Souvenirs d’une morte vivante/10
CHAPITRE VIII
On m’a mariée à Orléans le 13 mai 1861 ; mon mari sortait de la Garde Impériale, il avait fait les campagnes de Crimée et d’Italie.
En 1862, des circonstances imprévues nous obligèrent de quitter Orléans. Nous allâmes nous fixer à Paris. Cette ville me parut bien plus intéressante au point de vue social que la ville d’Orléans, on y était au courant de tous les événements littéraires, politiques et économiques.
Dans cette ville composée de luxe et de misère, on peut faire des remarques au jour le jour, au petit bonheur du chemin à parcourir dans la journée.
Dans cette première année, j’ai fait bien des expériences, j’ai coudoyé bien des misères. J’ai vu des pauvres femmes travaillant 12 et 14 heures par jour pour un salaire dérisoire, ayant vieux parents et enfants qu’elles étaient obligées de délaisser, s’enfermer de longues heures dans des ateliers malsains, où ni l’air, ni la lumière, ni le soleil ne pénétrent jamais, car ils sont éclairés au gaz, dans des fabriques où elles sont entassées par troupeaux, pour gagner la modique somme de 2 francs par jour et moins encore, dimanches et fêtes ne gagnant rien.
Le samedi soir, après leur journée accomplie, souvent elles passent la moitié des nuits pour réparer les vêtements de la famille, elles vont aussi porter au lavoir, leur linge à couler, pour aller le laver le dimanche matin.
Quelle est la récompense d’une de ces femmes ? Souvent anxieuse, elle attend son mari qui s’est attardé dans le cabaret voisin de la maison où il travaille, et ne rentre que lorsque son argent est au trois quarts dépensé. Le boulanger, le charbonnier, l’épicier, il faut payer tous ces gens-là, si l’on veut avoir du crédit ; le malheureux a tout oublié, mécontent de lui-même, lorsqu’il rentre il fait du tapage, maltraite la pauvrette, c’est à peine si elle peut préserver des coups ses enfants. Lui, le lendemain, la cervelle encore troublée des libations de la veille, se lève tard, gronde les enfants s’ils font le moindre mouvement, il n’entend pas qu’on lui trouble son repos. Si le dîner n’est pas prêt à l’heure exacte, il parle en maître ! S’il est à peu près correct, après dîner il reste à la maison, mais s’il est contaminé par l’alcoolisme, il trouve qu’il est le plus malheureux des hommes, que sa maison lui est insupportable, il sort, va chercher des consolations au cabaret. Elle, l’épouse, comme le chien du berger, garde le troupeau. C’est le dimanche, jour du repos pour la malheureuse ! Elles sont légions à Paris, les ouvrières se trouvant dans ces conditions.
Résultat : la misère noire, le suicide, ou la prostitution ce qui est pire encore. Les mots honneur, vertu, foi, sonnent mal aux oreilles de ces déshéritées ; pour elles, ce sont des phrases creuses et vides de sens. L’enfer de Dante n’est pas plus épouvantable, que leur existence. La vie parisienne est terrible aux pauvres n’ayant qu’un maigre salaire. Un écrivain a dit « Paris est le paradis des femmes, et l’enfer des chevaux. Moi je dis : Paris est le paradis des demi-mondaines et des chevaux de luxe, l’enfer des honnêtes travailleuses et des chevaux de fiacre. Tous les deux entrevoient la mort, comme une heureuse délivrance. Voilà leur idéal ! »
Dans le courant de l’année 1864, Victor Hugo publia Les Misérables, ce fut un évènement que cette œuvre dans laquelle le poète traita la plus haute question de la philosophie sociale.
Les classes dirigeantes en furent épouvantées. Comme l’ouvrage se vendait cher, je me suis abonnée dans un cabinet de lecture, au prix de 1 franc par 24 heures.
Je l’ai lu avec un grand intérêt. Ce roman philosophique, réveilla les esprits endormis et fit penser.
Je me souviens que mon mari et moi, nous passâmes la moitié des nuits pour le lire ; il est assez long, il nous avait passionnés
Quoi qu’il y ait 44 ans que j’ai lu cette œuvre pour la première fois, je la relis toujours avec plaisir, au moins une fois par année (avec nos élèves). Fin janvier 1864, un décret impérial proclama la liberté industrielle, historique, artistique des théâtres.
L’heure était venue pour Émile Olivier, de lever le masque de trahison, M. de Morny flattant sa vanité, lorsqu’il l’eut mis à son point, il le fit nommer rapporteur du projet de loi, autorisant les grêves sans reconnaître les associations.
Le 28 septembre, les représentants, ouvriers de plusieurs nations européennes, se réunirent à Londres pour jeter les bases d’une association universelle des travailleurs, un comité en dirigea les statuts et le 25 octobre la Société Internationale des Travailleurs était fondée, (société de laquelle j’ai fait partie, plus tard, pendant plusieurs années.)
Le 14 janvier 1864, mon fils venait de naître. Plus que jamais, j’éprouvais le besoin de m’occuper des évènements de mon pays, naturellement, je voulus élever l’enfant moi-même, lui donner tous les soins que les besoins de son âge m’imposaient.
J’avais un fils, je ne voulais rien ignorer de ce qui se passait autour de moi, pour l’en instruire en son temps, je voulais lui souffler un peu de mon âme.
J’avais conservé quelques amis de la première heure, ensemble nous entretenions des correspondances, nous échangions des idées sociales, j’écrivais régulièrement à mon père et aux quelques amis qui nous étaient restés fidèles. En un mot comme les vestales de l’ancienne Rome, nos entretenions le feu sacré.