Librairie A. Lapie (p. 293-304).


CHAPITRE XXVII


Notre ami retourna rue de Lille, 44. Comme il avait prévu, il y trouva une seconde lettre de mon mari, adressée à ma mère rue de Beaune, le facteur l’avait remise à notre concierge. Elle contenait peu de chose, mais elle m’apprenait ce que je voulais savoir.

La lettre était ainsi libellée :

Chère belle-maman,

Après avoir passé 15 jours au plateau de Satory dans l’eau et dans la boue, on nous conduisit à la prison des chantiers où nous sommes restés quelques semaines. Après, on fit un choix parmi nous, on nous emmena à la gare sous bonne escorte ; on nous empila comme du bétail dans des vagons de marchandises, accompagnés de gendarmes qui avaient l’ordre de tirer sur nous à la moindre résistance, nous étions enchaînés deux par deux, comme des malfaiteurs dangereux.

Prenez courage, chère mère, j’espère que je ne serai pas longtemps sans être jugé, car il est prouvé que je n’ai rien fait.

Si vous voyez ma sœur Désirée qui doit être à Paris, embrassez-la bien pour moi.

Réponse de suite. Mon adresse est :

J. R.
à bord du Tage. Batterie Basse,
7me Escouade en Rade de Cherbourg.
Manche.

Enfin nous avions l’adresse de mon mari. Immédiatement je lui écrivis pour le rassurer. Je le mis adroitement au courant de la situation.

Je disais à mon frère que j’habitais Paris, que je travaillais chez M. Noël, fabricant de chaussures, son ancien patron qui demeure toujours rue St-Martin 182, qu’il lui garde un bon souvenir et qu’il est tout disposé à lui donner un certificat s’il en a besoin. C’est le seul mensonge que j’ai fait dans le cours des évènements, il avait bien sa raison d’être ; il ne pouvait nuire à personne, mais au contraire être utile à mon mari.

Comme la religieuse des Misérables, je faisais un pieux mensonge.


FRAGMENTS DE LETTRES.
Cherbourg, 4 août 1871.
Chère belle-maman,

Je serais très content si mon patron veut bien me faire un certificat, constatant le temps que j’ai travaillé pour lui jusqu’au moment de la guerre, cela me serait très utile. Depuis quelques jours il y a des départs. Mon tour viendra bientôt, je l’espère. Dites à ma sœur Désirée que je n’aspire qu’à regagner Paris.

Merci de votre lettre, elle me tranquillise puisque vous avez du travail. Etc.

Cherbourg, 18 août 1871.
Chère sœur,

Envoie-moi au plus vite les certificats et quittances que je t’ai demandés.

Depuis quelques jours je suis très malade, je mange à peine. Nous sommes si malheureux. Un de mes camarades fait tout son possible pour moi, mais nous n’avons rien à notre disposition, l’instruction continue toujours faiblement ; j’attends mon tour de jour en jour, etc.

Cherbourg, 31 août 1871.
Chère sœur,

J’ai bien reçu les notes et les certificats que tu m’as envoyés, mais cela ne m’a pas servi. J’ai subi un interrogatoire, nous paraissions d’accord avec le capitaine. Mais je ne sais rien quant au résultat, etc,

Cherbourg, 11 novembre 1871.
Chère sœur,

Je m’empresse de t’écrire avant ta réponse, je viens d’apprendre qu’il est facile d’avoir sa liberté en se faisant réclamer par son ancien patron à l’autorité militaire. Prie M. Noël d’adresser un certificat et sa demande à M. Gaillard, lieutenant-colonel, prévost de la justice militaire (Versailles).

Je compte sur toi, chère sœur, pour toutes ces démarches. Réponse pour mercredi ou jeudi prochain, etc.

Cherbourg, 17 novembre 1871.
Chère sœur,

Merci des certificats. J’espère que d’ici quelques jours j’aurai une bonne solution. Je te les renvoie, je préfère que tu les gardes, pour les faire parvenir en son temps

Cherbourg, 28 décembre 1871.
Chère belle-maman et chère sœur,

Je suis très heureux que mon ancien garçon, Adrien Broullé ait été acquitté et qu’il soit allé vous voir, cela me donne bon espoir.

Il y a juste aujourd’hui une année, que j’ai été pris les armes à la main pour avoir défendu mon pays. Mais c’était par les étrangers.

En ce moment je suis encore prisonnier, cependant, je n’ai pas pris les armes. C’est sans doute pour avoir resté dans mon lit, malade assez longtemps, et supporté des souffrances terribles, desquelles je me ressens encore par les grands froids, sur les pontons, ayant eu déjà les pieds gelés en Crimée.

Mon pays ne m’en est guère reconnaissant, etc.

M. Noël me laissait libre de m’occuper de mes affaires ; en veillant le soir je remplaçais mon temps perdu.

J’ai donc fait toutes les démarches nécessaires pour obtenir des certificats, justifiant l’honorabilité de mon mari. J’allai chez M. Tholin avocat, rue Germain Pillon, lequel avait été capitaine des Francs Tireurs dans l’armée de la Loire, avec lequel mon mari avait fait la campagne. Il l’estimait beaucoup. Ce monsieur se fit un devoir d’envoyer un certificat au conseil de guerre.

Je suis allée chez le commissaire de police du XIIIe arrondissement, M. Dodic qui me reçut fort mal et me refusa le certificat que je lui demandais, au sujet des 20 000 francs que mon mari avait déposés au commissariat, lors de l’incendie de la rue de la Glacière, 134, dans la propriété de Mlle Lemaignan.

Je ne me suis pas découragée, immédiatement je suis allée trouver cette demoiselle, je fus très heureuse de constater qu’elle nous avait conservé ses sympathies.

Le frère de Mlle Lemagnan est allé lui-même chez le commissaire, il exigea le certificat ; le commissaire n’ayant pas le droit de le refuser, le lui donna.

Je n’avais plus qu’à attendre le résultat ; quoi qu’il arrivât, j’avais fait mon devoir. Je pouvais me remettre à l’ouvrage.

Je demandai à M. T. quelques conseils pour nos meubles qui étaient toujours à la merci du propriétaire de la rue de Lille et de M. Astier, propriétaire de la rue de Beaune.

M. T. fit une enquête, il alla rue de Lille, notre appartement était encore habité par les soldats ; il me pria de ne me mêler en rien de ces affaires-là, disant que la haine était aussi vive contre moi qu’au premier moment, qu’il était impossible de faire entendre aucune raison, que si on me trouvait, assurément je serais arrêtée ; tant que je serais à Paris il ne fallait pas espérer avoir quoi que ce soit de mes meubles. Il me conseilla de quitter la France le plus vite possible.

Après ma visite, il alla chez M. Astier qui l’a fort bien reçu. Il lui exprima tous les regrets de ce qui s’était passé, disant qu’il n’avait absolument rien contre maman, qu’elle pouvait venir chercher ses meubles, que ses ouvriers avaient été les chercher rue de Beaune et qu’ils les avaient apportés chez lui.

M. T. revint nous dire le résultat de son enquête. Le lendemain ma mère alla chez M. Astier qui lui rendit quelques meubles, mais il manquait beaucoup de choses, lesquelles avaient été cassées et abîmées. Ma mère lui demanda pourquoi il avait agi ainsi contre nous, il lui répondit naïvement : « J’étais en province, le mercredi matin, j’arrive, je cours rue de Beaune, je ne savais rien de ce qui s’était passé, j’ai cru ce qu’on me disait !… » Il s’excusa et rendit ce qui lui restait de nos meubles.

M. Noël nous conseilla de louer vis-à-vis de chez lui, rue St-Martin, 175, une chambre qui se trouvait vacante. Avec les quelques meubles que nous avions retrouvés, entre autres le lit complet de ma mère ; nous étions heureuses de pouvoir nous coucher convenablement. Depuis bien des mois je ne savais plus ce que c’était que de coucher dans un vrai lit. Mais nous n’avions plus retrouvé de linge.

Nous étions contentes d’avoir suivi le conseil de M. Noël. Nous avions déménagé si souvent, craignant de faire de mauvaises rencontres, que cela nous semblait bon de pouvoir nous reposer le matin.

Vers la fin décembre 1871. On sonne à la porte, je vais ouvrir, Mme Noël était absente ; c’était un gendarme ; j’étais un peu troublée, mais comme le couloir était sombre, il ne put s’en apercevoir. Je repris mon aplomb, ce n’était pas le moment de faiblir ; je l’introduisis dans le petit salon et je prévins M. Noël.

Le gendarme venait demander des renseignements sur mon mari. M. Noël confirma le certificat qu’il avait donné. Le gendarme s’en alla.

Dans le courant de janvier 1872, le même gendarme revint de nouveau, je fus obligée de le recevoir, M. Noël étant absent. Il me posa quelques questions banales, il me demanda si j’avais connu R., ce que je savais de lui, etc. Enfin après un quart d’heure environ M. Noël revint ; j’étais contente de les laisser seuls.

Le gendarme réitéra les mêmes questions que lors de sa première visite, et il ajouta :

— Que savez-vous de Mme R. ?

— Peu de choses ; lorsque R. travaillait pour moi, elle venait quelquefois apporter son ouvrage, mais je ne la connaissais pas assez pour en parler. Depuis que son mari s’est engagé, je ne l’ai jamais revue.

Satisfait, le gendarme partit.

Le 6 février nous eûmes une surprise. À 4 heures du matin, M. Noël vint frapper à notre porte. « Ouvrez vite, dit-il, j’ai quelque chose d’important à vous dire. » Nous nous levons, M. Noël dit à ma mère : « Habillez-vous vite, un gendarme est venu vous chercher de la part de M. R., il m’a remis un billet du mari de Madame ainsi conçu :

J’ai deux heures à rester à la gare. Venez, chère mère avec M. Noël, j’ai beaucoup de choses à vous dire, mais je ne désire pas que ma cousine vous accompagne. Le gendarme qui vous remettra ce mot est un bon garçon, il a déjà rendu beaucoup de services à des amis, vous pouvez avoir confiance en lui.

Ma mère s’habilla en hâte, elle sortit avec M. Noël, le gendarme attendait et ils partirent tous les trois pour la gare Montparnasse.

Ils arrivèrent, ma mère vit une grande quantité de prisonniers, elle cherchait du regard mon mari, elle ne pouvait le reconnaître, lorsque tout à coup, le gendarme qui les accompagnait lui désigna où il se trouvait. Ma mère fait quelques pas vers lui, mon mari s’élance pour l’embrasser, il oubliait qu’il était enchaîné et dans son élan, comme il était grand, il entraîna son compagnon de chaîne ; ils faillirent tomber tous les deux ; ma mère fut si émue de ce spectacle qu’elle s’est évanouie. Heureusement qu’elle était accompagnée. Elle ne tarda pas à reprendre ses sens et put rester à la gare jusqu’au moment du départ du train qui emmenait tous ces pauvres malheureux détenus au Mont-Valérien, en attendant qu’ils passassent au conseil de guerre.

Moi de mon côté, j’avais mis une grande activité pour que tous les papiers et certificats fussent en ordre pour être présentés au moment du jugement.

Nous attendions avec une grande anxiété le moment fatal.

Le 10 février, le gendarme qui était déjà venu chercher ma mère, nous apporta de la part de mon mari

une lettre ainsi conçue :

Chère mère et chère sœur,

Je viens de subir un premier interrogatoire qui ne m’inspire rien de bon. On me dit qu’il est probable que je serai condamné à 10 ans de prison.

Plusieurs de notre bataillon qui ont été pris les armes à la main ont été acquittés. Comme moi ils avaient déjà fait dix mois de ponton. (C’était assez.)

Ils sont plus sévères pour les anciens militaires, nous disent-ils. « Un ancien garde impérial qui avait la médaille de Crimée et d’Italie, avec vos campagnes de la Loire ; qu’aviez vous à faire dans cette galère ? vous avez déshonoré le drapeau de la France, etc. »

Le 14 février dans la soirée, M. Noël reçut la lettre suivante :

St Germain en Laye, 14 février 1872.
À la Vénerie.

Monsieur,

Deux heures sonnent, je sors du conseil de guerre. Je suis condamné à deux ans de prison. Prenez patience, car je prends ma détention en bon courage.

Je vous prie de venir me voir sans faute demain jeudi, j’ai absolument besoin de vous voir, je compte sur vous.

Je vous remercie du certificat que vous m’avez envoyé, il m’a été d’une grande utilité.

Votre serviteur.
C. J. R.

Nous étions très affligés de cette nouvelle. Le jeudi, M. Noël est allé à St-Germain, selon le désir de mon mari, qui lui donna quelques détails sur le jugement et la condamnation qui venait de le frapper. Tout le jugement était dirigé contre moi, ils ont rendu mon mari responsable de mes actes devant la loi. Les deux témoins à charge étaient M. Astier et le garçon de café, duquel j’ai déjà parlé. Ce dernier ne reconnaissait même pas mon mari lorsqu’il fut devant lui. M. Astier ne disait que de bonnes choses de lui, à tel point que le lieutenant-colonel de la prévosté, dit à M. Astier : « Pourquoi avez-vous accusé cet homme si vous n’aviez rien contre lui ? » et il l’a fait sortir de l’audience.

Chaque certificat présenté a fait bénéficier de deux années sa condamnation, il fut donc condamné à deux ans, s’il avait eu un certificat de plus à présenter, il aurait été sans doute acquitté et simplement banni, comme la plupart de ceux qui ont été acquittés, on les a tous obligés de quitter Paris.

Condamnation.

J. R. demeurant à Paris rue de Lille 44, marié, sans enfant.

14 février 1872. 7me conseil de guerre, 1re  division militaire à St-Germain en Laye.

Port d’uniforme dans un mouvement insurrectionnel. Deux ans de prison, dix ans de surveillance de la haute police.

(Tout homme valide était porteur d’un uniforme militaire à Paris depuis la guerre.)

St-Germain en Laye, à la Vénerie, 16 février,

Chère sœur,

Je serais bien content si quelqu’un venait me voir dimanche je peux partir d’un moment à l’autre pour une destination inconnue, j’aurai besoin de m’entendre pour mon mobilier. Je ne te demande pas de venir, je sais que tu ne peux pas sortir, mais M. Noël pourrait venir, dis aussi à ma cousine Marie Emery qu’elle vienne, il y a juste neuf mois que je ne l’ai vue, engage-la bien de venir, je déposerai une demande en son nom à la prévosté. Surtout venez l’un ou l’autre, etc.

19 février.

Chère sœur,

Dis à ma cousine Marie que je l’attends jeudi, sans faute, elle prendra le train à 11 heures du matin pour Suresne, elle viendra directement au fort du Mont-Valérien, au dépôt des condamnés, si je n’y étais plus elle reprendra le chemin de fer pour Versailles, c’est à Satory qu’elle me trouvera.

Au moment où je finis ces lignes on est venu me prendre mon portrait et je pars pour le Mont-Valérien, maintenant je suis un condamné, je n’ai plus de nom, je suis le No.

Au revoir, ma chère sœur, dans deux ans moins trois jours nous nous reverrons. Tu vois cela passe vite !… etc.

Le jeudi comme il était convenu, je prends le train de Suresne, je me rends au Mont-Valérien au dépôt, on me dit que R. était au camp de Satory.

Je dus reprendre le train pour Versailles. Dans cette ville, je suis arrivée par une chaleur excessive, on m’indiqua le château où je trouverais la Prévosté, devant la grille du château, il y avait une foule compacte composée de tous les éléments civils et militaires, beaucoup de police ; ce sont les plus redoutables ennemis pour moi. Enfin il me faut aller jusqu’au bout.

Je demande où il faut m’adresser pour avoir l’autorisation de visiter un prisonnier qui a été condamné le 11 février, venant du Tage. Je donne son nom, un gendarme me donne un numéro, m’introduit dans une immense galerie, au bout de laquelle il y a du côté gauche une très grande table servant de bureau. Cette table était entourée de soldats et de gendarmes qui faisaient bonne garde. On me fit mettre à la queue, on nous appelait par ordre alphabétique, du nom du condamné ; comme R est la dix-huitième lettre de l’alphabet et qu’il y avait beaucoup de monde devant moi, le temps me semblait bien long.

Ma présence dans ce milieu n’était pas sans quelques dangers pour moi. Le plus faible hasard pouvait me perdre. Je suis restée près de deux heures avant de passer ; mon tour arrive, je suis devant la table fatale, il me semblait être devant un bureau inquisitorial, je craignais que le courage et le sang-froid ne m’abandonnassent. Sur cette table il y avait des quantités de dossiers épinglés et numérotés. On questionnait chaque visiteur. Je n’étais pas sans inquiétude.

— Comment vous appelez-vous ?

— Marie Emery.

— Où demeurez-vous ?

— À Courbouzon, près de Beaugency.

— Êtes-vous parente du condamné J. R. ?

— Oui, monsieur, c’est mon cousin.

— Comment se fait-il que vous soyez à Paris, et depuis quand êtes vous à Paris ?

— Je suis à Paris depuis trois semaines, je suis venue pour voir mon cousin et je repartirai demain.

— Bien, passez ! La visite se termine à 4 heures.

Comme j’étais heureuse que tout fût fini, j’avais chaud, je vous assure. Puis comme toujours, l’imagination en de tels moments, parcourt des kilomètres à la seconde. Il me semblait que tout le monde avait les yeux sur moi. Comme j’avais hâte d’être sortie de cet enfer !

Lorsque je fus dehors, on m’indiqua le chemin pour me rendre à Satory (de sinistre mémoire) ; il était bientôt 3 heures et demie.

Je suivis la direction indiquée. À cette place il y a des sentinelles qui se promènent de long en large, il était tard, les visites s’abrégeaient, je regarde au loin, je crois reconnaître mon mari qui interrogeait l’espace, il commençait à être inquiet. Il n’était pas encore revêtu de son costume de prisonnier ; sans être brillant, il était très soigneux et très propre. Il avait toujours porté son pantalon bleu, le même qu’il avait à Passy lors de son arrestation ; mais comme sur les pontons, ils n’avaient pas de chaises, ils s’asseyaient en tailleur, ou se mettaient à genoux, cette pose était sans doute celle qu’il préférait, car il avait la place des genoux de son pantalon presque blanche, mais sans tache.

Lorsqu’il m’aperçut, il accourut à ma rencontre, il pleurait de joie. « Comme j’avais peur que tu ne viennes pas ; depuis 2 heures je te guettais, je commençais à ne plus espérer. » (Ce fut notre dernière entrevue jusqu’au 18 février 1874.)