Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/06

SOUVENIRS D'UNE STATION


DANS


LES MERS DE L'INDO-CHINE.




LA BAYONNAISE A BATAVIA.




Le 2 juillet 1849, nous quittâmes le port de Macassar, et nous tournâmes notre proue vagabonde vers la baie de Batavia. Lorsqu’au mois d’avril 1847 j’avais quitté la France pour me rendre dans les mers de Chine, je ne m’étais point promis de plus grand dédommagement d’une longue absence et d’un lointain voyage que le plaisir de visiter la capitale des Indes néerlandaises. Mon père avait fait, sous les ordres de M. d’Entrecasteaux, la campagne qu’accomplirent, de 1791 à 1795, dans l’Océan Pacifique et dans l’archipel indien, les deux corvettes envoyées par le roi Louis XVI à la recherche des navires de La Pérouse. Après la mort des deux chefs de l’expédition, M. d’Oribeau conduisit les corvettes françaises dans le port de Sourabaya, et mon père, alors enseigne de vaisseau, se vit contraint d’attendre, pendant plus d’une année, sur les côtes de Java, l’occasion de rentrer en Europe.

Les colonies hollandaises étaient à cette époque sur leur déclin. Cependant, après cinquante-trois ans passés à parcourir le monde, l’ancien officier de d’Entrecasteaux affirmait encore que l’île de Java et les Moluques étaient ce qu’il avait vu de plus beau sur la terre. Je m’étais pénétré de ces impressions enthousiastes, et je ne pouvais songer sans émotion au bonheur que j’éprouverais à visiter moi-même ces merveilleuses contrées. Une circonstance imprévue était venue d’ailleurs, peu d’années avant mon départ, raviver ces souvenirs de famille, et avait contribué à enfoncer plus avant encore dans mon cœur l’aiguillon de la curiosité. Nous avions rencontré à Paris un naturaliste allemand, le docteur Burger, qui avait suivi M. Van der Capellen à Java et M. Siebold dans l’intérieur du Japon. Le docteur Burger n’était point seulement un savant botaniste et un philosophe doué d’un profond esprit d’observation, il avait en outre le don si rare de rendre ses récits attachans. Sa jeunesse avait été laborieuse ; mais, comme le Beppo de Byron, il avait fini par amasser, au prix de mille périls, une fortune honorable et d’intéressans souvenirs.

Wkate’er his youth had sufferd his old age
Whit weath and talking made him some amends.

Je ne me lassais point de suivre en esprit l’aimable et bon docteur à travers les rues de Jédo ou d’errer avec lui au milieu des forêts vierges des tropiques. Les entretiens d’un pareil conteur auraient décidé ma vocation de marin, si j’avais encore eu le choix d’une carrière à faire. Réunis par les mêmes goûts et par une secrète sympathie, au bout de quelque temps le docteur Burger et moi nous étions devenus inséparables. Pendant tout un hiver, nous courûmes ensemble, comme deux écoliers, des bancs de la Sorbonne aux amphithéâtres du Jardin-des-Plantes. Quelques mois encore, et l’histoire naturelle comptait un adepte de plus. Le docteur Burger dut malheureusement retourner à Batavia, et il emporta tout mon zèle avec lui. En me quittant, il avait voulu conserver l’espoir de me revoir un jour dans cette belle île de Java dont si souvent il m’avait vanté les charmes. Un singulier enchaînement de circonstances allait réaliser, après quatre années d’attente, ce vœu amical.

Dès que l’écueil du Brill fut dépassé, la mousson nous fit franchir en cinq jours les 250 lieues qui séparent les côtes de Célèbes de la rade de Batavia. Déjà les îlots d’Edam et d’Alkmaar se montraient à l’horizon, et nous nous flattions de gagner le mouillage avant le coucher du soleil, quand le calme vint nous surprendre. Nous parvînmes cependant à nous traîner, avec un dernier souffle de brise, jusqu’à la hauteur de la pointe de Krawang, qui servit longtemps de limite aux possessions de la compagnie. Nous laissâmes alors tomber l’ancre pour attendre le jour, et vers huit heures du matin nous déployâmes de nouveau nos voiles. La brise du large ne tarda point à s’élever, marquant d’un cercle noir une partie de l’horizon, et jetant de toutes parts sur la surface jusqu’alors immobile de la baie les empreintes d’une griffe invisible.

La baie de Batavia ne ressemble point à la mer intérieure qui baigne la plage de Manille ; elle ne rappelle ni la rade foraine de Menado, ni le calme étang de Macassar ; elle offre un coup d’œil qu’on chercherait vainement sur un autre point de l’archipel indien. Dans le lointain se dressent les hauts sommets du Salak et du Guédé, qui s’élèvent à 2 et 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce n’est point cependant la majesté de ces grandes lignes qui attire les regards, c’est sur la baie, émaillée comme un pré de bouquets de verdure, que l’œil fasciné s’arrête et se repose ; mais dès qu’on a dépassé les îlots boisés entre lesquels s’égare la mer limpide et bleue, dès qu’on n’a plus devant soi que les écueils de la rade, une teinte de deuil et de tristesse vient s’étendre sur ce gracieux paysage. L’atmosphère a perdu sa transparence ; le sommet des montagnes commence à disparaître sous un dôme de vapeurs. Les terres basses qui forment le fond de la baie montent au niveau de l’horizon par un mouvement presque insensible. Au-dessus de ces plages marécageuses, on croirait voir planer un air lourd et pestilentiel. C’est bien là le mélancolique aspect que l’imagination prêtait d’avance à la plaine de Batavia, à cette terre qu’un enfant égaré des îles de l’Océanie[1] appelait, dans son poétique langage, Enoua maté, la terre qui tue. Heureusement, non loin de ces marais fétides s’étend une plaine assainie par de nombreuses tranchées, et dont la pente, légèrement inclinée vers la mer, procure un écoulement facile aux eaux stagnantes. Les terrains d’alluvion qui bordent le rivage n’en sont pas moins encore aujourd’hui, comme aux temps les plus funestes de Batavia, un foyer de miasmes délétères.

Si de sombres pensées traversèrent alors notre esprit, l’attention que nous devions donner à la manœuvre de la corvette vint bientôt nous en distraire. Nous entrions dans la rade, poussés par une brise aussi fraîche que l’embat qui souffle aux beaux jours de l’été dans le golfe de Smyrne. Au milieu des nombreux navires qui occupaient déjà le mouillage, il semblait qu’il ne restât plus une place libre pour la Bayonnaise. Sur divers points de cette masse confuse, on distinguait de loin ou la croix de Saint-George ou les blanches étoiles des États-Unis. Les trois couleurs de la Hollande flottaient au vent dans toutes les parties de la rade. À côté des bricks de Java montés par des subrécargues arabes se montraient les grandes frégates marchandes de la Maatschappy, et sur le premier plan la flotte de guerre, qui revenait victorieuse de Bali. Trois frégates de 40 et 50 canons, trois corvettes, un brick, huit goélettes et huit navires à vapeur témoignaient de la renaissance d’une marine qui fut jadis la seconde de l’Europe. À peine la Bayonnaise eut-elle jeté l’ancre à une demi-encâblure de la magnifique frégate qui portait le pavillon du vice-amiral Machielsen, que de chaque navire hollandais nous vîmes se détacher une embarcation qui venait nous porter des complimens de bienvenue et des offres de service. Nous ne voulûmes point rester en arrière d’un aussi aimable empressement, et dans la journée même nous visitâmes l’un après l’autre les nombreux bâtimens de l’escadre hollandaise ; nous ne rentrâmes à bord qu’une heure après le coucher du soleil. Nous ne songions plus dès lors qu’à nous reposer des fatigues de ce long pèlerinage, quand, nous apprîmes que le gouverneur-général, M. de Rochussen, avait bien voulu exprimer le désir de nous recevoir dans la soirée. Nous reprîmes donc nos sabres, nos grands chapeaux rougis par l’air salin, nos lourds habits de drap, plus pesans sous les tropiques que la cotte de mailles d’un chevalier, et nous nous dirigeâmes, au milieu des ténèbres, vers l’entrée du port.

L’ancienne ville de Batavia avait été bâtie sur le bord de la mer. Des atterrissemens successifs l’en ont éloignée de près d’un mille. Une rivière qui recevait autrefois les bateaux indigènes et jusqu’aux plus grandes jonques de la Chine, mais dont un courant affaibli par d’imprudentes saignées ne pouvait plus dégager l’embouchure, le Tji-Liwong, a été détournée vers l’ouest pour faire place à un canal contenu entre deux digues qui s’avancent à plus d’un kilomètre de la plage. Notre premier soin fut de chercher des yeux le fanal qui devait nous signaler l’extrémité de ces longues jetées. Nous parvînmes, non sans peine, à le découvrir, et en moins d’une heure nous atteignîmes le débarcadère de la douane. Le succès de notre voyage ne fut cependant assuré que lorsque nous eûmes réussi à nous procurer une voiture. Un cocher malais monté sur le siège attendait nos ordres ; un autre Malais demi-nu agitait la torche flamboyante qui devait projeter sa lumière sur la route. Nous donnâmes le signal du départ, et nos coursiers javanais, lancés à fond de train, dévorèrent l’espace.

De hautes maisons bordaient chaque côté du chemin. Éclairées un instant par les reflets de la résine ardente, les grandes façades de ces édifices rentraient l’une après l’autre dans l’obscurité de la nuit. Ce n’était pas une cité vivante que nous traversions, c’était le fantôme d’une ville qui s’enfuyait en silence derrière nous. Nul bruit, nulle clarté ne sortait de ces palais déserts ; on eût dit que ces sombres masses de briques et de laves n’étaient plus habitées que par les âmes des générations que pendant deux siècles le climat de Batavia avait dévorées. Qui sait si à l’heure de minuit les conseillers des Indes n’errent pas encore au milieu de cette nécropole, si les gouverneurs-généraux, précédés de leurs gardes du corps et de leurs trompettes, ne parcourent pas en carrosse ces rues solitaires ! Les dragons, vêtus d’habits de drap écarlate et tout galonnés d’or, suivent à cheval leur voiture ; les cavaliers qui les rencontrent mettent pied à terre quand ils passent. Des ombres en justaucorps de velours d’Utrecht ou en pourpoint de soie se rangent le long des murs pour ne pas encombrer la chaussée. Combien de milliers d’Européens sont venus chercher la mort dans cette enceinte ! S’ils sortaient tous à la fois de leurs tombeaux, la vieille ville de Batavia ne serait plus assez grande pour les contenir !

L’atmosphère cependant était devenue moins humide et moins épaisse ; la nuit paraissait moins noire. Nous n’étions plus tentés de peupler de spectres et d’apparitions funèbres la longue avenue dans laquelle nous venions d’entrer. La route était bien encore silencieuse et déserte ; mais c’était la solitude des campagnes, ce n’était plus celle d’une ville abandonnée. Depuis près d’un quart d’heure, nous roulions ainsi entre deux rangées de grands arbres. À notre gauche, un canal aux flots assoupis baignait sans murmure ses talus de gazon, et dans le lointain, sur la droite, des lumières scintillaient à travers le feuillage. Tout à coup la clarté devient plus vive, et comme des profondeurs d’un bois sacré se dégagent, à mesure que nous avançons, de blanches colonnades et de frais péristyles. Des lampes versent sous ces portiques une douce clarté. Mollement étendues dans de grands fauteuils de rotin ou groupées autour d’une table à ouvrage, des femmes en robes de mousseline et de gaze, les bras nus, les épaules découvertes, apparaissent à nos yeux éblouis comme les déités plutôt que comme les prêtresses de ces temples. On se figurera difficilement notre émotion à la vue de ce spectacle inattendu. Chacun de nous demeurait immobile et muet, le regard attaché sur ce tableau féerique comme sur un miroir que l’on craint de ternir, comme sur une image qu’un souffle peut faire disparaître. C’est ainsi que l’esprit du mal se plaisait, dit-on, à troubler les saintes pensées des ermites de la Thébaïde. Rassurons-nous : ce n’est point l’œuvre du démon que nous venons de contempler. Nous voici arrêtés devant un de ces péristyles : les colonnes ne s’enfoncent pas dans le sol ; les murailles ne s’abîment pas l’une sur l’autre comme les débris d’un château de cartes ; nos pieds mêmes ont foulé ces parvis de marbre sans que la terre ait frémi sous nos pas, sans que le gouffre se soit entrouvert. Nous ne sommes donc le jouet ni d’une hallucination ni d’un rêve, et notre enchantement n’aura pas de réveil.

Le résident de Batavia, M. van Rees, avait bien voulu se charger de nous introduire auprès du gouverneur-général, et c’était à son hôtel que nous avions commandé à notre cocher de nous conduire. Malgré notre activité, nous nous étions fait attendre. M. van Rees s’avança gracieusement à notre rencontre et nous offrit de monter dans la calèche découverte qu’il avait eu soin de faire atteler à l’avance. Pendant le temps que le cocher mit à se ranger devant le perron, nous pûmes jeter un regard autour de nous. Un goût délicat avait présidé à l’architecture et à l’ameublement de cette délicieuse demeure. L’éclat du stuc qui couvrait les murailles, la blancheur des colonnes, la fraîcheur des grandes dalles, la paraient mieux que n’auraient pu le faire les lourdes draperies et les lambris dorés de nos salons. Ce n’était qu’une miniature de palais, mais les ouvriers de l’Ionie avaient dû, aux plus beaux jours de la Grèce, en élever de semblables. Point de porte à ouvrir pour passer du vestibule dans le salon ou du salon dans la galerie intérieure. La brise errait librement d’une pièce à l’autre sans avoir à soulever une tenture. Des meubles de laque et de rotin, des vases d’albâtre, des globes de cristal, voilà les seuls objets que nos yeux rencontraient dans ces appartemens. Tout à coup, d’un des angles du salon nous vîmes s’élancer, avec un jappement joyeux, la plus ravissante petite créature qui ait jamais mérité de dormir sur les genoux d’une marquise : c’était un chien du Japon à la robe noire et soyeuse marbrée de raies blanches et de taches de feu, un chien de la grosseur d’un rat, doué de la vivacité d’un écureuil. Il y avait une noblesse dans sa petite tête, une intelligence dans son regard, qui relevaient au-dessus de la classe ordinaire des roquets. Les caniches lilliputiens de Manille, les bassets de Péking avec leurs jambes torses et leurs gros yeux à fleur de tête, auraient eu l’air de Calibans auprès de lui. M. van Rees l’avait payé un prix fabuleux ; ne fallait-il pas cet Ariel pour garder ce palais enchanté ?

Dès que la voiture de M. van Rees fut avancée, nous partîmes pour nous rendre chez M. le comte de Rochussen, et, au bout de quelques minutes, nous montions les degrés de l’hôtel du gouvernement. Le vice-roi des Indes néerlandaises ne saurait être entouré de trop de splendeur. Il faut que les populations se prosternent devant le faste qui l’environne. Nulle somptuosité de mauvais goût ne dépare pourtant la demeure qu’il habite. On a su donner à cet édifice un cachet de grandeur sans rien sacrifier de la simplicité qui convient aux palais de l’Orient. Des salles vastes et nues, froides comme une statue qui vient de sortir d’un bloc de Carrare, des plafonds supportés par des piliers doriques, des sièges rangés en demi-cercle au milieu d’une immense galerie, je ne sais quelle gravité imposante, qui semblait avoir passé des lignes de cette architecture dans les habitudes de cette enceinte, rembrunirent nos fronts et imprimèrent soudain à notre démarche une raideur officielle. À l’entrée du vestibule, nous trouvâmes un aide-de-camp qui nous conduisit auprès du gouverneur-général, M. de Rochussen portait l’uniforme de maréchal, symbole des vastes pouvoirs qui lui étaient conférés. De nombreux officiers en grande tenue entouraient le gouverneur, et semblaient composer sa maison militaire. Je ne sais si le palais du roi Guillaume eût présenté un aspect plus royal ; j’avais sûrement vu pour ma part plus d’une tête couronnée qu’environnaient moins d’éclat et moins d’étiquette. Avant de nous faire asseoir, M. de Rochussen voulut nous présenter lui-même à M. le duc Bernard de Saxe-Weimar, lieutenant-gouverneur et commandant de l’armée des Indes. Tous les étrangers qui ont eu l’honneur d’être reçus à Batavia par M. de Rochussen savent quelle aménité et quelle grâce bienveillante tempéraient chez cet homme d’état la réserve et la dignité dont ses hautes fonctions lui faisaient un devoir. Le duc Bernard est à bon droit cité comme l’un des hommes les plus aimables et les plus spirituels qu’aient produits ces maisons princières de l’Allemagne unies par tant de liens intimes à la plupart des souverains de l’Europe. Nous ne prolongeâmes point cette première visite ; mais, quand nous quittâmes le gouverneur-général de Batavia, nous avions appris une fois de plus que la véritable courtoisie peut ne rien perdre de son charme aux formes solennelles dont une étiquette rigoureuse l’entoure.

M. van Rees voulut nous ramener à son hôtel ; il m’y réservait une aimable surprise : la première personne qui s’offrit à mes regards, quand je descendis de voiture, ce fut le docteur Burger. Instruit de mon arrivée par le résident, il accourait pour m’enlever au passage. Ce n’eût point été de la discrétion, c’eût été de l’ingratitude, que de vouloir me soustraire aux empressemens d’une amitié qui avait si bien résisté à quatre années d’absence. Le docteur triompha donc aisément des objections que j’essayai d’opposer à ses instances. Dès cette nuit même, je devins son hôte. Les émotions de la journée ne m’empêchèrent pas de goûter un sommeil paisible. Lorsque j’ouvris les yeux, le globe du soleil se montrait déjà comme un météore enflammé au-dessus de l’horizon. Le docteur était levé depuis plus d’une heure. Selon son habitude, il s’était empressé de quitter sa chambre pour venir s’asseoir sous le péristyle. Vêtu de la cabaya malaise et d’un large pantalon d’indienne qu’un cordon de soie serrait autour de sa taille, étendu dans un grand fauteuil à dossier renversé, les pieds posés sur les barreaux d’une chaise, le coude appuyé sur un guéridon, il aspirait en rêvant la fraîcheur du matin. Je me hâtai de m’habiller et d’aller prendre place à côté de lui. La rencontre d’un ami est toujours une bonne fortune ; mais, quand cette rencontre a lieu sur la terre étrangère, quand elle transforme une ville indifférente en un lieu de refuge où le cœur longtemps comprimé ne craint plus de s’ouvrir, il faut remercier le ciel d’une double faveur. Jamais je ne m’étais senti mieux disposé à admirer les beautés de la nature. La température en ce moment était délicieuse. La brise de terre qui avait régné toute la nuit avait rafraîchi l’atmosphère, et les premiers rayons du soleil venaient de condenser cette humidité pénétrante qui tombe incessamment du ciel bleu des tropiques. La maison de M. Burger était bâtie sur le bord du canal que nous avions entrevu la veille. On n’avait que quelques pas à faire pour se plonger au sortir du lit dans un large bassin d’eau courante. Des cloisons et un toit de bambou cachaient les baigneurs aux regards des passans. Les massifs d’un parterre, où brillaient toutes les richesses de la flore javanaise, s’étendaient entre la façade de la maison et la grille du jardin. Là croissaient au milieu des ébéniers, des cassiers et des mimosas, le sapan aux longues étamines, le gebang dont les palmes rigides se développent comme un éventail, le dadap aux grappes de corail, le kayou-pouti au tronc argenté, le warou aux fleurs jaunes ou aux corolles écarlates, mille autres plantes dont le nom m’est resté inconnu, et dont je crois encore voir frémir le feuillage. D’élégantes voitures se croisaient déjà sur la route et passaient devant nous avec la rapidité d’une flèche. D’infatigables piétons portaient suspendus aux deux extrémités d’une perche flexible des paniers remplis de volailles ou de fruits, et s’en allaient d’un pas cadencé offrir de maison en maison les produits de leurs basses-cours ou ceux de leurs vergers. C’était une scène de singulière activité dont l’aspect variait à chaque instant, comme si une main complaisante eût voulu faire passer sous mes yeux toute une galerie de tableaux.

Cette belle et tiède matinée me rendait cependant un peu honteux de mon inaction. Il me semblait que la promenade eût été à pareille heure un exercice éminemment salutaire. Tel n’était pas l’avis du docteur Burger. « Tout effort, disait-il, est funeste sous un ciel qui énerve. Sortez en voiture, si cela vous convient ; montez même à cheval, je n’y vois pas d’inconvénient ; mais, dans l’intérêt de votre santé, ne marchez jamais. » Bien peu de personnes s’écartent à Batavia des règles de cette hygiène. La plupart des Européens ne s’y servent de leurs jambes que pour passer d’un appartement dans l’autre. C’est assurément le pays où un paralytique sentirait le moins le malheur de sa condition. Docile au vœu du docteur, je ne me permis de toute la matinée d’autre effort que de jeter au vent la fumée de quatre ou cinq cigares. Nulle part, si ce n’est à Smyrne, je n’avais fumé d’une façon plus orientale. Assis sur les moelleux divans du café des Roses, je n’avais qu’à prononcer d’une voix gutturale : verbàna bir tchibouk ! et verbana atesh ! pour qu’Ismaël m’apportât à la fois une longue pipe et du feu. Sous le portique hospitalier du docteur Burger, j’avais encore moins de frais à faire. La langue malaise est si douce et si musicale ! Sapada ! disais-je sans m’érailler le gosier comme aux jours où j’essayais de parler turc. — Ia touan ! répondait un jeune Javanais qui se tenait accroupi dans un coin de la verandah, une mèche en bourre de cocotier à la main. — Cassi api ! apporte-moi du feu ! Je prenais un cigare sur le guéridon placé près de moi, et, sans avoir eu la peine de détourner la tête, je continuais à suivre les mille créations de ma fantaisie au milieu des blanches spirales qui s’échappaient de mes lèvres.

Vers onze heures, le déjeuner vint m’enlever aux douceurs de cette vie contemplative. Je fus surpris de l’étonnante profusion qui régnait sur la table du docteur, profusion d’autant plus inutile que sous les tropiques on ne se sent guère disposé à faire honneur à de tels festins. Le regard se détourne avec dégoût des viandes fumantes et des mets substantiels que l’estomac répudie. L’appétit émoussé ne se ranime un instant que sous l’influence excitante des épices. Le docteur Burger possédait encore à ce sujet de précieux aphorismes. « Le poivre est échauffant, disait-il, le piment seul rafraîchit. » Le fait est qu’au bout de quinze jours le docteur m’avait guéri d’une irritation d’entrailles par un usage judicieux du karrick à l’indienne. Un partisan aussi décidé de la médecine tonique devait naturellement s’élever contre l’abus des fruits. L’ananas, la pamplemousse, le litchi, le sursak, avec leur saveur acide et sucrée, lui semblaient encore plus dangereux que le poivre. Il n’exceptait guère de la proscription générale que la figue banane et le roi des fruits, le mangoustan, semblable à une orange renfermée dans la peau d’une grenade, dont la pulpe fondante et blanche ne saurait être mieux comparée qu’à un sorbet à la pêche.

Quand à Batavia on a perdu sa matinée, il faut savoir faire trêve à ses projets, et chercher dans le sommeil l’oubli d’une curiosité impatiente. Je me décidai sans peine à remettre au lendemain le plaisir de parcourir la vieille ville et la ville neuve ; mais avant d’endosser la cabaya et de revêtir le pantalon moresque, indispensable préliminaire d’une sieste javanaise, je voulus faire plus ample connaissance avec la maison de M. Burger. La salle à manger donnait sur une vaste cour intérieure. Un figuier aux rameaux étendus et aux racines multipliantes, le waringin, si cher aux Javanais et aux Chinois, s’élevait au centre de cette cour et couvrait de son ombre tout un village indigène. Chacun des nombreux serviteurs de M. Burger avait là son toit de chaume. C’était un phalanstère où rien n’était en commun, si ce n’est la providence du docteur. Aussi la paix et l’abondance régnaient-elles au sein de cette heureuse peuplade. Les femmes n’avaient d’autre soin que d’allaiter leurs enfans, de piler le paddy[2] ou de tisser le sarong conjugal ; les jeunes filles allaient dès le matin suspendre aux rameaux du figuier la cage où la tourterelle roucoulait jusqu’au soir son long gémissement d’amour. Une foule de petits êtres à la peau cuivrée rampaient dans la poussière ou demeuraient assis sur le seuil de la case, promenant autour d’eux des regards solennels. Tout cela vivait sans effort, sans souci du passé, sans inquiétude de l’avenir, attendant le paddy quotidien du docteur comme l’herbe des champs attend la rosée des nuits, comme les grands arbres se confient pour alimenter leur sève aux sucs nourriciers de la terre. C’était le bonheur insouciant du sauvage abrité sous l’aile d’une philosophie bienfaisante.

La chaleur cependant était devenue accablante. Il fallait se rendre aux douceurs énervantes du climat, Européens et Javanais m’en donnaient l’exemple. Je me décidai à me jeter sur mon lit ; je n’y trouvai qu’un sommeil agité. Vers quatre heures, l’orage qui grondait depuis quelque temps dans les gorges profondes du Guédé s’abattit sur le jardin comme une avalanche. La foudre dardait de tous les points du ciel ses langues fourchues, le vent soulevait des nuages de poussière, et la maison ébranlée tremblait sur ses fondemens. Cette convulsion violente ne dura que quelques minutes. Réveillé par l’orage, je me hâtai de m’habiller, car un nouveau repas m’attendait. Entre le déjeuner et le dîner on n’avait mis que l’intervalle de la sieste. N’allez point croire à ce trait que les Hollandais aient apporté dans les Indes l’appétit de Pantagruel. Mon Dieu ! non : une foule de plats couvre, il est vrai, la table, mais ces plats n’obtiendront des convives qu’un sourire dédaigneux. Le dîner, à tout prendre, n’est à Batavia qu’une coutume importune. Si l’on en avance l’heure, je croirais volontiers que c’est pour en être débarrassé plus tôt. La soirée est au contraire le moment où la gaieté renaît, où les amis se visitent, où les causeries de tous côtés s’éveillent. La température pendant la journée s’élève souvent jusqu’à 32 degrés centigrades ; elle redescend aux approches de la nuit à 22 et 23 degrés. Le voyageur qui n’aurait visité Batavia que pendant le jour n’envierait point, à coup sûr, le sort de ses habitans. Celui qui pourrait y arriver avec les premières ombres du soir pour en sortir une heure après le lever du soleil s’imaginerait avoir traversé ces champs délicieux que les Grecs n’avaient osé placer que sur l’autre rive du Styx.

J’aurais pu, sans sortir de chez le docteur Burger, étudier dans ses moindres détails la vie intime des colons hollandais, de ceux du moins dont la fortune est faite, et pour lesquels l’île de Java est devenue une seconde patrie. En se retirant des affaires, ces heureux créoles ont songé pour la plupart à fixer leur résidence en Europe ; lorsque l’hiver est arrivé avec ses frimas, ils se sont pris à regretter leur beau paradis des Indes, leur existence somptueuse et facile, et ils sont revenus à Batavia, non plus pour y demander un salaire au gouvernement ou tenter d’y grossir leur fortune, mais pour y passer la vie plus doucement qu’ailleurs. L’entretien d’une maison entraîne cependant à Batavia des frais considérables. Le budget d’un modeste ménage y dépasse souvent le chiffre des appointemens attribués en France à un lieutenant-général : trente mille livres de rente constituent à peine dans cet Eldorado une honorable aisance. Ce qui serait luxe en Europe est besoin impérieux ou rigoureuse convenance à Java. À moins de marcher sous un dais à l’instar des Chinois, qui se font souvent suivre d’un esclave portant au-dessus de leur tête un immense parasol[3], vous ne pourrez vous transporter à vingt pas de votre demeure sans monter en voiture. L’intérêt de votre santé et votre réputation de gentleman l’exigent. Il vous faudra aussi habiter à vous seul une maison tout entière. Vous y rassemblerez, en dépit de tous vos projets de réforme, une armée de domestiques ; car, semblables aux coulis de l’Inde, les domestiques javanais n’exercent qu’une fonction et ne souffrent guère qu’on les détourne de leur emploi spécial. Vous aurez deux voitures au moins, et dans votre écurie trois ou quatre attelages. Je ne parle point des dîners, du théâtre et des fêtes. Si vous ne dépensez pour vous tenir au niveau de la classe moyenne que 2,000 francs par mois, vous serez économe ; mais aussi vous aurez été servi, traîné comme un nabab ; vous aurez savouré les plus molles délices que puisse procurer la richesse.

2,000 francs par mois sont aux Indes le traitement d’un colonel ou d’un conseiller de la haute cour de justice. C’est le moins qu’on puisse allouer aux employés supérieurs de la colonie, si l’on veut leur fournir les moyens de faire honneur à leur rang et de ne pas déchoir de leur position sociale. L’existence d’un fonctionnaire ou d’un négociant hollandais à Java ne ressemble guère à celle du créole indépendant qui n’a d’autre souci que de mettre d’accord ses goûts avec ses revenus. Dans les sphères actives de la société, on retrouve à Batavia comme partout ailleurs le zèle persévérant, l’assiduité au travail qui distinguent la race hollandaise. Ce n’est ni un des employés du gouvernement, ni un des commis de la Maatschappy que l’on prendra jamais pour Renaud au milieu des jardins d’Armide. Dès dix heures du matin, chacun court à son bureau et n’en sort qu’à quatre ou cinq heures du soir. Le docteur Burger devait la douceur de ses loisirs à de longues années de cette vie laborieuse. Il avait acquis péniblement le droit de philosopher à son aise. Si chère que lui fût la rêverie, il n’en pouvait cependant goûter le charme que lorsqu’il n’y avait pour lui aucun bien à faire ni aucun ami à obliger. À l’occasion, il redevenait l’homme infatigable dont toute la colonie avait pu admirer le zèle dans la triple situation de fonctionnaire, de négociant ou de planteur. Il savait combien j’étais désireux de mettre à profit les trop courts instans que je devais passer à Java, et il se promettait d’avance de jouir de mes émotions. Aussi fut-il le premier, dès le lendemain de mon arrivée, à me proposer de parcourir la vieille ville et les nouveaux quartiers de Batavia.

J’allais donc voir cette fastueuse rivale de Calcutta et de Bombay, cette ville dont mon père m’avait tant de fois entretenu et qu’il avait visitée plus d’un demi-siècle avant moi ! Lui-même à cette heure n’eût-il pas mis en doute la fidélité de ses souvenirs à la vue des changemens qui s’étaient accomplis sur ces rivages, non moins funestes à l’expédition de M. d’Entrecasteaux qu’aux équipages du capitaine Cook et du capitaine Bougainville[4] ? Les enfans de Japhet ont porté jusque dans l’extrême Orient la mobilité de leurs goûts et l’audace de leur esprit novateur. Une ville nouvelle a tué l’antique capitale des Indes. La citadelle de Batavia a disparu ; les palais de l’ancienne régence jonchent la terre, ou sont convertis en bureaux et en magasins. Les fondateurs de Batavia, comme ceux de Manille, n’avaient songé qu’à élever une place forte. Ils donnèrent à cette ville la forme d’un rectangle entouré de murs et de bastions, dont la face septentrionale était occupée par une vaste citadelle. Le Tji-Liwong traversait Batavia dans toute sa longueur. Une infinité de canaux la ^sillonnaient dans tous les sens. Des quais plantés d’arbres, des rues spacieuses et se coupant à angle droit, des maisons à plusieurs étages donnaient alors à la capitale des Indes un caractère de grandeur qui répondait à sa richesse et à son importance. Malheureusement l’air circulait à peine à l’abri de ces hautes murailles et au milieu de ces maisons contiguës. Les canaux à demi comblés laissaient échapper des miasmes infects. Le climat faisait chaque année des milliers de victimes. Le général Daendels conçut, en 1808, un projet qu’il accomplit avec la rare énergie de son caractère. Décidé à couper le mal dans sa racine, il fit raser les murs et la citadelle de Batavia : il ne se contenta point d’assainir ainsi l’ancienne ville, il voulut en fonder une nouvelle. À trois milles environ du rivage, sur un terrain déjà élevé de 30 pieds au-dessus du niveau de la mer, il fit construire de vastes casernes, d’élégantes habitations pour les officiers, et un immense édifice destiné à devenir le palais du gouverneur-général, mais dans lequel M. Van der Capellen, effrayé des proportions de ce monument disgracieux, établit pendant son gouvernement les bureaux de l’administration. Cette cité militaire reçut le nom de Weltevreden. Dès l’année 1816, elle menaçait d’un entier abandon la vieille ville. Les employés avaient donné le signal de l’émigration. Les négocians les suivirent. De charmantes villas se groupèrent de toutes parts autour du nouveau quartier fondé par le général Daendels, et la ville maritime ne fut plus visitée par les Européens que pendant les heures destinées aux affaires. Batavia aujourd’hui a en partie disparu ; un grand nombre de maisons tombaient en ruines, on s’est hâté de les démolir. On n’a respecté que les rues principales où de vastes hôtels serrés l’un contre l’autre élèvent encore dans l’air un double et triple étage. En pénétrant sous ces voûtes épaisses depuis longtemps dépouillées de leur magnificence, en gravissant les larges escaliers de pierre qui me conduisaient d’un comptoir à une chambre encombrée de barriques de sucre ou de sacs de café, je m’étonnais du caractère de solidité et de durée qu’avaient osé imprimer à leurs demeures les premiers colons hollandais. Il fallait que l’esprit de ce siècle fût bien empreint des idées de grandeur héréditaire pour que les fondateurs de Batavia songeassent à ériger de pareils monumens sur un sol où la vie humaine était pour les Européens si précaire et si courte[5].

De la vieille ville de la compagnie, il ne subsiste plus aujourd’hui dans son intégrité que le campong chinois. Ce quartier, habité par une population de 32,000 âmes, est situé près du bord de la mer, à l’ouest du canal qui traverse la ville européenne. C’est un des faubourgs de Canton transporté sous ce ciel étranger avec ses ruelles étroites et ses carrefours, avec ses magasins et ses échoppes, avec ses enseignes et ses lanternes. La colonie chinoise a menacé plus d’une fois la sécurité de l’établissement hollandais. En 1660, elle soutint les prétentions d’un prince de la famille de Mataram, qui reçut des Javanais le surnom dérisoire d’empereur des Chinois. En 1740, elle tenta de s’emparer de Batavia. Des rassemblemens se formèrent dans la campagne et se portèrent en armes sous les murs de la ville. Il ne fallut qu’une démonstration vigoureuse pour les disperser. Craignant cependant que l’insurrection vaincue ne comptât de nombreux complices parmi les étrangers qui n’y avaient point pris une part active, ou voulant par un grand coup effrayer à jamais les rebelles, le gouverneur hollandais osa, dit-on, ameuter contre les Chinois les instincts féroces de la populace javanaise. Des troupes de furieux se ruèrent, la torche en main, sur le campong, et le livrèrent aux flammes. Dix mille victimes furent égorgées dans un seul jour. C’est le souvenir le plus néfaste de l’histoire de la compagnie. Les Chinois heureusement s’émeuvent peu de pareils désastres. Sous le courroux des despotes ou sous les fureurs populaires, ils courbent la tête comme à l’approche de l’ouragan. Ils ne font cas ni d’un massacre ni d’un typhon. Leur immense population ressemble à ces tours vivantes dont parle Bossuet, qui réparent à l’instant leurs brèches. Quelques années après la catastrophe de 1740, ils avaient reparu à Batavia aussi nombreux, aussi actifs qu’auparavant. Un écrivain hollandais a fait remarquer, non sans raison, que, si les lois du Céleste Empire cessaient de s’opposer à l’émigration des femmes, la Malaisie ne tarderait point à devenir une province de l’empire chinois. Jusqu’à présent, le trop plein des provinces méridionales de la Chine ne se déverse point chaque année sur les côtes de l’archipel indien dans l’intention de s’y établir. Il est peu de Chinois qui abandonnent la terre natale sans emporter l’espoir de la revoir avant de mourir. On comptait cependant à Java, en 1849, 108,000 Chinois. Il n’y avait à la même époque, dans toute l’île, que 16,000 Européens et 20,000 Bouguis ou Arabes. Le gouvernement hollandais a voulu, en temps opportun, limiter le chiffre de ces turbulens auxiliaires. Sous l’administration de M. Duymaer van Twist, une ordonnance du conseil des Indes a interdit jusqu’à nouvel ordre, aux habitans du territoire céleste, l’entrée d’une île où leur industrie offrait moins d’avantages que leurs pratiques usuraires et leurs brigues sournoises ne présentaient de dangers.

Il existe à Batavia trois populations distinctes. On y peut reconnaître aussi trois villes plutôt que trois quartiers séparés. Les Chinois, nous l’avons dit, au nombre de 32,000, habitent le bord de la mer. Une ceinture de villages, dans lesquels vivent agglomérés 240,000 Javanais, enveloppe la ville européenne. Cette dernière compte à peine 3,500 habitans, et embrasse cependant un immense espace. Le quartier fondé par le général Daendels a étendu un de ses bras vers la mer, l’autre vers les montagnes. Weltevreden, par ses dépendances, touche d’un côté au faubourg méridional de la ville basse, de l’autre au quartier javanais de Meester-Cornelis, élevé de trente-trois mètres au-dessus du niveau de l’océan et distant de six milles environ du rivage. Molevnliet, Noordwyk, Ryswyk, Koning’s-Plein, Weltevreden, Gounong-Saharie, composent moins une ville qu’un parc sans limites, entrecoupé de mille bouquets d’arbres, de longues avenues remplies d’ombre, de prairies, de cours d’eau, de délicieux pavillons cachés par la main des fées au milieu de touffes de verdure. Les places ménagées au centre de cet échiquier fantastique ne sont point d’arides déserts d’asphalte ou de granite. Ce sont de vastes pelouses dont les bœufs du Bengale, au garrot renflé comme la bosse du bison, viennent tondre en mugissant l’herbe épaisse et courte. Des allées couvertes par les grands rameaux du djatti, du waringin ou du tamarinier, encadrent d’une double enceinte ces tapis de gazon. De brillantes cavalcades errent chaque matin sous leurs ombrages, d’élégantes calèches traversent rapidement les rues voisines, et de légères pirogues descendent, emportées par le courant, les canaux qu’alimente le Tji-Liwong. La ville neuve de Batavia est, à mes yeux, la plus ravissante création qu’ait enfantée la fantaisie humaine. Une exquise propreté en complète la grâce et en fait valoir les plus minutieux détails. Moins de recherche présidait à l’entretien des carrés de tulipes d’Haarlem, et les jardins du Généraliffe auraient paru sans poésie à côté de semblables merveilles. Un magnifique résultat a couronné cette œuvre intelligente. Batavia a cessé de dévorer sa population. Nulle part sous les tropiques, la mortalité n’est moins considérable que dans cette ville, où jadis la vie d’un Européen ne durait souvent qu’une saison. Sans doute on y est encore exposé aux maladies qu’amène l’influence débilitante du climat ; la fibre y perd son énergie, le sang son oxygène ; on peut y languir, on n’y meurt plus.

Je ne veux point essayer de cacher ma partialité pour Batavia. C’est la ville où je crois que je pourrais le mieux supporter tout le poids de l’exil. Je ne me plaindrais point cependant de trouver dans cette ville de prédilection un peu moins des grands airs que lui donne son rang de capitale. Tout y respire un peu trop, pour mes goûts, le faste et l’opulence. Point de fête qui n’y réunisse des milliers d’invités, point de festin qui n’y prenne les proportions d’un banquet. Quand nous dînions chez le gouverneur-général, une table de soixante couverts rassemblait dans une vaste galerie des fonctionnaires dont le rang était marqué d’avance. Derrière chaque convive se tenait immobile un domestique en livrée. Ce double front de broderies et d’épaulettes, cette armée de turbans rangés en bataille, cette salle éblouissante de lumières, cette splendeur orientale unie à ce luxe européen, auraient tenté le pinceau d’un Paul Véronèse. L’île de Java, grâce aux différentes zones botaniques que présentent ses hautes montagnes, peut offrir au palais blasé du voyageur des fruits de tous les climats. Les navires des États-Unis y apportent chaque année les gros blocs de glace bleuâtre des lacs américains. On oublierait donc aisément que l’on dîne à cent vingt lieues de l’équateur, si à côté des fraises ou des raisins cultivés sur les pentes du Guédé, à plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on ne voyait figurer les trésors embaumés de la plaine.

J’aimais surtout dans cette gracieuse ville de Batavia ses goûts européens et ses habitudes françaises. C’était là ce qui me consolait de l’ennui de traîner en tout lieu mon grand sabre et mon uniforme. Dans les salons, je n’entendais parler que notre langue ; sur la scène, je retrouvais nos auteurs et nos pièces de théâtre. Les Mousquetaires de la Reine et la Favorite se partageaient, pendant notre séjour dans l’île de Java, la faveur publique. Je n’oublierai de ma vie le coup d’œil que présentait la salle de spectacle la première fois que j’y fus conduit par M. Burger. Les deux loges d’avant-scène étaient occupées par le gouverneur-général et par le duc Bernard, entourés de leurs aides-de-camp. Les conseillers des Indes avaient leurs places réservées au centre du balcon. Sur un double rang brillaient tout autour d’une longue galerie de forme elliptique les fraîches toilettes des dames. Par une singularité que je ne tenterai point d’expliquer, les femmes du midi de l’Europe résistent moins bien au climat des tropiques que les femmes du nord. Sous l’influence accablante de la zone torride, les grands yeux noirs des Espagnoles ne tardent pas à perdre leur vivacité ; vous voyez leurs lèvres pâlir, leur teint se plomber, la fatigue et l’ennui creuser sur leur beau front une ride précoce. Le sang flamand, au contraire, ne cesse point de parer du plus vif incarnat l’aimable visage des créoles hollandaises et leur bouche vermeille, qui semble toujours sourire. Je n’ai jamais beaucoup admiré les beautés de la famille malaise ou les charmes de la race chinoise. Aussi j’éprouvai, je l’avoue, en jetant les yeux sur cette galerie tout étincelante de fraîcheur et de beauté, quelque chose de l’émotion du sauvage retrouvant dans les serres de Jussieu les verts arbustes de son île.

Nous n’étions pas les seuls étrangers qu’un pareil spectacle captivât. Les ambassadeurs que l’île de Bali avait envoyés à Batavia pour régler les conditions d’une paix définitive semblaient exprimer par leurs regards une admiration vive et sincère. Ces ambassadeurs étaient peut-être moins des négociateurs que des otages. Le gouvernement hollandais se plaisait toutefois à les entourer d’égards et à déployer devant eux l’éclat de sa puissance. Il leur avait donné pour interprète et pour guide un Arabe de Bornéo, caractère subtil et insinuant, d’une fidélité jadis douteuse, que des faveurs récentes avaient enfin conquis aux intérêts de la Hollande. Ce compatriote du prophète, vêtu d’une longue robe de soie et coiffé d’un large turban d’une blancheur irréprochable, dominait de sa haute taille les princes balinais accroupis sur leur banquette comme des chefs iroquois autour du feu du conseil. Le profil régulier et sévère de l’Arabe, les belles lignes de ce type biblique ne faisaient que mieux ressortir la face écrasée et les traits sans noblesse de la race hindoue. Le costume des ambassadeurs de Bali était d’une extrême simplicité. Cette simplicité cependant avait sa poésie et sa grandeur ; elle convenait aux guerriers à demi sauvages qui avaient figuré sur les champs de bataille de Djaga-Raga et de Klong-Kong ; une pièce de coton enroulée autour du corps leur tombait jusqu’à mi-cuisse ; leur buste était entièrement nu ; leurs cheveux, relevés et attachés sur le sommet du crâne, étaient ornés d’une fleur d’hibiscus. C’était ainsi que les compagnons de Léonidas, après s’être frottés d’huile, avaient dû se présenter au combat. Les princes balinais ne portaient d’autre arme que leur kris, placé, suivant leur coutume, derrière le dos. L’extrémité du fourreau était enfoncée dans les plis de leur ceinture, tandis que la poignée, enrichie d’or et de pierreries, dépassait presque la hauteur de leur tête. Tel était autrefois le costume de cour de la noblesse javanaise, et tel est encore aujourd’hui celui des habitans de Bali. Le buste découvert a toujours été considéré dans l’archipel indien comme un signe de déférence et de respect. Avec leur peau fauve et dorée, leur coiffure de femme, leur regard à la fois effronté et intrépide, ces princes hindous me rappelaient bien le mélange de sensualité et d’audace qui forme le trait distinctif des populations malaises. Tout à coup l’orchestre fit retentir une marche guerrière : c’était l’hymne de Djaga-Raga, le chant de victoire de l’armée hollandaise. Les ambassadeurs balinais tressaillirent ; un éclair fanatique jaillit de leurs yeux moroses. Quand la voix des clairons se tut, quand les vibrations des cymbales s’apaisèrent, ils reprirent leur attitude indifférente, et ne parurent accorder d’intérêt au drame qui se déroulait devant eux que lorsqu’il y eut des épées brandies en l’air ou replongées brusquement dans le fourreau. Cette soirée, où la civilisation européenne s’efforçait de déployer toutes ses séductions sous les yeux des derniers champions de l’indépendance malaise, me frappa vivement. Je me rappelle surtout quel légitime orgueil brillait sur ces belles figures militaires qui venaient de se bronzer au soleil de Bali. Plusieurs officiers hollandais étaient encore convalescens de leurs blessures. On me les montrait dans la salle en me racontant leurs récens exploits. Ces glorieux souvenirs, présens à tous les esprits, laissaient dans l’air je ne sais quelle odeur de poudre, quel parfum d’héroïsme qui faisait plaisir à respirer.

C’est ainsi que chaque jour me réservait à Batavia une émotion nouvelle. Tantôt on me faisait visiter les vastes salons du Cercle de l’Harmonie, le plus gracieux monument de Batavia, celui qui, par sa blancheur de marbre, ses terrasses à l’italienne, ses arceaux, ses portiques, me rappelait le mieux les palais du Bosphore ; tantôt on me conduisait dans l’immense galerie où sont appendus les portraits des quarante-six gouverneurs qui, de 1601 à 1845, ont présidé aux destinées des Indes néerlandaises. D’autres fois, un chemin que bordaient de rians buissons de cœsalpinia en fleurs me menait, à mon insu, jusqu’au pied des glacis de la citadelle. Je ne me lassais point de revoir les mêmes sites, d’admirer les mêmes merveilles. Il suffisait d’un nuage, d’un rayon de soleil, d’un souffle de brise pour en changer l’aspect : c’était la nature à la fois la plus riche et la plus mobile que j’eusse encore contemplée. Mais ce sont là des souvenirs qui s’effacent aisément et que je m’étonne de retrouver encore. Ce qui se grave bien mieux dans la mémoire, quand on a vécu pendant quelque temps au milieu des colons hollandais, c’est leur bienveillance sincère, leur urbanité sans faste et sans effort. Dans quelques années, si des chances imprévues ne m’ont pas de nouveau conduit vers le détroit de la Sonde, mon esprit n’aura plus gardé qu’une impression confuse de tous ces frais jardins, de tous ces rians portiques ; j’aurai peut-être oublié Batavia : je suis bien sûr que je me souviendrai de ses habitans.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Oroutou, devenu le compagnon de voyage de Bougainville après le passage de ce célèbre navigateur à Taïti.
  2. Paddy à Java, palay à Manille : c’est le riz avant qu’il soit dépouillé de son enveloppe.
  3. On compte dans l’île de Java 4,751 esclaves ; mais nous avons pu voir de nos propres yeux, pendant notre séjour à Macassar, de quelle sollicitude le gouvernement hollandais entourait cette classe trop nombreuse encore. Le propriétaire qui maltraite un de ses esclaves est à l’instant frappé d’une amende. Cette intervention du magistrat dans le moindre conflit domestique a rendu la possession de l’esclave une chose si onéreuse et souvent même si irritante, qu’un affranchissement général ne peut tarder à effacer des possessions hollandaises dans les Indes la dernière trace de l’esclavage.
  4. Il ne sera peut-être point sans intérêt de reproduire ici les lignes suivantes que j’extrais, sans y rien changer, des journaux que m’a laissés mon père. « Notre arrivée devant Batavia, écrivait-il en 1795, nous donna une haute idée de la richesse de cette ville. Un nombre considérable de bâtimens était à l’ancre, et, parmi eux, on pouvait compter plusieurs vaisseaux de 64 et de 50 canons. La rade est vaste et abritée des vents du large par plusieurs petites îles sur lesquelles on a élevé des forteresses et des établissemens pour le radoub des navires, ou des magasins pour y déposer leurs cargaisons. Le mouillage est un peu éloigné de l’embouchure de la rivière qui conduit à la ville. Les eaux de ce canal sont sales et bourbeuses. Les rives en sont couvertes, à marée basse, d’une vase liquide qui, échauffée par un soleil ardent, donne naissance à des émanations fétides qui pourraient à elles seules expliquer l’insalubrité du climat. Nous ne tardâmes pas à en ressentir la funeste influence. Deux de nos lieutenans de vaisseau ainsi que plusieurs de nos marins furent atteints dès les premiers jours de fièvres pernicieuses auxquelles ils succombèrent. Pendant notre séjour à Batavia, la compagnie hollandaise éprouva dans ses états-majors des pertes cruelles. Elle essaya de recruter, parmi les jeunes gens de notre expédition qui venait de se dissoudre, des capitaines et des officiers pour ses vaisseaux. Bien que je n’eusse pas encore dix-neuf ans, on me proposa le grade de capitaine et le commandement d’un vaisseau de 50 canons. Cette offre était séduisante. Deux ou trois voyages aux Moluques pouvaient m’assurer mie belle fortune. Je refusai cependant. Il fallait renoncer à mon pays, prendre la cocarde orange, changer de pavillon. Cette pensée me révoltait. »
  5. Je retrouve encore dans les mémoires inédits de mon père le souvenir du faste que déployaient à cette époque dans leurs gouvernemens les employés supérieurs de la compagnie des Indes. « Nous étions depuis très peu de jours à Sourabaya, lorsque le gouverneur de cette partie de l’île fut appelé à Batavia pour y siéger au conseil de la haute régence. Son remplaçant, M. Hogendorp, homme d’esprit et de cœur, parlant toutes les langues vivantes et joignant à une instruction profonde une physionomie des plus gracieuses, avait de plus à nos yeux le mérite de beaucoup aimer les Français. Nous n’eûmes donc qu’à nous louer de ses procédés affables. Il ne donnait pas une fête que nous n’y fussions invités. Son hôtel nous était tous les jours ouvert, et chaque soir nous y étions accueillis avec l’urbanité la plus flatteuse. M. Hogendorp étalait dans son gouvernement un faste asiatique. Sa garde était composée de cavaliers vêtus d’un élégant uniforme. M. Hogendorp ne sortait qu’en voiture à six chevaux et toujours suivi d’une nombreuse escorte. Dans les fêtes auxquelles nous étions conviés, deux esclaves jeunes et belles étaient affectées au service de chaque convive, et une excellente musique se faisait entendre pendant toute la durée du repas. » Par une singulière coïncidence, j’ai eu le plaisir de rencontrer à Batavia le fils du général Hogendorp, devenu lui-même conseiller des Indes après avoir été l’un des plus braves officiers de l’armée française.