Souvenirs d’un voyage scolaire en Allemagne/02

Souvenirs d’un voyage scolaire en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 876-902).
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SOUVENIRS
D'UN VOYAGE SCOLAIRE
EN ALLEMAGNE

II.
LA REALSCHULE ET LES ECOLES TURGOT

L’un des objets d’étude les plus intéressans que présente l’organisation de l’instruction publique en Allemagne sont ces établissemens, connus sous le nom de realschulen, qui offrent à la jeunesse un enseignement moins littéraire et plus pratique que celui des gymnases. Je m’étais promis, durant mon voyage en 1873, de les examiner avec une attention particulière. Précisément dans le temps où je me rendais à Berlin, le conseil supérieur de l’instruction publique était occupé chez nous à faire disparaître la trace des réformes de M. Jules Simon. Des innovations accueillies avec empressement par une portion du public étaient suivies d’un prompt retour à l’ancien état de choses. Ces brusques reviremens (car une tentative du même genre s’était déjà produite sans plus de succès à une autre époque), ces tiraillemens périodiques, montrent que notre système scolaire ne laisse pas assez de choix aux besoins de la société et aux exigences des familles. Partout où l’on constate de ces soubresauts, on peut être sûr que les voies ne sont pas suffisamment ouvertes à la jeunesse. A des intervalles plus ou moins rapprochés, les diverses sortes d’éducation se disputent les collèges de l’état comme les différentes opinions politiques se disputent le pouvoir. Il y a deux ans, ces questions se mêlaient de controverses personnelles irritantes ; aujourd’hui, grâce à la diversion amenée par d’autres débats, une sorte de trêve est intervenue sur ce point. Le moment est donc favorable pour étudier une question aussi importante, et il ne sera pas inutile de consulter l’expérience d’une nation voisine, qui, moins de dessein prémédité que grâce aux circonstances, a su donner une solution au problème qui nous occupe. En Allemagne comme chez nous, l’enseignement classique s’est vu en butte à des attaques : le gymnase (on sait que c’est le nom donné aux établissemens qui correspondent à nos collèges) a eu sa période de contestations et de luttes ; mais depuis vingt ans, outre une prospérité qui n’avait jamais été atteinte jusque-là, il a retrouvé la sécurité : il doit ce repos à la realschule.


I

L’histoire de la realschule contient plus d’une sorte de leçon. Ce n’est pas du premier coup ni sans tâtonnemens que l’Allemagne est arrivée à placer à côté du gymnase un établissement parfaitement distinct et non moins complet, ayant un enseignement à part et poursuivant un but qui lui est propre. On fait d’habitude remonter jusqu’au XVIIe siècle les premiers essais de l’Allemagne en ce genre. Sous l’influence des écrits de Bacon, Amos Comenius (1592-1681), le dernier évêque des frères moraves[1], publia le plan d’un nouvel enseignement qui obtint une grande célébrité. Il s’agissait de substituer aux livres l’étude directe de la nature. « Ne demeurons-nous pas aussi bien que les anciens dans le jardin de la nature ? Pourquoi ne pas ouvrir ce livre vivant ? .. Ce ne sont pas les ombres des choses, ce sont les choses elles-mêmes qu’il faut présenter à la jeunesse. L’enseignement doit commencer par la vue des objets, et non par leur description en paroles. Si quelquefois les objets manquent, il faut au moins en présenter les images. » Il réalisa cette idée dans son Orbis pictus, ouvrage longtemps populaire, et qui encore aujourd’hui, sous une forme renouvelée, sert à l’éducation de la jeunesse. Les sciences physiques et naturelles devaient tenir dans l’instruction la première place. A côté du latin, la langue maternelle obtenait une plus grande part d’attention qu’on ne lui en avait accordé jusque-là. Toutes ces idées frappèrent vivement l’attention publique ; mais, ainsi qu’il arrive pour les réformes prématurées, les moyens d’exécution manquèrent. Comenius, après avoir condamné l’usage exclusif des livres, fut à son tour obligé d’enseigner l’histoire naturelle d’après Pline et la mécanique d’après Vitruve. Le latin, malgré tout, restait le commencement et la fin de l’éducation. Cependant le souvenir de Comenius, dont le caractère vénérable et l’existence traversée d’épreuves avaient excité la sympathie de toute l’Europe, demeura longtemps vivant dans les contrées où il avait enseigné.

Trente ans plus tard, un théologien inclinant au mysticisme créa le premier grand établissement où furent mises en pratique les idées de Comenius : nous voulons parler d’Auguste-Hermann Francke (1663-1727), le chef de la secte des piétistes. On voit souvent que le zèle religieux et le talent d’organisation sont réunis dans le même homme : Francke possédait l’un et l’autre à un haut degré. Après une jeunesse tourmentée par le doute, il se sentit un jour, au moment de prêcher, subitement éclairé de la foi, et il résolut d’employer sa vie à l’instruction et à l’édification de ses semblables. Appelé à Halle comme pasteur en même temps que comme professeur de grec et des langues orientales, il y créa, dans l’espace de trente ans, avec le seul secours de la charité, le plus vaste ensemble d’écoles de toute sorte qui existe au monde. En 1695, trouvant un jour 7 florins dans le tronc des pauvres fixé près de sa porte : « Voici un honnête capital, dit-il. Avec cela, je veux fonder quelque chose. » Le même jour, il commença une école pour les indigens. Peu de semaines après, comme on lui amenait trois enfans de familles aisées, il joignit à son école un pensionnat. Vinrent ensuite un séminaire pour les instituteurs, une école bourgeoise supérieure, un orphelinat, une école latine, un collège oriental, un établissement pour les missions dans l’Inde, une société biblique, sans parler d’une librairie et d’une pharmacie alors fort renommées. Pour loger tant d’institutions diverses, il élevait d’importantes constructions. Les dons affluaient entre ses mains à mesure qu’il multipliait ses fondations. En 1698, il réunissait dans ses diverses écoles 400 élèves et 60 maîtres ; l’année de sa mort, le nombre des élèves s’élevait à 2,200, celui-des maîtres à 175.

Dans les écoles de Francke, on ne se contentait pas d’étudier les langues anciennes, il y avait des cours de mathématiques, d’astronomie, d’anatomie, de botanique ; un cabinet d’histoire naturelle, chose toute nouvelle alors, avait été formé. Des leçons spéciales étaient données aux jeunes gens qui ne voulaient pas continuer les études savantes, mais qui étaient dans l’intention de se vouer au commerce, à l’économie agricole, aux arts utiles. On leur faisait visiter les fabriques des environs ; dans la maison étaient installés des ateliers pour apprendre à tourner, à forger, à polir le verre. Ces nombreuses fondations, encore augmentées dans la suite, finalement entretenues sur les fonds de l’état, ont toutes subsisté jusqu’à ce jour : ce groupe d’édifices, dont quelques-uns sont encore ceux même du XVIIe siècle, où s’assemblent tous les jours plus de 3,000 élèves et de 150 maîtres, et dont la réunion fait presque l’impression d’une ville, est un curieux témoignage de la puissance de l’initiative privée.

C’est également à Halle et dans le même temps que le nom de realschule fut pour la première fois donné à une école. L’inventeur du mot était un collègue de Francke, l’aumônier et pasteur Semler (1669-1740). Il aimait fort les mathématiques et était lui-même un mécanicien habile. En 1706, il fonda à Halle une « realschule mathématique et mécanique, » dans laquelle on instruisait les jeunes gens aux connaissances comprises aujourd’hui sous le nom de technologie. Toute sorte de mécanismes et de modèles étaient mis sous leurs yeux. Le terme même de realschule y fait allusion : il doit former antithèse avec l’enseignement verbal des gymnases.

Nous arrivons à la fondation d’une realschule qui existe encore aujourd’hui après cent vingt-huit ans de durée, et qui servit de pépinière à beaucoup d’autres. Jean-Jules Hecker (1707-1768) est également un théologien. Il connut Francke dans les derniers temps de sa vie et il professa pendant six ans dans ses écoles. Appelé comme aumônier et comme inspecteur des écoles à Berlin, il y créa d’abord, sans le secours de l’état, six écoles primaires, et en 1747 il y adjoignit une realschule, Frédéric II, qui s’intéressa au nouvel enseignement, accorda à l’institution de Hecker toute sorte de privilèges destinés à en accroître les revenus, et lui permit de prendre le nom d’établissement royal. D’après les principes de ses prédécesseurs, il y amassa des objets en nature et des modèles de toute sorte, depuis l’assortiment complet d’une boutique d’épicerie jusqu’à la représentation du déluge et l’image du tabernacle de Moïse, depuis des instrumens aratoires et des métiers de tisserand jusqu’à des reliefs de fortification. Un jardin botanique, une plantation de mûriers, étaient joints à la nouvelle école. L’enseignement ne présentait pas moins de variété : à côté des cours de mathématiques, de physique, d’histoire, de géographie, d’allemand, de français, d’anglais, d’italien, on pouvait suivre des leçons d’économie rurale ou de construction civile et militaire. L’ensemble des cours ressemblait au programme d’une université des arts et métiers. Hecker avait recruté dans la ville tous les hommes capables d’instruire la jeunesse en ces matières : il envoyait des maîtres dans les mines du Harz pour rapporter des connaissances en métallurgie ; en vue de chaque enseignement, il faisait rédiger des manuels. Dès 1748, il annexa à son école un séminaire destiné à former des professeurs.

A l’imitation de la realschule de Berlin, il s’en fonda bientôt d’autres sur différens points de l’Allemagne ; mais ces créations n’eurent point en général une existence durable. Il ne faut pas s’en étonner ; deux défauts graves étaient inhérens à cette organisation. Au lieu d’un enseignement disposé et gradué avec ordre et uniformément donné aux élèves d’une même classe, comme il convient dans l’instruction secondaire, on offrait aux enfans le choix parmi une quantité de leçons sans cohésion ni gradation. En outre cette sorte d’institution était plutôt une agglomération d’écoles spéciales et techniques qu’un établissement destiné à donner une instruction générale.

Les guerres de la révolution et de l’empire, qui bouleversèrent l’Allemagne et diminuèrent la richesse publique, arrêtèrent ces essais ; mais après la chute de l’empire l’essor imprimé au commerce et à l’industrie, le réveil de l’esprit public dans les classes moyennes, l’intérêt qu’excitaient partout les découvertes de la science, donnèrent une impulsion nouvelle aux esprits. Cependant on faillit d’abord faire fausse route : en certaines villes, les réformateurs se tournaient vers les gymnases pour les inviter à transformer leur instruction en raison des besoins nouveaux qui s’étaient manifestés. On leur demanda de réduire la part des langues anciennes pour donner une plus large place aux mathématiques, aux sciences physiques et naturelles, aux langues vivantes. Heureusement que dans l’intervalle le gymnase avait lui-même repris des forces grâce au mouvement historique et philologique dont Ernesti, Heyne, Wolf, furent les premiers promoteurs ; il pouvait opposer à ses détracteurs les œuvres éminentes en tout genre que produisait alors l’étude de l’antiquité. Derrière le gymnase, pour le soutenir, se trouvaient les universités, où enseignaient des hommes comme Niebuhr, Gottfried Hermann, Böckh, Otfried Müller. On put reconnaître alors que le plus sûr rempart de l’enseignement classique des collèges, c’est une solide organisation de l’instruction supérieure. Le gymnase, tout en faisant quelques concessions, se trouva en mesure de maintenir l’unité et l’intégrité de son programme. Les municipalités comprirent que le parti le plus sûr et le plus court était d’établir le nouvel enseignement à côté et en dehors des anciens cadres. En vingt ans, l’Allemagne se couvrit de realschulen sans que les gouvernemens, surtout en Prusse, intervinssent dans ces fondations.

Il restait à déterminer le programme des études. Sur ce point encore il y eut longtemps des tâtonnemens et des erreurs. En certaines villes, on crut bien faire en donnant à l’enseignement un caractère professionnel. On installait dans l’école des ateliers de menuiserie, de serrurerie, de cartonnage ; ailleurs on apprenait le commerce ou la banque. Les écoles professionnelles de ce genre ont certes leur utilité, et il s’en fonde encore tous les jours en Allemagne (gewerbe-schulen) ; mais l’expérience montra que le but n’était point placé assez haut, et qu’une partie moyenne de la population restait toujours sans l’instruction qui lui convenait.

Celui qui, après les hommes que nous avons nommés, a le plus fait pour l’organisation de la realschule, est un philologue, A. G. Spilleke. Élève du célèbre helléniste Wolf, il professa d’abord dans différens gymnases de Berlin, où il se fit remarquer par ses aptitudes didactiques. En 1821, il fut nommé à la direction de l’école fondée autrefois par Hecker. Il comprit que le nouvel enseignement ne devait rien avoir de professionnel, mais qu’il devait conduire les jeunes gens depuis les premiers élémens jusqu’à un assez notable degré de culture scientifique. Sous sa direction, la realschule royale de Berlin se débarrassa en grande partie de l’appareil technique dont son fondateur l’avait encombrée, et devint un établissement d’instruction générale[2].

C’est ainsi que des expériences multipliées et l’initiative des directeurs, qu’aucun règlement trop étroit n’enchaînait, firent peu à peu entrer la realschule dans sa véritable voie. L’opinion qui prévalut et qui aujourd’hui règne à peu près sans partage en Allemagne, c’est que la realschule, pour occuper à côté du gymnase une place incontestée et respectée, doit être une institution à la fois scientifique et littéraire, sans aucune vue d’utilité immédiate, — qu’elle doit être non l’antithèse du gymnase, mais un gymnase mitigé, où les connaissances historiques et littéraires tiennent encore une belle place, tout en laissant du champ aux mathématiques, à l’histoire naturelle, à la physique et à la chimie. Elle doit avoir le même nombre de classes que le gymnase, mais en disposant les matières de façon à pouvoir au besoin congédier une partie des élèves avant la fin ; dans les hautes classes, elle doit dépasser le gymnase sur le terrain des études scientifiques, mais renoncer à lutter avec lui sur celui des études littéraires. Enfin, comme la différence essentielle entre les deux établissemens se trouve dans ce fait que les élèves du gymnase, leurs classes finies, continuent à l’université leur éducation, et que la plupart des autres, en sortant de la realschule, entrent de plain-pied dans la vie, l’enseignement de la realschule doit être plus varié, mais nécessairement aussi sur certains points moins approfondi.

Le gouvernement prussien, qui jusque-là n’avait rien fait pour ces sortes d’écoles, regagna subitement en 1859 tout le temps perdu en définissant le caractère de l’institution et en lui assurant des avantages considérables. « Le gymnase et la realschule, dit une circulaire ministérielle, sont deux écoles de même rang. Le progrès des sciences et les changemens survenus dans la société ont rendu cette division nécessaire. Tandis que le gymnase atteint son but par l’étude des langues, et surtout par l’étude des langues classiques de l’antiquité, et secondairement par les mathématiques, la realschule se tourne plutôt vers le présent, c’est-à-dire vers la langue maternelle et les langues étrangères, auxquelles elle joint les sciences mathématiques, naturelles et physiques ; mais, comme le présent ne peut être compris sans la connaissance du passé, la realschule ne pourra négliger l’étude de l’histoire… En réalisant ce programme, elle dissipera l’erreur de ceux qui pensent qu’elle doit transmettre des connaissances d’un emploi immédiat dans la vie. Sans doute l’école doit avoir égard aux exigences de la vie et l’institution des realschulen est là pour prouver qu’effectivement on y a égard ; mais il ne faut pas oublier que l’école a affaire à des enfans, à des jeunes gens, chez qui on doit se contenter de poser un premier fonds de connaissances générales et durables. »

Le gouvernement prussien ne s’en tint pas à une profession de foi. Il accorda aux realschulen qui présenteraient un ensemble complet d’études le droit de délivrer des certificats de sortie, exactement dans les mêmes conditions que les gymnases. Certaines grandes écoles de l’état s’ouvrirent aux élèves pourvus de ce diplôme : l’école des ponts et chaussées (Bau-Akademie), celle des mines (Berg-Akademie), celle des forêts (höhere Forst-Lehranstalt), celle des arts et manufactures (Königliches Gewerbe-Institut), Les élèves qui voulaient entrer dans l’armée étaient dispensés de l’examen conduisant au grade d’enseigne (porte-épée-fähnrich) ; même, sans avoir achevé le cours complet des études, les élèves pourvus d’un certificat satisfaisant pouvaient entrer dans certaines administrations officielles ou embrasser quelques professions demi-savantes. Ainsi l’élève qui a achevé sa seconde peut entrer comme surnuméraire dans les postes ou dans les contributions, ou comme employé dans les bureaux de l’intendance ; il peut devenir vétérinaire, arpenteur, vérificateur des poids et mesures ; chose non moins appréciée, il est admis au volontariat d’un an[3]. Ce n’est pas sans motif que le gouvernement prussien a gradué les privilèges que confère la realschule ; il savait bien que le public d’élèves auquel elle s’adresse n’a pas toujours l’envie ou les moyens d’aller jusqu’au bout des classes.

Dès lors l’ambition des villes qui possédaient déjà un institut de ce genre fut d’obtenir pour lui le titre de realschule de premier ordre, car c’était seulement à cette condition que les certificats délivrés par l’établissement avaient leur plein effet. Pour mériter ce titre, il fallait installer une série complète de huit classes, ouvrir des laboratoires, en assurer le service, enseigner le latin et n’employer que des maîtres pourvus des grades scientifiques. Le nombre des realschulen de premier ordre monta rapidement de 21 à 56 ; il est aujourd’hui de 80[4]. Pour donner une idée de l’importance de ces établissemens, je citerai celui de Cologne, où le budget annuel est de 100,000 francs, ceux d’Elberfeld et de Dusseldorf, où il est de 80,000 et de 78,000 fr. A Mayence, le budget est de 60,000 fr. ; les bâtimens avec les collections représentent une valeur de 300,000 fr. La rétribution des élèves ne fournit qu’une partie de ces sommes. — C’est le moment de dire un mot du prix payé par les élèves. A Berlin, le prix de la realschule est le même que celui des gymnases : il est d’environ 95 francs par an. Dans d’autres villes, le tarif va en augmentant à mesure qu’on s’élève vers les hautes classes (disposition que je suis loin d’approuver) : à Cologne, il est de 90 francs dans les classes inférieures, et de 140 francs à la fin des études. Dans le midi de l’Allemagne, par exemple à Stuttgart, le prix descend à 75 et à 50 francs[5]. — Pour assurer à la realschule la considération du public, il fallait aussi s’occuper des professeurs. On haussa le niveau des examens : le personnel enseignant, qui jusque-là s’était un peu recruté de partout, fut dès lors pris parmi les anciens élèves des universités. Le gouvernement tint la main à ce que les traitemens fussent les mêmes que dans les collèges, et les municipalités accueillirent en général avec empressement cette mesure équitable.

Que devenait pendant ce temps l’enseignement du grec et du latin ? Le gymnase vit cesser peu à peu les attaques qu’on dirigeait contre lui ; profitant de cette paix inespérée, il se voua avec plus de liberté qu’il n’en avait eu depuis longtemps à l’étude des langues et des littératures anciennes. Le nombre de ces établissemens n’a pas cessé d’aller en augmentant. En 1818, la Prusse comptait 91 gymnases et progymnases[6] ; en 1866, elle en avait 154 ; en 1873, 210. Dans cette énumération, nous faisons à dessein abstraction des pays que la Prusse s’est annexés depuis neuf ans. Il est intéressant de rapprocher le nombre total des élèves dans les deux sortes d’établissemens. En 1868, l’enseignement des gymnases et progymnases comptait en Prusse 58,000 élèves, et celui des realschulen et des écoles supérieures qui leur peuvent être assimilées 35,000[7]. Dans le midi de l’Allemagne, la proportion s’élève en faveur de la realschule ; les deux espèces d’écoliers sont en égal nombre dans le Wurtemberg.

Tout récemment la realschule a fait un grand pas de plus : elle a forcé l’accès de l’université. En 1868, de nombreuses pétitions adressées à la chambre des députés de Prusse avaient réclamé pour les élèves diplômés de ces établissemens le droit aux études académiques (on appelle ainsi les études d’enseignement supérieur faites auprès des universités). M. de Mühler, alors ministre de l’instruction publique, prit l’avis des corps savans, et, malgré l’opinion défavorable exprimée par la plupart d’entre eux, il décida par un rescrit du 7 décembre 1870 qu’à l’avenir les élèves diplômés de la realschule pourraient se faire inscrire aux universités comme étudians en mathématiques, en sciences naturelles et en philologie moderne[8]. La conséquence de cette décision, c’est que les élèves des realschulen peuvent arriver aux examens d’état et à la carrière de l’enseignement. Ce succès inattendu et peut-être prématuré a causé une vive agitation qui dure encore. Tel est en peu de mots l’histoire de la realschule. On voit que, comme toutes les institutions qui sont amenées par des besoins nouveaux, elle n’a pas cessé de gagner et de s’étendre. Les gouvernemens furent à l’origine pour peu de chose dans le développement de ces écoles ; mais l’état intervint au moment opportun pour donner à l’enseignement nouveau, sorti de l’initiative des villes, des garanties et des droits. Entrons maintenant dans un de ces établissemens et voyons les études qui s’y font.


II

La plus grande difficulté que la realschule ait eu à vaincre ne lui est pas venue du dehors : elle résidait dans son propre enseignement, qu’il n’était pas facile de constituer et de limiter. L’instruction qu’on appelle classique est au fond assez simple : l’étude du latin et du grec en forme la substance, à laquelle s’ajoutent l’étude de la langue maternelle, l’histoire et la géographie, et que viennent compléter, comme exercice logique, les mathématiques. Une longue tradition maintient et consacre ce programme ; mais il n’en était pas de même pour le nouvel enseignement : le désir de la nouveauté tendait à l’éloigner des anciennes voies, des nécessités de toute sorte l’y ramenaient malgré lui. Il a fallu quarante ans pour établir quelques principes, et la discussion est loin d’être close.

La première question qui se posait était celle du latin. Fallait-il le rayer du programme des études ou le maintenir soit à titre facultatif, soit comme matière obligatoire ? La pratique des états de l’Allemagne était fort différente à cet égard. Dans le sud, en Wurtemberg, dans la Hesse, dans le grand-duché de Bade, en Bavière, le latin avait été exclu de la realschule ; au contraire en Prusse beaucoup d’établissemens l’admettaient. Cette question du latin à la realschule alimente les discussions pédagogiques depuis cinquante ans. Le lecteur français se figurera aisément les argumens qui sont échangés de part et d’autre ; la même polémique a été engagée chez nous, quoique souvent d’une façon très déplacée et sur un terrain qui ne la comportait pas, car, en retirant au lycée le latin, on lui enlèverait son caractère propre.

Sans entrer dans ce débat, disons que la Prusse en 1859 a donné jusqu’à un certain point gain de cause aux partisans du latin en exigeant l’enseignement de la langue latine dans les établissemens qui veulent avoir le titre de realschule de premier ordre. Devant cette décision, les directeurs, convaincus ou non, durent s’incliner. On installa partout des classes de latin, au moins à titre facultatif, depuis la huitième jusqu’à la prima[9]. Seulement on rencontra une difficulté : comme les realschulen, pour répondre à leur but, doivent donner dans les hautes classes un enseignement scientifique plus étendu que celui des gymnases, le latin, à l’aise dans la huitième classe, se trouve à l’étroit dans la première. En même temps qu’il monte, il s’amincit. Voici le tableau des heures, tel qu’il est généralement adopté :


Classes Nombre d’heures
VIII 8
VII 6
VI 6
V 5
IV 4
III 4
II 3
I 3

Si l’on tient compte de cette distribution du temps et si l’on songe que les élèves de la realschule, à mesure qu’ils grandissent, montrent moins d’empressement pour la culture classique, on ne sera pas étonné que les résultats ne soient pas très satisfaisans. J’ai assisté à Berlin à une explication latine en prima : le livre était une chrestomathie de Virgile, d’Horace et d’Ovide, précédée d’un certain nombre de sentences en vers destinées à être apprises par cœur, et suivie d’un glossaire. Les élèves, hésitant et trébuchant, parvenaient tant bien que mal à faire la construction d’une phrase d’Ovide) ; mais on sentait que les conseils d’Apollon à son fils Phaéthon les intéressaient peu : le résultat, il faut le dire, n’était pas en rapport avec le nombre d’heures, après tout considérable, que les élèves avaient dépensé en huit ans pour cette étude[10].

Le professeur, qui au fond était bien du même avis, me donna cependant une raison en faveur du latin. S’il se trouve des élèves qui, à un moment quelconque de leurs études, sentent en eux la vocation littéraire, les ponts ne sont pas coupés derrière eux, ils peuvent se présenter au gymnase. Jusqu’à quel point ce cas, qui se produit de temps à autre, est-il de nature à justifier le maintien du latin sur le programme, c’est ce que je m’abstiens d’examiner. On ne peut nier cependant que, si faible qu’il soit, cet enseignement ne soit un lien qui rattache la realschule au gymnase, et établit entre les élèves des deux institutions une certaine unité de culture. J’ajoute que la question, si elle doit un jour se débattre chez nous pour des établissemens du même rang, ne se posera pas exactement dans les mêmes termes : le latin est plus nécessaire à l’écolier français, s’il veut entrer un peu profondément dans l’histoire de sa langue, de son droit, de sa religion, de sa littérature.

Nous passons maintenant aux autres branches d’enseignement. D’abord l’allemand : on y consacre en général plus de temps que dans les gymnases. Aussi les élèves de la realschule arrivent-ils à composer des devoirs qui supportent la comparaison avec les travaux analogues de leurs camarades du collège latin. Le même fait se produit dans les écoles supérieures de jeunes filles. Cela ne veut pas dire que ces compositions soient brillantes : la clarté dans la distribution du sujet, la netteté dans les idées, l’abondance et le choix judicieux des exemples, une certaine force de dialectique, sont les qualités qu’on s’attache surtout à obtenir ; j’ai, entre les mains un assez grand nombre de ces devoirs. Ce sont tantôt des explications de proverbes : « il ne faut pas dire heureux jour avant le soir, » — audaces fortuna juvat, ou des récits qui se rapportent aux auteurs expliqués en classe et au cours d’histoire : « la guerre de César en Espagne, — Rodolphe de Habsbourg, » — ou bien encore des analyses de drames : Guillaume Tell, Emilia Galotti, Macbeth. Ces devoirs sont en général plus étendus que ceux qu’on demande en France aux écoliers. On donne plus de temps à l’élève pour les composer et on exige qu’il y fasse entrer le produit de ses lectures et de ses réflexions. Un écolier de troisième répond d’une manière sensée à cette question : « que devons-nous au moyen âge ? » Il énumère successivement, avec des exemples à l’appui, l’architecture gothique, la musique, la division de l’Europe en plusieurs états, la liberté politique. Un autre devoir a pour sujet : « avantages et inconvéniens de la position insulaire de l’Angleterre. » Les élèves vantent le climat, l’étendue des côtes, le nombre des marins, l’esprit d’entreprise ; mais les Anglais ont le tort de trop négliger leur armée de terre. Un autre compare les caractères de Terzky et d’Illo dans le drame de Wallenstein, et montre comment ces deux personnages se distinguent dans la manifestation d’idées et de passions semblables. On constate en général dans l’expression une certaine vulgarité qui n’exclut pas l’érudition littéraire. Il ne faudrait pas trop se presser de mettre ce caractère au compte de la realschule, car on le retrouve dans les compositions des gymnases. Même à la realschule, on donne à l’allemand sa base historique en faisant dans les classes supérieures des leçons sur le moyen et sur le vieux haut-allemand, avec des notions d’histoire littéraire, depuis Ulfilas jusqu’à nos jours. Le personnel des professeurs, composé en partie de philologues germanistes, est spécialement préparé à ce genre de leçons. Une opinion que j’ai entendu exprimer, c’est que des cours de cette sorte, nécessairement un peu superficiels, mais propres à éveiller la curiosité, sont particulièrement à leur place à la realschule, peut-être plus qu’au gymnase, qui peut se reposer, pour cette portion de l’instruction des élèves, sur les leçons de l’université.

Tandis qu’en général le gymnase se contente d’une seule langue étrangère, à savoir le français, la realschule en enseigne deux, le français depuis la huitième, l’anglais à partir de la quatrième. Quatre heures par semaine sont données au français pendant tout le cours des études ; l’anglais obtient trois ou quatre heures. L’explication du mécanisme grammatical est faite avec un grand soin, mais on s’attache à connaître la structure de ces langues plus qu’à les parler. Loin de se tourner vers le côté pratique, beaucoup de maîtres cherchent à donner au français dans les écoles le rôle que le latin joue au collège.

Les mathématiques sont poussées plus loin qu’au gymnase : pour obtenir le certificat de maturité, qui se délivre à la sortie, les élèves doivent savoir résoudre les équations du premier, du second et du troisième degré, posséder la trigonométrie rectiligne, les élémens de la géométrie analytique et de la géométrie descriptive ainsi que de la mécanique. En certaines realschulen, on enseigne la trigonométrie sphérique et le calcul différentiel. Dans les écoles polytechniques qui se sont fondées en Allemagne à l’imitation de la nôtre, il y a une section mathématique où les élèves sortant de prima doivent être en état d’entrer ; mais ce sont surtout les sciences d’observation qui appartiennent en propre à la realschule, car, si la botanique et la zoologie ont leur place dans les classes du gymnase, il n’y est guère question de physique et encore moins de chimie. A la realschule, la botanique pendant l’été, la zoologie pendant l’hiver, sont enseignées depuis la huitième jusqu’à la quatrième inclusivement. La classe de botanique à laquelle j’ai assisté en sixième à Berlin est une des plus intéressantes que j’aie vues. Les écoliers avaient reçu l’ordre de rapporter pour la leçon du lundi deux plantes à leur choix, mais à autant d’exemplaires chacune qu’il y avait d’élèves dans la classe. Ils s’étaient entendus pour rapporter des coquelicots et des vicias villosas. Chaque enfant une fois pourvu (la classe en était toute fleurie), on procéda au déchiffrement. Un élève était appelé à répondre pour le coquelicot, l’autre pour la vicia villosa. Au commandement : comptez les feuilles ! ouvrez le calice ! on voyait toutes ces jeunes têtes se pencher avec attention, compter à voix basse, écarter avec précaution les folioles du calice. Il était aisé de voir qu’ils étaient déjà habitués à ménager leur plante, à exécuter leur dissection avec soin. — Combien y a-t-il de feuilles ? Un élève répond : Dix, un autre : Douze, d’autres : Neuf, onze, treize. — On fixe alors une limite. Nous dirons quelle nombre des feuilles n’est pas déterminé, et qu’il varie de huit à quatorze. Chaque propriété était inscrite au tableau, qu’on avait divisé en deux colonnes pour montrer les ressemblances et les différences des deux plantes. L’explication allait lentement, car chemin faisant le professeur disait ou faisait dire à ces commençans ce qu’est et à quoi sert la corolle, l’ovaire, la tige, la racine. Il rappelait aussi les plantes vues antérieurement : un commencement de classification était donné. Les élèves, à qui il était défendu de prendre des notes, devaient rapporter par écrit pour la prochaine leçon ce qui avait été ainsi constaté en commun. Le maître apportait à son enseignement une grande sévérité, ce qui ne l’empêchait pas de se laisser aller à des digressions et à des récits écoutés avidement par les enfans. Ainsi le pavot donna l’occasion de parler de l’opium, et du commerce d’opium fait autrefois par l’Angleterre avec la Chine. Nous avons en France l’excellente habitude des courses botaniques ; mais ce que j’ai vu, c’était une exploration botanique faite en classe. Les élèves ont tous leur herbier : s’ils font un voyage, ils doivent rapporter quelque objet nouveau pour enrichir le cabinet d’histoire naturelle.

Le même caractère se retrouve dans les leçons de physique et de chimie : l’interrogation s’y mêle constamment à l’enseignement. Le professeur de physique, par exemple, après avoir exposé, un ordre de phénomènes et avant de montrer l’expérience qui doit en fournir la loi, s’adresse à un élève : « Comment vous y seriez-vous pris ? » La démonstration vient de la sorte se présenter sous forme d’un récit, et les élèves apprennent à connaître les hommes qui ont le plus contribué au progrès de la science. Ce mode d’enseignement, — dont il ne faut pas abuser, car il est un peu long et pourrait devenir monotone, — s’il est employé à propos, fait chercher et réfléchir.

Quand nous aurons ajouté l’histoire, la géographie, le dessin, nous aurons à peu près énuméré tous les objets d’étude de la realschule. Une si grande diversité de matières n’a pas laissé que d’inquiéter la pédagogie allemande. Depuis plus de vingt ans, une question à l’ordre du jour dans les journaux scolaires et dans les livres, c’est la « concentration » de cet enseignement. Il s’agirait de trouver la matière qui serait regardée comme le noyau autour duquel les autres vinssent se placer par couches concentriques, ou encore, pour employer un terme favori de ce long débat, il faudrait découvrir le centre de gravité de la realschule. La discussion, qui s’est poursuivie parfois avec une grande vivacité, dure encore. Les uns ont cru découvrir le point central dans les mathématiques, d’autres dans les sciences naturelles, quelques-uns dans l’allemand, d’autres encore dans les langues étrangères ou enfin dans le latin. Un disciple de Herbart insinue que le centre, c’est l’intelligence de l’élève ; un directeur a répliqué que c’était le personnel des professeurs. Il est clair que cette polémique, comme toutes celles où les mots jouent le principal rôle, pourra encore être continuée longtemps. Ce qui est plus important, c’est l’ordre dans lequel doivent se succéder et se superposer ces connaissances. Tandis que l’étude du français et des élémens de l’histoire naturelle commence dès les plus basses classes, on n’aborde la géométrie que vers la douzième année : la physique et la chimie sont réservées pour la fin des études.

Telle est la realschule, ou du moins telle elle devrait être, car il faut maintenant montrer quel en est le côté faible et dire le mal dont elle souffre. Le plus petit nombre seulement des élèves va jusqu’au bout des classes : une fois qu’ils ont acquis les connaissances, qu’eux ou leurs familles jugent suffisantes, ils quittent l’école pour entrer dans l’industrie, dans le commerce, dans l’économie agricole. Les chiffres que publient à ce sujet les statistiques allemandes sont significatifs. Après la seconde, dont le certificat donne droit au volontariat d’un an, il se produit une désertion presque générale[11]. Déjà avant cette classe les départs sont fréquens : le maximum d’élèves se trouve en cinquième et en quatrième. Aussi, malgré tous les avantages qui lui ont été accordés, la realschule n’est pas satisfaite. Elle a naturellement, il faut le dire, le tempérament inquiet et mécontent. Dans le conseil qui fut convoqué en octobre 1873 au ministère de l’instruction publique à Berlin pour délibérer sur un certain nombre de questions scolaires, quatre questions soumises à l’assemblée concernaient la realschule, et ce furent celles qui soulevèrent la discussion la plus prolongée et la moins concluante. Une véritable anarchie d’opinions se fit jour. Ce qui frappe surtout, c’est que tous les fonctionnaires qui par leur position appartiennent à la realschule demandent des réformes et des remaniemens. Les uns veulent la création d’un nouvel enseignement sans latin qui soit un intermédiaire entre l’école et la realschule, d’autres proposent l’incorporation de cette dernière dans le gymnase ; quelques-uns veulent pour elle un élargissement, quelques autres une restriction du plan d’études. Au contraire elle trouve ses panégyristes et ses défenseurs parmi les directeurs de gymnases. La raison de cette attitude se devine : le gymnase se félicite d’une séparation qui le met à l’abri d’un voisin incommode ; il sait que l’arrivée d’une quantité d’élèves qui dès le premier jour sont résolus à ne point achever leurs classes serait pour lui une médiocre acquisition. Nous devons d’ailleurs ajouter que, malgré les dissentimens de détail, tout le monde reconnaît qu’il est bon d’ouvrir plusieurs voies à la jeunesse : personne ne songe à revenir en arrière et à refondre ces deux instructions en une seule. C’est même un fait d’expérience que, partout où il existe une realschule et un gymnase, les élèves se séparent sans difficulté dès les premières classes et même dès l’école primaire. C’est ce qu’avait prévu M. Saint-Marc Girardin dans son livre sur l’Instruction intermédiaire. « On ne saurait marquer de trop bonne heure le but de l’éducation… Dès le premier coup de ciseau qu’un sculpteur donne à son marbre, il sait ce qu’il veut en faire. Il doit en être de même pour l’enfant… Quoique Certains objets d’enseignement soient les mêmes, il y a une différence dans la méthode d’enseigner, et l’esprit ne se développe point de la même façon dans l’école élémentaire qui correspond à une école industrielle que dans celle qui correspond à une école classique. »

Cette séparation, pour le dire ici en passant, repose sur un tout autre principe que celle qu’un ministre de l’empire, sous le nom de bifurcation, avait voulu introduire dans nos lycées. Ce qui était contre nature dans la bifurcation de M. Fortoul, c’était la prétention de faire tenir deux séries de classes sur une base commune, et de réunir encore à certaines heures des élèves qui suivaient des directions différentes ; mais ici il y a séparation dès la base, comme elle doit exister dans une société où tout le monde ne suit pas les mêmes voies. J’ai entendu dire parfois qu’une séparation de ce genre était contraire à l’égalité démocratique. Je suis prêt à m’incliner devant cette objection, si l’on me montre que tous nos enfans ont part à l’enseignement secondaire ; mais entre ceux qui vont au lycée et ceux qui, à partir de dix ou douze ans, ne reçoivent d’instruction d’aucune sorte, la bifurcation n’est-elle pas plus profonde ? comme je sortais de la realschule de Mayence en compagnie du directeur, nous fûmes salués dans la rue par un cocher qui était assis sur le siège de sa voiture. « Vous voyez cet homme, me dit M. Schödler, ses deux fils ont suivi chez moi la série complète des classes ; ils sont aujourd’hui premiers commis dans deux maisons de banque. » Valait-il mieux pour eux qu’ils restassent sans moyen d’instruction sous prétexte qu’il est plus conforme à l’égalité d’avoir pour tous les élèves un seul modèle de culture ?

III

Il serait peut-être naturel qu’après avoir esquissé l’histoire et montré l’organisation de la realschule allemande, nous fissions un retour vers la France pour voir ce qui’y correspond chez nous ; mais une telle étude nous entraînerait trop loin. Nous pouvons nous en dispenser d’autant mieux que ce sujet a été traité l’an dernier avec plus de compétence[12]. J’indiquerai seulement comment le problème, par suite des circonstances, a été autrement posé en France qu’en Allemagne, et j’essaierai de résumer les leçons que nous devons tirer pour l’avenir de cette comparaison entre les deux pays.

Avec sa bourgeoisie intelligente et riche, la France, commerçante et industrielle comme elle l’est depuis longtemps, a dû sentir de bonne heure, ce semble, le besoin d’un enseignement pratique. On a souvent cité à cet égard Montaigne, Rabelais, qui raillent les latineurs de collège. « C’est un bel et grand agencement sans doute que le grec et le latin, dit l’auteur des Essais, mais on l’achète trop cher… Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier. » Mais il faut prendre garde de tomber dans une confusion. Il y a ici autre chose qu’une question didactique. Le point capital, c’est de savoir si l’on songe à appeler aux bienfaits de l’instruction les parties de la population jusqu’où elle n’a pas l’habitude de descendre. Dès qu’on prend la question de ce côté, il faut bien convenir que les noms de ces écrivains ne sont pas ici tout à fait à leur place. On ne saurait leur reprocher de n’avoir pas devancé leur temps ; mais il est certain qu’ils ont en vue l’instruction du petit nombre. Montaigne fait l’éducation d’un gentilhomme et Rabelais celle d’un prince.

Sans remonter si haut, il semble que dans le même temps où cet enseignement s’est fondé en Allemagne, c’est-à-dire au milieu du XVIIIe siècle, il aurait dû commencer aussi en France. Les conjonctures étaient favorables. En 1763, après la publication de l’Emile, après l’expulsion des jésuites, les questions d’éducation excitaient l’intérêt général et donnaient lieu à de nombreux projets. Les parlemens semblèrent vouloir prendre la direction de ce mouvement. Le président du parlement de Paris, Rolland d’Erceville, en divers écrits, faisait la critique des collèges, et présentait les plans d’une sorte d’université polytechnique qui selon lui devait les remplacer. « La première difficulté qui se présente à mon esprit porte sur les bornes et sur l’uniformité du plan que l’université a exposé. J’y vois tous les jeunes gens entrer dans la même carrière, suivre le même cours de classes dans le même nombre d’années, et dans un espace étroit tendre tous au même genre et au même degré de connaissances, et cependant, parmi les jeunes gens réunis dans le même collège, j’en vois de différentes conditions qui doivent remplir des emplois différens, et dont la destinée doit être aussi variée que leur fortune… Les écoles publiques ne sont-elles destinées qu’à former des ecclésiastiques, des magistrats, des médecins et des gens de lettres ? Les militaires, les marins, les commerçans, les artistes, sont-ils indignes de l’attention du gouvernement, et, parce que les lettres, ne peuvent se soutenir sans l’étude des langues anciennes, cette étude doit-elle être l’unique occupation d’un peuple instruit et éclairé ? .. »

On trouverait dans les écrits du président Rolland beaucoup de pages conçues dans le même sens ; mais à un certain nombre d’idées justes il se mêle des erreurs qui devaient en arrêter ou en compromettre la réalisation. Ainsi il croit que cet enseignement usuel doit être placé surtout dans les grandes villes et auprès des grands colléges. D’un autre côté, il demande qu’on réduise, le nombre des collèges et il approuve le vœu formé par l’université de Bordeaux en 1748, laquelle s’élevait contre la multiplicité des maisons d’instruction publique, « parce qu’il est à craindre que le trop grand nombre d’étudians ne dépeuple les campagnes et ne nuise aux arts et à l’agriculture. »

Cette même idée, qu’il faut prendre garde à la trop grande extension de l’instruction, se retrouve dans l’Essai d’éducation nationale publié dans le même temps par le procureur-général au parlement de Bretagne, La Chalotais. « Par exemple, dit-il, on demande s’il y a trop ou trop peu de collèges en France. La résolution de cette question dépend de savoir s’il y a assez de laboureurs, assez de soldats… Il n’y a jamais eu tant d’étudians dans un royaume où tout le monde se plaint de la dépopulation : le peuple même veut étudier ; des laboureurs, des artisans envoient leurs enfans dans les collèges des petites villes, où il en coûte peu pour vivre… Les frères de la doctrine chrétienne, qu’on appelle ignorantins, sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne le veulent plus faire… Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier ne s’en acquittera jamais avec courage et avec patience[13]. » Un autre livre sur les mêmes questions fut publié par l’avocat-général au parlement de Bourgogne, Guyton de Morvau. Dans son Mémoire sur l’éducation publique, il s’occupe surtout de questions pratiques : il est partisan de l’enseignement laïque, de l’internat, des grands collèges. Lui aussi, il songe à restreindre le nombre des étudians. Il ne va pas jusqu’à demander l’abolition des cours gratuits, mais il propose de supprimer la plus basse classe, celle qu’on appelle la sixième, dans tous les collèges des petites villes[14]. On rendra de cette façon la première éducation plus coûteuse, et l’on forcera les enfans des artisans et des laboureurs à se livrer tout de suite à des travaux plus conformes à leur état.

On a vu souvent depuis se reproduire les mêmes craintes. Je les trouve par exemple chez les ministres du roi Charles X à la veille de la révolution de 1830. Ils représentent au comte de Guernon-Ranville, chargé alors du ministère de l’instruction publique, « les dangers d’une instruction qui ne sert qu’à éveiller des sentimens d’ambition et le dégoût des travaux obscurs du cultivateur et de l’artisan[15]. » C’est ainsi que les maux s’appellent et s’engendrent l’un l’autre. Le même esprit d’exclusion qui veut barrer la route de l’instruction aux classes populaires empêche de trouver un modèle d’école qui leur convienne, et le jour où ces classes, augmentant en force et en richesse, s’ouvrent l’accès des collèges, elles réclament la transformation du seul enseignement solidement organisé qu’elles y trouvent.

Une autre cause de retard, ce fut la centralisation, qui précisément dans les temps dont nous parlons commença de s’établir. Il est intéressant de lire à ce point de vue les propositions du président Rolland : la future université impériale s’y trouve déjà esquissée. Le ministère de l’instruction publique, l’École normale, l’agrégation, les inspections, l’avancement, le plan d’études uniforme, le concours général des collèges de Paris, rien n’y manque. Mais du moment que les réformes prenaient ce tour on sent combien il devenait difficile au nouvel enseignement de se fonder : les administrations n’ont pas l’habitude d’encourager des essais mal définis, ni de souffrir longtemps les tâtonnemens. La difficulté devint bien plus grande une fois que Napoléon Ier eut créé sa hiérarchie universitaire, dont le personnel manquait à la fois de liberté et de fixité, et où les innovations et les perfectionnemens devaient venir d’un conseil supérieur.

Malgré ces obstacles, telle était la pression de la nécessité que l’instruction nouvelle finit par trouver une place. La convention, par le décret du 7 ventôse an III, avait établi dans les chefs-lieux de département les écoles centrales, dont le programme répondait assez bien à celui du président Rolland ; mais elles furent d’abord réduites (11 floréal an X), puis supprimées (17 mars 1808). L’université impériale, organisée à la même époque, marque le retour vers le règne exclusif de la tradition classique. C’est en 1821 que la première pensée d’une seconde branche d’enseignement reparaît. Les élèves sont autorisés, au sortir de la troisième, à entrer dans un cours spécial. En 1829, un véritable enseignement professionnel est fondé au collège de Nancy. Après 1830, ces cours deviennent beaucoup plus nombreux. « Un cri s’élève d’un bout à l’autre, écrivait M. Cousin en 1831, et réclame pour les trois quarts de la population française des établissemens intermédiaires entre les simples écoles élémentaires et nos collèges. Les vœux sont pressans, ils sont presque unanimes. » Des cours annexes furent établis sous le règne de Louis-Philippe en divers collèges ; malheureusement le voisinage des études classiques leur nuisit. M. Saint-Marc Girardin, dont nous avons déjà cité quelques lignes expressives, avait signalé le danger. « Pour prospérer, les écoles usuelles ont besoin d’être séparées des écoles classiques. Dans l’union des deux sortes d’écoles, il y en a toujours une de sacrifiée… Il y aura toujours une école principale et une école accessoire. » Dans la plupart des lycées, ces cours n’avaient ni locaux, ni collections, ni laboratoires, ni instrumens. L’insuffisance des traitemens, ajoute un rapport officiel, avait trop souvent pour conséquence l’insuffisance des maîtres.

Nous assistons sous le règne de Louis-Philippe à une double série d’efforts pour constituer l’enseignement usuel. D’une part, ce sont ces cours annexes des lycées ; d’autre part, la loi de 1833 divisa l’enseignement primaire en deux degrés, appelés l’un élémentaire, l’autre supérieur. Le premier degré comprenait un minimum d’instruction, c’est-à-dire les notions nécessaires pour se tirer des difficultés les plus ordinaires de la vie ; le second degré donnait accès à un enseignement plus nourri et plus étendu. Ce second degré pouvait lui-même se prolonger et se continuer assez loin : a selon les besoins et les ressources de la localité, disait la loi de 1833, l’instruction primaire supérieure pourra recevoir les développemens qui seront jugés convenables. » Sous la protection de cette loi, un certain nombre d’écoles primaires supérieures s’étaient fondées (il en existait 603 en 1843), et quelques-unes avaient poussé leur enseignement jusqu’à un niveau tout à fait digne d’éloges. La plus célèbre de ces écoles, créée en 1839 par M. Pompée, rue du Vert-Bois, est la même qui, sous le nom d’école Turgot, devait servir plus tard de modèle aux établissemens de la ville de Paris. Malheureusement la loi de 1850, inspirée sans doute par la même crainte dont nous avons donné quelques exemples, arrêta presque partout ce, mouvement. Elle garda le silence sur l’enseignement primaire supérieur : les établissemens de ce genre, cessant d’avoir une existence officiellement reconnue, tombèrent ou se transformèrent en pensionnats privés. Cependant la question de l’instruction intermédiaire restait à l’ordre du jour et les. commissions se succédaient, faisant régulièrement un rapport favorable à la création d’un enseignement « spécial » pour les élèves qui veulent se vouer au commerce et à l’industrie.

Nous arrivons au ministère qui donna une forme précise à ces projets. Qu’il s’agisse d’instruction supérieure ou d’instruction primaire, de fondations d’écoles ou de programmes d’études, c’est toujours, dans la longue histoire de nos essais et de nos tâtonnemens, M. Duruy qu’on rencontre passant de la parole à l’exécution. Quand même les voies employées auraient parfois été défectueuses, il faut reconnaître la puissance de volonté et l’amour du bien public qui ont marqué les actes de son ministère. Des hommes compétens sont d’abord envoyés à l’étranger pour étudier l’organisation de l’enseignement en Angleterre, en Écosse, en Belgique, en Suisse, en Allemagne ; pour ce dernier pays, qui nous occupe ici particulièrement, une excellente et substantielle relation est faite par M. Baudouin[16] : on y voit nettement exposés le plan et l’économie de la realschule. De l’étude préparatoire, M. Duruy passe bientôt aux actes. Une série de lois, de décrets et d’arrêtés organise, de 1863 à 1866, l’enseignement secondaire spécial. Pour avoir des professeurs, une grande école normale est créée à Cluny ; l’état, les départemens, les communes, sont invités à y fonder des bourses. On institue un ordre particulier d’agrégation pour les maîtres, un brevet équivalant au certificat de maturité allemand pour les élèves. Un plan d’études parfaitement conçu, des programmes pour chaque branche d’enseignement rédigés par les plus hautes autorités scientifiques, sont publiés. Quand on lit le volume in-quarto qui renferme cet ensemble d’actes et d’instructions[17], on ne peut s’empêcher d’admirer la quantité de savoir et d’expérience pédagogique qui y est déposée.

« Le plan général des nouvelles études, dit entre autres choses M. Duruy, diffère essentiellement de celui des études classiques. Lorsqu’un élève entre au lycée, c’est pour en suivre successivement toutes les classes. Nous sommes donc assurés de son attention et de son travail pour sept ou huit ans, et nous disposons nos méthodes en conséquence. Presque tous les fruits de l’enseignement classique seraient perdus pour celui qui n’achèverait pas le cours entier des études du lycée ; mais l’enseignement spécial a été institué en faveur des enfans qui ne peuvent disposer d’un aussi gros capital de temps et d’argent. Beaucoup n’iront pas jusqu’à la fin des cours ; quelques-uns même n’y resteront qu’une année ou deux. Il a donc fallu distribuer les matières de cet enseignement de telle sorte que chaque année d’études formât un tout complet en soi, et que les plus indispensables fussent placées dans les premiers cours, afin que, si les exigences de la vie forçaient un élève à quitter prématurément le collège spécial, il fût assuré d’en emporter, à quelque époque qu’il en sortit, des connaissances immédiatement utiles. L’enseignement littéraire occupe plus de place dans les premières années, et l’importance des études scientifiques va croissant avec l’âge des élèves. Les. programmes ne sont d’ailleurs pas obligatoires pour toutes les écoles spéciales : en mettant à part certains cours qui seront partout nécessaires, le caractère fondamental de cet enseignement est de varier selon les besoins de chaque localité. Aussi un conseil de perfectionnement, choisi parmi les notables commerçans, industriels et agriculteurs et présidé par le maire, est-il adjoint à chaque école. Depuis le cours préparatoire jusqu’à la dernière année de l’enseignement spécial, il faudra diriger constamment l’attention des élèves sur les réalités de la vie, les habituer à ne jamais regarder sans voir, les obliger à se rendre compte des phénomènes qui s’accomplissent dans le milieu où ils sont placés, et leur faire goûter si bien le plaisir de comprendre que ce plaisir devienne un besoin pour eux, en un mot développer dans l’enfant l’esprit d’observation et le jugement, qui feront l’homme à la fois prudent et résolu dans toutes ses entreprises, sachant gouverner ses affaires et lui-même. En même temps que les sciences appliquées mettront son esprit dans cette voie pratique, les cours de littérature, d’histoire et de morale lui donneront le goût de s’élever au-dessus des réalités du monde physique. »

Un si grand effort, s’il avait eu son plein effet, aurait pourvu la France en quelques années d’une forme d’école que l’Allemagne avait mis cent ans à créer. Que manqua-t-il pour que la réussite fût complète ? Une seule chose, l’argent. M. Duruy avait très bien vu que cette instruction devait avoir sa place dans des établissemens à part ; mais par économie il y dut renoncer. « Supposez, dit le rapporteur, M. Langlais, dans son exposé des motifs au conseil d’état, supposez un collège seulement pour chaque département, c’est-à-dire en tout 89 collèges ; certes ce serait là un nombre bien insuffisant, et cependant il nécessiterait une dépense supérieure à 50 millions. » La France, en 1865, ne pouvait donner ces 50 millions. Une autre raison, c’était la crainte d’affaiblir les lycées et les collèges en congédiant les élèves des cours annexes. « Personne, dit le même document, ne peut contester qu’ils ne forment un des élémens considérables de leur prospérité. » Faute de ressources suffisantes, le nouvel enseignement fut donc placé dans les lycées et collèges, et en même temps que leurs bâtimens il emprunta leurs administrateurs. Je n’ai pas besoin de revenir sur les dangers de cette cohabitation. Aussi longtemps que le ministre qui avait conçu le plan de l’instruction secondaire spéciale resta au pouvoir, il veilla sur son œuvre ; mais que devait-il arriver sous des successeurs indifférens ou distraits par d’autres soins ? Les proviseurs virent dans les élèves des cours spéciaux un élément considérable de prospérité ; mais la realschule française, placée sous la tutelle de chefs qui, même en les supposant favorables, se doivent encore à d’autres élèves et à d’autres études, ne put avoir cette émulation, cette ambition, ce besoin de s’accroître et de se développer qu’elle a montrés en Allemagne. Les cours se bornèrent à une série de deux ou trois classes. Les programmes furent bientôt jugés trop ambitieux. Les collections, si nécessaires à une instruction de ce genre, restèrent presque partout sur le papier. Les anciens fonctionnaires de l’Université se chargèrent des leçons à donner, en sorte que l’école normale de Cluny vit ses débouchés se rétrécir. L’ordre particulier d’agrégation eut peu de notoriété : le brevet décerné à la sortie des classes, s’il donna droit au volontariat d’un an, n’ouvrit aucune carrière. On put constater une fois de plus combien les grandes administrations sont peu faites pour essayer et pour encourager les nouveautés. Quelques écoles largement dotées et pourvues d’un personnel bien choisi auraient peut-être eu des effets plus profonds et plus rapides que cette vaste organisation. M. Duruy ne s’y était pas trompé, et partout où il l’avait pu, à Mont-de-Marsan, à Mulhouse, à Cognac, il avait provoqué la création d’établissemens voués sans partage à une seule espèce d’instruction.

La vue de ces nombreuses tentatives suivies d’insuccès ou de demi-succès, et plus encore les conseils d’un homme qui a autant fait en France pour l’enseignement intermédiaire qu’ont pu faire en Allemagne les Hecker et les Spilleke, nous voulons parler de M. Marguerin, le successeur de M. Pompée à l’école Turgot, ont enfin dirigé la ville de Paris dans la vraie voie. Les maisons adoptées ou créées par elle, Turgot, Chaptal, Colbert, Lavoisier, l’école supérieure d’Auteuil, auxquelles il faut ajouter les deux écoles commerciales entretenues par la chambre de commerce, montrent assez par leur prospérité qu’elles reposent sur une idée juste, et qu’elles répondent à des besoins réels. Il est intéressant d’observer comment, sous l’empire de circonstances analogues, les mêmes particularités que nous avons constatées pour la realschule allemande se reproduisent dans ces écoles. Les embarras des deux côtés sont surtout dans la constitution du programme d’études et dans la difficulté de retenir une jeune population pressée de gagner sa vie. Un mot sur l’un et l’autre point ne paraîtra sans doute pas déplacé.

Ce n’est pas la partie scientifique du programme qui est embarrassante : il est assez aisé de choisir dans les études physiques et mathématiques ce qui convient à la généralité des élèves ; le goût des jeunes gens les porte d’ailleurs de ce côté, et ils recueillent avec avidité des leçons dont ils comprennent le prix ; mais la partie littéraire préoccupe visiblement les directeurs. Pas plus en France qu’en Allemagne, on n’a encore su trouver la forme et les limites qu’il lui faut donner. « Nos maîtres de français, me disait le directeur de l’école Colbert, M. Focillon, sont habituellement de deux sortes : ou ils enseignent les règles, de manière que les enfans apprennent l’orthographe et la grammaire, mais alors ils ignorent le vocabulaire et l’histoire de la langue, — ou bien le maître sait intéresser les écoliers par l’exposition des étymologies et par des notions de littérature, mais les règles restent en souffrance. » Ce que j’ai pu observer m’a confirmé la justesse de ces paroles. On est surpris de voir des jeunes gens de quinze ans, qui possèdent des connaissances étendues et qui résolvent avec facilité des questions difficiles, embarrassés pour exposer une idée par écrit et incapables de parler d’abondance sur un sujet d’histoire ou de géographie pendant trois minutes. On ne saurait nier que la realschule l’emporte ici notablement. Nos élèves ne sont pas exercés à faire de ces devoirs qui exigent des lectures, de la réflexion, et pour lesquels on leur laisserait un délai de douze à quinze jours. Ils n’ont pas entre les mains un choix assez varié de livres. Je crois que le remède à ce défaut doit être cherché dans une augmentation des classes de français et dans la diminution du nombre des élèves réunis en une même classe. Les chiffres sur ce point sont inquiétans : à Turgot, en première année, 120 jeunes enfans sont entassés dans le même amphithéâtre, et il y a peu de temps, avant la séparation de cette classe en deux divisions, le nombre des élèves réunis sous un même professeur dépassait 200. A Colbert, à Lavoisier, les chiffres sont à peu près pareils. Comment le maître aurait-il le temps d’exercer les enfans à réfléchir et à parler ? C’est beaucoup s’il peut en une semaine obtenir de chacun une courte réponse.

Même en réalisant cette amélioration, la constitution de l’enseignement littéraire restera encore longtemps une question à l’étude. Il convient de laisser aux directeurs une grande latitude pour le choix des maîtres et pour l’extension des programmes. L’administration municipale, représentée par M. Gréard avec la supériorité que tout le monde connaît, semble en effet disposée à ne rien forcer ; depuis l’école Lavoisier, qui confine à l’école professionnelle et où une partie des élèves manient les outils de forgeron, jusqu’au collège Chaptal, qui admet le latin sur son programme, il y a place pour une assez grande diversité de types, que l’initiative privée pourra augmenter encore[18].

L’autre difficulté, c’est le départ anticipé des élèves. Dans toutes ces maisons, le nombre des écoliers suit une progression ascendante au cours des trois premières classes jusqu’aux environs de quatorze ans, et il s’abaisse rapidement pendant les trois dernières années. A Colbert par exemple, la population par classe monte de 55 à 98 et 185, pour redescendre ensuite à 130, 75, 36. Nous n’avons pas, comme en Allemagne, des règlemens attachant un avantage à chaque année de prolongation. Le privilège si envié du volontariat d’un an, l’entrée dans certaines administrations comme les télégraphes et les postes, pourraient donner au certificat de sortie une valeur immédiate, et permettraient d’ajouter un ou deux ans à la série des classes. En attendant, les directeurs ont suppléé par leur initiative à l’insuffisance de la loi : si les hautes classes ne sont pas vides, c’est à leurs efforts qu’on le doit. L’auteur de cette innovation est encore M. Marguerin. Comme les maîtres d’usines et les chefs de comptoirs venaient le trouver pour lui demander des employés, il fit comprendre aux écoliers et aux familles qu’une place serait au bout d’une nouvelle année, de deux années d’études. Aujourd’hui une partie des jeunes gens reste dans ces écoles jusqu’à quinze ou seize ans. Les uns entrent comme employés dans la grande industrie ou dans les chemins de fer, les autres dans des maisons de banque ou de commission. Les cours de la division supérieure préparent à l’École centrale. Quand on consulte l’annuaire des anciens élèves de Turgot, on est surpris de la diversité des routes qu’ils suivent : on y trouve.des architectes, des ingénieurs, des banquiers, des professeurs de mathématiques spéciales, des instituteurs, des facteurs de la halle, sans parler des mécaniciens, des dessinateurs, des doreurs, des horlogers, des fondeurs, et toutes les innombrables spécialités de l’industrie et du commerce[19].

Tel est le modèle d’école que nos villes de province devraient s’attacher à reproduire et que la ville de Paris elle-même doit continuer à multiplier. On peut avoir confiance à cet égard dans le conseil municipal, qui a volontiers la main ouverte quand il s’agit d’instruction. Berlin, beaucoup moins riche, moins industrieux et moins populeux que Paris, possède neuf realschulen, et il en accroît le nombre en ce moment. Paris n’en a encore que cinq : à peine fondées, nos écoles municipales se sont vues remplies ; l’ardeur des élèves est telle qu’on en voit venir le matin de Sèvres, de Joinville, de Villeneuve-Saint-George. Les maîtres sont unanimes à reconnaître cet empressement pour l’étude et à constater chez les écoliers un esprit plus docile et des dispositions plus reconnaissantes que chez beaucoup de nos lycéens. La dépense qu’entraîneront de nouveaux établissemens sera considérable sans doute, mais elle ne sera pas excessive, si l’on renonce à toute idée d’internat. Il faut espérer aussi que l’on continuera de laisser aux directeurs la responsabilité du choix de leur personnel de professeurs. Un autre point non moins important, c’est que la rétribution scolaire reste modique : le prix mensuel a été porté récemment de 15 francs à 18. C’est une limite qu’il ne faudrait pas dépasser ; nous sommes déjà loin des 95 francs par an qu’on paie à Berlin : pour prendre un autre terme de comparaison, à l’école commerciale de Liverpool, dont le programme est à peu près celui de l’école Turgot, le prix annuel est de 4 livres 4 shillings.

Je terminerai par une dernière réflexion. On entend souvent dire qu’il serait utile et urgent de transformer une partie de nos lycées et le plus grand nombre de nos collèges communaux en établissemens d’instruction pratique. Je ne suis point tout à fait de cet avis. Pour arriver au but qu’on désire, une transformation de ce genre ne serait pas le moyen le plus sûr, ni le plus rapide, ni le plus juste. En effet, un collège où l’on apprend le latin et le grec ne renonce pas si facilement à ces études : il croit déchoir en les perdant, et s’il les remplace par un autre enseignement, c’est sans conviction et de mauvaise grâce. Dans cette résistance, il a ordinairement pour alliée une partie de la population, et non pas la moins bien posée, qui demande le maintien des leçons dont elle a besoin pour ses enfans. De là une lutte qui finit le plus souvent par un compromis où l’un et l’autre enseignement trouvent une satisfaction imparfaite. Le véritable parti à prendre, c’est de conserver nos collèges et nos lycées, c’est d’élever à côté d’eux, en dehors d’eux, des établissemens d’une autre nature. Il ne faut pas objecter le manque d’argent. Nos villes sont-elles moins riches que les municipalités d’Allemagne, de Belgique et de Suisse ? Dans telle commune du canton de Berne, située au milieu des montagnes, comptant 4,000 habitans, on trouve une école primaire, une école supérieure, une realschule, un collège latin, sans parler de l’école primaire et de l’école supérieure pour les filles. Au lieu de tiraillemens fâcheux et de stériles récriminations, l’émulation s’établira entre l’un et l’autre enseignement ; le nombre des habitans s’intéressant à l’instruction, prêts à faire des sacrifices pour elle, s’étendra. Il se trouvera que, notre realschule une fois fondée et remplie, le collège n’aura pas vu diminuer le nombre de ses élèves. Libre désormais de se vouer aux études de son choix, il pourra les approfondir à son gré, et il reconnaîtra que la création de l’enseignement pratique est pour lui-même une garantie de sécurité et une condition de force.


MICHEL BREAL.

  1. Son véritable nom était Komensky, du nom de Komna en Moravie, sa ville natale.
  2. Cette école, à laquelle est aujourd’hui adjoint un gymnase, et qui reçoit 1,400 élèves, est dirigée depuis 1842 par M. Ferdinand Ranke, le frère du célèbre historien.
  3. Cette mesure a été étendue depuis aux élèves qui ont fait la troisième, et même la moitié seulement de la troisième.
  4. Les realschulen de second ordre sont au nombre de 16, les écoles bourgeoises supérieures au nombre de 86.
  5. Il serait difficile de dire ce que représente le budget des realschulen pour toute l’Allemagne ; nous pouvons du moins présenter pour la Prusse en 1864 un tableau comparatif du budget des gymnases et des realschulen. On sera frappé de la faible contribution de l’état. Le budget a été calculé en thalers (le thaler vaut 3 fr. 75 cent.). On a fait entrer dans la dépense totale les revenus particuliers des établissemens.
    Dépense totale sur laquelle l’état fournit directement « sur dotation à lui confiées total Les communes Dotations non confiées à l’état Les élèves
    Gymnases 1,937,399 271,547 230,368 501,915 208,483 61,795 817,774
    Realschulen 635,785 13,871 3,436 17,307 192,563 13,842 375,281
  6. On appelle progymnases les collèges latins qui n’ont pas une série complète de classes : ils s’arrêtent ordinairement à la classe correspondant à notre troisième ou à notre seconde.
  7. Wiese, Das höhere Schulwesen in Preussen, t. II, p. 536-550.
  8. Il est bon de dire expressément que la médecine est exclue.
  9. Tout le monde cependant, même en Prusse, ne se soumit pas. Ainsi les deux grandes gewerbe-schulen de Berlin, qui sont de véritables realschulen par la valeur des études, continuèrent à ne pas admettre le latin.
  10. Je trouve la confirmation de cette impression dans un document officiel. « C’est dans les hautes classes de la realschule que les résultats en latin sont les plus faibles : les élèves de prima en savent moins que ceux des classes intermédiaires. Aucune realschule ne remplit l’obligation, qui loi est imposée par les programmes, de mettre les élèves en état de lire Tite-Live, Salluste, Horace. » (Protokolle der im october 1875 gehaltenen Conferenz, p. 44.)
  11. A Carlsruhe, en 1872, sur 244 élèves, 24 sont en seconde, 4 en première. A Mannheim, sur 314 élèves, il y en a 40 en seconde et seulement 4 en première. D’après un travail d’ensemble, sur 100 élèves, il en arrive moins de 10 jusqu’à l’examen de maturité.
  12. Baudrillart, la Famille et l’éducation en France.
  13. Ce livre de La Chalotais contient d’ailleurs d’excellentes parties, et notamment sur l’histoire et sur la critique il présente des pages d’une pénétration et d’une profondeur remarquables.
  14. L’externat des collèges était alors (1764) gratuit.
  15. Mémoires du comte Guernon-Ranville, publiés par l’académie de Caen, p. 104.
  16. Rapport sur l’état actuel de l’enseignement spécial et de l’enseignement primaire en Belgique, en Allemagne et en Suisse, par M. J. Baudouin, inspecteur-général, 1865, 1 vol. in-4o.
  17. Enseignement secondaire spécial. Décrets, arrêtés, programmes et documens relatifs à l’exécution de la loi du 21 juin 1865.
  18. On peut à peine ranger ici l’école Monge, qui, en sa jeune ambition, veut faire succéder à un excellent enseignement primaire poursuivi jusqu’à douze ans une instruction littéraire non moins étendue que celle des lycées. Par le prix élevé de sa pension, l’école Monge ne s’adresse qu’aux classes riches. On en peut dire autant de l’École alsacienne, qui, sur la rive gauche, poursuit un but analogue.
  19. Ces établissemens seront naturellement appelés à fournir des élèves aux écoles supérieures de commerce, qui, grâce à l’intelligent et patriotique appui de quelques citoyens, commencent à se multiplier dans nos ports de mer et dans nos grandes villes de province. Donnons ici un souvenir à l’école commerciale de Mulhouse, que ses fondateurs, MM. Siegfried, sans se laisser décourager par les événemens, ont transportée et relevée sur de nouvelles bases au Havre. Nous souhaitons, dans l’intérêt de la richesse publique et de nos relations d’outre-mer, qu’un certain nombre d’élèves des écoles Turgot prennent cette direction.