ces temps-ci ont vu naître, et que ni toi ni moi ne verrons finir. Reste donc calme ! Tu as choisi la souffrance, la prison, l’exil, la persécution et la mort. Tu seras exaucé, toi dont l’ambition était de mourir pour la cause du peuple. Peut-être même connaîtras-tu cette suprême douleur, peut-être boiras-tu ce dernier calice, d’être maudit par des insensés, à l’heure où tu rendras à Dieu ton âme sans souillure. Mais tu crois à la vie éternelle ; et, d’ailleurs, tandis que les ennemis du peuple te jetteront une dernière pierre, le peuple te criera par la bouche de ceux qui t’aiment : Merci, honnête homme !

Nohant, 7 juin 1848.