Librairie A. Lapie (p. 251-262).


CHAPITRE XXV


Étant retournés à la Bastille, nous retrouvâmes nos amis assez bouleversés, le cercle de feu commençait à se resserrer de plus en plus, nous n’avions plus ni vivres ni argent. Les amis avaient faim ! nous ne savions que faire. Toutes les boutiques et les maisons étaient absolument closes. Le service des vivres et de la solde ne s’effectuait plus pour notre bataillon depuis la prise de Passy. Après l’explosion de l’Hôtel de Ville, la commune s’était réfugiée au 11me arrondissement. Nous décidâmes de déléguer le capitaine M…, qui dut aller à la mairie du 11me arrondissement et expliquer les faits, les amis voulurent que je l’accompagne, ce qu’il accepta avec plaisir. Nous nous comptâmes et nous partîmes. À la Mairie il y avait foule : après quelques minutes d’attente, M… me dit : « Restez assise, je vais tâcher de me faufiler, cela ira plus vite. »

J’ai attendu assez longtemps, la salle se vidait ; voyant qu’il ne revenait pas, j’ai pris la résolution d’entrer, il était parti. J’ai trouvé Delescluse, je lui ai dit ce qui était arrivé ; en effet, M… avait touché l’argent, un effectif assez élevé, nous n’avions pas touché de solde depuis six jours ! Je ne sais ce qui est arrivé, a-t-il été arrêté, a-t-il pris la fuite, toujours est-il qu’on ne l’a pas revu et que nous sommes restés sans le sou.

Je n’ose croire que cet homme nous ait trompés en un pareil moment !… Peut être a-t-il été tué !

Lorsque je revins seule et sans argent, on m’a blâmée de ne pas l’avoir accompagné à la caisse !

Quelques-uns des nôtres se fâchèrent ; nous ne restions qu’une quinzaine, triste épave de notre bataillon.

Au boulevard Beaumarchais No 3, en face d’où nous étions campés, il y avait, à l’étage supérieur de cette maison, une personne qui me fit un signe. Je suis montée. Cette dame me dit :

— Voulez-vous quitter la place de la Bastille et rester avec nous ? je vous donnerai des vêtements nécessaires, car maintenant la lutte est inutile.

Je refusai et je dis que nous n’avions pas mangé depuis deux jours, que nos amis avaient faim ! elle m’offrit une collation. J’ai accepté à condition que les cinq camarades qui m’attendaient pussent en profiter ; aussitôt on les fit monter, on nous donna du pain et du fromage, et un verre de vin. Notre collation finie, nous remerciâmes. Cette personne me réitéra sa proposition de rester, j’ai refusé, elle me reconduisit à la porte, et me remit 20 francs dans la main pour nous et les amis absents. Nous étions découragés, nous étions si peu nombreux ! Cependant nous descendîmes le quai du côté du grenier d’abondance. J’ai dit que les lignards s’étaient rendus maîtres de cette place en se faufilant par les rues étroites et en pénétrant par les maisons de la rue Lesdiguières et gagnant les toits du côté du quai. Ce vaste bâtiment était occupé par les fédérés et quelques volontaires, les gardes nationaux étaient tués sans qu’on se rendît compte d’où partaient les coups. Enfin, on s’aperçut que le corps principal était envahi par derrière et par dessus. Nous arrivions au moment où l’on constatait le fait, nous pénétrâmes dans l’intérieur. On nous fit voir approximativement toutes les richesses de victuailles, emmagasinées dans ce sanctuaire. On se rappelle combien de pauvres êtres sont sous terre, morts de faim et de misère, tandis que dans ce grenier il restait encore entassé des blés et des denrées de toutes sortes, de quoi soutenir un troisième siège. Les fédérés se voyaient perdus n’ayant plus devant eux que la Seine, où ils n’avaient pas même l’espérance de se sauver, car là aussi, il y avait des Versaillais pour les traquer. Réduits au désespoir, et ne voyant nulle issue qu’en arrêtant par une barrière infranchissable, la poursuite de ceux qui, invisibles, leur tiraient dessus de tous côtés, ils se décidèrent enfin à mettre le feu à cet immense bâtiment, dont les murs intérieurs étaient déjà perforés ; un massacre épouvantable aurait été perpétré par les troupes si les insurgés n’avaient eu recours à cette mesure extrême. Mourir dans les flammes n’était pas pire que d’être mis en morceaux ou fusillés.

Quand à nous, nous n’avions fait qu’une courte apparition au boulevard Bourdon, nous avions espéré y trouver des nôtres. N’ayant vu aucun ami, nous revînmes à la Bastille. Toujours portant le drapeau, je suis allée avec mes amis à Picpus ; nous n’avions qu’une pièce de canon que traînaient les camarades, on tirait sur nous du côté du couvent ; alors ils mirent la pièce en batterie, bien résolus à nous défendre, mais lorsqu’ils voulurent charger, nous n’avions que des gargousses qui n’étaient pas de calibre, nous avons dû renoncer à nos projets de défense et nous avons quitté l’endroit pour nous diriger du côté du boulevard de Belleville.

Dans notre parcours nous avons été plus ou moins inquiétés par des coups de feu ; le plus fort de l’action était aux abords des terrains conquis par l’armée versaillaise. Cependant quand nous franchissions le boulevard, une balle vint atteindre un des nôtres qui fut blessé assez grièvement, mais non mortellement. Je n’avais plus rien pour le panser ; lorsque j’aperçus une pharmacie sur le boulevard, j’y entrai avec mon blessé, le pharmacien fit ce qui était nécessaire, puis il nous raconta ce qui se passait dans différents quartiers, il nous dit que nous avions tort d’aller plus loin, que cela était une témérité inutile, que nous serions massacrés sans pitié.

Il offrit de nous réconforter et me pria de changer de costume, il m’engagea à rester chez eux, je leur fis comprendre qu’il serait horrible de ma part d’abandonner mes amis.

— Nous avons lutté ensemble, nous mourrons ensemble si cela doit être, mais je ne veux pas les quitter, lui répondis-je, je n’ai qu’une parole, je leur ai juré que je resterais jusqu’à la fin, je dois y rester.

— Enfin, me dit-il, quittez au moins votre costume, je vous donnerai une robe de ma femme.

— Je ne puis accepter, car je veux continuer jusqu’à la fin de la lutte, si je ne suis pas tuée ; en jupe longue on ne peut marcher, puis je ne peux me décider à me travestir pendant que mes amis restent en costumes officiels.

Nous étions encore une dizaine ; ces braves gens ont été admirables de dévouement, ils ont trouvé des habillements pour tous, plus ou moins corrects ; pour moi, comme je suis petite, c’était assez difficile, mais le pharmacien se souvint que son attrape-science était à peu près de ma taille ; il lui demanda son pantalon, un gilet et une jaquette qu’il donna de bon cœur ; le gamin était heureux et fier de donner son costume à une citoyenne, comme il disait si gentiment. La femme du pharmacien m’offrit à son tour un plastron-chemisette, col et cravate, en un mot, j’étais beaucoup trop chic pour ce que nous allions faire, et surtout j’étais fort peu à l’aise pour me mouvoir dans mon nouveau costume, qui m’était un peu étroit. À côté de la pharmacie, il y avait une boutique de coiffeur, j’y entre.

— Monsieur, lui dis-je, je désire que vous me coupiez les cheveux.

Il comprit pourquoi, cependant il hésitait :

— C’est dommage, madame, vous avez de beaux cheveux, il faudra bien des années pour qu’ils reviennent comme ils sont, et encore, les cheveux coupés à un certain moment ne reviennent jamais aussi beaux. Puis voyez-vous dans deux ou trois jours, tout sera fini, alors vous regretterez de ne plus les avoir.

— Je veux que mes cheveux soient coupés, lui répondis-je.

Il les coupa donc, puis il me demanda ce qu’il fallait en faire. Il ne m’est pas venu à l’idée qu’il aurait pu me les acheter, nous étions si pauvres, cela nous aurait cependant rendu service.

— Faites en ce que vous voudrez, lui dis-je.

Cette opération me laissa tout à fait indifférente, car j’étais convaincue que nous serions tués ; ce qui m’a le plus impressionnée, c’est lorsque dans sa chambre, cette charmante personne, la femme du pharmacien m’aida à me déshabiller, je dois l’avouer, j’avais le cœur serré. Je portais à mon cou une petite chaine d’or avec un médaillon noir, cerclé d’or, dans lequel il y avait des cheveux de mes enfants. J’y tenais plus que tout au monde. J’ai laissé cette chaine et son médaillon entre les mains de ces excellentes personnes, ainsi qu’une bague que j’avais à mon doigt, les priant de bien vouloir, lorsque tout rentrerait dans l’ordre, faire parvenir à ma mère les dits objets, comme souvenir de ma dernière pensée pour elle.

C’est tout ce que je possédais, je leur indiquai l’adresse. Ils firent un paquet de mes effets, ils devaient les mettre en sûreté ; ils me dirent au revoir, espérant que je ferais une visite dans des temps meilleurs.

Depuis ce temps-là, bien souvent j’ai pensé à ces braves gens que je n’ai jamais revus. « Pourvu, me disais-je, que mes objets et mon costume n’aient pas été trouvés chez eux et qu’il ne leur soit arrivé aucun malheur. »

Lorsque nous fûmes ainsi équipés, je pris mon poignard (un cadeau que j’avais reçu de la 7me compagnie pendant la guerre). Il était beau, mon poignard, mais il était plutôt un objet de luxe qu’une chose utile. Lorsque j’étais dans la Garde Nationale, je le portais à la ceinture, pendant les évènements, dans mon corsage, sur ma poitrine.

Nous quittâmes cette famille si bonne pour nous, ils gardèrent notre blessé. Nous promîmes à notre ami que nous viendrions le voir. Les évènements ne nous ont pas permis de tenir notre promesse. Je pris notre drapeau, et en tête de ma petite troupe, je me dirigeai sur le XXme arrondissement, où les membres de la Commune s’étaient réfugiés après la prise du XIme arrondissement. Nous arrivâmes au coin du boulevard où commence la rue de Paris (autrefois rue de Belleville). Je n’avais jamais été dans ces quartiers. La rue était très agitée, au moment où nous y pénétrâmes des barricades s’ébauchaient dans le style de 1848, toutes simplettes, sans prétentions artistiques, pour se défendre, enfin non construites telles qu’un brillant décor théâtral, comme il y en a eu dans certains quartiers de Paris, barricades sur lesquelles quelques gavroches avaient déposé des touffes d’herbes et de fleurettes des champs, qu’on allait visiter comme on visite un musée, un tableau de maître. Malheureusement elles ne servirent à rien.

À Belleville on circulait encore assez facilement ; nous y apprîmes qu’on avait vu passer quelques Défenseurs de la République, qu’ils étaient montés du côté de la mairie. On nous dit aussi que beaucoup de gens se sont réfugiés dans les caves, les femmes, les enfants et les vieillards étaient épouvantés. On tirait sur Belleville à boulet rouge ; on disait des choses horribles sur les atrocités commises par les Versaillais, plusieurs insurgés avaient pu s’échapper de cette fournaise. Cette fois nous étions à la porte de l’enfer !

Il y avait une ambulance à la salle de concerts, j’y suis entrée, il y avait encore pas mal de blessés, dont on préparait le déménagement, on racontait que les blessés de l’ambulance de St-Sulpice avaient été tous massacrés, avec le personnel et que le docteur Faneau qui voulait protéger son ambulance avait aussi été tué.

La rue de Belleville avait un aspect sinistre, de pauvres enfants pâles à l’air maladif erraient çà et là ; de pauvres êtres réchappés du siège qui avaient traîné bravement leurs misères, espérant des jours meilleurs. En récompense de leurs souffrances, M. Thiers, le premier représentant de la patrie, leur préparait une hécatombe qui aurait fait envie aux barbaries du moyen-âge, et qui a de beaucoup dépassé les horreurs de la Sainte-Barthélemy.

Nous quittâmes l’ambulance et nous remontâmes la rue, plusieurs maisons brûlaient ; ce quartier avait été affreusement bombardé, les obus avaient mis le feu aux maisons par les toits. Les habitants de ces rues n’avaient pas d’intérêt à l’incendie, comme l’ont prétendu tant de journalistes d’une certaine presse. Jusqu’à la dernière minute le peuple espérait toujours qu’il serait vainqueur, quel intérêt aurait-il eu à brûler les maisons dans lesquelles il habitait ?

Lorsqu’en passant nous vîmes au coin de la rue de Belleville et d’une rue y aboutissant de braves pompiers, faisant tous leurs efforts pour éteindre le feu, ou au moins le circonscrire pour que tout le quartier ne devînt pas la proie des flammes.

Tout le monde sait aujourd’hui qu’ils ont été tous massacrés, sans en excepter un seul, sous prétexte qu’ils avaient mis du pétrole dans leurs pompes.

La nuit commençait à poindre, nous étions fatigués, nous allâmes à la mairie demander comment il fallait nous organiser, on nous dit que depuis le matin le presbytère était abandonné, une seule personne restait encore, la vieille servante du curé, qu’elle nous recevrait avec une carte du comité, qui nous fut remise ; elle ne put recevoir que quatre de nous, la place n’était pas très spacieuse, on m’offrit la chambre du curé, les trois autres défenseurs allèrent dans une chambre voisine ; l’un d’entre eux, un tout jeune homme presqu’un enfant, un Breton, (il se nommait Marie) lorsque je lui dis d’aller se coucher à côté, avec ses camarades, s’est mis à fondre en larmes, il avait peur qu’on ne me tuât dans cette maison, il voulut coucher dehors, en travers de ma porte, au cas où on viendrait pour me faire du mal, il me défendrait.

Samedi, 27. Nous étant reposés un peu, nous quittâmes le presbytère à une heure assez matinale ; notre petit groupe se reforma et nous marchâmes en avant ; autour de nous on entendait un bruit continuel de fusillade, un tintamarre effroyable. On bombardait toujours. Les barricades sont plus nombreuses que la veille, les fédérés du quartier s’organisent pour sa défense, il y a une confusion aux barricades, les fédérés deviennent de moins en moins nombreux ; la journée est très agitée, pourtant place de la Mairie il y a une grande animation, beaucoup de morts sont placés dans la cour du bâtiment, des femmes, des mères, des enfants viennent fouiller dans le tas de cadavres, cherchant à découvrir un des leurs. Des femmes sanglotent, des enfants appellent leur père, il est difficile de reconnaitre les siens.

Dans la soirée nous avions élu domicile à une barricade dans le haut de la rue de Belleville, deux des nôtres faillirent être victimes des Versaillais ; par erreur ils avaient sauté dans une barricade voisine de la nôtre, quand ils s’aperçurent qu’il y avait des lignards, ils n’eurent que le temps de sauter à nouveau, et de revenir près de nous ; heureusement qu’il faisait sombre.

Nous quittâmes notre barricade et nous remontâmes la rue, nous dirigeant vers la rue Haxo. Chemin faisant, nous rencontrâmes une dizaine des nôtres que nous n’avions pas revus depuis Passy, nous étions contents de nous retrouver ; ils étaient heureux de revoir notre drapeau, seulement ils paraissaient douter de nous, parce qu’ils ne nous avaient pas revus, nous leur avons expliqué ce qui était arrivé, nos tourments et nos luttes ; quoique séparés, chacun de nous avait fait son devoir.

Nous avions faim, il me restait encore un peu d’argent sur les 20 francs que l’on m’avait donnés à la Bastille, je propose aux amis de demander à une concierge du quartier de bien vouloir nous faire une bonne soupe au fromage ; elle accepta, ce fut la dernière soupe que nous devions manger ensemble. J’ai donné 3 francs à la concierge, elle était contente et nous aussi.

Les camarades nous apprennent qu’une heure avant leur arrivée à la rue Haxo, les otages avaient été fusillés, ils nous disent que les corps ont été relevés et déposés dans une salle du Rez-de-chaussée.

Lorsque nous parlions une fusillade des plus nourries nous assaille, une panique se produit, la foule arrive en criant : « Belleville est en partie pris, la mairie est abandonnée, il y a des morts et des blessés plein les rues, on tire sur nous de tous les côtés ; les fédérés et les volontaires se battent comme des lions.

Notre drapeau en tête, nous nous groupons pour le combat suprême, il y avait des épaves de tous les bataillons et quelques membres de la Commune que je ne connaissais pas alors.

Nous voulions faire une résistance à outrance et nous faire tuer jusqu’au dernier, lorsqu’un incident fatal mit tout en déroute. Une quantité assez notable de soldats vinrent pour s’unir à nous ; le peuple naïvement crut à cette histoire ; momentanément il abandonna la lutte et déposa ses fusils pour fraterniser avec les nouveaux venus. Les effusions de tendresse et de sympathie étaient touchantes, les combattants et les troupiers s’embrassaient et pleuraient de joie.

Hélas ! c’était tout simplement les soldats qui avaient voulu rester neutres entre Paris et Versailles ; ils s’étaient constitués prisonniers. Ferré venait de les faire sortir de prison. (Voilà comment les communards tuaient leurs prisonniers.) En réalité, nous leur étions sympathiques, mais ils ne pouvaient être utiles, puisqu’ils étaient sans armes.

Derrière les soldats qui s’étaient rendus, disait-on, l’armée versaillaise faisait son apparition ; depuis dix heures et demie du matin la fusillade s’était calmée.

Le 28 à midi, le dernier coup de canon fédéré part du haut de la Rue de Paris ; la pièce bourrée à double charge exhale le dernier soupir de la Commune expirante.

Le rêve achevé, la chasse à l’homme commence !… Arrestations !… Massacres !…