Souvenirs d’une actrice/Tome 2/17

Dumont, éditeur (Tome 2p. 261-267).


XVII


La colonie française à Moscou. — La veille du jour de l’an (1812). — Mascarades. — Mademoiselle Rossignolette.


Je vais parler d’une personne de la colonie française, de madame de Sévolosky, femme aimable et spirituelle, mariée à un des Russes les plus distingués par son esprit et par les vastes connaissances qu’il avait acquises dans ses voyages en Europe et en Asie, M. de Sévolosky, étant resté veuf avec deux filles charmantes, choisit pour les élever une dame française qui avait toutes les qualités nécessaires pour remplir cet emploi.

Comme on ne peut être admis dans aucune branche d’enseignement public ou particulier sans un diplôme et sans avoir passé un examen devant les membres de l’Université, ces places sont plus difficiles à obtenir et plus honorables qu’autrefois. M. de Sévolosky sut bientôt apprécier l’aimable caractère de la seconde mère de ses enfants, et, comme Louis XIV, il l’épousa, non pas de la main gauche ; mais de toutes les deux, par reconnaissance des soins qu’elle leur prodiguait.

Madame Sévolosky[1] recevait tous les étrangers, mais surtout ses compatriotes dont elle avait su faire un choix, je lui fus présentée à mon arrivée à Moscou : c’était la veille du jour de l’an qu’elle réunissait ses plus intimes connaissances.

Depuis long-temps M. de Sévolosky nous promettait un bal paré et masqué. Ce fut donc le 31 décembre 1811, veille de 1812, qu’il voulut nous réunir. Les lettres d’invitation portaient que la réunion aurait lieu à huit heures, et que l’on quitterait son masque à minuit. Il fallait donc s’empresser de bien employer son temps, car il était assez difficile de se déguiser de manière à n’être pas reconnu dans une société où tout le monde se connaissait. Je m’étais concertée pour cela avec un ami de la maison qui avait l’esprit du bal et qui était fort spirituel sous le masque. Nous étions convenus de disparaître et d’aller changer de costume dans le vestiaire qu’on avait établi, aussitôt que l’un de nous deux serait reconnu.

Nous commençâmes par nous déguiser, moi en marchande de chansons, et lui en paillasse ; j’étais mademoiselle Rossignolette. Avant de débiter ma marchandise, il était convenu qu’il l’annoncerait. Pendant quinze jours nous avions mis notre mémoire à la torture pour rassembler toutes les strophes des couplets qui pouvaient s’appliquer aux personnes de notre société. Elles étaient écrites sur d’élégantes petites feuilles de papier et portaient le nom de ceux ou de celles auxquels elles étaient adressées ; mon tablier vert à poches sur le devant en était rempli. Nous étions montés sur une grande table qui nous servait de tréteau ; c’était de là que mon compagnon faisait la parade avec un rare talent, il faut lui rendre cette justice ; et il s’écriait : Approchez, messieurs, mesdames, approchez. Tous les bras se tendaient alors vers nous ; chacun voulait avoir la strophe qui lui était destinée, et l’on avait beaucoup de peine à maintenir l’ordre.

Voici quelle était celle des maîtres de la maison :

Que l’on goûte ici de plaisirs !
 Où pourrions-nous mieux être ?
Tout y satisfait nos désirs,
 Et tout les fait renaître :
N’est-ce pas ici le jardin
 Où notre premier père
Trouvait sans cesse sous sa main
 De quoi se satisfaire.


À l’un de nos amis qui aimait mieux le vin de Champagne que sa femme, nous avions adressé le second couplet de la même chanson :

Il buvait de l’eau tristement,
 Auprès de sa compagne ;
Ici l’on s’amuse gaîment
 En sablant le champagne.

Il n’avait qu’une femme à lui,
 Encor c’était la sienne :
Ici je vois celle d’autrui
 Et n’y vois pas la mienne.


Nous avions donné à un vieux négociant fort gai et fort bon convive ces deux vers du Tableau parlant :

Il est certains barbons
Qui sont encor bien bons.


À une jeune demoiselle ceux-ci du même opéra :

Je suis jeune, je suis fille,
On me trouve assez gentille.


À une dame de quarante ans fort occupée de ses atours, ce couplet de Jadis et Aujourd’hui :

J’avais mis mon petit chapeau,
Ma robe de crêpe amarante,
Mon châle et mes souliers ponceau ;
Ma tournure était ravissante.
Eh bien ! les dames du pays
Ont critiqué cette toilette,
Et pourtant j’en ai fait l’emplette
Au Palais-Royal à Paris.


Enfin, à un émigré, le dandy des salons, cette parodie de l’air des Visitandines :

Enfant chéri des dames,
Des feux toujours nouveaux
Brûlent pour nous les femmes
Du pont des Maréchaux.[2]


Cette mascarade eut un grand succès, et pendant qu’on s’occupait à relire les strophes, nous nous échappâmes pour aller changer de costume.

À minuit, ceux qui avaient un masque sur le visage l’ôtèrent et l’on s’embrassa cordialement en se disant : il faut espérer que cette année sera aussi heureuse ; que nous nous trouverons tous réunis à la même époque, etc.

Lorsque je rentrai chez moi, il était presque jour ; je restai pensive à réfléchir sur cette année 1812 qui commençait. Rien ne pouvait encore faire présager les malheurs qui nous attendaient ! Nous étions gais, heureux en nous quittant. Je ne sais pourquoi, mais en trouvant sous ma main un album dans lequel j’avais l’habitude de jeter mes pensées sans ordre, à l’aventure, j’écrivis presque machinalement :

« Pourquoi donc cette année 1812 m’occupe-t-elle plus que celles qui l’on précédée ? Pourquoi éprouvai-je le besoin de la fixer dans ma mémoire. » Puis, j’ajoutais plus bas : « Il faut peu compter sur la durée du bonheur ! Nous verrons bien ! à 1813 ! »

À la fin de cette année, la plus grande partie de ceux avec lesquels nous l’avions commencée, n’existaient plus !…

  1. Elle avait marié la fille de son premier mari, à M. Semen, qui est à la tête d’une des plus belles librairies de Moscou.
  2. Le pont des Maréchaux est le quartier des marchandes de modes.