Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/03

Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 241-285).
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SOUVENIRS D’UNE STATION


DANS LES MERS DE L’INDO-CHINE.





LUÇON ET LA DOMINATION ESPAGNOLE AUX PHILIPPINES.




Nous avions visité, sur les côtes septentrionales de la Chine, les ports dont le traité de Wam-poa nous ouvrait l’accès. Entre les Anglais et les Chinois, il n’y avait plus à Canton de question pendante. Le moment semblait donc venu de tourner nos regards vers les parties jusqu’alors négligées, mais non point oubliées, de la station que le gouvernement français avait confiée à notre surveillance. Cette station n’avait jamais été limitée aux rivages du Céleste Empire : elle s’étendait vers le sud jusqu’au détroit de la Sonde, vers l’est jusqu’aux dernières dépendances des Philippines ; elle embrassait ainsi la totalité de l’Archipel indien, les Indes néerlandaises comme les colonies espagnoles. On franchit sans peine, en cinq ou six jours, les deux cents lieues qui séparent la rade de Macao de celle de Manille. Les vents de nord-est et ceux de sud-ouest favorisent presque également, pendant les deux moussons, le voyage vers les Philippines et le retour vers les ports du Kouang-tong. Il nous fallait, au contraire, deux ou trois mois de liberté pour songer à pousser nos croisières jusqu’au port de Batavia ; ce n’était point seulement six cents lieues que nous allions mettre entre nous et les côtes de Chine ; c’étaient les lenteurs d’une traversée à contre-mousson, soit pour aller à Batavia, soit pour en revenir, que nous devions nécessairement prévoir. — Heureusement l’étrange issue des complications de la politique anglo-chinoise au mois d’avril 1849 ne nous laissait aucun doute sur les dispositions conciliantes qui animaient l’Angleterre depuis la dernière crise européenne. En présence de cet horizon si subitement dégagé, nous ne craignîmes plus d’accueillir un projet qui devait conduire la Bayonnaise vers les colonies les plus lointaines de l’Archipel indien.

On a évalué à deux millions de kilomètres carrés la superficie de toutes les îles dont se compose cet immense archipel : c’est près de quatre fois la surface de la France. Le territoire seul de Bornéo est plus vaste que celui de nos quatre-vingt-six départemens ; celui de Sumatra en égale presque l’étendue. L’Espagne et la Hollande se sont partagé ce magnifique domaine ; leurs prétentions ont à peu près réussi à en exclure les autres puissances. Au sud de la ligne, du détroit de Singapore aux côtes de la Nouvelle-Guinée, se développent, sur un double rang et sur un espace de six cents lieues, de l’est à l’ouest, les colonies néerlandaises. Au nord de l’équateur, du 7e au 20, degré de latitude, le groupe des Philippines reconnaît la domination espagnole. Il n’existe entre ces possessions européennes qu’une zone peu considérable dont les rivalités de la Hollande et de l’Espagne, mieux encore que la résistance des indigènes, avaient jusqu’ici protégé l’indépendance, et que l’Angleterre s’est empressée de choisir pour le théâtre de ses envahissemens.

La plupart de ces colonies ne contribuent guère à augmenter les revenus de l’Espagne ou de la Hollande ; leur sol vierge n’a point de population qui puisse ou qui veuille en exploiter les richesses. Bornéo, Sumatra, Mindanao, Célèbes, attendent encore le flot des émigrations chinoises et l’action fécondante de l’industrie européenne. Deux îles seules, Java dans les Indes néerlandaises, Luçon dans les Philippines, présentent au milieu de ces archipels en friche une heureuse exception. Sur un territoire dont la superficie est à peu près le quart de celle de la France, cinq fois celle de la Sicile ou de la Sardaigne, Java rassemble une population de 9,529,000 âmes. Luçon a peu de chose a envier à sa puissante rivale sous le rapport de l’étendue et de la fertilité[1]; c’est par le nombre de ses habitans qu’elle lui est inférieure. Les derniers relevés officiels ne portent pas au-delà de 2,330,000 âmes la population utile des Philippines. Quand bien même on y voudrait ajouter le chiffre si vague et si contesté des tribus indépendantes qui habitent le centre de l’île, Luçon ne rassemblerait encore sur son vaste territoire qu’une population moins dense que celle de la Corse. L’île de Java est, proportionnellement à son étendue, plus peuplée que la France.

Les habitans du groupe espagnol et du groupe néerlandais ont entre eux des analogies assez nombreuses, assez essentielles surtout, pour qu’on puisse, sans s’arrêter aux traits particuliers qui les distinguent, leur assigner une commune origine. Les traditions que conservent les livres sacrés de l’Inde, les rapports qui unissent les divers dialectes de l’archipel, la disposition géographique des grandes îles échelonnées, pour ainsi dire sans interruption, des côtes de l’Indoustan jusqu’aux rivages de la Chine, la couleur cuivrée qui distingue ces insulaires des autres familles de l’espèce humaine, tout en un mot justifie une pareille hypothèse, et rien ne la repousse. Les premiers habitans de l’Archipel indien ont dû être ces hideuses peuplades au teint d’ébène et aux cheveux laineux qui occupent encore sans partage les îles de la Papouasie. La lente succession des siècles, en ces temps reculés dont la tradition même a perdu la mémoire, avait dispersé la famille indo-chinoise sur les bords du continent asiatique. Des convulsions intérieures ont obligé ces tribus sémitiques à franchir la mer de Formose et le détroit de Malacca. Les peuplades noires ont reculé devant ce double torrent. Dans l’île de Java, les premiers possesseurs du sol ont complètement disparu ; l’inondation sur ce point fut assez puissante pour les submerger. Dans File de Luçon au contraire, dans celle de Mindanao, dans le groupe intermédiaire auquel les Espagnols ont imposé le nom d’îles Bisayas, l’invasion n’arriva qu’affaiblie par la distance trop considérable du continent asiatique : aussi retrouve-t-on dans cette partie de l’archipel les débris des tribus primitives errant encore au milieu des forêts qui leur servirent à cette époque de refuge. À Java comme à Luçon, les migrations conquérantes comptaient probablement plus de guerriers que de femmes : il fallut que les fils de Sem mêlassent leur sang à celui des fils de Cham ; de ce mélange est sortie la race malaise, au teint cuivré, à la face mongole. Des invasions postérieures ont pu modifier les caractères physiques et les instincts des peuples qui habitent les divers groupes de l’archipel d’Asie. Sur ce point l’élément noir a pu prédominer, sur cet autre l’élément indo-chinois ; mais je ne saurais croire que le nom de Tagals à Manille, d’Illanos à Mindanao, de Javanais dans les provinces orientales de Java, de Soudanais dans la partie occidentale de la même île, de Bouguis et de Macassars dans la mer de Célèbes, suffise à révéler l’existence de races distinctes. Du détroit de la Sonde aux rivages de Formose, je n’ai trouvé que les empreintes plus ou moins altérées d’un type primitif, que les rejetons d’une même souche, que les variétés d’un même peuple.

C’est à ces populations malaises, supérieures sans contredit aux nègres de l’Afrique et de la Papouasie, inférieures aux Européens et aux Mongols, que l’Espagne a fait subir l’empire de ses croyances religieuses, la Hollande l’ascendant de sa politique et la puissance de ses armes. L’abolition de la traite et l’affranchissement graduel des esclaves ont accru depuis 1815 l’importance de ces possessions asiatiques. La production des denrées tropicales tend à se concentrer dans les colonies situées à l’est du cap de Bonne-Espérance. Quant aux Philippines, si elles n’ont point profité au même degré que les îles de la Sonde du déplacement d’intérêts opéré par la politique anglaise, c’est que la Hollande et l’Espagne n’ont point reçu du ciel le même génie en partage. Ces deux puissances n’ont pas non plus rencontré dans la Malaisie des conditions complètement identiques. La population des Philippines, quand les Espagnols y débarquèrent, était idolâtre : elle était à peine sortie des limbes de la vie sauvage et ne connaissait d’autres liens sociaux que ceux de la tribu. Les brahmes et les Arabes avaient déjà apporté aux Javanais le bienfait de leur civilisation. Il eût été aussi difficile d’asservir la population de Luçon au travail que de conquérir les mahométans de Java aux doctrines évangéliques. La Providence sembla diriger à dessein les compatriotes de Las-Casas et de Fernand Cortez vers le point où il y avait un peuple à convertir, les marchands des Provinces-Unies vers celui où il y avait une organisation despotique à exploiter.

Plus d’une fois pendant notre séjour à Macao, nous avions entendu opposer les possessions espagnoles aux Indes néerlandaises. Dans les premières, la conquête semblait se justifier par le sort qu’elle avait fait aux imputations indigènes ; dans les secondes, par l’habile direction qu’elle avait imprimée au travail de la race malaise. Nous savions cependant que ces deux politiques nées d’inspirations contraires et servies par des circonstances différentes n’avaient échappé ni l’une ni l’autre à la critique. On reprochait à la Hollande d’avoir été entraînée par ses besoins et par ses tendances positives au-delà des limites d’une sage exploitation. On se plaignait que l’Espagne, au détriment de la société européenne, eût été pour les Indiens des Philippines une mère trop faible et trop indulgente. Quelque fondé que pût être ce double reproche, ils semblait néanmoins difficile que la condamnation des tendances débonnaires de l’Espagne n’impliquât point dans une certaine mesure la justification du système opposé. Il importait donc de ne pénétrer dans les Indes néerlandaises que préparé par l’étude attentive des colonies espagnoles. Telle fut aussi la marche que nous suivîmes. Ce ne fut qu’après diverses stations sur la rade de Manille que nous fîmes route vers l’île de Java, heureux de pouvoir comparer l’un à l’autre deux modes de colonisation qu’on ne saurait bien apprécier sans en avoir observé isolément les inconvéniens et les avantages.


I.

L’archipel des Philippines, situé entre les côtes de Chine et les possessions hollandaises, se compose de onze ou douze îles principales, entourées d’une soixantaine d’îlots, dont l’Espagne a formé trente-quatre provinces. Bien que séparées par une distance de quatre cents lieues des autres groupes, les Mariannes, où nous avions conduit, en 1848, la Bayonnaise, n’en sont pas moins rattachées par le lien administratif au gouvernement des Philippines. L’île de Luçon, dont Manille est la capitale, comprend à elle seule dix-neuf provinces. Ce chiffre suffirait à indiquer l’importance prépondérante de l’île de Luçon dans l’archipel espagnol : c’est moins toutefois le développement du territoire que le nombre des habitans qui assigne à cette île dans les Philippines le rang que, sous une autre administration. Java occupe dans les Indes néerlandaises. Sous les tropiques, la superficie et la fécondité des possessions européennes ne sont que des circonstances secondaires : toutes les îles sont fertiles, tous les territoires sont immenses. La richesse d’une colonie tropicale, c’est la population qui l’exploite. On appréciera donc plus exactement la valeur relative des divers groupes dont se compose l’archipel des Philippines par le chiffre des habitans inscrits sur les registres des paroisses que par les opérations les plus minutieuses du cadastre. Tout habitant qui ne figure pas sur le registre de la paroisse ne reconnaît point la loi espagnole ; c’est un membre inutile et souvent nuisible de la colonie. On a porté le chiffre de cette population indépendante à près d’un million d’ames. Dans ce chiffre sont compris les premiers possesseurs de l’archipel, — les Negritos, — les Tinguianes, dans les veines desquels on croit reconnaître du sang arabe, — et les Igorrotes, race malaise qui ne diffère de la population soumise que par le cachet que lui ont imprimé les habitudes de la vie sauvage. La population dont les recensemens officiels constatent le chiffre est tout entière catholique : c’est la seule qui paie les impôts, cultive la terre, obéisse aux autorités, la seule par conséquent qui doive nous occuper. En 1850, cette population, dispersée dans 34 provinces et dans 695 villages, comprenait 3,600,000 âmes.

On distingue trois groupes principaux dans les Philippines : l’île de Luçon au nord, Mindanao au sud, et, séparant ces deux grandes îles, le groupe intermédiaire des Bisayas. Nous avons déjà dit que l’île du Luçon renferme à peu près les deux tiers de la population catholique de l’archipel, 2,330,000 âmes. Il est tel village de Luçon qui, sous ce rapport, a presque autant d’importance que l’île de Mindanao tout entière. L’Espagne compte à peine, dans l’île de Mindanao, 90,000 sujets. La force des choses doit faire tomber un jour sous le joug espagnol la totalité de ce vaste territoire ; mais jusqu’à présent presque toute la partie méridionale de Mindanao reconnaît encore le pouvoir du sultan des Illanos. Cette population insoumise est musulmane. Elle a résisté aux efforts des missionnaires par ses vices bien plus que par ses croyances. Pendant long-temps, les Illanos ont partagé avec les habitans de Soulou le privilège de répandre la terreur sur toutes les côtes de l’Archipel indien. Ces audacieux pirates étendaient leurs ravages jusque dans la mer des Moluques. Découragés par la puissance croissante et par les récens triomphes de l’Espagne, les Illanos préludent par une déférence respectueuse à une soumission complète.

On compte 1,200,000 catholiques dans le groupe des Bisayas : cette population considérable était trop éloignée des regards du gouvernement de Manille. Soumise pendant long-temps aux exactions des alcades, elle végétait dans la misère et l’inertie sans profit pour la métropole. C’est surtout dans les Bisayas que les progrès réalisés depuis quelques années par une sage administration commencent à porter leurs fruits. L’île de Panay, qui comprend 3 provinces, 75 villages et 550,000 âmes, est déjà digne de rivaliser avec Luçon pour la beauté de ses tissus et la richesse de ses produits agricoles. L’île de Zebù, avec ses 44 villages et ses 350,000 habitans, ne prendrait rang qu’après Panay, si elle n’était le siège d’un évêché : Zebù doit ce privilège au hasard. C’est à Zebù que vinrent aborder Magellan et Legaspi, et c’est de cette île que la conquête se propagea peu à peu jusqu’à Luçon. Sur ces deux points de l’archipel, ce n’est pas un lointain avenir, mais un avenir prochain, presque immédiat, qui récompensera les efforts du gouvernement espagnol. Le progrès devra gagner ensuite, mais bien plus lentement, si l’on songe à leur population tout-à-fait insuffisante, les îles de Leite et de Samar, qui comptent chacune environ 100,000 âmes ; Negros, où domine la race noire ; Mindoro, dont le duc de Choiseul avait voulu obtenir la cession pour la France ; Masbate, Ticao, Marinduque et Burias.

Bien que les péripéties de notre longue campagne nous aient conduits deux fois sur les côtes de Mindanao, et nous aient fait souvent longer les rivages des autres groupes, c’est sur l’île de Luçon, centre de la domination espagnole dans l’extrême Orient, que notre attention s’est portée de préférence. Trois fois dans le cours de notre campagne, nous avons conduit la Bayonnaise sous les murs de Manille. Nous avons passé des mois entiers dans la baie au fond de laquelle vint aborder en 1571 don Miguel Lopez de Legaspi. Les Moluques, placées sur la route que nous avions suivie pour venir en Chine, n’avaient été pour nous qu’une vision fugitive : en quelques jours, elles avaient déroulé sous nos yeux leur panorama enchanteur. À Manille et dans l’île de Luçon, la satiété eut le temps de refroidir notre enthousiasme : aujourd’hui cependant, évoquée par de lointains souvenirs, cette riche et somptueuse nature m’apparaît encore dans toute sa pompe et dans toute sa beauté.

Les Philippines ne connaissent, comme presque toutes les contrées situées sous les tropiques, que deux saisons bien distinctes : la saison pluvieuse et la saison sèche. Dès que la mousson de sud-ouest règne dans la mer de Chine, l’île de Luçon voit ses champs inondés par de longues journées de pluie ou de soudains orages. Vers la fin du mois de juillet s’élèvent les vents d’ouest, qui roulent souvent d’énormes vagues sur la plage de Manille. Du mois d’octobre au mois de décembre, les deux moussons se combattent et se repoussent. Ce ne sont plus alors les vapeurs d’un jour d’été qui vont se condenser au sommet des montagnes ; ce sont de lourdes nuées que des brises variables rassemblent des extrémités opposées de l’horizon. Sur aucun point du globe, nous n’avons contemplé de scènes plus grandioses que celles dont nous ont rendus témoins les orages qui éclatent à cette époque sur les côtes des Philippines ; mais, pour frayer le chemin à la mousson du nord-est, pour refouler au-delà de l’équateur la mousson contraire, des convulsions passagères ne sauraient suffire. Il faut une crise suprême, un typhon qui parcoure dans sa rage toutes les aires de vent du compas, qui balaie successivement tous les coins du ciel. Cette crise se déclare rarement avant le mois de novembre, plus rarement encore elle se fait attendre au-delà du 15 décembre. Avec le dernier souffle de l’ouragan expire la saison pluvieuse. L’air est redevenu pur et diaphane ; les vents d’est rafraîchissent l’atmosphère, que vont embraser bientôt les journées limpides et brûlantes du mois de mars. C’est pendant ce trop court hiver qu’il faut visiter l’île de Luçon. La mousson dans toute sa force pourrait vous conduire alors en moins de trois jours de la rade de Macao à l’entrée de la baie de Manille ; mais, dès que vous serez arrivé à la hauteur du cap Bojador, vous verrez les vents s’apaiser et les flots s’aplanir. Quelques heures ont produit un changement complet de climat : vous ne voguez plus sous le même ciel, les rafales ont cessé, et vous glissez doucement jusqu’à la pointe de Maribelès, où des brises plus fraîches vous attendent.

C’est alors que vous pourrez choisir, pour donner dans la baie, une des deux passes que sépare comme un mur gigantesque l’îlot du Corrégidor. Si, guidés par le phare qui signale au navigateur l’approche du port, vous atteignez le mouillage de Manille au milieu de la nuit, le lever du soleil vous montrera ce vaste bassin dans toute sa splendeur. La brise à cette heure est complètement tombée ; aucun souffle ne ride la surface de la baie. Les nombreux navires mouillés à moins d’un mille des jetées entre lesquelles s’épanche le Passig sont immobiles sur leurs ancres ; leurs pavillons pendent le long des drisses sans pouvoir se déployer. Du côté du large, vous n’apercevez qu’une nappe d’eau immense, infinie, dont ce calme profond agrandit encore l’étendue. Quelques barques de pêcheurs se détachent sur ce fond pâle comme de noires constellations ; mais ce n’est point de ce côté que se seront tournés vos premiers regards : vos yeux auront d’abord cherché la ville où revit le souvenir de l’Espagne, où doivent se conserver les riantes traditions de l’Andalousie. Ne vous attendez point cependant à rencontrer ici le coup d’œil pittoresque des blanches maisons de Cadix. De lourds bastions occupent la rive gauche du fleuve et se déploient tristement sur la plage. C’est au-dessus de cette enceinte ennemie de la brise que Manille élève le dôme de sa cathédrale et les toits rougeâtres de ses principaux édifices. On dirait que cette ville emprisonnée se dresse sur la pointe du pied pour aspirer le premier souffle qui lui viendra de la mer. Plus heureux, le faubourg de Binondo s’étend sans contrainte sur la rive droite du Passig. Le soleil cependant monte à pas de géant dans le ciel ; il inonde bientôt de ses feux et la plaine et le calme miroir du golfe ; mille étincelles jaillissent du sein des eaux : sur la plage et jusqu’autour de la cime des arbres ondule comme un flot de poussière lumineuse. Si le calme se prolongeait, on serait suffoqué ; la brise heureusement ne tarde point à rider la surface de la baie, et son premier souffle suffit pour dissiper le charme sous lequel gémissait la nature haletante.

Le moment est venu de quitter la prison où d’inévitables délais ont confiné votre impatience. Le capitaine du port vous autorise à fouler quand il vous plaira le sol des Philippines. L’entrée du Passig, vers laquelle votre canot doit se diriger, est étroite et souvent encombrée par quelque navire qui cherche à gagner son poste le long du quai. Plus d’un abordage imminent vous commandera peut-être de soudaines manœuvres. Évitez surtout le contact des cascos ! Ce sont de lourdes barques qui transportent à bord des bâtimens mouillés sur la rade les divers produits de la colonie. Leur épaisse membrure défierait le choc d’une corvette. Les malheureux bateliers qui les conduisent m’ont souvent rappelé les tourmens de Sisyphe. Le corps penché en avant, ils appuient contre leur épaule une longue perche qui plonge jusqu’au fond de la mer. C’est ainsi qu’ils parcourent sans relâche, pour faire avancer leur barque de quelques pas, toute la longueur de la plate-forme adaptée aux bords extérieurs de chaque bateau. À côté de ces masses inertes, voyez glisser sur le sommet de la vague les légères hancas du Passig, creusées dans un seul tronc d’arbre et recouvertes de leur toit de bambou ! Voyez s’élancer les bateaux de passage qui cinglent vers Cavite, emportés par leurs immenses voiles latines et maintenus en équilibre par leur double balancier !

On ne saurait imaginer un coup d’œil plus curieux que celui de l’embouchure du Passig animée par ces barques qui se croisent, s’évitent ou se dépassent. Les deux rives de ce fleuve sont unies par un pont de pierre qui relie le faubourg de Binondo à la ville militaire. Entre les arches apparaissent quelques touffes égarées de verdure ou de blanches maisons qui se dessinent vaguement dans le lointain. En avant de ce pont sont mouillés les nombreux navires auxquels leur tirant d’eau a permis l’accès du fleuve. Si la barre du Passig pouvait s’abaisser de quelques pieds, la capitale des Philippines posséderait un des plus beaux ports de la Malaisie. Malheureusement des goélettes ou des bricks d’un faible tonnage, quelques trois-mâts déchargés de leur lest et prêts à s’abattre en carène, tels sont les seuls bâtimens qui puissent arriver sous les quais de Binondo. Vous serez surpris cependant de rencontrer tant de navires rassemblés dans cet étroit canal ; une forêt de mâts et de vergues, un confus réseau de cordages dérobent presque complètement à la vue les maisons peu élevées qui s’étendent sur la rive droite du Passig. Les carènes, pressées l’une contre l’autre, occupent un espace de plus d’un demi-mille. À chaque instant, vous voyez le palan plonger dans les profondeurs de leurs cales et en élever quelque lourd ballot de café ou de sucre qui redescend bientôt dans les cascos rangés le long du bord.

Depuis une demi-heure, vous avez laissé derrière vous le phare qui veille à l’extrémité des jetées, et vous n’avez pas encore atteint le débarcadère. Ne vous étonnez point de la rapidité du courant qui retarde votre marche. Le Passig reçoit, pour les porter à la mer, les eaux du lac de Bay, immense réservoir qui a près de cent milles de tour et dont l’étendue est à peine inférieure à celle de la baie de Manille. Mais vous touchez enfin au terme de vos efforts : vous voici arrivés au Muelle del rey. Je présume qu’une voiture vous attend sur le quai : vous n’avez pu songer à compromettre votre dignité européenne dans la poudre de l’Escolla ou de la calle del Rosario. Il n’y a que les Indiens qui osent ici se montrer à pied dans les rues. Les métis eux-mêmes ont leur birlocho. On compte à Manille plus de deux mille voitures pour une population de cent quatre-vingt mille âmes. C’est de Java que sont venues la plupart des calèches découvertes dont vous admirez la légèreté et l’élégance ; c’est dans l’ile même de Luçon qu’ont été nourris ces poneys pleins de feu que guide un postillon tagal grotesquement étouffé sous sa livrée. Vous trouveriez sans peine, au prix de 400 francs, un charmant attelage que vous pourriez nourrir pour 50 ou 60 francs par mois d’herbe fraîche et de palaï[2]; mais un voyageur doit se contenter d’une voiture de louage. Hâtez-vous donc de monter dans votre cabriolet à quatre roues, et que Dieu vous conduise  ! car l’automate auquel vous êtes confié n’est point habitué à faire usage de son intelligence. C’est une poupée à ressorts qui tourne à droite ou à gauche suivant qu’on la dirige, mais qui trouverait à peine le chemin de son écurie, si, à chaque détour de la route, elle n’entendait résonner à ses oreilles : Silla ! Mano ! — Va de ce côté-ci, mon ami ! maintenant de celui-là ! Muy bien ! — Il nous est arrivé d’employer notre meilleur espagnol pour expliquer à notre cocher que nous désirions aller rendre visite à l’un des conseillers de l’audience royale qui demeurait alors dans le village de San-Miguel. Jugez de notre courroux quand, après deux heures d’une course à fond de train, nous nous retrouvâmes à notre point de départ. Le cocher tagal connaissait fort bien la maison à laquelle nous voulions nous rendre ; mais, n’entendant point au moment voulu le signal d’arrêter, le para sacramentel, la locomotive humaine avait passé outre. Vous voici prévenu ; ce sera donc votre faute si vous vous égarez dans les faubourgs, au lieu d’arriver par la voie la plus prompte à la maison qu’habite le consul de France ou au palais du gouverneur.

La ville de Manille proprement dite est entourée d’un large fossé qu’alimentent les eaux du Passig, et de hautes murailles qui se développent sur un espace de 3,500 mètres. Dix mille habitans sont enfermés dans cette enceinte. La citadelle de Santiago, qui occupe un des angles de la ville, formerait à elle seule une place forte. Les Espagnols ont possédé jadis la singulière activité des zoophytes : partout où leur pied se posait, on voyait s’élever des remparts. La ville de Manille eût pu figurer au nombre des cités dont leur ardeur couvrit en moins d’un siècle les rivages du Nouveau-Monde. Ces imposantes fortifications n’ont point empêché cependant les Anglais de s’emparer, en 1762, de la capitale des Philippines, et confiées, comme elles le sont, à la garde de régimens indigènes, elles seraient d’un faible secours contre une insurrection populaire. Le plus grand inconvénient attaché à ce système de défense, c’est d’obliger les autorités espagnoles à résider dans une ville où la brise du large ne pénètre qu’à regret. Bien que le ciel de Manille n’ait jamais eu la funeste réputation du climat de Batavia, on cite bien peu de gouverneurs des Philippines qui aient pu revoir l’Espagne ; la température étouffée de cette prison militaire a ruiné leur santé et abrégé leur existence. La ville officielle, que n’égaie point l’activité qui s’est réfugiée sur l’autre rive du Passig, a toute la tristesse d’un cloître. Ces rues où se prolongent de longues files de maisons aux façades grisâtres, cette place déserte sur laquelle le palais du gouverneur et l’hôtel-de-ville, bâtis en face l’un de l’autre, projettent alternativement leur ombre, ces angles obscurs occupés par les constructions massives des couvens et des collèges auraient admirablement convenu aux promenades moroses d’un Louis XI ou d’un Philippe II.

Le faubourg de Binondo offre un aspect moins sombre : on y rencontre de nombreuses boutiques, des étalages en plein vent; on y sent circuler l’air et la vie. Cependant ce sont encore des rues presque européennes avec leurs maisons contiguës et leur inflexible alignement que vous retrouvez ici, sur un terrain où le défaut d’espace n’excuse plus cette disposition routinière. Chaque maison est, il est vrai, entourée d’une galerie de trois ou quatre pieds de large, qui fait saillie sur la rue. Pendant la nuit ou quand l'orage éclate, des cadres à coulisses, garnis d’écaillés transparentes, ferment ces balcons auxquels l’intérieur des appartemens doit parfois un peu de fraîcheur.

Quand on a emporté de Hong-kong le souvenir des palais élevés sur ce sol ingrat par les plus fastueux négocians du monde et les ouvriers les plus industrieux de la terre, on éprouve une singulière impression en pénétrant sous les lambris délabrés des maisons de Manille. Les plus belles habitations n’ont généralement qu’un étage. Dès qu’on gravi la dernière marche de l’escalier, on se trouve sur la caïda ; cette caïda est à la fois le palier de l’escalier et la salle à manger. Le salon est une vaste pièce dont une table ronde et quelques chaises du rotin composent assez souvent tout l’ameublement. Les murailles des appartemens sont recouvertes d’une grossière couche de chaux, le parquet est formé de larges planches d’un bois dur et veiné, susceptible de recevoir le plus beau poli, mais prompt à se déjeter. Le plafond n’est qu’un revêtement de petites voliges ajustées bout à bout, blanchies à la hâte, que les araignées tapissent de leurs longues toiles et sur lesquelles erre familièrement le lézard domestique des Philippines, le gecko à la voix plaintive. Une semblable demeure, quand on a su l’asseoir sur la rive du Passig, ou la cacher sous l’ombrage des tamariniers et des manguiers touffus, réunit cependant toutes les conditions de bien-être que l’on peut désirer sous les tropiques. Entourez d’un léger rideau de gaze le lit au cadre de rotin sur lequel vous avez étendu une natte fine et souple, reposez votre tête sur le dur coussin tressé par les artisans du Fo-kien, et, sans regretter des lambris plus somptueux, vous verrez quel doux sommeil se hâtera de fermer vos paupières.

Le luxe des tropiques, c’est l’air; le principal souci des habitans de Manille, c’est de trouver l’occasion de respirer. Dès que le soleil est près de descendre sous l’horizon, toutes les calèches, tous les birlochos s’ébranlent; le pont du Passig frémit sous les roues de cent voitures : toute la population blanche s’est donné rendez-vous sur la Calzada. Cette promenade contourne les glacis de la ville et se prolonge jusqu’à la plage; la brise du large y rafraîchit l’atmosphère de son dernier souffle. Après avoir tourné long-temps dans le même cercle, les voilures s’arrêtent enfin sur le rivage, faisant face à la brise. Là, chacun, la bouche béante, jouit en silence de son bonheur; on rêve, on s’égare au-delà des mers, on respire! C’est surtout dans les premiers jours du mois de mars, quand déjà l’été s’avance à grands pas, que l’on peut savourer la volupté de ces instans de bien-être auxquels la chaleur excessive de la journée ajoute un nouveau prix. Une gracieuse coutume rassemble, deux ou trois fois par semaine, sur la Calzada, les musiciens des régimens indigènes dont l’oreille malaise saisit avidement et retient avec une facilité surprenante les mélodies qu’on lui fait entendre. Les motifs des Puritains ou de la Lucia se mêlent alors au bruissement de la vague; on dirait que le flot même a subi l’empire de cette ravissante harmonie, et prend soin de ne pas troubler la sérénité d’une si belle heure.

C’est la race malaise qui semblait appelée à posséder l’Archipel indien. Les Européens n’ont pu s’établir dans ces contrées qu’à la faveur d’une énergie habituée à méconnaître toutes les barrières, à triompher de tous les obstacles. Pour le Tagal au contraire, l’île de Luçon est la terre promise. Du riz et quelques poissons séchés au bord de la rivière suffisent à sa nourriture. Pour la somme de 35 centimes, il fait trois repas par jour. Il dépense à peine 100 francs pour élever le toit de nipa sous lequel il repose; quatre piliers de palmier sauvage soutiennent ce modeste édifice. Des lattes de bambou, supportées par quelques traverses à cinq ou six pieds de terre, lui font un parquet élastique et luisant. Un mortier et deux pilons destinés à dépouiller le riz de son enveloppe, une natte étendue dans un coin, deux ou trois jarres de terre, des tronçons de bambou et des écales de coco, économiques et fragiles ustensiles de ménage, quelquefois une table et deux ou trois chaises grossièrement travaillées, une image de saint appendue à la muraille, tel est l’ameublement de la plupart des maisons tagales. Le costume des Indiens n’est pas sans richesse, mais c’est l’industrie nationale qui en fait tous les frais. Les habitans de Luçon ne consomment pas pour 4 francs par tête d’articles étrangers. La feuille de l’ananas, les couches fibreuses d’une espèce de bananier, les longues palmes du nipa, le coton de Batangas, leur fournissent des étoffes dont la légèreté et la fraîcheur sont merveilleusement appropriées au climat. Sous le nom de piña, de nipis, de sinamaïe, ces tissus indigènes ont fini par trouver le chemin de l’Europe, où leur réputation commence à s’établir. Les pieds nus, la tête couverte, — à Manille d’un chapeau de paille tressée ou d’un chapeau européen, dans la campagne d’un salacot aux larges bords, — le Tagal a réservé pour la chemise qu’il laisse flotter en dehors d’un pantalon de coton rayé tout son luxe et toute sa magnificence. De délicates broderies et une agrafe dorée rehaussent la richesse du tissu de pina qui remplace la chemise de sinamaïe ou de nipis dans les jours de fête ; mais, quelque élevé que puisse être le prix d’un pareil costume, il est permis d’en contester l’élégance.

Le costume des femmes de Manille est en revanche plein de grâce et de séduction. Par-dessus la saya, étroit jupon de coton rayé, s’enroule le tapis qu’un pli négligent fixe autour de la taille. Ce second vêtement ne sert qu’à mieux dessiner la parfaite symétrie des formes dont il presse indiscrètement les contours. Une chemisette de toile blanche descend au-dessous du sein et laisse exposés à la vue des reins cambrés et une brune ceinture. Des chinellas[3] qui recouvrent à peine la pointe du pied, un peigne d’écaille ou de corne retenant sur le derrière de la tête une magnifique chevelure, des boucles d’oreilles d’or ou de corail, tel est, avec un rosaire et deux ou trois scapulaires, le complément d’un costume plus lascif et plus provoquant que la nudité des sauvages. Il faut, pour être juste, se hâter d’ajouter que les jeunes Tagales portent ces vêtemens avec une rare modestie. L’innocence de leur regard et la réserve de leurs manières offrent un singulier contraste avec la désinvolture de leur ajustement. Aussi, quelle que puisse être au fond l’irrégularité des mœurs indiennes, si vous vouliez juger les jeunes filles de Luçon à la grave simplicité de leur démarche, elles ne vous apparaîtraient que couvertes de ce voile de chasteté qui protégeait la nudité de nos premiers parens dans le paradis terrestre. Lorsqu’elles viennent, comme les brahmines aux bords du Gange, faire leurs ablutions journalières sur les bords du Passig, c’est encore le tapis qui abrite leur pudeur. Sur leurs épaules retombent en flots noirs les longues tresses qu’elles ont eu soin de dénouer. Habitué à ce spectacle, le Tagal les voit sans émotion se plonger au sein de l’onde, s’arrêter sur la rive pour l’ordre leurs cheveux ou gravir lentement les degrés des débarcadères.

Quand on a vécu pendant quelque temps au milieu des nègres de l’Afrique ou des Malais de l’Archipel indien, on est forcé de reconnaître que des lignes de démarcation bien tranchées séparent les diverses races dont se compose l’espèce humaine. Il est peu d’Européens qui, pour la vivacité de l’esprit, pour l’élévation des pensées, pour la noblesse des sentimens, ne l’emportent de beaucoup sur les Tagals les plus cultivés de Manille. Pour juger avec équité cette race inférieure à la nôtre, il faut la considérer comme abandonnée presque complètement aux impulsions de la nature: elle ne connaît ni le respect de l’opinion ni le cri secret de la conscience; elle cède à ses appétits, si la crainte ne l’en dissuade. Insouciant et paresseux, inconstant dans ses goûts et dans ses affections, ingrat par apathie plutôt que par malice, l’Indien de Luçon a souvent lassé la patience des missionnaires qui lui apportaient les vérités de l’Évangile. Les pompes du culte catholique ont fini cependant par triompher de son indifférence, et le lien religieux est encore aujourd’hui le seul lien social et politique des Philippines. La solennité du dimanche est, d’une extrémité à l’autre de l’archipel, célébrée par une foi naïve, qui, si elle n’a pu inspirer à ces peuples enfans l’austérité des anachorètes ou les généreuses ardeurs qu’elle éveille souvent dans nos âmes, leur a du moins appris la douceur et la soumission, leur a fait connaître d’autres joies que les voluptés brutales auxquelles obéissait leur instinct.

Chaque village a sa fête patronale, son saint particulier qu’il honore. Manille rend grâces à saint André de la protection que cet apôtre étendit sur elle le 30 novembre 1574. Un chef de pirates chinois, Li-ma-hong, était venu mettre le siège devant les remparts qui achevaient à peine de s’élever sur la rive du Passig. Le conquérant de Luçon, Legaspi, était mort: le trésorier Guido de Labezares lui avait succédé; mais l’épée de la conquête, le bras droit de Legaspi, don Juan de Salcedo, était absent : il se trouvait alors sur la côte occidentale, dans la province d’Ilocos. Don Juan vit passer la flotte qui allait assiéger Manille et la suivit de près avec cinquante-cinq Espagnols. Ce renfort inespéré releva le courage de la garnison; une sortie vigoureuse dispersa les Chinois, et la colonie fut sauvée. C’est en mémoire de ce grand événement que chaque année la bannière royale (le real pendon) parcourt toutes les rues de la ville, portée par l’alferez que le gouverneur-général a choisi parmi les membres de la municipalité. Les troupes sont sous les armes, les autorités ont revêtu leurs plus riches costumes; l’air retentit d’hymnes pieux et de guerrières fanfares. L’étranger qui assiste à de pareilles cérémonies se croit transporté à une autre époque. Le nombreux clergé qui suit l’archevêque, les vierges indiennes vêtues de blanc, les images des saints parées des plus riches atours, les dais de pourpre sous lesquels fument les encensoirs, les branches de feuillage qui jonchent la voie publique, tout cet appareil qui embellit aussi les fêtes de l’Espagne et de l’Italie, souvent même celles de la France méridionale, n’est pas ce qui étonne le plus ses regards. Ce que le voyageur ne remarque pas sans surprise, c’est le sentiment unanime qui remplit cette foule immense : dès que l’hostie sainte se montre aux mains du prêtre, pas un front qui ne se découvre, pas un genou qui ne fléchisse; les tambours battent aux champs, les drapeaux s’humilient : c’est le roi du ciel et de la force qui passe. On ne saurait croire à quel point ces processions sont chères aux Indiens, combien elles captivent leur imagination, lente à s’émouvoir, et raniment leur foi, bientôt chancelante, si le christianisme, dépouillé de sa pompe et de sa poésie, cessait de parler à leurs yeux. Avant d’avoir observé de plus près ces peuples simples, avant d’avoir étudié leurs besoins, le degré d’avancement moral dont ils sont susceptibles, ne dédaignez point trop l’empire de ce culte qui ne les assujettit encore qu’à ses pratiques extérieures. N’est-ce point d’ailleurs un beau spectacle que celui des vainqueurs et du peuple conquis confondus dans une commune adoration? La conquête n’en devient-elle pas plus indulgente, le joug plus léger, la soumission plus honorable? Et puis l’Indien n’est point fait pour les impressions profondes ni pour les aspirations sublimes: il est frivole dans sa foi, parce que la frivolité est toute sa nature. S’il sort un instant de son apathie, c’est pour réjouir ses yeux par la vue de l’or qui brille, des plumes qui ondoient, des cierges qui s’allument; c’est pour prêter une oreille ravie à l’éclat des instrumens de cuivre ou à la voix grave des orgues mêlant leur harmonie à la mélodie des saints cantiques. C’est sa fibre impressionnable plutôt que son cœur qui a proclamé le Dieu vivant : il croit néanmoins, et cette religion superficielle lui sert presque de frein, lui tient lieu de morale, lui fait une société où nul de ses droits n’est compromis ni méconnu.

L’Indien n’est point né affectueux. L’amour même ne tient pas dans sa vie la place que devrait assurer à ce sentiment une nature ardente et voluptueuse. Le seul stimulant qui puisse arracher le Tagal à son indolence, c’est le jeu. Voyez cet homme du peuple dans les rues de Manille, assis sur ses talons, habituant le coq qu’il tient entre ses bras au bruit de la chaussée, à la vue des passans. Ce coq est le champion qu’il prépare au combat, sur la valeur duquel il engagera ses modestes économies de la semaine. Dès qu’il le croira suffisamment aguerri, il armera ses ergots de lames affilées et le présentera dans l’arène. Le gouvernement espagnol ne défend pas aux Indiens ce barbare plaisir. Sans l’attrait du jeu, comment obtiendrait-il de leur mollesse un travail volontaire? Le fisc retire 14 ou 15,000 piastres par an des droits qu’il prélève sur cet amusement favori. Entrez le dimanche, au sortir de la messe, dans la gallera; admirez avec quelle ardeur tous ces Indiens jettent leurs piastres au milieu du cirque! Al blanco! io voy al blanco! — Je parie pour le blanc, je parie pour le noir! — Quiere usted apostar? me disait un jour un Indien demi-nu en me tendant six piastres fortes. Si encore l’émotion de ce combat était de quelque durée! Mais on met deux coqs face à face; ils baissent la tête, s’élancent l’un sur l’autre, et en un instant un des champions est éventré. Quelquefois cependant la lutte se prolonge; on se passionne alors pour l’un des combattans, et, s’il succombe, on s’attendrit douloureusement sur son sort.

Quelque dégoût que puissent inspirer les péripéties de ces scènes cruelles, dès qu’on veut étudier le peuple de Manille, il faut se résigner à en supporter le spectacle. Quitter l’île de Luçon sans avoir assisté à un combat de coqs, ce serait quitter l’Espagne sans avoir été témoin d’une corrida de taureaux. Le voyageur a rarement le loisir de contrôler et d’approfondir ses impressions. Pour juger les peuples divers qui passent rapidement sous ses yeux, il faut qu’il saisisse le moment où leurs passions excitées mettent pour ainsi dire à nu leur être intérieur. Si vous voulez apprécier en quelques instans les traits les plus saillans du caractère tagal. si vous voulez voir l’Indien, oublieux de son apathie, se montrer au grand jour, c’est au milieu des solennités religieuses, c’est dans l’enceinte de la gallera que vous devrez le suivre. Quand vous l’aurez observé dans la simplicité de sa foi et dans l’ardeur frénétique de ses jeux, vous connaîtrez les deux principaux ressorts qui font mouvoir son ame.

Les habitans qui peuvent se targuer à tort ou à raison d’une origine européenne forment à Manille une aristocratie qui a plus de prétentions que de privilèges. Les métis, issus de femmes tagales et de pères espagnols ou chinois, composent ce qu’on pourrait appeler la classe moyenne. Le nombre des habitans d’origine espagnole, hijos del pais, celui des Chinois du Fo-kien, ou sangleyes, demeurent à peu près stationnaires. On compte à peine 5,000 Européens et 10,000 Chinois dans l’île de Luçon ; les derniers recensemens accusent au contraire une progression rapide dans le chiffre des métis. On évalue à 20,000 âmes la classe des métis espagnols, à 160,000 celle des métis sangleyes. La plupart des Chinois sont restés fidèles au culte de Bouddha. Ils sont venus à Manille pour s’enrichir, et ne songent qu’au moment où ils pourront se rapprocher des tombeaux de leurs ancêtres; mais leurs enfans, élevés par des mères chrétiennes, professent tous la religion catholique. Avec leur sang mongol, les Chinois ont transmis à cette race intermédiaire leur industrie et leur esprit spéculateur. Les métis, et surtout les métis chinois, sont les seuls capitalistes des Philippines. Ils ont le sentiment de l’avenir; les Indiens ne l’ont pas. Dès qu’un Tagal a gagné une piastre, il ne songe qu’au moyen de la dépenser; ce dissipateur insouciant est la cigale de la fable. Le métis au contraire a reçu en partage l’instinct économe et prévoyant de la fourmi, il s’enrichit par ses épargnes plus encore que par ses spéculations : les grandes affaires lui font peur; mais il excelle dans les transactions dont les produits agricoles des Philippines sont l’objet. Son tempérament flegmatique s’adapte merveilleusement à la lenteur de conception de la race indienne. Sa condescendance, sa patience surtout, enlacent adroitement le Tagal, que la vivacité espagnole eût effarouché. Aussi les métis et les Chinois font-ils presque tous fortune à Manille, tandis que la plupart des Européens ont fini par s’y ruiner.

Cette classe moyenne mérite tout l’intérêt, mais aussi toute la surveillance du gouvernement espagnol. L’humeur changeante du Tagal peut lui suggérer le désir de secouer le joug tutélaire qu’il subit; ces tendances capricieuses sont sans gravité, s’il ne se rencontre une pensée plus ferme pour les concentrer et les conduire au but. Il est certain que les élémens d’une émancipation sérieuse n’existent point encore aux Philippines. Les insurrections qu’ont fait éclater à diverses reprises dans la capitale de Luçon la turbulence de la population chinoise, ou les mécontentemens d’une garnison soulevée par des ambitions subalternes, n’ont jamais eu le concours de la population indigène. Cependant, quand on songe que les métis ont pour eux la richesse, qu’ils occupent une place importante dans les rangs de l’armée et dans ceux du clergé, qu’ils ont à subir des prétentions qui les froissent, une concurrence qui les humilie, quand on se rappelle quel penchant invincible porte toutes les colonies à se séparer tôt ou tard de leur métropole, on ne peut trouver étrange que l’Espagne observe avec un peu d’inquiétude l’importance croissante de cette race industrieuse, et s’applique à l’empêcher d’acquérir une dangereuse influence sur l’esprit de la population. Lorsqu’on a perdu le Pérou, le Chili et le Mexique, trois empires conquis par un courage héroïque et une admirable persévérance, on a bien quelque droit de se montrer soupçonneux. Tant que le gouvernement espagnol ne poussera point ses ombrages jusqu’à l’injustice, ce n’est pas nous qui le blâmerons de se tenir en garde contre des passions auxquelles le moindre espoir de succès pourrait communiquer une déplorable énergie.

On peut, sans sortir de Manille, recueillir des notions suffisamment exactes sur la population indigène des Philippines : le type de cette race apathique s’est peu altéré au contact des races étrangères; mais il faut parcourir les campagnes de Luçon pour apprécier les ressources matérielles de la colonie, et c’est en visitant les villages de l’intérieur qu’on étudiera dans tous ses détails le mécanisme d’un gouvernement qui soumet à une poignée d’Européens une population de près de trois millions d’ames. Avant de suivre les indigènes de Luçon sur ce nouveau terrain, il faut cependant embrasser l’ensemble des institutions auxquelles jusqu’à ce jour la domination espagnole a dû sa sécurité.

L’Espagne n’emploie qu’un très petit nombre d’agens européens aux Philippines : elle doit par conséquent leur conférer d’immenses attributions. Le capitaine-général, chef suprême de l’armée, est aussi le chef de toutes les administrations civiles. La direction seule des finances a été soustraite à son autorité depuis l’année 1784. L’audience royale, destinée à servir de contre-poids à cette omnipotence, est à la fois le tribunal supérieur qui juge en dernier ressort les causes civiles et criminelles et le conseil de gouvernement dont le capitaine-général doit prendre l’avis avant d’adopter aucune mesure importante. Dans les provinces, des préfets, sous le nom d’alcades, sont investis par le capitaine-général de tous les pouvoirs civils et militaires. Ces alcades sont souverains dans toute l’acception du mot. Ce sont eux qui président à la répartition du contingent de la milice, qui surveillent l’entretien des routes et la perception des impôts, qui rendent aussi la justice en première instance. Jusqu’en 1845, les alcades eurent le privilège de faire le commerce pour leur propre compte : cette faculté, source de mille abus, leur fut retirée par un ordre de la cour, et à des profits trop souvent illégitimes on substitua une augmentation de traitement. Pour délégués de leur autorité dans les divers villages de la province, ces préfets espagnols n’ont que des agens indigènes. L’Espagne a emprunté ce rouage indispensable à l’état social qu’elle était appelée à transformer.

En débarquant dans l’île de Luçon, les compagnons de Legaspi n’y trouvèrent point, comme les Hollandais dans l’île de Java, de grand centre politique. Tout au plus quelques rajahs avaient-ils réussi à faire reconnaître leur suprématie par un certain nombre de tribus. Le morcellement de l’autorité était infini. Chaque bateau ou barangay qui avait abordé sur la côte de Luçon y avait transporté un chef, — le dato, — et quarante ou cinquante subalternes, — timaguas. — Telle avait dû être l’origine d’une aristocratie héréditaire et d’une classe inférieure qui évitaient avec soin de se confondre. Les querelles intestines avaient ajouté à ces deux catégories la classe des esclaves. Les Espagnols abolirent l’esclavage et reconnurent le droit exclusif de l’aristocratie indienne aux privilèges politiques. Chaque dato fut chargé, sous le nom de cabeza de barangay, de maintenir le bon ordre et l’harmonie au sein des cinquante familles dont on lui laissa la direction. Ce fut lui qui répartit les corvées, régla les différends et fut chargé du recouvrement de l’impôt, dont il fut lui-même affranchi ainsi que son premier-né. Il s’appela le señor don Juan ou don Pedro, et prit rang parmi les principales. Lorsque l’absence d’héritiers mâles rendit une cabeceria vacante, lorsque le développement de la population vint accroître le nombre des barangaïs, ce fut sur la proposition de tous les chefs du village que fut nommé par l’autorité supérieure de la province le nouveau membre de cette aristocratie locale. Dans quelques provinces, on avait voulu donner satisfaction aux désirs ambitieux des Indiens en fixant à trois années l’exercice de ces fonctions si enviées. Au bout de ce temps, les chefs de barangaïs devenaient cabezas pasados, rentraient dans la classe des principales et laissaient à d’autres les honneurs de l’administration. Mais ce système avait le grave inconvénient de multiplier les membres privilégiés de la communauté et d’aggraver par conséquent les charges qui pèsent sur la classe inférieure; on a dû y renoncer et revenir aux premiers erremens.

Cette organisation ne donnait que des chefs de quartier; il fallait un maire, des adjoints, des juges de paix, une police au village. C’est encore à l’élection qu’on les a demandés. Treize électeurs choisis, la moitié parmi les cabezas en place, l’autre moitié parmi les notables qui ont déjà exercé des fonctions municipales, procèdent chaque année, dans le courant du mois de décembre, à la nomination d’un gobernadorcillo, maire ou capitaine du village, d’un adjoint — teniente, — d’un certain nombre d’agens de police — alguaciles, et de trois juges, dont le premier a l’inspection des terres ensemencées, le second des plantations, le troisième des troupeaux. Les gobernadorcillos sont, ainsi que l’indique leur titre, des gouverneurs au petit pied. C’est à leur tribunal que sont déférées les causes civiles tant qu’il ne s’agit point d’une valeur supérieure à 44 piastres. Ce sont eux qui doivent faire la première instruction criminelle et qui reçoivent l’impôt recouvré par les soins des cabezas.

A côté de l’autorité civile vient naturellement se placer, dans un pays aussi catholique que les Philippines, l’autorité religieuse. Les rois d’Espagne avaient poussé la sollicitude pour leurs nouveaux sujets jusqu’à leur nommer un défenseur spécial qui portait, au sein du conseil de gouvernement, le titre de protecteur des Indiens. Cette précaution cependant n’eût point sauvé la population tagale des excès de pouvoir de tant d’agens sans contrôle, si les religieux n’eussent offert à leurs néophytes sur tous les points du territoire une protection plus immédiate et plus efficace. Le missionnaire vivait au milieu des indigènes qu’il avait conquis à la foi et à la couronne d’Espagne. Le village qui s’élevait au milieu des forêts vierges était son œuvre. Il n’avait d’autre joie, d’autre orgueil que de le voir prospérer. Au sein de cette communauté naissante, il était le consolateur et le pacificateur, il était le juge, il était surtout l’avocat. C’était lui qui allait porter à Manille les doléances de ses paroissiens, et qui, grâce à la puissance dont l’investissaient les ordres de la métropole, servait de frein aux exigences de l’autorité locale, souvent même d’entrave aux projets de l’autorité supérieure.

On ne peut le nier, la protection étendue sur les Indiens par le bras du clergé fut souvent excessive. Aucune réforme, aucune amélioration n’était possible, si elle pouvait porter atteinte à la quiétude du paysan tagal. Au moindre symptôme de contrainte, les religieux s’alarmaient pour le bien-être de leur troupeau et assiégeaient le capitaine-général de Manille, le vice-roi du Pérou, la cour même de Madrid, de leurs plaintes et de leurs réclamations. On a reproché aux curés des Philippines d’avoir traité les Indiens comme des enfans, — il eût fallu ajouter comme des enfans gâtés. On a dû cependant à l’initiative de ces religieux quelques progrès dans les cultures et dans l’industrie coloniales; mais ces progrès ont toujours eu pour but la prospérité intérieure de l’archipel. Jamais le clergé des Philippines n’a songé à grossir les revenus de la métropole ou à augmenter le chiffre des produits destinés à l’exportation. Ce fut pour que l’Indien n’eût point à redouter les funestes suites des années de sécheresse que les religieux espagnols introduisirent dans l’île de Luçon la culture du blé et du maïs; ce fut pour l’empêcher de rester tributaire de l’industrie chinoise qu’ils lui apprirent à tresser la paille, à tisser les étoffes de coton et de piña; ce fut aussi au profit de ses besoins, de sa commodité personnelle, que le Tagal, sous la direction du curé, détourna le cours des ruisseaux, jeta des ponts sur les torrens et traça des sentiers sur les flancs de la montagne.

Il existe deux clergés distincts aux Philippines : le clergé régulier et le clergé séculier. De fâcheuses dissensions entre les ordres religieux et l’archevêque de Manille engagèrent la cour de Madrid à donner aux Tagals un certain nombre de pasteurs indigènes. On attendait plus de docilité et de souplesse de la part de ce clergé séculier, que l’archevêque pouvait peupler de ses créatures. On ne s’arrêta dans cette voie périlleuse que lorsque les capitaines-généraux en eurent à l’envi signalé le danger. Sur 528 cures, on en compte aujourd’hui 191 qui sont desservies par des prêtres indiens ou des métis. Le clergé espagnol se recrute dans les rangs des augustins chaussés et déchaussés, des franciscains et des dominicains. Ces ordres religieux, si puissans autrefois en Espagne, ont vu leur splendeur s’abîmer dans les troubles des guerres civiles. Il ne leur est resté d’autre asile que les Philippines, où l’affection des populations continue de protéger leur existence et leur assure encore une immense influence.

Les alcades supportent impatiemment cette action occulte qui balance leur pouvoir. Avec sa propre estime, l’autorité civile devait recouvrer dans les Philippines le sentiment de son importance; mais, quelque légitimes que puissent être les tendances de cette administration épurée, elle ne peut oublier qu’on ne compromettrait point impunément, dans ces contrées lointaines, le prestige de l’autorité ecclésiastique. Ce qu’il faut à l’Espagne, ce n’est point un clergé affaibli, c’est un clergé dévoué à ses intérêts. Le curé doit être, comme par le passé, le médiateur du faible, le surveillant de tous ces officiers municipaux dont la tyrannie s’exercerait sans pudeur, si elle n’avait plus à redouter le regard du pasteur de la paroisse. On peut demander au clergé, en échange des égards qu’on lui accorde et des droits qu’on lui reconnaît, de comprendre ce qu’exigent dans les Philippines l’affermissement et la prospérité de la domination espagnole. Que le curé, suivant les conseils d’un saint missionnaire, « serve la cause de Dieu sans nuire à celle de César[4]. » Les ordres religieux ont aujourd’hui une autre mission qu’au temps de la conquête. Leur devoir n’est plus de contrarier les projets de l’administration; ce devoir consiste au contraire à servir des vues patriotiques et fécondes avec intelligence et sympathie.


II.

Pour pressentir l’avenir d’une colonie, il faut d’abord en connaître les ressources naturelles; il faut ensuite, dès qu’on a pu acquérir la connaissance des fondemens sur lesquels repose l’autorité de la métropole, chercher à surprendre cette autorité dans l’exercice de sa puissance. Pendant notre séjour sur les côtes de Luçon, ce fut le hasard qui nous tint lieu de méthode. Une première expédition nous conduisit sur les bords du lac de Bay, dans la province de la Laguna, et nous montra ce que la nature a fait pour les Philippines. Nous ne vîmes cette fois ni les alcades ni le clergé à l’œuvre. Une seconde campagne dans les provinces de Batangas, de Tondo et de Bulacan nous permit au contraire d’apprécier la part d’influence dévolue aujourd’hui à l’élément religieux et à l’élément politique dans l’archipel espagnol.

Sous les tropiques, on ne peut voyager en toute saison. Tant que règnera la mousson pluvieuse, ne songez pas à sortir de Manille. Les routes sont alors impraticables; les ponts de bambou que l’on a négligé de démonter ont été emportés par les torrens; les ruisseaux grossis sont des fleuves. Les mois de janvier et de février sont les plus favorables pour s’avancer dans l’intérieur de l’île. Le mois de mars est sec, mais brûlant. On peut toutefois braver encore ces premières chaleurs, si l’on se met en route long-temps avant le lever du soleil, et qu’on ait soin de voyager à petites journées. Notre première expédition eut lieu pendant le mois de mars, la seconde vers la fin du mois de janvier.

Le passeport que nous avait délivré au mois de mars 1848 le gouverneur intérimaire des Philippines, le général Blanco, ne nous autorisait à visiter que la province de la Laguna. Cette province, qui renferme trente-cinq villages et une population de cent trente-sept mille âmes, doit son nom au lac de Bay, autour duquel s’infléchit la haute chaîne de montagnes dont l’Océan Pacifique baigne l’autre versant. De cette cordillère couverte d’une admirable végétation descendent des milliers de ruisseaux qui, après avoir fertilisé la plaine, vont alimenter la lagune. Le Passig aspire par une triple bouche ces eaux gonflées, et quelques lieues plus loin les rejette à la mer. D’une extrémité à l’autre du lac de Bay, on peut compter près de vingt-cinq milles. C’est une véritable mer intérieure, très profonde sur certains points, qui a ses vagues, ses tempêtes et souvent aussi ses naufrages. Des bateaux à vapeur sillonneront un jour le lac de Bay : quand ce jour-là sera venu, Manille aura peut-être cessé d’être la ville la plus importante des Philippines. Aujourd’hui les villages de la Laguna n’ont encore que des communications très lentes et très difficiles avec la mer. Pour entrer dans le Passig, il faut franchir une barre qu’on pourrait sans doute faire disparaître, et qui arrête quelquefois des jours entiers près de ce passage critique les lourdes barques auxquelles est réservée la navigation du lac.

Au mois de mars, le temps est généralement si beau, que nous n’hésitâmes point à nous aventurer sur cette méditerranée dans deux bancas du Passig, montées chacune par quatre rameurs indiens. Avec le toit de bambou qui les couvre dans toute leur longueur, ces bancas composent une des embarcations les moins sûres qu’on puisse imaginer. Si une lame venait à les emplir, si, au moment où elles livrent à la brise leur petite voile de natte, une soudaine rafale les faisait chavirer, je ne sais trop par quel procédé on parviendrait à sortir de l’espèce de porte-cigares dans lequel on se trouve enfermé.

Nous partîmes de Manille une ou deux heures avant le coucher du soleil, afin de pouvoir traverser le lac de Bay à la faveur du calme profond qui règne ordinairement pendant la nuit. Nos rameurs, armés chacun d’une pagaie, étaient dans toute l’ivresse du départ. Les pirogues volaient sous l’effort des larges pelles qui battaient l’eau du Passig à coups redoublés, ou, pour mieux dire, qui s’y enfonçaient comme la pioche du mineur quand il a senti l’approche du filon. Nous suivions de très près la rive droite du fleuve, afin de refouler plus aisément le courant. S’abandonnant au contraire au fil de l’eau, de nombreux bateaux descendaient vers Manille, les uns remplis de passagers, d’autres chargés d’herbe fraîche, d’autres enfin soutenant de chaque bord une longue file de bœufs qui, attachés par les cornes, venaient de traverser la lagune à la nage. Notre vitesse cependant se ralentissait peu à peu. Nous ne pûmes atteindre le village de Passig avant la nuit; ce village fut notre première étape. Il faut au Tagal trois repas par jour, et l’heure du souper de nos bateliers était arrivée : sobre souper s’il en fut, car il ne devait se composer que de riz gonflé dans de l’eau bouillante.

Nous ne pûmes nous empêcher d’admirer la rapidité et l’industrie avec lesquelles nos Indiens firent les apprêts de leur frugal repas. Pour batterie de cuisine, ils n’avaient qu’un vieux pot de terre noir et fêté. Cette frêle marmite fut assise avec précaution sur un foyer improvisé, et nos mariniers, au lieu de nous emprunter le secours de nos allumettes chimiques, s’occupèrent, dès qu’ils eurent rassemblé quelques branches sèches, d’allumer du feu à l’aide de deux morceaux de bambou frottés l’un contre l’autre. Pendant qu’assis sur leurs talons ils s’apprêtaient à faire honneur à la morisqueta[5] lentement gonflée par la vapeur, chacun de nous errait, suivant son caprice, dans le village de Passig. Les rues à cette heure étaient presque désertes, les habitans se livraient déjà aux plaisirs de la veillée, et l’on n’entendait de tous côtés que des voix nasillardes qui psalmodiaient en vers tagals l’histoire de la passion du Sauveur. Cantar la pasion est un des plus grands plaisirs que connaisse l’Indien des Philippines, et, je dois ajouter, une des plus déplorables coutumes qui aient jamais menacé le repos du voyageur.

La population de Luçon laisse en friche des provinces entières et se tient agglomérée sur certains points du territoire. Le village de Passig, avec ses vingt mille âmes, aurait en France l’importance d’une sous-préfecture. Une longue rue perpendiculaire au cours du fleuve et coupée de distance en distance par des rues transversales donne à cette riche paroisse une apparence de régularité qui manque au quartier confus de Binondo. Nous nous lassâmes bientôt de parcourir ces rues abandonnées, et nous nous rapprochâmes des bords du fleuve. Adossées au tronc d’un tamarinier gigantesque dont l’ombre les abritait pendant la chaleur du jour, quelques échoppes en plein vent offraient encore aux passans attardés la noix d’arec enveloppée d’une feuille de bétel (el buyo) et le plat favori du Tagal, le goulay de poisson assaisonné de piment et de tamarin. Nos bateliers n’avaient point heureusement cédé à cette double tentation ; ils avaient avalé à la hâte quelques boulettes de riz roulées entre leurs doigts, et se déclaraient prêts à repartir. L’Indien, quand il le faut, peut égaler la sobriété du dromadaire. Grâce au zèle de nos banqueros, nous eûmes bientôt franchi la distance qui nous séparait du lac de Bay, et nous pûmes, à la clarté de la lune, distinguer le sommet élevé de l’île Talim : c’est vers cette île que nous fîmes route, sans daigner prendre la peine de longer le rivage. Le ciel était bleu et pur, le lac immobile; à deux heures de la nuit, nous nous trouvions entre la pointe du Diable et l’île Talim, au milieu du détroit de Quinabutasan. Nous avions fait treize ou quatorze milles depuis que nous avions quitté le village de Passig; il nous en restait six à parcourir pour toucher au terme de notre traversée.

Le lac de Bay est appelé à jouer un rôle trop important dans l’avenir de la colonie espagnole pour que nous n’essayions point d’en faire comprendre la configuration. Le pourtour de ce lac est assez régulier du côté du sud ; mais vers le nord il présente trois enfoncemens, je dirais presque trois bassins distincts, formés par deux promontoires volcaniques, barrières de lave qui ont partagé la vaste bouche de l’ancien cratère. La pointe du Diable et l’île Talim, qui n’en est que le prolongement, sont une de ces barrières ; le massif montagneux de la Jala-Jala[6] forme l’autre. C’est vers la plage de la Jala-Jala que nous nous dirigeâmes, dès que nous eûmes franchi le détroit de Quinabutasan. Il y a quelques années, cette presqu’île montueuse était abandonnée aux sangliers, aux caïmans et aux singes. Un négociant français, M. de la Gironière, entreprit d’y porter la culture. Après de longues années de persévérance et des prodiges d’industrie, M. de la Gironière reçut, des mains de l’intendant de Manille, la prime de 8,000 piastres promise par le gouvernement espagnol au propriétaire qui pourrait, le premier, réunir quatre-vingt mille pieds de café en plein rapport. M. de la Gironière avait ouvert une voie féconde ; malheureusement il trouva peu d’imitateurs[7].

Depuis plusieurs années, M. de la Gironière était en France. Un de ses parens, M. Vidie, avait hérité du beau domaine et des traditions hospitalières de la Jala-Jala. Debout avant le lever du soleil et prêt à faire sa ronde comme l’homme aux cent yeux de La Fontaine, M. Vidie allait se diriger vers ses champs de cannes à sucre, quand nos pirogues s’échouèrent sur la plage, à quelques pas de son habitation. Ce n’était point seulement un asile que nous venions demander au successeur de M. de la Gironière, c’était une des créations les plus remarquables de la colonie que nous venions admirer. On est loin de se figurer de quel prix il faut payer aux Philippines le succès de pareilles entreprises. Coiffé du salacot tagal, M. Vidie bravait les ardeurs du soleil avec l’indifférence d’un Indien ; il dormait, comme Booz, au milieu de ses moissonneurs, et ne quittait pas deux fois l’an sa propriété. On n’eût reconnu chez lui l’Européen qu’à la culture de l’esprit et à l’urbanité des manières, et cependant combien de déceptions cet homme courageux, qui n’avait point accepté sa tâche à demi, qui en avait compris tous les devoirs et toutes les exigences, combien de cruels mécomptes n’eut-il point à subir! C’est à lui qu’il faudrait demander si l’affluence des capitaux, si les primes d’encouragement suffiront à développer les ressources naturelles de l’archipel espagnol?

Les lois aux Philippines ont été faites dans l’unique intérêt des Indiens. Il semble que la conquête n’ait eu lieu, que l’occupation ne se perpétue que pour conduire le Tagal au ciel par un chemin de fleurs. Tout individu qui défriche une terre inculte ou abandonnée en devient propriétaire. Il transmet ce droit de propriété à ses descendans, qui ne le perdent que le jour où ils cessent de cultiver le bien patrimonial. La jouissance de la terre n’entraîne le paiement d’aucun impôt. L’Indien verse chaque année, entre les mains du cabeza de barangay, le montant d’un tributo, taxe personnelle qui s’élève à peine à 10 francs par famille, à 2 francs par tête. À ce prix, il est complètement libéré envers le trésor public : ainsi cet heureux mortel peut posséder tous les avantages de la propriété sans en subir les charges; il lui suffit de quelques heures de travail pour assurer sa subsistance et acquitter ses impôts. Sa femme file et tisse le coton ou la piña destinés à ses propres vêtemens et à ceux de la famille. Quel besoin cet Indien, s’il n’est ni joueur ni ivrogne, peut-il donc avoir d’un salaire? Je suppose cependant que, rendu nécessiteux par ses passions, séduit par l’attrait du gain, le paysan tagal cède à des instances réitérées, et consente à tracer un sillon dans un autre champ que le sien : qui pourra garantir au propriétaire que ce concours inconstant ne lui fera point défaut au moment décisif? Qui pourra lui promettre qu’au jour de la moisson les bras qui ont confié la semence à la terre ne se refuseront point au labeur de la récolte? Le code des Indes n’a imposé aux habitans des Philippines l’obligation du travail qu’autant qu’il l’a fallu pour les sauver de la famine. Si la sécheresse menace la récolte des rizières, c’est le rotin à la main que les gobernadorcillos et les alguaciles font semer le maïs, qui ne trompe jamais l’espoir du cultivateur; mais, à l’exception de ces cas extrêmes et de quelques corvées indispensables, l’Indien dispose de son temps et de sa personne comme il lui convient. Le législateur a voulu que, sous aucun prétexte, il ne pût être attaché à la glèbe. Aux yeux de la loi, le Tagal n’est qu’un mineur : les obligations qu’il souscrit ne l’exposent à aucune poursuite; les engagemens qu’il contracte n’enchaînent pas son indépendance. Il est libre dans toute l’acception du mot, quand bien même il consentirait à ne plus l’être. L’imprévoyance et la simplicité de la population indigène ont été ainsi placées hors de l’atteinte des spéculateurs européens ou chinois. Le code des Indes, depuis la première page jusqu’à la dernière, n’est qu’un monument de sollicitude paternelle. Il témoigne des tendances désintéressées qui présidèrent à la conquête des Philippines; mais ce code bienfaisant n’est point fait, il faut en convenir, pour encourager les entreprises agricoles.

Dans les Philippines, comme dans les autres îles de l’Archipel indien, la culture du riz doit avoir le pas sur toutes les autres cultures, puisque c’est elle qui assure la subsistance de la population. La culture du tabac occupe le second rang, car le tabac ne constitue point seulement la branche la plus productive du revenu public, il est aussi pour le paysan tagal un objet de première nécessité. Il se consomme annuellement dans la colonie plus d’un milliard de cigares. On n’en exporte que soixante-six millions. Douze mille femmes et un millier d’hommes sont employés toute l’année à transformer en cigares et en cigarettes les feuilles cultivées dans les provinces de Cagayan, de la Pampanga et de la Nouvelle-Biscaye, dans les districts occupés par les tribus indépendantes et dans les îles Bisayas. Le gouvernement s’est réservé le monopole du tabac; il l’achète à des prix fixés et met tous ses soins à en empêcher la contrebande. En 4849, 2 millions 300 mille kilogrammes de tabac en feuilles entrèrent dans les fabriques de Manille, de Cavité et de Navotas; 2 millions 500 mille kilogrammes furent expédiés en Espagne.

Quand on a nommé le riz et le tabac, le café, dont la France tend à monopoliser l’exportation, l’abaca, chanvre soyeux et tenace, dont les demandes croissantes des États-Unis ont encouragé la culture, l’indigo et le bois de sapan, on n’a point encore cité le produit qui, mieux que toute autre denrée, semble déterminer l’importance des diverses possessions coloniales. Après le coton et les céréales, c’est le sucre, on le sait, qui occupe le premier rang dans les échanges du globe. La consommation d’un kilogramme de café entraîne celle de trois kilogrammes de sucre. La production de cette denrée précieuse est encore dans l’enfance aux Philippines; elle s’est élevée cependant, depuis 1830, de 8 millions de kilogrammes à 25 millions : c’est à peu près la production de la Martinique ou de la Guadeloupe. L’île de Cuba, qui dispose du travail d’environ 400 mille noirs, a porté en 1850 le chiffre de sa fabrication à 200 millions de kilogrammes. On voit à quel degré de prospérité pourraient atteindre les Philippines, si l’on obtenait seulement du labeur volontaire de chaque Indien la moitié de la tâche qu’accomplit le nègre esclave dans l’île de Cuba.

La propriété de M. Vidie, exploitée avec une remarquable intelligence, nous offrait un échantillon des trois principales sources de revenu que présente ordinairement un domaine rural aux Philippines. Des rizières et des champs de cannes à sucre s’étendaient jusqu’au pied de la montagne. A l’abri des futaies répandues sur le flanc des collines croissaient les cafiers; des troupeaux de buffles et de bœufs du Bengale paissaient dans les prairies; des escadrons de poneys aux jambes fines, à l’œil vif, race amoindrie et non dégénérée des campagnes andalouses, erraient librement à travers la plaine. On rencontre toujours de nombreux bestiaux dans les grandes propriétés de l’île de Luçon : ces troupeaux assurent aux haciendas voisines de Manille un revenu facile et leur donnent je ne sais quelle apparence patriarcale.

Nous ne pûmes passer qu’un jour à la Jala-Jala. La nuit même qui suivit notre arrivée, pendant que nous goûtions les douceurs. du sommeil sous le toit hospitalier de M. Vidie, nos pirogues doublèrent la pointe de la presqu’île, et, remontant le long de la côte, allèrent nous attendre au pied du versant oriental des montagnes dont nous devions franchir la crête à cheval. Nous gagnâmes à cette combinaison quelques heures de repos, et avant le lever du soleil nous nous trouvâmes tout prêts à continuer notre voyage. On avait amené des pampas, où ils paissaient en liberté, quatre poneys au pied sûr et à l’humeur débonnaire. Nous gravîmes lentement le penchant des collines où l’ombre des grands arbres entretenait encore une douce fraîcheur; l’autre versant s’abaissait vers la plage par une pente moins rude : nous le descendîmes au galop, et, chargeant notre guide de tous nos remerciemens pour M. Vidie, nous rentrâmes encore une fois dans l’étui de nos bancas. Le troisième bassin de la Laguna était devant nous : nous devions le traverser, gagner l’embouchure de la rivière qui descend des hauteurs de Majaijai et arriver avec nos pirogues jusqu’au chef-lieu de la province de la Laguna, jusqu’à la cabecera de Pagsanjan.

En moins d’une heure, nous avons atteint la partie la moins profonde du lac, et nous naviguons au milieu des rizières. Des nuées de canards s’envolent devant nous; les poules d’eau montrent moins de méfiance. Comme le Tagal, elles paraissent avoir conservé la simplicité des premiers âges de la création. Funeste innocence, qui suffit pour éveiller dans nos cœurs le besoin de détruire! C’est avec des larmes dans la voix que l’un de nous demande ses capsules; l’autre vient d’introduire une double charge dans son fusil; un troisième, moins maître encore de ses sens, saute à terre. Tout occupé de prendre à revers ces longues files d’oiseaux aquatiques qui cinglent sans crainte le long du rivage, il s’inquiète peu du chemin par lequel ses coups doivent passer. Ce n’est que du petit plomb! s’écrie-t-il, pendant qu’autour de nous et sur le toit de nos bancas ce plomb égaré tombe et crépite comme de la grêle. Trente victimes gisent déjà au fond de nos pirogues; de nombreux blessés s’enfuient dans les roseaux. Le désir seul d’atteindre Pagsanjan avant la fin du jour peut mettre un terme à ce massacre.

Nous entrons enfin dans la rivière qui doit nous conduire à notre nouvelle étape. Quels flots purs et limpides! quelles rives doucement ombragées! que tous ces oiseaux perdus dans le feuillage égaient bien les vertes banderoles qui frémissent quand ils passent! Sous les tropiques, si je voulais me rappeler la patrie absente, c’étaient toujours de grands ormes que je voyais, aux dernières lueurs du crépuscule, dessiner leur silhouette gigantesque sur le ciel. Aujourd’hui je ne puis reporter ma pensée vers les Philippines sans entendre le murmure des touffes de bambous dont la brise vient entrechoquer les tiges sonores. Ce sont ces massifs aériens que je vois se pencher sur les eaux, se dresser au bord des routes. Le palmier appartient indistinctement aux îles de l’Océanie et à l’Archipel indien; le bambou est véritablement, sur les côtes de l’Indo-Chine, l’arbre national. Nous glissons à l’ombre de ces charmilles sauvages que le moindre souffle agite et fait frissonner. La longueur de nos pagaies nous sépare à peine de la rive. Que voyons-nous donc serpenter entre ces racines? Quel est ce reptile qui se glisse à travers les feuilles mortes ? Serions-nous destinés à la gloire d’immoler de jeunes caïmans? Européens que nous sommes! nous n’avons pas encore reconnu le plus inoffensif des sauriens, le plus pacifique descendant de cette illustre tribu qui nous a précédés sur la terre. Ce monstre dont la crête se dresse indignée, dont la peau rugueuse brille au soleil et semble défier le tranchant du sabre, n’est point un caïman, c’est un iguane. Il nous faut toujours du sang et des victimes. Quatre iguanes, dont le plus grand, orné d’une superbe crête, un lézard de haut parage, n’avait cependant pas plus d’un mètre de long, sont immolés en quelques minutes. Nous les abandonnons à nos banqueros, qui s’en promettent un souper splendide, et déjà blasés, même sur les iguanes, nous renonçons au plaisir de la chasse. D’ailleurs nos bateliers ont demandé grâce : depuis cinq ou six heures, ils n’ont point cessé de ramer, et le courant est si rapide, qu’il ne leur reste plus assez de forces pour nous conduire à Pagsanjan sans prendre un peu de repos. Nous débarquons donc sur la rive et songeons aux apprêts de notre déjeuner; mais avant tout nous voulons nous plonger dans ces eaux si calmes et si profondes et en savourer un instant la délicieuse fraîcheur. Avec quelle volupté on se plonge, on se roule, on disparaît dans ces flots bienfaisans, qui n’ont pas l’âcreté saline du flot marin 1 Il faut s’arracher cependant des bras de ces naïades pour aller fouler un sol brûlant et pour revêtir l’insupportable livrée de la civilisation. A deux heures de l’après-midi, nos rameurs délassés sont prêts à reprendre leurs pagaies; nous sommes de nouveau étendus au fond de nos bancas, et nous atteignons bientôt le débarcadère de Pagsanjan.

Pagsanjan, malgré son rang de cabecera, n’a pas l’importance du village de Passig; sa population n’atteint pas le chiffre de six mille âmes. C’est un des points de l’île de Luçon où l’air est le plus pur, où les eaux et les bois ont le plus de fraîcheur. Si jamais le gouvernement espagnol reconnaît la nécessité de placer la capitale des Philippines hors de la portée des flottes ennemies, je ne crois pas qu’il puisse trouver un emplacement plus favorable pour la réalisation de ce projet que le vaste plateau qui s’étend entre la ville de Pagsanjan et le village de Santa-Cruz. Des bateaux à vapeur établiraient une communication rapide entre la mer et ce nouveau siège du gouvernement colonial. La ville se développerait entre deux rivières navigables pour les pirogues et les cascos. On aime à peupler de riantes demeures cette création de l’avenir, à entourer chaque maison d’un jardin, à élever devant chaque façade un frais péristyle. S’il fallait retrouver ici une ville de guerre gardée par de hautes murailles et pressée dans une étroite enceinte, autant vaudrait laisser le capitaine-général et l’ayuntamiento dans leurs sombres palais ; mais, dans ma pensée, Pagsanjan ne serait point une place forte. Je voudrais qu’on y vît par milliers des villas et des cottages et qu’on y cherchât vainement un canon. Ce serait dans la chaîne de montagnes qui fuit vers Majaijai que j’irais cacher le palladium de la colonie, la citadelle imprenable qui renfermerait les armes et les munitions, l’arsenal d’où rayonneraient les milices pour harceler l’ennemi, pour empêcher sa domination de s’étendre au-delà des murs démantelés de Manille.

Nous ne nous étions point mis en campagne sans quelques lettres de recommandation. Dès qu’on sort de Manille, c’est une précaution indispensable, et, faute de l’avoir prise, on ne trouverait pas une posada dans tous les villages des Philippines. D’ordinaire, c’est le presbytère qui reçoit les voyageurs en détresse; mais on ne se soucie pas toujours d’aller réclamer cette hospitalité banale dont chaque curé peut remplir les devoirs avec plus ou moins de bonne grâce : le métier de parasite a ses inconvéniens. Le gouvernement a compris qu’il devait affranchir le clergé de cette charge, et les voyageurs de ces dures obligations. La plupart des villages posséderont bientôt dans l’enceinte de la maison commune un logement où l’alcade en voyage, l’officier espagnol ou le touriste étranger pourront, sans contracter une dette de reconnaissance qui n’était que trop souvent méconnue, trouver un asile dont ils n’auront à remercier que leur passeport. Pagsanjan était encore privé, au moment de notre passage, de cette utile institution. Qu’on juge de notre désappointement en apprenant que les personnes auxquelles nous étions recommandés étaient le matin même parties pour Manille. Nous trouvâmes heureusement un fonctionnaire pour écrire au des de notre passeport cette formule bienveillante : Que no se los molesten ! qu’on n’inquiète point ces honnêtes gens! et, sûrs désormais de n’être pas pris pour des malfaiteurs, nous entrevîmes avec plus de résignation la perspective de bivouaquer sur la plage. Nous n’étions point cependant destinés à subir cette épreuve. Une heure ne s’était pas écoulée que nous avions trouvé un protecteur et un asile.

Le gouvernement des Philippines a dû suppléer à l’insuffisance des impôts directs par rétablissement de certains monopoles. Il s’est réservé la vente des liqueurs fortes, comme il s’était emparé de la vente du tabac. La sève de deux espèces de palmiers, le cocotier et le nipa. recueillie dans un tube de bambou et soumise à la distillation, circule sous le nom de tuba dans toutes les fêtes des Indiens. Le trésor public doit au monopole de ce vin de coco un revenu de 3 ou 4 millions de francs. Les districts de Majaijai et de San-Pablo, dans la province de la Laguna, produisent en abondance la tuba, qui doit être portée à Pagsanjan, où deux employés de l’administration sont chargés de la recevoir. Ce fut un des passe-temps de notre soirée de voir les Indiens arriver l’un après l’autre avec leur provision de vin de coco, pendant que deux employés, du haut de leur estrade, acceptaient ou rejetaient ce produit d’une grossière industrie et faisaient verser dans de vastes foudres la liqueur qui avait atteint le degré de distillation convenable. Quand on saura que c’était la renta de vinos y licores qui nous sauvait à Pagsanjan des chances désastrcusts d’une nuit passée à la belle étoile, on cessera de s’étonner de l’intérêt que nous prenions au succès de ses opérations.

Quelques nuages cependant vinrent voiler la face du soleil : nous profitâmes de cette heureuse circonstance pour visiter la ville. Quand nous eûmes gravi la rampe qui conduit du débarcadère au sommet du plateau, nous nous trouvâmes sur la route de Santa-Cruz et au centre du quartier qu’habite la population métisse. Le riant aspect de ce quartier, où semblaient régner des habitudes d’ordre et de bien-être inconnues aux Tagals, nous rappela un instant les gracieux campongs des Moluques. Le sordide spectacle des ruelles fangeuses où vit agglomérée une partie de la population de Manille fait peu d’honneur à l’administration espagnole; mais le village de Passig et celui de Pagsanjan ne seraient pas désavoués par un résident hollandais.

La nature des tropiques est féconde en merveilles. A l’intérêt qu’eût pu nous offrir une seconde journée passée à Pagsanjan, nous préférâmes le coup d’oeil pittoresque que devait présenter au-dessus de ce village le cours de la rivière brusquement resserré entre deux chaînes de montagnes. Quelques heures de repos nous avaient fait oublier nos fatigues, et le soleil était encore caché derrière l’horizon, que déjà nos pirogues luttaient avec énergie contre le courant du fleuve. Bientôt une barrière de galets vint nous arrêter. Nos efforts réunis firent franchir au plus léger de nos esquifs ce premier obstacle. D’autres digues ne tardèrent point à se présenter : nous les détruisîmes. Dans l’eau jusqu’à la ceinture, nous écartions lus blocs de lave, nous ouvrions une brèche que le courant du fleuve se chargeait quelquefois d’élargir, et notre pirogue, engagée à l’instant dans le canal que nous avions creusé, se retrouvait au centre d’un bassin dont l’œil avait peine à mesurer la profondeur.

Les rives n’avaient point cessé de s’élever depuis notre départ. Nous voguions maintenant entre deux murailles de deux ou trois cents pieds de hauteur, murailles si abruptes, si nettement tranchées, qu’on eût dit que le sabre de Roland avait passé par là[8]. Quelques bouquets d’arbres tapissaient cependant ces rochers volcaniques; mais pourquoi le feuillage de ces arbres frissonnait-il secrètement agité? pourquoi, au milieu du clair bassin dans lequel leur front se mirait, une pierre tombait-elle soudain, lancée par une main invisible? Monos! disaient nos bateliers. — Comment, Monos? — des singes? Mais avec l’avantage d’une pareille situation il n’est pas d’ennemis méprisables. Des singes, du haut de ces falaises, auraient défié toutes les armées de Rama. Nous aurait-on conduits dans une vallée de Roncevaux? Nos craintes heureusement ne tardèrent pas à s’évanouir. Les pierres qui de temps en temps venaient troubler le calme miroir du fleuve ne nous étaient pas adressées. Le peuple singe ne songeait qu’à faire des ronds dans l’eau; il ne s’était point armé pour repousser une invasion. Le soleil allait pénétrer dans cette large fissure comme au fond d’une caverne, quand nous nous décidâmes à battre en retraite. Emportés par un courant rapide, nous franchîmes sans accident les barrières que nous avions dépassées, et, après avoir erré quelque temps dans les bois, nous revînmes à Pagsanjan chercher un gîte pour la nuit.

Nous avions atteint l’extrémité orientale du lac de Bay. Le moment était venu de rétrograder vers Manille. Notre plan de campagne fut bientôt arrêté. Il fut convenu que nous suivrions le bord méridional du lac, sans jamais perdre de vue les pirogues qui portaient nos bagages. Au point du jour, nous prîmes congé de nos hôtes, à la bienveillance desquels nous dûmes l’avantage de pouvoir nous rendre à Santa-Cruz dans un birlocho. A Santa-Cruz, nous retrouvâmes nos pirogues. Le ciel était orageux, et les vents d’est semblaient disposés à fraîchir. Nos bateliers firent l’emplette d’une natte, l’attachèrent à deux bambous et se promirent de laisser désormais à la brise le soin de nous conduire. Il leur fallut quelque temps pour tailler et ajuster leur voile. Ce délai nous permit de parcourir le village.

Santa-Cruz renferme une population plus considérable que Pagsanjan. La cabecera a la physionomie grave d’une ville officielle; Santa-Cruz présente l’aspect affairé d’une cité marchande. Les maisons sont entassées l’une sur l’autre, les bords de la rivière sont couverts de pirogues : on reconnaît à ces signes un des principaux débouchés de la province. Les rues d’ailleurs diffèrent peu de celles des faubourgs de Manille : c’est toujours la même foule désœuvrée qui les remplit. Son coq dans les bras, l’Indien traîne ses pas nonchalans dans la poussière ou demeure accroupi sur le seuil de sa porte. Ce qui nous frappa le plus à Santa-Cruz, ce fut le gazon de sensitives qui bordait une partie des rues. Avant même que notre pied eût foulé ce moelleux tapis, la chaste plante avait replié et fermé ses feuilles. Nous avions trouvé là une distraction inespérée, et je m’accuse, pour ma part, d’avoir bien passé huit ou dix minutes à voir frissonner ces bordures de mimosa pudica. Nos pirogues cependant étaient prêtes à mettre à la voile; nous allions nous embarquer, quand un Indien, dont le regard soupçonneux suivait depuis une demi-heure tous nos mouvemens, se rapprocha de nous et parut disposé à mettre obstacle à notre départ jus- qu’au moment où nous l’aurions suivi chez le gobernadorcillo. Le malheureux alguacil nous prenait probablement pour des Anglais, et on sait que les Anglais sont toujours à la veille d’envahir la colonie; mais nous avions en poche de quoi calmer les scrupules du plus féroce agent de police : Que no se los molesten ! De par la reine d’Espagne et les autorités de Pagsanjan, alguazil, ne nous molestez pas!

Sur les bords du lac de Bay, on ne compte que trois propriétés d’une certaine étendue : la Jala-Jala, que nous venions de visiter, un vaste domaine appartenant aux dominicains, dont la gestion est confiée à des frères lais, et la ferme de Calauan, dans laquelle le patriotisme et l’esprit ingénieux de don Iñigo d’Assaola ont voulu faire l’essai d’une grande exploitation agricole. Nul homme dans les Philippines ne jouissait d’une réputation mieux méritée de bonne grâce et de bienveillance que don Iñigo d’Assaola. Nous pensâmes qu’il ne nous refuserait point un gîte pour la nuit, et nous combinâmes nos mouvemens pour arriver à Galauan avant le coucher du soleil. Si l’on contourne les bords du lac, on rencontre à chaque pas des ruisseaux qui débouchent dans ce grand réservoir. En dépassant de deux milles environ la ferme de Galauan, nous devions trouver la rivière de Bay, dans laquelle entreraient facilement nos pirogues, et d’où nous pourrions gagnera pied ou à cheval la propriété de don Iñigo. La brise nous favorisa dans cette traversée. En moins de trois heures, nous eûmes franchi les neuf milles qui séparent Santa-Cruz de la rivière qui donne son nom au lac de Bay. Le village, bâti sur les bords de ce ruisseau fangeux, était en ce moment envahi par les fièvres. La majeure partie des habitans semblait avoir le frisson. Nous avions établi notre campement au milieu d’un jardin pour laisser aux ardeurs du jour le temps de s’apaiser, quand un jeune métis des Philippines découvrit notre retraite et voulut nous entraîner jusqu’à sa demeure. Il fallut céder à d’aussi vives instances. Des nattes furent étendues sur le parquet de bambou, et jusqu’à quatre heures du soir nous écoutâmes dans un demi-sommeil les histoires de notre hôte. A quatre heures, le gobernadorcillo était parvenu à rassembler des poneys en nombre sutiisant pour notre troupe et pour notre escorte. Nous dîmes adieu au village de Bay, et partîmes au galop pour la ferme de Calauan.

La plaine que nous traversions avait dû présenter un magnifique coup d’œil quand les rizières ondoyaient au moindre souffle de la brise; mais la moisson était faite, et de grandes meules de palay, s’élevant comme des cairns calédoniens ou des tumuli grecs au milieu des champs déboisés, variaient seuls l’uniformité de l’horizon. Nous avions encore une heure de jour devant nous, quand nous arrivâmes à la ferme de Calauan. C’était le moment où l’on achevait la récolte des cannes à sucre. Ces superbes roseaux tombaient de toutes parts sous les faucilles; des buffles au front déprimé, à l’œil terne, à la lèvre pendante, véritable emblème de l’abrutissement ou de la résignation, parcouraient la plaine, et traînaient d’un pas lent les gerbes renversées jusqu’au moulin dont un cours d’eau rapide mettait la roue en mouvement. Don Iñigo avait besoin de présider lui-même à ces importans travaux; aussi fut-ce au milieu des plus graves occupations d’un planteur que nous le surprîmes : je n’ai point en ma vie rencontré une plus verte et plus joyeuse vieillesse que celle du riche propriétaire de Calauan. Don Iñigo avait consacré des capitaux considérables à l’exploitation de cet immense domaine. Le succès était loin d’avoir répondu à ses efforts, et sa gaieté n’en avait point été altérée. Don Iñigo était de ces hommes que la mélancolie ne saurait atteindre, dont l’égalité d’ame défie the slings and arrows of outrageous fortune. La rumeur publique nous avait appris les persécutions qu’avait values à ce charmant vieillard son prétendu scepticisme, les mécomptes que lui avait attirés sa confiance. Ses lèvres n’en avaient gardé aucun fiel; son cœur même en avait perdu le souvenir. Don Iñigo nous accueillit avec ce calme bienveillant qui ne trahit ni l’effort ni la surprise. Sa réception fut celle de l’Arabe qui voit l’étranger entrer dans sa tente, et n’a besoin que d’un geste pour l’inviter à prendre sa part du plat de couscoussou. Aimable patriarche, qui souriait à toutes les misères de la vie, et s’amusait de l’ingratitude et de la mollesse de ses Indiens, comme un père des malices de ses enfans !

Nous passâmes près d’une heure à voir la canne s’écraser sous les meules, à suivre le jus qui coulait à flots et que des Indiens transvasaient d’une cuve à l’autre. Le liquide verdâtre s’épaississait et se purifiait à chaque passage. Du dernier fourneau, il passait dans les formes où une croûte épaisse recouvrait bientôt le sirop cristallisé. Distraits par le curieux spectacle de ces opérations, nous atteignîmes sans nous en apercevoir f heure du souper. En rentrant à la ferme, don Iñigo y trouva de nouveaux convives. Des Français, des Anglais, des Allemands se trouvèrent ce jour-là réunis à la même table. La ferme de Calauan était l’oasis où tous les voyageurs venaient fatalement aboutir. Il fallut trouver des lits pour ce flot de touristes. Aux Philippines, la chose est plus facile qu’ailleurs : une natte en un coin, un oreiller, s’il s’en trouve, et les devoirs de l’hospitalité sont remplis; mais la conscience de don Iñigo s’accommodait mal de la costumbre del païs, et, pendant une partie de la nuit, nous vîmes ce bon vieillard, qui avait voulu céder à ses hôtes sa propre chambre, rôder autour des dormeurs, interroger leur sommeil et s’inquiéter de leur bien-être, sans songer qu’il leur avait suffisamment sacrifié le sien.

Nous avions promis à don Iñigo de lui donner une journée tout entière. Aux premières clartés de l’aube, chacun abandonna les douceurs de sa couche, se hâta d’avaler une tasse de chocolat écumeux, et, le fusil sur l’épaule, se dirigea vers les bois qui couvrent les premières pentes de la montagne et abritent sous leur ombre une vaste plantation de café. Nous n’avions point encore pénétré sous des voûtes aussi grandioses. Mille arbres touffus et toujours verts s’élançaient au-dessus des buissons chargés de baies écarlates. Rien dans cette nature vivace ne rappelait l’Europe ; les oiseaux avaient d’autres chants, le feuillage même avait un autre murmure ; tout était étrange, tout était nouveau, et la nouveauté est un grand attrait. Pendant que les Indiens répandus dans la plaine battaient les grandes herbes et poussaient les sangliers vers la lisière du bois, j’avais atteint les bords du ruisseau qui donne la vie à cette belle propriété. La rive que je suivais formait la limite des défrichemens ; sur la rive opposée s’étendait à perte de vue une forêt vierge. Des troupes de singes gambadaient au milieu du feuillage, ou sautaient de branche en branche pour aller se perdre dans la sombre épaisseur du bois. Je ne m’arrachai pas sans regret à ce magnifique spectacle pour rejoindre le gros des chasseurs.

La chasse avait fait peu de progrès. Les sangliers bourraient les chiens et refusaient de sortir de leur fourré. D’un autre côté, les Anglais, qui avaient pris leur poste à l’un des angles du bois, inspiraient des inquiétudes sérieuses à leurs compagnons. Esos Ingleses, disaient les fils du pays (los hijos del païs), ces Anglais sont gens à prendre un homme pour un sanglier. Aussi les plus intrépides n’avançaient-ils dans le bois qu’en se couvrant à chaque pas par le tronc d’un arbre. Un Indien envoyé à la découverte avait rencontré les hérétiques assis à terre con los piès tendidos, les jambes étendues. Aux yeux d’un Tagal, qui ne s’assied jamais que sur ses talons, cette posture insolite était une circonstanee à noter. Enfin don Iñigo arriva, et, quand il apprit où en étaient les choses, il jura qu’il aurait raison de l’opiniâtreté des marcassins. C’était au milieu d’un marais tout couvert de longs roseaux desséchés que les sangliers faisaient tête aux chiens et aux Tagals. À un mille à la ronde, don Iñigo fit mettre le feu aux herbes. L’incendie ne tarda guère à se propager. La flamme, la fumée, le craquement des roseaux qui éclataient comme des artifices obligèrent les sangliers à sortir de leur bauge. Malheureusement toutes les issues n’avaient pas été gardées : la plupart des hôtes du marais s’échappèrent de droite et de gauche, et une laie monstrueuse tomba seule sous les coups d’un officier anglais qui l’avait attendue con los pies tendidos. Le soir même, nous quittâmes la ferme de Calauan; nos pirogues suivaient déjà le bord du lac pour aller nous attendre au village de los Baños. Nous avions préféré traverser la plaine à cheval. Une source d’eau thermale avait jadis donné quelque importance à la paroisse de los Baños; cette source est aujourd’hui négligée. La piscine, bâtie sur le bord du lac, tombe en ruines, et les habitans de los Baños n’ont plus rien qui les dédommage du spectacle des sites désolés qui les entourent. Un religieux de l’ordre de saint François est chargé de desservir cette misérable cure. Depuis onze ans, il vit dans ce désert; sa seule distraction est de relire les actes des apôtres franciscains aux Philippines et de recueillir de nouvelles observations à l’appui du système historique qui veut faire descendre les Tagals des Hébreux, parce que les Tagals s’accroupissent pour manger et conservent encore, malgré les défenses de l’église, la pratique juive de la circoncision.

Nous ne passâmes qu’une nuit au village de los Baños. Le lendemain, avant le point du jour, nous nous retrouvions sur le lac. Grâce au vent d’est, nous espérions arriver à Manille le jour même. Une journée de trente-cinq milles n’était rien pour nos pirogues depuis qu’elles avaient arboré à Santa-Cruz leur petite voile de natte. Avant le coucher du soleil, nous avions franchi la bouche méridionale du Passig, et minuit n’avait pas sonné, que, prêts à rentrer à bord de la Bayonnaise, nous pouvions secouer la poussière de nos pieds sur le quai de Binondo.


III.

Cette première campagne nous avait laissé entrevoir l’avenir agricole des Philippines, mais elle nous avait aussi montré l’industrie européenne aux prises avec la mollesse et l’inconstance des Indiens. Si l’on avait pu s’enrichir en exploitant ce sol toujours prêt à porter de nouvelles moissons, M. Vidie et don Iñigo en auraient trouvé le secret. Nous avions donc emporté de notre voyage dans la province de la Laguna la conviction que le temps des grandes spéculations n’était pas venu pour les Philippines, qu’il fallait se résigner pendant de longues années encore aux procédés imparfaits et aux produits insuffisans de la petite culture. Ce qu’on pouvait demander au gouvernement, c’était d’établir à ses frais, ou du moins sous son patronage, des centres de fabrication, où chaque Indien apporterait sa récolte et profiterait, sans y songer, de toutes les économies et de tous les progrès réalisés par la science. Une intervention plus directe de la part de la métropole dans la culture coloniale semblait ne devoir entraîner que des sacrifices inutiles. Toute idée d’amélioration, qu’on ne l’oublie point, vient fatalement se heurter aux Philippines contre les ménagemens qu’exige la population. Voulez-vous tracer un nouveau chemin, jeter un pont sur le torrent, réparer une route qui s’effondre? il vous faut avoir recours aux corvées : l’appât du plus riche salaire ne vous donnerait pas un travailleur. On ne réforme pas en un jour et des habitudes séculaires et la nature même de tout un peuple. Le gouvernement espagnol ne cédera point à des impatiences qui pourraient compromettre le repos de la colonie, le code des Indes ne cessera pas d’être la base de sa politique; mais, dès aujourd’hui, toutes les influences dont il dispose devraient tendre peut-être, avec plus d’ensemble et plus d’énergie, à développer chez Je paysan tagal le besoin et le goût du travail. C’est surtout au clergé que ce vœu s’adresse, car ce n’est qu’à la voix du clergé que l’Indien se montrera docile : les conseils de l’alcade ont besoin de recevoir de la bouche du curé leur consécration.

Si nous n’avions visité que la province de la Laguna, nous n’eussions pu apprécier par nous-mêmes toute l’étendue de la puissance que possède encore le clergé aux Philippines, car nous n’avions pénétré cette fois que dans l’humble presbytère du pauvre franciscain de los Baños. Un nouveau voyage nous conduisit dans les provinces de Batangas et de Bulacan : après avoir vu dans ces riches provinces des villages de quarante mille hommes dont un moine était encore, comme aux premiers jours de la conquête, le véritable souverain, il ne nous fut plus permis de mettre en doute la haute position et la prépondérance morale des ordres religieux dans les Philippines.

Quand nous entreprîmes cette seconde expédition, nous avions eu le temps d’acquérir de nombreuses et puissantes protections à Manille. M. Forth-Rouen, devenu encore une fois l’hôte de la Bayonnaise, nous couvrait d’ailleurs du prestige qui devait s’attacher, dans une colonie espagnole, au nom du représentant de la France. Aussi les lettres de recommandation et les attentions aimables ne nous manquèrent pas. Nous ne partîmes point de Santa-Anna, comme au mois de mars 1848, dans de simples pirogues : nous eûmes, pour traverser le lac de Bay, une belle chaloupe de la douane, une falua, montée par vingt rameurs, et couverte d’un riche tendelet dont les rideaux de soie bleue flottaient du vent. Le lendemain matin, nous étions à l’entrée de la rivière de Calamba, et des pirogues venues à notre aide nous débarquaient sur la plage. Un bon curé indien, dont nous troublâmes la sieste, nous reçut de son mieux dans son presbytère; le gobernadorcillo obtint par voie de réquisition un certain nombre de poneys, et nous fîmes route pour Santo-Tomas. Notre visite avait été annoncée aux habitans de ce village par une estafette expédiée de Calamba. A la porte du couvent nous attendait le curé; une douzaine d’Indiens armés d’ophicléides et de trombones saluèrent notre arrivée par une joyeuse fanfare. Dès que nous eûmes mis pied à terre, le padre don José Garcia nous introduisit dans son presbytère, qui, suivant la coutume, confinait à l’église. Ce presbytère était la seule maison en pierres du village. Au milieu des cabanes de bambou dans lesquelles vivait dispersée une population de six ou sept mille âmes, cet édifice semblait le château féodal dont les créneaux dominaient jadis la commune. Le couvent est en effet le palladium du village tagal. Qu’une troupe de bandits sorte à l’improviste des forêts, que les pirates de Soulou débarquent sur les côtes, et les cloches de l’église se mettent aussitôt en branle. C’est le premier devoir du curé de donner ce signal d’alarme : à l’instant, la population accourt; les murailles du couvent sont les seules qui puissent soutenir un siège. Les femmes, les enfans trouveront un asile assuré dans cette enceinte, les hommes en sortiront pour marcher à l’ennemi.

Le curé de Santo-Tomas avait été choisi dans les rangs du clergé séculier. Il y avait si peu de sang tagal dans les veines de don José, qu’on l’eût pris pour un fils du pays plutôt que pour un mestizo. Si le clergé indigène ne comptait que de pareils pasteurs, le gouvernement des Philippines n’aurait point à regretter l’influence dont les prêtres indiens ou métis disposent. Le padre don José joignait à une exquise urbanité un esprit vif, un jugement sûr et pénétrant, qui prêtèrent un singulier intérêt aux trop courts instans que nous eûmes l’occasion de passer dans le couvent de Santo-Tomas. Ce furent les regrettables querelles des ordres religieux et de l’archevêque de Manille qui amenèrent aux Philippines la création d’un clergé séculier. Le gouvernement d’Espartero, qui avait des raisons mieux fondées que celles de l’ancienne monarchie pour redouter l’influence des moines dans les colonies espagnoles, montra, dès son avènement, une grande tendance à favoriser ces prêtres indigènes. Une réaction que je crois salutaire eut lieu après le triomphe définitif du parti modéré en Espagne. La cure de Santo-Tomas était trop importante pour qu’on ne l’enviât point à un prêtre métis; mais l’ordre admirable, la propreté, l’apparence de bien-être qui régnaient dans cet heureux village, prouvaient assez qu’il y aurait plus de dangers que d’avantages à donner à Santo-Tomas un autre pasteur. Trouvez-vous sur votre passage les chemins bien entretenus, les rues balayées, les maisons alignées au cordeau, les Tagals mieux vêtus et plus actifs, soyez sûr que la paroisse a dans son curé un bon administrateur. Sans doute, ce n’est point le curé qui prescrit et dirige les corvées; il lui suffit de stimuler et de conduire le gobernadorcillo. Cet officier municipal est en même temps le despote du village et le serviteur empressé du curé. Les ordonnances coloniales recommandent aux préfets des provinces de traiter avec considération ces fonctionnaires indigènes, de les faire asseoir lorsqu’ils ont à conférer avec eux, « de tenir la main à ce que les curés ne négligent point non plus d’offrir un siège aux premières autorités du village. » Vaines précautions! ce gobernadorcillo qui, renversé dans son fauteuil de rotin, écoute d’un air distrait les réclamations des callianes[9] qu’il vient de requérir pour la corvée, ce pacha qui joue négligemment avec son sceptre municipal, le baston à pomme d’argent, ne se présentera que le salacot à la main chez le curé. Il écoutera humblement ses admonestations, courbera la tête sous ses remontrances, et, s’il ose s’asseoir chez le padre, ce ne sera, je puis vous le promettre, que sur le bord de sa chaise.

Le gobernadorcillo de Santo-Tomas était un Indien jeune, actif, dont le regard annonçait plus d’intelligence qu’on n’en rencontre d’ordinaire sur ces faces lymphatiques. C’était le favori de don José, pour lequel, contrairement à l’usage, il semblait éprouver plus de sympathie que de crainte respectueuse. Le teint un peu fauve de don José rapprochait, il est vrai, les distances, et le pauvre Tagal ne se fût point trouvé si à l’aise sous le toit d’un Castilla[10]. En face du couvent s’élevait la maison du gobernadorcillo, élégante chaumière entourée d’une espèce de galerie couverte. Pendant que nous rêvions appuyés sur le rebord du balcon, nous voyions entrer et sortir les callianes mandés à comparaître devant le tribunal du capitan. Le gobernadorcillo rendait ses arrêts avec la gravité d’un mandarin, et les exécutait sans désemparer, à l’aide de deux alguaciles. Je crois voir encore cet Indien qu’on étend sur un banc, et qui, maintenu dans cette position par deux officiers de justice, reçoit de la main du capitan je ne sais combien de coups de rotin. Croyez-vous qu’il se plaigne, qu’il s’écrie, qu’il gémisse? Pas le moins du monde. Il se relève après avoir reçu cette correction paternelle, salue et sort. Si l’Indien n’était contenu par la domination espagnole, on ne saurait croire quel abus il se ferait du rotin dans les Philippines. La race malaise a l’instinct du despotisme; dès qu’on lui confie la moindre parcelle d’autorité, elle en abuse; elle ne cède qu’à l’ascendant de la liane et n’en sait point non plus exercer d’autre. Ce ne sont point les conquérans, ce sont les Tagals qui nous ont appris ce proverbe : Donde nace el Indio, nace el bejuco (où naît l’Indien, le rotin pousse).

Le lac de Bay n’est point le seul cratère qui ait formé dans l’île de Luçon une mer intérieure. Entre le détroit de Mindoro et la baie de Manille, la nature a creusé le lac de Bonbon, au milieu duquel un cône volcanique fume encore. De Santo-Tomas, nous devions décrire un cercle qui traverserait ce lac, passerait par le village de Taal et le chef-lieu de la province de Batangas, situés tous deux sur le détroit de Mindoro, et qui nous ramènerait par San-José, Lipa et Tanauan, sur les bords de la Laguna. Au point du jour, la voiture du padre José Garcia nous conduisit à Tanauan. Le gobernadorcillo dormait encore. Nous frappâmes rudement à sa porte ; éveillée en sursaut, croyant peut-être que les ladrones[11] avaient surpris le village, son excellence se hâta de mettre le nez à la fenêtre. Quand il eut reconnu les voyageurs qui lui avaient été annoncés dès la veille, il sentit sa faute et se donna tant de mouvement, qu’avant le lever du soleil nous galopions sur la route qui devait nous conduire au lac de Bonbon.

Quels délicieux sentiers nous traversâmes dans cette matinée ! que la nature nous semblait belle aux premiers rayons de l’aube, aux premières fraîcheurs du jour! Nous descendions rapidement vers le lac, perdus dans des chemins creux que le manguier couvrait de ses longs rameaux. Au bord du lac, nous trouvâmes un vieux casco à double balancier échoué sur la plage, nous parvînmes à recruter un équipage parmi les pêcheurs du hameau de Balelig, et, favorisés par une brise de nord-est qui soufflait comme elle souffle d’ordinaire aux beaux jours de la mousson, nous atteignîmes le village de Taal vers deux heures de l’après-midi. Ce village est peut-être le plus populeux de l’île de Luçon, et le religieux augustin auquel est confiée l’adminitration de cette riche paroisse est un des curés les plus considérés des Philippines. Le jour même de notre arrivée à Taal, le gobernadorcillo, le teniente et les alguaciles s’étaient rendus dès le matin à la cabecera de Batangas pour y recevoir l’investiture des mains de l’alcade. Vers quatre heures du soir, ils rentrèrent dans Taal et se dirigèrent vers le couvent du padre Celestino. Le gobernadorcillo, portant le costume d’un employé des pompes funèbres, chapeau en ogive et habit à la française, s’avançait suivi de son état-major et d’un flot bruyant de populaire. En tête du cortège marchaient les violons. S’il est des gens modestes que trop d’honneurs embarrasse, ce n’est point parmi les Tagals qu’on les trouve. Je n’ai vu de ma vie contenance plus superbe, figure plus bouffie du sot bonheur de la vanité que celle de ce capitan indien. Il portait sa tête comme Saint-Just, et faisait la roue dans ses ridicules atours. Il traversa ainsi, toujours accompagné d’une foule nombreuse, la cour du presbytère, et gravit d’un pas solennel les marches de l’escalier. Arrivé dans la galerie du couvent, il trouva le padre Celestino qui l’attendait à la porte de sa chambre. Sa crête de capitan s’abaissa soudain ; il s’approcha d’un air humble et s’inclina profondément devant le curé : tous deux échangèrent en tagal quelques mots que je ne pus comprendre. J’essayai cependant d’interpréter leur pantomime : il me sembla que le gobernadorcillo remettait au padre l’insigne de ses fonctions, le baston qu’il avait rapporté de Batangas. Il me parut aussi que cette canne ne demeura que quelques secondes entre les mains du curé, mais qu’elle y était restée assez long-temps pour qu’on pût voir dans cette cérémonie comme une seconde investiture que n’avait pas prévue le code des Indes.

Le padre Celestino cachait quelque chose de la philosophie de Démocrite sous sa soutane de prêtre. Il congédia le corps municipal d’un air doucement railleur, et le gobernadorcillo s’en fut au son des violons rejoindre sa famille et partager avec elle ses honneurs. Aux Philippines, ce n’est point quand il se marie, c’est quand il devient capitan ou teniente que Gamache ne met plus de bornes à ses profusions. Toute la journée, le village fut en liesse : on dansait chez le gobernadorcillo, on buvait de la tuba chez les alguaciles. Nous descendîmes jusque sur le port, traversant de longues rues où de tous côtés on n’entendait que violons et guitares, cris de joie et chants d’amour. C’était le bonheur de l’Arcadie, la gaieté des chèvres qui ont brouté le cytise. Les Indiens ne béniront jamais assez le jour qui donna les Philippines à l’Espagne.

Nous quittâmes le village de Taal pour nous rendre à Bauan. Une population de trente-quatre mille âmes a contribué à la splendeur du nouveau couvent, qui nous reçut dans son enceinte. La dévotion des Tagals n’en avait point encore posé la dernière pierre. La blancheur, l’exquise propreté de ce riant édifice contrastaient avec le caractère sombre, avec l’apparence refrognée du vieux cloître dans lequel nous étions entrés la veille. Le padre Manuel del Arco est cité par les hérétiques mêmes de Manille comme un des hommes les plus aimables et les plus gracieux que l’on puisse trouver aux Philippines. On ne saurait en effet imaginer une physionomie plus douce et plus avenante que celle qui nous accueillit à l’entrée du couvent de Bauan. Malheureusement nous étions, suivant l’expression du padre Celestino, muy apurados[12], et nous dûmes résister à tous les efforts que fit le padre Manuel pour nous retenir. Une voiture fut mise par sa bienveillance à notre disposition, le postillon tagal enfourcha son poney, et nous roulâmes vers Batangas.

Si nous n’eussions parcouru dans l’île de Luçon que la route de Taal à Batangas, nous n’aurions pu manquer de nous faire une idée fort exagérée de la prospérité des Philippines. Une campagne admirablement cultivée, des chemins sans une seule ornière, des habitans bien vêtus, doux, affables, mettant un genou en terre dès que passait notre carrosse, tous les signes du plus grand bien-être et de la plus exacte discipline répandus sur la face de ce délicieux pays, nous auraient inspiré une confiance sans bornes dans l’avenir des possessions espagnoles. Les autres parties des Philippines répondront peut-être un jour aux traits de ce tableau; mais pendant long-temps encore la province de Batangas, celles de Tondo et de Bulacan, que nous nous préparions aussi à visiter, ne seront qu’une heureuse exception dans l’île de Luçon. La province de la Laguna, avec ses beautés pittoresques et ses terrains en friche, représente plus fidèlement que ces portions privilégiées du territoire l’état actuel des Philippines.

Nous avions été chaudement recommandés à l’alcade de Batangas, et ce fut à la porte de la préfecture que notre birlocho vint s’arrêter. La fortune ne pouvait nous envoyer une plus heureuse rencontre que celle de l’alcade de Batangas, administrateur aussi distingué qu’aimable et courtois caballero. Nous avions déjà puisé de précieuses notions sur le gouvernement local des Philippines dans les entretiens bienveillans des amis que nous comptions à Manille; ici nous trouvions le rare avantage d’écouter des leçons que nous allions voir mettre en pratique. Vers deux heures de l’après-midi en effet arrivèrent à Batangas les officiers municipaux de San-José, de Lipa, de Rosario, de toute la partie orientale de la province. L’alcade les reçut en notre présence, leur rappela les devoirs qu’ils avaient à remplir, et, distribuant à chacun les insignes de ses fonctions, remit à l’un le baston à pomme d’argent, à un autre une canne plus simple, à tous el bejuco. « Toma! disait il en passant devant le front des alguaciles, prends ce rotin et ne t’en sers que pour la gloire de l’Espagne et le bonheur de tes compatriotes! »

En quittant la cabecera de Batangas, il nous sembla que nous connaissions mieux les Philippines. Nous serrâmes affectueusement la main de don José Paëz y Lopez, et, comblés par l’aimable alcade de mille attentions, nous partîmes dans sa voiture pour San-José et Lipa, où nous trouvâmes un gîte. Nous étions arrivés sur un plateau élevé où l’air vif et pur nous faisait oublier que nous étions sous les tropiques. Pour regagner la rivière de Calamba, à l’entrée de laquelle nous attendait notre chaloupe, le chemin le plus direct et surtout le plus facile devait nous ramener, par Tanauan, à Santo-Tomas. C’est en descendant de Lipa vers Tanauan que nous vîmes la route bordée non plus de rizières, mais de champs de blé. La vue de cette production des climats tempérés ramena nos pensées vers l’Europe : quand reverrions-nous nos fertiles guérets, nos heureuses campagnes? Quand pourrions-nous respirer l’air natal et ne plus voir qu’en souvenir ces contrées si fécondes et si belles, mais moins belles encore que la France? Les Philippines sont peut-être le seul point de la zone torride où la culture du blé ait pu réussir. Il ne faut point chercher d’autre exemple de la variété des produits qu’on pourrait demander à ce sol inépuisable. L’île de Luçon peut rendre la Chine et l’Europe tributaires de son industrie agricole ; elle se passerait aisément de leur secours.

Le curé de Santo-Tomas nous accueillit comme des amis qu’on a craint de ne plus revoir. Nous avions été un événement dans sa vie paisible et uniforme. Il avait inscrit dans la nôtre une dette de reconnaissance. A sa voix, quand nous le quittâmes, le gobernadorcillo et les alguaciles saisirent leur salacot couronné du bouton d’argent et enfourchèrent leurs poneys. Nous fûmes accompagnés par cette escorte jusqu’aux contins de la paroisse. Arrivés au poteau qui en marquait la limite, les autorités de Santo-Tomas laissèrent aux officiers municipaux de Calamba l’honneur de nous escorter à leur tour. Comme la renommée, nous avions grandi en voyageant. Chacun de nos pas soulevait autour de nous un cortège; les femmes, les enfans se pressaient sur le seuil des portes; les singes accouraient du fond de la forêt pour nous voir. Nous fîmes une rentrée splendide dans Calamba. Le frère lai auquel les dominicains ont confié le soin de gérer leur domaine ne voulut point laisser au pauvre curé indien le soin de nous recevoir. Son urbanité ajouta de nouvelles obligations à celles que nous avions contractées déjà. Quand le soleil reparut sur l’horizon, les rivages de Calamba étaient loin de nous, et le soir même nous arrivions à Manille.

Nous avions visité les provinces qui s’étendent au sud et à l’est de la capitale. Il nous restait à parcourir celles qui se développent vers le nord, entre la grande chaîne des montagnes de Luçon et le bord de la baie de Manille. Ces provinces méritaient à elles seules une nouvelle expédition. Ici;, plus de bancas, plus de faluas de la douane, mais d’honnêtes birlochos qui franchissaient les fleuves sur des ponts de bambou et roulaient avec la rapidité d’un wagon sur un chemin de fer. Cette dernière tournée, qui nous conduisit à travers les provinces de Tondo et de Bulacan, ne nous montra point seulement d’admirables campagnes : elle nous fit connaître le plus haut degré de félicité et de bien-être auquel, si je ne me trompe, puisse atteindre la race malaise. Dans la province de Tondo, la population est peut-être trop agglomérée; les nombreux et florissans villages qu’elle renferme ne sont pour ainsi dire que des faubourgs de Manille. Dans les campagnes de Bulacan, on se croirait transporté aux jours de l’âge d’or. Les plaines sont couvertes de moissons, la moindre case est entourée d’un verger, et partout cependant la population se repose. Vous ne voyez que les fruits du travail, vous n’en pouvez saisir l’effort. Les sauvages dans leurs îles fécondes sont souvent décimés par la famine : un ouragan renverse leurs arbres à pain, déracine ou frappe de stérilité leurs cocotiers; ils ont à subir les cruautés superstitieuses de leurs chefs. Le Tagal vit exempt de ces dangers à l’ombre de l’autorité européenne. Il paie d’un peu de soumission et d’un impôt que quelques arbres fruitiers plantés à la porte de sa case lui permettent d’acquitter la sécurité qu’on lui assure et la prévoyance que l’on a pour lui. Au moment où l’alcade de Bulacan nous accueillait avec une affabilité et une courtoisie dont les officiers de la Bayonnaise conservent encore le souvenir, les gobernadorcillos arrivaient de toutes parts chargés du produit de cette taxe indulgente. Le son argentin des piastres, que de nombreux employés étaient occupés à compter et à recevoir, s’alliait bien avec l’apparence opulente des villages que nous venions de traverser, avec l’aspect des campagnes que nous avions sous les yeux. Au-delà de Bulacan et jusqu’au village de Malolos, la route n’est qu’un jardin. Vous voyagez sous une voûte de verdure. Le cocotier et l’aréquier marient leurs palmes au-dessus de votre tête, le bananier et l’oranger dominent de leur vert feuillage les haies d’hibiscus. Ce sont les Moluques, mais avec plus de bonheur, plus de gaieté répandus sur la physionomie de la population.

Il faut bien se l’avouer : le bonheur de l’Indien s’achètera toujours un peu aux dépens des profits de la métropole. Il existe cependant un moyen d’augmenter les revenus de l’état sans accroître les charges des peuples; ce moyen, les bons gouvernemens en ont seuls le secret. L’essor des Philippines n’eût point été paralysé par les ménagemens excessifs dont on usait envers les indigènes, qu’il l’eût été par le défaut de contrôle de l’autorité centrale et par la mauvaise gestion des agens détachés dans les provinces. Heureusement, depuis qu’elle a su terminer sa guerre civile, l’Espagne a vu sensiblement s’améliorer ses mœurs administratives. La monarchie de Philippe V aspire à revivre, et chaque jour nous apporte un nouveau gage de sa renaissance. C’est là un des faits les plus considérables de notre époque, un fait dont la politique moderne ne semble pas tenir assez de compte. Pour reprendre le rang qu’elle occupait jadis dans le monde, l’Espagne n’a pas, comme l’Italie, des miracles à demander à la Providence. Son unité politique est constituée; elle possède, avec d’immenses colonies encore inexploitées, une industrie naissante et des populations retrempées par dix années de guerre. Aucun élément de prospérité ne lui a été refusé. Qu’une administration probe et désintéressée lui vienne en aide, et l’Espagne sera bien vite à la hauteur de ses destinées nouvelles, trop heureuse si elle rencontrait beaucoup de dévouemens aussi intelligens et aussi purs que celui de l’homme éminent qui remplissait, pendant notre séjour à Manille, les fonctions de gouverneur-général des Philippines.

Le général Claveria, sorti du corps de l’artillerie, avait fait partie de l’armée de Navarre. La grande guerre pendant les derniers troubles s’était concentrée dans le nord de l’Espagne : la réputation militaire du général Claveria ne se fonda point dans de sanglantes escarmouches, mais dans des batailles rangées et de savantes campagnes; son renom, sans avoir l’éclat qui s’attachait ailleurs aux audacieuses entreprises des chefs christinos ou carlistes, fut celui d’un officier courageux et capable. C’était aux Philippines que l’attendait une gloire plus solide et plus durable. Des réformes importantes ont marqué le gouvernement qu’il exerça pendant une période de quatre années, de 1846 à 1850. Un expédition dirigée contre les pirates de Balanguinguy a couronné ces utiles travaux d’un beau trophée militaire. Le général Claveria eut, il est vrai, dans les derniers temps de son administration, un auxiliaire qui avait manqué à ses prédécesseurs. La vapeur vint favoriser ses projets de réforme et seconder son courage. Les courans qui règnent dans l’archipel, les brises faibles et inconstantes n’avaient point permis, avant 1848, d’établir des communications régulières entre les divers groupes des Philippines. Les alcades des Bisayas et de Mindanao ne recevaient qu’à de longs intervalles les ordres de Manille. On devine à combien d’abus cet isolement avait dû donner naissance. La piraterie, qui désolait les côtes, se perpétuait, comme la mauvaise gestion des alcades, à l’abri de cette funeste impuissance des navires à voiles. Les pros des Illanos trompaient aisément la poursuite des chaloupes canonnières, et, retranchés au centre des coraux de Balanguinguy, les pirates, dont l’archipel de Soulou était le lieu de recel, avaient repoussé, en 1845, une expédition considérable. En quelques mois, la vapeur a tranché toutes ces difficultés. Depuis l’arrivée du Sébastien del Cano, de la Reine de Castille et du Magellan sur les côtes de Luçon, un courrier visite régulièrement les îles de Zebù et de Panay. Les alcades, surveillés de plus près, ont perdu leur indépendance et secoué leur mollesse. En même temps, les féroces habitans de Balanguinguy ont vu le canon foudroyer leurs palissades et les échelles se dresser contre des murs qu’ils croyaient imprenables. La piraterie a été vaincue dans un de ces combats corps à corps qui rappellent les prouesses des anciens chevaliers et les hauts faits du Romancero. Même avant l’expédition récente de Soulou, c’en était fait de l’existence des pirates dans les Philippines; leur premier échec avait été mortel. La reine Isabelle a voulu ajouter au nom de Claveria le titre de comte de Manille. Jamais récompense ne fut mieux méritée. L’administration du général Claveria a inauguré une ère nouvelle dans les Philippines. Le général Urbistondo, pour assurer le bonheur et la sécurité des populations indigènes, n’a plus qu’à marcher sur les traces du comte de Manille. Il s’est déjà montré sur le champ de bataille le digne émule de son prédécesseur. Le combat de Soulou peut servir de pendant à celui de Balanguinguy. Dans cette affaire, où le général Urbistondo commandait en personne, ce n’est pas seulement la piraterie qui a reçu un dernier coup, ce sont les intrigues de l’Angleterre qui ont été frappées au cœur. La pensée politique qui avait présidé à l’occupation de Laboan entraînait comme conséquence le protectorat de Soulou. Les Anglais auraient eu de cette façon un pied dans les possessions espagnoles, et l’autre dans les Indes néerlandaises. C’est au général Urbistondo que revient l’honneur d’avoir prévenu par son énergie une fatale complication.

L’irritation et la défiance qu’inspirent au gouvernement de Manille les menées des agens anglais sont faciles à comprendre. Plus les Philippines ont acquis de prix aux yeux des Espagnols, plus ils craignent qu’on ne leur en dispute un jour la possession. Ces ombrages sont encore une des causes qui entravent dans ces colonies lointaines l’extension des relations commerciales. Le port de Manille est le seul dont l’accès soit permis aux navires étrangers; c’est sur ce marché que se concentre tout le commerce extérieur des Philippines. Le chiffre des échanges, importations et exportations réunies, n’y dépasse pas 36 millions de francs, et, malgré des droits assez élevés, les recettes de la douane représentent à peine, année moyenne, 1,200,000 ou 1,500,000 fr. C’est ailleurs qu’il faut chercher la principale source des revenus coloniaux. Une estimation modérée en porte le chiffre à près de 30 millions. Le monopole du tabac figure dans cette somme pour 19 millions; le vin de coco pour 4; l’impôt direct et les fermes des jeux ne représentent pas, réunis, plus de 5 millions. Le budget colonial a été estimé, avec l’achat du tabac, à 16 mitions. La métropole devrait donc recevoir chaque année des Philippines un excédant de 14 millions; mais l’Espagne a escompté d’avance les bénéfices de son établissement. De nombreux salaires, des pensions considérables sont portés à la charge du trésor de Manille; des traites, pour une valeur de 3 ou 4 millions, sont tirées de Madrid sur le crédit colonial. Les fabriques de la Péninsule reçoivent chaque année des Philippines 2 ou 3 millions de kilogrammes de tabac, qui représentent en Europe une somme de 5 ou 6 millions. Je ne sais si l’excédant net des recettes s’est jamais élevé à 3 ou 4 millions de francs. Ces questions de chiffres sont d’ailleurs secondaires : ce sont moins les ressources présentes que l’avenir des Philippines qu’il s’agit de constater. Cet avenir s’ouvre à peine; les progrès seront lents, mais on peut les tenir pour assurés. L’Espagne possède dans les mers de Chine plus qu’une colonie, elle possède une province espagnole. Sa domination a été fondée dans ces contrées lointaines par la prédication religieuse : elle s’y perpétue par des bienfaits. L’ambition de l’Angleterre ne prévaudra pas contre elle.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. La superficie totale de Java et de Madura est de 134,000 kilomètres carrés.
    Celle de Luçon de 112,000 —
    De la France sans y comprendre la Corse 519,000 —
    De la Sicile 27,000 —
    De la Sardaigne 26,000 —
    De Bornéo 699,000 —
    De Sumatra 440,000 —
  2. Palaï est le nom qu’on donne dans toute la Malaisie au riz avant qu’il soit dépouillé de son enveloppe.
  3. Sandales de paille, de cuir ou de velours.
  4. Haga la causa de Dios y no impida la del Cesar.
  5. Riz cuit à l’eau.
  6. Il ne faut point oublier que tous les noms de lieux sont écrits avec l’orthographe espagnole : la Jala-Jala doit se prononcer la Hala-Hala, mais avec un accent guttural que notre alphabet ne peut indiquer.
  7. La place de Manille peut livrer à peine 8 ou 900,000 kilogrammes de café au commerce étranger. Aussi avons-nous vu plusieurs fois la pénurie du marché tromper l’espoir des spéculateurs qu’avait séduits le droit différentiel établi par nos tarifs de douane en faveur des cafés transportés sous pavillon français des pays situés au-delà du détroit de la Sonde. On appréciera le développement qu’eût pu prendre ce commerce, si l’on songe qu’il s’importe annuellement en France 15 ou 16 millions de kilogrammes de café, 50 millions aux États-Unis, 25 millions en Angleterre, et que la qualité supérieure du café des Philippines le ferait rechercher de préférence à celui du Brésil ou de Java.
  8. On peut voir près du cap Saint-Martin, quand on se rend de Marseille à Gibraltar, la montagne que ce héros trahi par Angélique fendit d’un seul coup de sabre.
  9. Les callianes forment la classe inférieure, la gent corvéable des villages. Sous le nom de polos y servicios, le code des Indes comprend toutes les corvées pour lesquelles on peut requérir la population, services personnels dont les principales sont exempts.
  10. Castilla, — Castillan, — est le nom que les Indiens donnent dans les Philippines à tous les Européens.
  11. Bandits, ou plutôt Indiens marrons, qui viennent quelquefois piller les villages mal gardés. Sortis des forêts de la province de Cavité, ils avaient l’année précédente attaqué le village de Santo-Tomas.
  12. Pauvres, gênés par le temps.