Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre II

Adrien Le Clere (Tome 2p. 55-103).
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE II.


Récits concernant la route du Thibet. — Caravane de Tartares-Khalkhas. — Fils du roi du Koukou-Noor. — Sandara-le-Barbu. — Étude de la langue thibétaine. — Caractère fourbe et méchant de Sandara. — Samdadchiemba est pillé par les brigands. — Deux mille bœufs volés aux Houng-Mao-Eul, ou Longues-Chevelures. — Affreux tumulte à Tang-Keou-Eul. — Portrait et caractère des Longues-Chevelures. — Hoeï-Hoeï, ou Musulmans établis en Chine. — Cérémonies religieuses présidées par le Mufti. — Indépendance dont jouissent les Hoeï-Hoeï. — Fêtes du premier jour de l’an. — Notre tente déposée au mont-de-piété. — Départ pour la lamaserie de Kounboum. — Arrivée de nuit. — Emprunt d’une habitation. — Usage singulier du Khata. — Le vieux Akayé. — Le Kitas-Lama. — Le bègue. — Nombreux pèlerins à Kounboum. — Description de la célèbre fête des fleurs.


________


Les Maisons de repos sont très-multipliées dans la petite ville de Tang-Keou-Eul, à cause du grand nombre d’étrangers que le commerce y attire de toutes parts. Ce fut dans un de ces établissements, tenu par une famille de Musulmans, que nous allâmes loger. Le négoce n’étant pour rien dans nos affaires, nous dûmes en avertir franchement le chef, et fixer les conditions de notre séjour dans sa maison ; il fut convenu que nous y serions comme dans une hôtellerie ordinaire. Tout cela était à merveille ; mais en définitive, qu’allions-nous devenir ? Cette question ne laissait pas que de nous préoccuper, et de nous tourmenter un peu.

Jusqu’à Tang-Keou-Eul nous avions suivi avec succès et assez rapidement, l'itinéraire que nous nous étions tracé ; nous pouvons même dire que cette partie de notre voyage, nous avait réussi au-delà de toute espérance. A cette heure il s'agissait donc de poursuivre notre plan, et de pénétrer jusqu'à Lha-Ssa, capitale du Thibet. Or, la chose semblait hérissée de difficultés presque insurmontables. Tang-Keou-Eul était pour nous comme des colonnes d'Hercule, avec leur désolant Nec plus ultra, Vous n'irez pas plus loin. Cependant nous avions déjà parcouru trop de chemin pour être accessibles au découragement. Nous apprîmes que presque annuellement des caravanes partaient de Tang-Keou-Eul, et finissaient par arriver jusqu'au cœur du Thibet. Il ne nous en fallait pas davantage ; ce que d'autres hommes entreprenaient et exécutaient, nous avions la prétention de l'entreprendre et de l'exécuter aussi ; cela ne nous paraissait pas au-dessus de nos forces. Il fut donc arrêté que le voyage se ferait jusqu'au bout, et qu'il ne serait pas dit que des missionnaires catholiques auraient moins de courage, pour les intérêts de la foi, que des marchands pour un peu de lucre. La possibilité du départ étant ainsi tranchée, nous n'eûmes plus à nous occuper que de l'opportunité.

Notre grande affaire fut donc de recueillir tous les renseignements possibles sur cette fameuse route du Thibet. On nous en dit des choses affreuses ; il fallait, pendant quatre mois, voyager à travers un pays absolument inhabité, et par conséquent faire, avant de partir, toutes les provisions nécessaires. Dans la saison de l'hiver, le froid était horrible, et souvent les voyageurs étaient gelés, ou ensevelis sous des avalanches de neige. Pendant l'été, il s'en noyait un grand nombre ; car il fallait traverser de grands fleuves, sans pont, sans barque, n'ayant d'autre secours que des animaux qui souvent ne savaient pas nager. Puis par-dessus tout cela venaient les hordes de brigands, qui à certaines époques de l'année parcouraient le désert, détroussaient les voyageurs, et les abandonnaient, sans habits et sans nourriture, au milieu de ces épouvantables contrées ; enfin on nous racontait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête. Ces récits, en apparence fabuleux, ou du moins très-exagérés, étaient toutefois les mêmes dans toutes les bouches, et toujours d'une effrayante uniformité. On pouvait d'ailleurs voir et interroger, dans les rues de Tang-Keou-Eul, quelques Tartares-Mongols, qui étaient comme les pièces justificatives de ces longues histoires d'aventures tragiques ; c'étaient les débris d'une grande caravane, assaillie l'année précédente par une troupe de brigands. Ils avaient trouvé moyen de s'échapper, mais leurs nombreux compagnons avaient été abandonnés à la merci des Kolo (brigands). Tous ces renseignements, incapables d'ébranler notre résolution, furent seulement pour nous un motif de ne pas précipiter notre départ, et d'attendre une bonne occasion.

Il y avait six jours que nous étions à Tang-Keou-Eul, lorsqu'une petite caravane de Tartares-Khalkhas vint mettre pied à terre dans notre Maison de repos. Elle arrivait des frontières de la Russie, et s'en allait à Lha-Ssa pour rendre hommage à un tout jeune enfant, qui, disait-on, était le fameux Guison-Tamba nouvellement transmigré. Quand ces Tartares surent que nous attendions une occasion favorable pour nous acheminer vers le Thibet, ils furent au comble de la joie ; car ils voyaient que leur petite troupe allait inopinément se grossir de trois pèlerins, et en cas de guerre contre les Kolo, de trois combattants. Nos barbes et nos moustaches leur donnèrent une haute idée de notre valeur, et nous fûmes spontanément décorés par eux du titre de Batourou (braves). Tout cela était fort honorable et fort engageant. Cependant, avant de nous décider au départ, nous voulûmes préalablement faire quelques paisibles et mûres réflexions. La caravane qui encombrait la grande cour de la Maison de repos, ne comptait que huit hommes ; tout le reste n'était que chameaux, chevaux, tentes, bagages et instruments de cuisine ; il est vrai que ces huit hommes, à les entendre, étaient tous des foudres de guerre. Au moins étaient-ils armés jusqu'aux dents ; ils venaient étaler en notre présence leurs fusils à mèche, leurs lances, leurs flèches, et surtout une pièce d'artillerie, un petit canon de la grosseur du bras ; il était sans affût, mais bien ficelé entre les deux bosses d'un chameau ; il devait produire un effet merveilleux. Tout cet appareil guerrier était peu fait pour nous rassurer ; d'autre part, nous comptions médiocrement sur l'influence morale de nos longues barbes. Il fallait pourtant prendre une détermination ; les Tartares-Khalkhas nous pressaient vivement, et nous répondaient d'un succès complet. Parmi les personnes désintéressées en cette affaire, les unes nous disaient que l'occasion était excellente, qu'il fallait en profiter ; d'autres assuraient que c'était une imprudence, qu'une si petite troupe serait infailliblement mangée par les Kolo : qu'il valait mieux, puisque nous n'étions pas pressés, attendre la grande ambassade thihétaine.

Cette ambassade ne faisait guère que d'arriver à Péking ; elle ne pouvait être de retour que dans huit mois. Ce long retard nous parut ruineux.Comment, avec nos modiques ressources, nourrir dans une auberge cinq animaux pendant un si long temps ? Ayant tout pesé, tout calculé ..., A la garde de Dieu, dîmes-nous, et partons. Nous annonçâmes notre résolution aux Tartares qui en furent dans l'enthousiasme. Aussitôt le chef de la Maison de repos fut chargé de nous acheter de la farine pour quatre mois. — Pourquoi des provisions pour quatre mois, nous dirent les Tartares ? — On dit que la route est de trois mois au moins, il est bon de s'approvisionner pour quatre, en cas d'accident. — C'est vrai ; l'ambassade thibétaine met beaucoup de temps à faire cette route. Mais, nous autres Tartares, nous voyageons autrement ; il nous faut au plus une lune et demie ; nous allons au galop, tous les jours nous parcourons à peu près deux cents lis (vingt lieues) ... Ces paroles nous firent spontanément changer de résolution. Nous étions dans l'impossibilité absolue de suivre cette caravane. D'abord, pour notre compte, n'étant pas accoutumés, comme les Tartares, à des marches forcées, nous eussions été tués au bout de quelques jours ; puis nos animaux, maigres et épuisés par quatre mois de fatigues continuelles, n'eussent pu résister longtemps au galop de nos compagnons. Les Tartares avaient à leur disposition une quarantaine de chameaux ; ils pouvaient impunément en crever la moitié. Ils convinrent qu'avec nos trois chameaux, il était impossible de se mettre en route ; aussi nous conseillaient-ils d'en acheter une douzaine. Le conseil était, en soi, excellent ; mais relativement à notre bourse, il était absurde ; douze bons chameaux nous eussent coûté trois cents onces d'argent ; or nous n'en avions guère que deux cents.

Les huit Ïartares-Khalkhas étaient tous de famille princière. La veille de leur départ, ils reçurent la visite du fils du roi du Koukou-Noor, qui se trouvait alors à Tang-Keou-Eul. Comme la chambre que nous occupions était la plus propre de toutes celles de la Maison de repos, ce fut chez nous qu'eut lieu l'entrevue. Le jeune prince du Koukou-Noor nous étonna par sa belle mine et la grâce de ses manières : il était facile de voir qu'il passait plus de temps à Tang-Keou-Eul que sous la tente mongole : il était vêtu d'une belle robe de drap couleur bleu de ciel ; par-dessus il portait une espèce de gilet en drap violet avec de larges bordures en velours noir. Son oreille gauche était ornée, d'après la mode thibétaine, d'une boucle en or où pendaient quelques joyaux ; sa figure était presque blanche, et respirait une grande douceur ; l'exquise propreté de ses habits n'avait rien de tartare. Comme la visite d'un prince du Koukou-Noor était pour nous presque un événement, nous nous mîmes en frais. Samdadchiemba eut ordre de préparer des rafraîchissements, c'est-à-dire, une grande cruche de thé au lait bien bouillant. Son Altesse royale daigna en accepter une tasse, et le restant fut distribué à son état-major, qui faisait antichambre dans la neige, au milieu de la cour. La conversation roula sur lu voyage du Thibet. Le prince promit aux Tartares-Khalkhas une escorte pour tout le temps qu'ils voyageraient dans ses Etats. — Plus loin, dit-il, je ne réponds de rien ; tout dépendra de votre bonne ou mauvaise destinée. — Il ajouta ensuite, en s'adressant à nous, que nous faisions très-bien d'attendre l'ambassade thibétaine, avec laquelle nous pourrions voyager avec plus de sécurité et moins de fatigues. En s'en allant, le royal visiteur retira d'une bourse élégamment brodée une petite fiole en agathe, et nous offrit une prise de tabac.

Le lendemain, les Tartares-Khalkhas se mirent en route. Quand nous les vîmes partir, nous eûmes un instant de tristesse, car il nous était pénible de ne pouvoir les accompagner ; mais ces sentiments ne furent que passagers. Nous étouffâmes promptement ces inutiles regrets, et nous songeâmes à utiliser du mieux possible le temps que nous avions à attendre avant notre départ. Il fut décidé que nous chercherions un maître, et que nous nous enfoncerions tout entiers dans l'élude de la langue thibétaine et des livres bouddhiques.

A onze lieues de Tang-Keou-EuI, il existe, dans le pays des Si-Fan, ou Thibétains orientaux, une lamaserie dont la renommée s'étend, non-seulement dans toute la Tartarie, mais encore jusqu'aux contrées les plus reculées du Thibet. Les pèlerins y accourent de toute part pour visiter ces lieux, devenus célèbres par la naissance de Tsong-Kaba-Remboutchi, fameux réformateur du bouddhisme. La lamaserie porte le nom de Kounboum, et compte près de quatre mille Lamas, Si-Fan, Tartares, Thibélains et Dchiahours. Il fut convenu qu'on y ferait une promenade, pour tâcher d'engager un Lama à venir nous enseigner pendant quelques mois la langue thibétaine. M. Gabet partit accompagné de Samdadchiemba, et M. Huc resta à Tang-Keou-Eul, pour prendre soin des animaux et veiller sur le bagage.

Après une absence de cinq jours, M. Gabet fut de retour à la Maison de repos. Les affaires allaient pour le mieux : il avait fait à la lamaserie de Kounboun une véritable trouvaille ; il revenait accompagné d'un Lama âgé de trente-deux ans, et qui en avait passé dix dans une grande lamaserie de Lha-Ssa. Il parlait à merveille le pur thibétain, l'écrivait avec facilité, et avait une grande intelligence des livres bouddhiques ; de plus il était très-familiarisé avec plusieurs autres idiomes, tels que le mongol, le si-fan, le chinois et le dchiaour ; c'était en un mot un philologue extrêmement distingué. Ce jeune Lama était Dchiahour d'origine, et cousin-germain de Samdadchiemba ; son nom était Sandara ; dans la lamaserie on l'appelait Sandara-le-Barbu, à cause de sa barbe qui était d'une longueur remarquable. En voyant le dévouement que le cousin de Samdadchiemba se hâta de nous témoigner, nous nous applaudîmes de ne nous être pas aventurés avec la caravane des Tartares-Khalkas. Nous étions actuellement en mesure d'avoir sur le Thibet tous les renseignements désirables, et de nous instruire sur la langue et la religion de ces contrées célèbres.

Nous nous mîmes à l'élude avec une ardeur incroyable. D'abord nous commençâmes par composer en mongol deux dialogues où nous fîmes entrer les locutions les plus usuelles. Sandara nous les traduisit en thibétain avec une scrupuleuse attention. Tous les matins, il écrivait une page sous nos yeux, en nous rendant un compte à peu près grammatical de toutes les expressions : c'était notre leçon pour la journée ; nous la transcrivions plusieurs fois, pour rompre notre main à l'écriture thibétaine ; ensuite nous la chantions, selon la méthode des lamaseries, jusqu'à ce qu'elle se fût bien gravée dans notre mémoire. Le soir, notre maître nous faisait réciter le fragment de dialogue qu'il nous avait écrit le matin, et rectifiait ce qu'il y avait de vicieux dans notre prononciation. Sandara s'acquittait de sa charge avec talent et amabilité : quelquefois pendant la journée, en guise de récréation, il nous donnait des détails pleins d'intérêt sur le Thibet et sur les lamaseries qu'il avait visitées. Nous ne pouvions écouter les récits de ce jeune Lama, sans être saisis d'admiration : nulle part nous n'avions jamais entendu personne s'exprimer avec une si grande aisance et d'une manière si piquante ; les choses les plus simples et les plus communes devenaient, dans sa bouche, pittoresques et pleines de charmes ; il était surtout remarquable quand il voulait faire adopter aux autres sa manière de voir. Son éloquence était naturelle et entraînante.

Après avoir surmonté les premières difficultés de la langue thibétaine, et nous être familiarisés avec les expressions qui sont d'un usage journalier, nous cherchâmes à donner à nos études une direction toute religieuse. Nous engageâmes Sandara à nous traduire en style sacré les prières catholiques les plus importantes, telles que l'Oraison dominicale, la Salutation angélique, le Symbole des apôtres, et les Commandements de Dieu : de là nous primes occasion de lui exposer les vérités de la religion chrétienne. Il parut d'abord extrêmement frappé de cette doctrine nouvelle pour lui, et si différente des enseignements vagues et incohérents du bouddhisme. Bientôt il attacha une si grande importance à l'étude de la religion chrétienne, qu'il abandonna complètement les livres lamaïques qu'il avait apporté s avec lui. Il se mit à apprendre nos prières avec une ardeur qui nous comblait de joie. De temps en temps, pendant la journée, il interrompait ses occupations pour faire le signe de la croix ; il pratiquait cet acte religieux d'une manière si grave et si respectueuse, que nous ne doutions nullement qu'il ne fût chrétien au fond du cœur, Ces excellentes dispositions nous donnaient déjà les plus grandes espérances ; nous nous plaisions à regarder Sandara comme un futur apôtre, qui travaillerait un jour avec succès à la conversion des sectateurs de Bouddha.

Pendant que nous étions entièrement absorbés, maître et élèves, par des études si importantes, Sambadchiemba, qui ne se sentait aucune vocation pour les choses intellectuelles, passait son temps à courir les rues de Tang-Keou-Eul, ou à boire du thé. Ce genre de vie nous déplaisait fort ; nous cherchâmes donc à le tirer de cette oisiveté, et à l'utiliser dans sa spécialité de chamelier. Il fut décidé qu'il prendrait avec lui les trois chameaux, et qu'il irait les faire paître dans une vallée du Koukou-Noor, fameuse par l'abondance et la bonté de ses pâturages. Un Tartare de ce pays nous promit de le recevoir dans sa tente. cette mesure devait avoir le double avantage de procurer à Samdadchiemba une occupation conforme à ses goûts, et aux chameaux une nourriture meilleure et moins coûteuse.

Toutes les merveilles qu'il nous avait semblé découvrir dans Sandara s'évanouirent bientôt comme un beau songe. Ce jeune homme, d'un dévouement si pur en apparence, n'était au fond qu'un roué de Lama, qui cherchait à exploiter nos sapèques. Quand il crut s'être rendu nécessaire, il jeta le masque, et mit en relief tout ce que son caractère avait de détestable. Il était fier, hautain, et surtout d'une insolence outrée. Dans les leçons de thibétain qu'il nous donnait, il avait remplacé ses premières formes d'honnêteté et de prévenance par des manières choquantes, dures, et telles que ne s'en permettrait pas un pédagogue en présence d'un bambin : si nous lui demandions un éclaircissement qu'il nous eût par hasard déjà donné, nous étions sûrs d'entendre les douceurs suivantes : — Comment ! vous autres, qui êtes des savants, vous avez besoin qu'on vous répète trois fois la même explication ? Mais si je disais trois fois une chose à un mulet, il s'en souviendrait, je pense. — Il eût été bien simple sans doute de couper court à toutes ces impertinences ; c'eût été de le chasser de chez nous, et de le renvoyer dans sa lamaserie. Plus d'une fois, il nous en vint la pensée et le désir ; mais nous préférâmes dévorer tous les jours quelques humiliations, et garder auprès de nous ce Lama, dont les talents étaient incontestables, et qui, sous ce rapport, pouvait nous être d'une grande utilité. Sa rudesse excessive pouvait même nous servir à faire des progrès dans l'étude du thibétain ; car nous étions sûrs qu'il ne nous passerait jamais la moindre faute de grammaire ou de prononciation, qu'au contraire nous serions toujours repris de manière à nous en souvenir. Ce système, quoique pénible, et parfois écrasant pour l'amour-propre, valait cependant incomparablement mieux que la méthode dont usent les chrétiens chinois à l'égard des missionnaires européens. Moitié par politesse, moitié par dévotion, ils sont toujours à s'extasier sur tout ce que dit leur Père spirituel ; au lieu de le reprendre franchement des fautes qui fourmillent souvent dans sa manière de parler, ils s'appliquent quelquefois à imiter son vicieux langage, afin de s'en faire mieux comprendre ; aussi comme on se trouve désappointé, quand on est obligé d'avoir des rapports avec des païens, qui n'ont pas toujours la dévotion de vous trouver une belle prononciation ! Comme on regrette alors de n'avoir pas eu pour pédagogue quelque Sandara barbu ! Pour toutes ces raisons, nous résolûmes de garder notre maître tel quel, de supporter toutes ses invectives, et de tirer de lui le meilleur parti possible. Comme nous avions découvert que c'était aux sapèques qu'il en voulait, il fut convenu que ses leçons lui seraient honorablement payées ; de plus, nous devions fermer les yeux sur ses petites escroqueries, et faire semblant de ne pas voir qu'il s'entendait avec les marchands qui nous vendaient nos provisions journalières.

Il y avait à peine quelques jours que Samdadchiemba était parti, lorsqu'il reparut inopinément. Il avait été pillé par les brigands, qui lui avaient enlevé toute sa provision de farine, de beurre et de thé. Il y avait un jour et demi qu'il n'avait rien mangé. Sa voix était creuse, sa figure pâle et décharnée. Ne voyant qu'un chameau dans la cour, nous pensâmes que les deux autres étaient devenus la proie des brigands ; mais Samdadchiemba nous rassura, en nous disant qu'il les avait confiés à la famille tartare qui lui donnait l'hospitalité. A ce récit, Sandara fronça les sourcils. — Samdadchiemba, dit-il, tu es mon frère cadet ; j'ai donc le droit de t'adresser quelques questions. — Il lui fit ensuite subir un interrogatoire, avec toute la ruse et la finesse d'un procureur du roi qui est à la recherche d'un délit. Il demanda tous les détails, et s'appliqua à faire ressortir les contradictions dans lesquelles tombait l'accusé, et à mettre en relief l'invraisemblance de cette aventure. Il demanda comment les brigands avaient volé le beurre, et laissé le sac dans lequel il était renfermé ? Comment ils avaient respecté la petite fiole à tabac, et emporté la bourse brodée qui lui servait d'étui ? Quand il eut achevé son sévère interrogatoire, il ajouta malicieusement : — Je viens de faire quelques questions à mon frère, mais c'est par pure curiosité ; je n'y attache aucune importance. Ce n'est pas moi qui suis obligé de débourser pour lui acheter des provisions.

Samdadchiemba était affamé. Nous lui donnâmes quelques sapêques, et il alla dîner à un restaurant voisin. Aussitôt qu'il fut sorti, Sandara prit la parole : — On ne me persuadera jamais, dit-il, que mon frère a été pillé. Les brigands de ces pays-ci font les choses tout différemment. Samdadchiemba, en arrivant chez les Tartares, a voulu faire le généreux. Il a distribué ses provisions à droite et à gauche, pour se faire des amis. Qu'a-t-il à craindre à être prodigue ? Est-ce que ce qu'il donne lui coûte quelque chose ? — La probité de Samdadchiemba nous était assez connue pour nous faire mépriser ces méchantes insinuations. Sandara était jaloux de la confiance que nous accordions à son cousin. Il voulait, en outre, nous faire croire qu'il était sincèrement attaché à nos intérêts, et écarter par là les soupçons que nous pouvions avoir sur ses petites rapines. Samdadchiemba ne s'aperçut nullement de la perfidie de son cousin. Nous lui donnâmes de nouvelles provisions, et il repartit pour les pâturages de Koukou-Noor.

Le lendemain, la ville de Tang-Keou-Eul fut le théâtre d'un désordre affreux. Les brigands avaient apparu dans le voisinage, et avaient emmené deux mille bœufs appartenant aux Houng-Mao-Eul, ou Longues-Chevelures. Ces Thibétains orientaux partent tous les ans, par grandes caravanes, des pieds des monts Bayan-Khara, et viennent à Thang-Keou-Eul vendre des pelleteries, du beurre et une espèce de thé sauvage qui croît dans leurs contrées. Pendant qu'ils s'occupent d'affaires commerciales, ils laissent leurs nombreux troupeaux dans de vastes prairies peu éloignées de la ville, et dépendantes de l'autorité chinoise. Il n'y avait pas d'exemple, disait-on, que les brigands eussent jamais osé approcher de si près des frontières de l'Empire. Leur récente audace, et surtout le caractère violent des Longues-Chevelures, avaient excité dans la ville une confusion épouvantable. A la nouvelle que leurs troupeaux avaient été enlevés, ils s'étaient rendus tumultuairement, et leur grand sabre à la main, au tribunal chinois, réclamant à grands cris justice et vengeance. Le Mandarin, saisi de frayeur, envoya à l'instant deux cents soldats à la poursuite des voleurs. Mais les Longues- Chevelures, persuadés que des piétons ne parviendraient jamais à atteindre les brigands, qui étaient d'excellents cavaliers, montèrent eux-mêmes à cheval et volèrent en désordre sur les traces de leurs bœufs. Ils revinrent le lendemain, sans avoir rien vu et la rage dans le cœur. Ces hommes imprévoyants et à moitié sauvages, étaient partis sans la moindre provision, sans songer que, dans le désert, ils ne trouveraient rien pour vivre. Après une journée de marche forcée, la faim les avait obligés de rebrousser chemin. Les soldats chinois n'avaient pas été si simples ; ils n'étaient partis, pour cette expédition guerrière, qu'accompagnés d'un grand nombre d'ânes et de bœufs, chargés de batteries .... de cuisine et de munitions .... de bouche.

Comme il leur importait fort peu d'aller se battre pour deux mille bœufs qui ne leur appartenaient pas, après une petite promenade militaire, ils s'étaient arrêtés le long d'une rivière, et avaient passé là quelques jours, buvant, mangeant, jouant et se divertissant. sans se mettre plus en peine des brigands, que s'il n'en eût jamais existé au monde. Quand ils eurent consommé leurs provisions, ils revinrent tout doucement à Tang-Keou-Eul, et déclarèrent au Mandarin qu'ils avaient parcouru tout le désert, sans pouvoir atteindre les brigands ; qu'une fois, ils avaient été sur le point de les saisir ; mais qu'ils avaient usé de leurs moyens magiques, et que tout s'était évanoui. A Tang-Keou-Eul, on est persuadé que les brigands sont tous plus ou moins sorciers ; que pour se rendre invisibles, ils n'ont besoin que de souffler en l'air, ou de jeter derrière eux quelques crottes de mouton. Il est probable que ce sont les soldats chinois qui ont accrédité ces fables. Ce qu'il y a de certain, c'est que dans toutes leurs expéditions, elles leur servent merveilleusement. Les Mandarins, sans doute, n'en sont pas les dupes ; mais pourvu que les victimes des voleurs s'en contentent, c'est tout ce qu'il leur faut.

Pendant plusieurs jours, les Houng-Mao-Eul furent furieux. Ils parcouraient les rues, agitant leurs sabres, et vociférant mille imprécations contre les brigands. Personne n'osait se présenter sur leur passage ; on respectait partout leur colère. La vue de ces hommes, lors même qu'ils sont calmes et de bonne humeur, est, du reste, faite pour inspirer le plus grand effroi. Ils sont revêtus, en toute saison, d'une large robe en peaux de mouton, grossièrement retroussée aux reins par une épaisse corde en poil de chameau. Abandonnée à elle-même, la robe traînerait jusqu'à terre ; mais lorsqu'elle est relevée, elle n'arrive que jusqu'au-dessus du genou, ce qui donne au buste une tournure boursouflée et monstrueuse. Ils sont chaussés de grosses bottes en cuir, qui montent seulement au-dessus du mollet, et comme ils ne portent pas de culotte, leurs jambes sont toujours à moitié nues. Des cheveux noirs et graisseux descendent, par longues mèches, sur leurs épaules, s'avancent sur leur front, et souvent leur cachent une partie du visage. Leur bras droit est toujours nu, et tout-à-fait hors de la manche, qu'ils rejettent en arrière. Un long et large sabre est passé en travers de leur ceinture, au-dessous de la poitrine ; leur main droite est toujours posée sur la poignée. Ces habitants du désert ont les mouvements brusques et saccadés, la parole brève et énergique. Il y a dans le timbre de leur voix quelque chose de métallique et d'étourdissant. Parmi eux, il en est qui sont extrêmement riches. Ils font consister le luxe à garnir de pierreries le fourreau de leur sabre, et quelquefois à ajouter à leur robe une bordure de peau de tigre. Les chevaux qu'ils conduisent à Tang-Keou-Eul sont d'une beauté remarquable ; ils sont vigoureux, bien faits, et ont la démarche fière. Ils sont de beaucoup supérieurs à ceux delà Tartarie, et justifient pleinement colle locution chinoise : Sima, toung-nieou ... Chevaux de l'occident, bœufs de l'orient.

Comme les Houng-Mao-Eul sont pleins de bravoure, et d'une indépendance qui approche de la férocité, ce sont eux qui donnent le ton dans la ville de Tang-Keou-Eul ; chacun cherche à singer leur allure, pour acquérir la réputation de brave et se rendre redoutable. Il résulte de là que Tang-Keou-Eul ne ressembla pas mal à un immense repaire de brigands. Ton! le monde y est échevelé et vêtu en désordre. On vocifère, on se heurte, on se bat, et souvent le sang coule. Au plus fort de l'hiver, et quoique, dans ce pays, le froid soit d'une rigueur extrême, on va les bras nus et une partie des jambes à découvert. Se vêtir convenablement serait une marque de pusillanimité. Un bon brave, comme on dit, ne doit avoir peur de rien, ni des hommes ni des éléments. A Tang-Keou-Eul, les Chinois ont beaucoup perdu de leur urbanité et des formes polies de leur langage. Ils subissent involontairement l'influence des Houng-Mao-Eul, qui conversent entre eux à peu près comme doivent faire les tigres dans les bois. Le jour où nous arrivâmes à Tang-Keou-Eul, quelques minutes avant d'entrer dans la ville, nous rencontrâmes une Longue-Chevelure, qui venait d'abreuver son cheval sur les bords de la rivière Keou-Ho. Samdadchiemba, qui se sentait toujours porté vers les hommes à tournure excentrique, s'approcha courtoisement de lui et le salua à la Tartare, en disant : — Frère, es-tu en paix ? — Le Houng-Mao-Eul se retourna brusquement. — OEuf de tortue, s'écria-t-il d'une voix de stentor, qu'est-ce que cela te fait que je sois en paix on en guerre ? De quel droit appelles-tu ton frère un homme qui ne te connaît pas ? — Sandadchiemba demeura morfondu ; cela ne l'empêcha pas pourtant de trouver admirable cette fierté des Longues-Chevelures. Tang-Keou-Eul, à cause de sa malpropreté et de son excessive population, est une ville dont le séjour est très-malsain. On respire partout une odeur de graisse et de beurre, qui suffoque le cœur. Certains quartiers surtout, où se ramassent les pauvres et les vagabonds, sont d'une infection insupportable. Ceux qui n'ont pas de maison où ils puissent s'abriter, se retirent aux angles des rues ou dans les recoins des places, et se couchent pêle-mêle et à moitié nus sur des tas de paille presque réduite en fumier. Là, on voit étendus des enfants étiolés, des vieillards impotents et des malades de toute espèce. Quelquefois, parmi eux, se trouvent des cadavres, que personne ne prend le soin d'enterrer ; ce n'est qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'ils commencent à entrer en putréfaction, qu'on les traîne au milieu de la voie publique ; alors l'autorité les fait enlever. Cette misère hideuse fait pulluler au sein de la population, une foule de petits voleurs et d'escrocs, dont l'audace et l'adresse laisseraient bien loin les Robert-Macaire de l'occident. Le nombre en est si grand, que l'autorité, de guerre lasse, a fini par ne plus s'en mêler. C'est donc à chacun à veiller sur ses sapèques et à défendre son bagage. Ces industriels exploitent, de préférence, les Maisons de repos et les hôtelleries ; ils colportent divers articles de marchandises, des bottes, des habits de peau, du thé en brique, et vont les offrir aux étrangers. Ils sont ordinairement deux ensemble. Pendant que l'un est occupé de commerce, l'autre fureté à droite et à gauche, et s'empare de tout ce qu'il trouve sous sa main. Ces gens-là sont d'une adresse inconcevable pour compter les sapèques, et en faire disparaître en même temps une certaine quantité, sans qu'il soit possible de s'en apercevoir. Un jour, deux de ces petits voleurs vinrent nous offrir à acheter une paire de bottes en cuir ; des bottes excellentes, disaient-ils, des bottes comme on n'en trouverait dans aucune boutique, à l'épreuve de la pluie, et par-dessus tout, d'un bon marché à ne pas y croire ; c'était une occasion unique dont il fallait profiter. Tout à l'heure on venait de leur en offrir douze cents sapèques ... Comme nous n'avions pas besoin de bottes, nous répondîmes que nous n'en voulions à aucun prix. Les vendeurs firent les généreux. Parce que nous étions des étrangers, on nous les laissait à mille sapèques, puis à neuf cents, puis à huit, puis enfin à sept cents. Certes, dîmes-nous, nous n'avons pas besoin de bottes, il est vrai ; cependant il faut profiter de ce bon marché ; elles seront en réserve pour le voyage. Le marché fut donc conclu. Nous prîmes une ligature, et nous comptâmes sept cents sapèques au marchand. Celui-ci recompta sous nos yeux, trouva la somme convenue, et laissa les sapèques devant nous. Il appela ensuite son compagnon qui flânait dans la cour de la maison. — Tiens, dit-il, je vends ces fameuses bottes pour sept cents sapèques. — Impossible, dit l'autre... Comment, sept cents sapèques ! Moi, je n'y consens pas. — Soit, lui répondîmes-nous, prenez vos bottes et partez. — Quand ils furent dehors, nous enfilâmes nos sapèques ; mais il nous en manquait cent-cinquante. Ce n'était pas tout ; pendant que l'un nous volait notre argent sous le nez, l'autre avait mis dans son sac deux énormes chevilles en fer que nous avions plantées dans la cour pour attacher nos chevaux. Depuis lors, nous primes la résolution, quoique un peu tard, de ne plus laisser entrer aucun marchand dans notre chambre.

La Maison de repos, comme nous l'avons déjà dit, était tenue par des Musulmans. Un jour leur Mufti, nouvellement arrivé de «Lan-Tcheou, capitale du Kan-Sou, vint présider dans la maison à une cérémonie religieuse, dont on ne voulut pas nous expliquer le but. Sandara-le-Barbu prétendait que le grand Lama des Hoeï-Hoeï venait leur enseigner la manière de frauder dans le commerce. Pendant deux jours, les principaux Musulmans de la ville se réunissaient dans une vaste salle voisine de notre chambre. Ils demeuraient pendant longtemps en silence, accroupis, et la tête penchée sur les genoux. Quand le Mufti paraissait, tout le monde poussait des gémissements et des sanglots. Après qu'on avait bien pleuré, le Mufti récitait, avec une effrayante volubilité de langue, quelques prières arabes ; puis on pleurait encore un coup, et on se retirait. Cette larmoyante cérémonie se renouvelait trois fois par jour. Le matin du troisième, tous les Musulmans se rangèrent dans la cour autour du Mufti, qui était assis sur un escabeau recouvert d'un beau tapis rouge. Le chef de la maison conduisit un magnifique mouton orné de fleurs et de bandelettes. On le coucha sur les flancs. Pendant que le chef de la maison le tenait par la télé, et deux autres Musulmans par les pattes, on offrit au Mufti un couteau dans un plat d'argent. Il le prit avec gravité, et s'approchant de la victime, il le lui enfonça dans le cou jusqu'à la poignée. Aussitôt des cris et des gémissements se firent entendre de toutes parts. On écorcha promptement le mouton, on le dépeça, et on alla le faire cuire dans la cuisine. Un grand gala, présidé par le Mufti, fut la clôture de toutes ces cérémonies.

Les Musulmans ou Hoeï-Hoeï sont très-nombreux en Chine, On prétend qu'ils y pénétrèrent sous la dynastie des Thang, qui commença en 618 et finit en 907. Ils furent reçus par l'Empereur, qui, à cette époque, résidait à Si-Ngan-Fou, aujourd'hui capitale du Chan-Si. On les accueillit avec bienveillance. L'Empereur, frappé de la beauté de leur physionomie, les combla de faveurs, et désira les voir s'établir dans l'empire. D'abord ils n'étaient, dit-on, que deux cents ; mais ils se sont tellement multipliés, qu'ils forment aujourd'hui un peuple nombreux et redoutable aux Chinois. Le Kan-Sou, le Yun-Nan, le SseTchouan, le Chan-Si, le Chen-Si, le Chang Toung, le Pe-Tche-Ly, et le Liao-Toung, sont les provinces où ils sont le plus répandus. Il est même certaines localités où ils sont en majorité sur les Chinois. Ils se sont tellement mêlés et fondus dans l'empire, qu'il serait maintenant difficile de les reconnaître, s'ils ne portaient habituellement une petite calotte bleue, pour se distinguer des Chinois. Leur physionomie n'a rien conservé de son type primitif. Leur nez est devenu épaté, leurs yeux se sont rétrécis, et les pommettes de leurs joues ont fait saillie sur leur visage, lis ne comprennent plus un seul mot de l'arabe ; leurs prêtres seuls sont tenus d'apprendre à le lire. Le chinois est devenu leur propre langue. Cependant ils ont conservé une certaine énergie de caractère, qu'on rencontre rarement parmi les Chinois. Quoique en petit nombre, eu égard à l'immense population de l'empire, ils savent pourtant se faire craindre et respecter. Très-unis entre eux, la communauté tout entière prend toujours parti dans les affaires qui intéressent quelqu'un de ses membres. C'est à cet esprit d'association, qu'ils doivent la liberté religieuse dont ils jouissent dans toutes les provinces. Personne n'oserait, en leur présence, trouver à redire à leurs croyances ou à leurs pratiques religieuses. Ils s'abstiennent de fumer, de boire du vin, de manger de la viande de cochon, de se mettre à table avec des païens, sans qu'on trouve cela mauvais. Il leur arrive même quelquefois de fronder les lois de l'empire, quand elles contrarient la liberté de leur culte. En 1840, pendant que nous étions dans notre mission de Tartarie, les Hoeï-Hoeï de la ville de Hada, construisirent une mosquée ou Li-Paï-Ssé, comme on dit en Chine. Quand elle fui terminée, les Mandarins du lieu voulurent la leur faire démolir, parce que, contrairement aux lois, la construction en était plus élevée que celle du tribunal. A cette nouvelle, tous les Musulmans des environs furent en émoi ; ils se réunirent, et jurèrent de soutenir tous en commun un procès contre les Mandarins, d'aller les accuser à Péking, et de ne mettre bas les armes que lorsqu'ils les auraient fait casser. Comme en Chine, dans une affaire de ce genre, c'est toujours l'argent qui a la plus grande influence, ils firent partout des souscriptions parmi leurs coreligionnaires, et finirent par avoir le dessus sur les Mandarins qui avaient voulu se mêler de leur mosquée. Ils les firent casser et envoyer en exil. Souvent nous nous sommes demandé comment il se faisait que les chrétiens de Chine vécussent dans l'oppression et à la merci des tribunaux, tandis que les Musulmans marchaient le front levé, et contraignaient les Chinois à respecter leurs croyances. Ce n'est pas certainement que la religion de Mahomet soit plus en harmonie avec les mœurs chinoises, que le christianisme ; bien au contraire, les chrétiens peuvent, sans manquer à leurs devoirs religieux, vivre dans l'intimité avec les païens, assister à leurs repas, s'envoyer mutuellement des cadeaux, célébrer en même temps les fêtes du nouvel an, toutes choses qui sont défendues aux Hoeï-Hoeï par l'esprit despotique et exclusif de leur religion. Si les chrétiens sont partout opprimés en Chine, il faut s'en prendre à ce grand isolement au milieu duquel ils vivent. Quand l'un d'eux est traîné devant les tribunaux, tous les autres se cachent, au lieu de venir à son secours, et de réprimer par leur nombre l'audace des Mandarins. Aujourd'hui surtout, qu'il existe de nouveaux décrets impériaux favorables au christianisme, si les chrétiens se levaient à la fois sur tous les points de l'empire, et entraient énergiquement en possession de leurs droits, donnant de la publicité au culte, et exerçant sans peur et à la face du soleil leurs pratiques religieuses, nul doute que personne n'oserait attenter à leur liberté. En Chine c'est comme partout ailleurs ; on n'est libre que lorsqu'on le veut bien, et ce vouloir ne résulte que de l'esprit d'association.

Nous approchions du premier jour de l'année chinoise, Déjà on faisait partout des préparatifs ; on renouvelait les sentences écrites sur papier rouge, qui décorent le devant des maisons ; les boutiques se remplissaient d'acheteurs, une activité plus grande encore que de coutume régnait dans tous les quartiers de la ville ; et les enfants, qui partout aiment tant à anticiper sur les jours de fête et de réjouissance, commençaient à faire entendre, à l'entrée de la nuit, quelques détonations de pétards. Sandara nous avertit qu'il ne pourrait passer les fêtes du nouvel an à Tang-Keou-Eul, qu'il était obligé de se rendre à la lamaserie, où il avait des devoirs à remplir vis-à-vis de ses maîtres et de ses supérieurs. Il ajouta, que le trois de la première lune, lorsqu'il aurait satisfait à toutes ses obligations, il s'empresserait de revenir, afin de nous continuer ses services. Il nous parla avec une honnêteté exquise, comme pour nous faire oublier les duretés journalières qu'il avait eues à notre égard. Nous n'insistâmes pas sur son retour. Quoique charmés qu'il eût la pensée de revenir, nous ne voulions pas le presser, de peur d'augmenter l'opinion qu'il avait déjà de son importance. Nous lui dîmes que, puisque les convenances l'appelaient à la lamaserie pour le premier de l'an, il devait s'y rendre. Nous lui offrîmes ensuite trois ligatures de sapèques, en lui disant, selon l'usage, que c'était pour boire avec ses amis une tasse de thé bien coloré. Pendant quelques minutes, il fit semblant de ne pas vouloir les accepter. Nous dûmes pour lors faire violence à sa délicatesse, et il se résigna enfin à les mettre dans son sac. Nous lui prêtâmes le petit mulet de Samdadchiemba, et il partit.

Les derniers jours de l'année sont ordinairement, pour tous les Chinois, des jours de violence et d'irritation. C'est à cette époque que chacun règle ses comptes, et que l'on va harceler les débiteurs, pour essayer d'en obtenir quelque chose. Tous les Chinois sont à la fois, créanciers et débiteurs. Il résulte de là que tout le monde se cherche, tout le monde se poursuit. Cet homme qui vient de faire chez son voisin un tapage affreux pour se faire payer ses dettes, rentre chez lui, et trouve sa maison sens-dessus-dessous par la présence d'un créancier. On vocifère de toute part, on s'injurie, on se bat. Le dernier jour, le désordre est à son comble ; on se hâte de vendre, pour réaliser quelques espèces. Les avenues des monts-de-piété sont encombrées. On y porte les habits, les couvertures de lit, les instruments de cuisine, et des meubles de toute espèce. Ceux qui ont déjà fait le vide dans leur maison cherchent ailleurs des ressources. Ils courent chez leurs parents ou leurs amis, emprunter des objets, qu'ils vont, disent-ils, leur rendre aussitôt, et immédiatement tout cela prend aussi la route du Tang-Pou. Cette espèce d'anarchie dure jusqu'à minuit. Alors tout rentre dans le calme ; il n'est plus permis à personne de réclamer ses dettes, pas même d'y faire la moindre allusion. On n'a plus que des paroles de paix et de bienveillance ; tout le monde fraternise. Ceux qui, l'instant d'auparavant, étaient sur le point de s'entr'égorger, font maintenant assaut de politesse et de cordialité. Le nouvel an est fêté en Chine à peu près comme en Europe. Tout le monde se revêt de ses habits de luxe ; on se rend des visites cérémonieuses et de pure étiquette ; on s'envoie mutuellement des cadeaux, on joue, on assiste à des festins ; on va voir la comédie, les saltimbanques et les escamoteurs, Tout le temps se passe en réjouissances, où les pétards et les feux d'artifice jouent toujours le plus grand rôle. Cependant, après quelques jours, les boutiques se rouvrent, et les affaires reprennent insensiblement leur cours. Alors les banqueroutes se déclarent ; c'est ce que les Chinois appellent laisser la porte fermée.

Les Hoeï-Hoeï ne font pas la fête du nouvel an à la même époque que les Chinois. Dans leur calendrier spécial, ils suivent l'hégire de Mahomet. Cette circonstance nous valut de passer ces jours de désordre et de tumulte dans la plus grande tranquillité. L'époque fixée pour la réclamation des dettes fut seulement signalée par quelques querelles ; mais, après cela, tout rentra dans une paix profonde. La Maison de repos ne fut pas même troublée par des détonations de pétards. Nous profitâmes de ce calme et de l'absence de Sandara, pour revoir toutes nos leçons de thibétain. Les deux dialogues que nous possédions furent analysés, décomposés, soumis en quelque sorte au creuset et à l'alambic, dans toutes leurs parties. Les soins du ménage nous volaient bien un peu de temps ; mais nous nous rattrapions pendant la nuit, ce qui ne faisait pas trop le compte du chef de la maison. S'étant aperçu que nous lui causions une trop grande dépense en fait d'éclairage, il nous enleva la bouteille d'huile, et s'avisa, en véritable Turc qu'il était, de nous taxer journellement notre lumière. Comme nous ne voulions pas être condamnés aux ténèbres avant minuit, nous achetâmes un paquet de chandelles ; nous fabriquâmes ensuite, avec un long clou et une moitié de rave, un chandelier, peu élégant et peu riche si l'on veut, mais qui n'en faisait pas moins admirablement son office. Quand l'huile du Turc était consumée, nous allumions notre chandelle, et nous pouvions de cette façon donner libre cours à notre ardeur pour l'étude du thibétain. Il nous arrivait parfois d'interrompre notre travail, et de nous délasser en causant de la France. Après avoir erré longtemps, en esprit, dans notre chère patrie, nous ne pouvions qu'avec une certaine difficulté rentrer dans la réalité de notre position. Il nous semblait étrange, et pour ainsi dire impossible, de nous trouver, par une nuit silencieuse, accroupis sur quelques caractères thibétains, au milieu d'un pays inconnu, presque au bout du monde.

Le troisième jour de la première lune, Sandara-le-Barbu reparut. Pendant son absence nous avions joui d'une paix si douce et si inaltérable, que sa vue nous causa une impression pénible ; nous fûmes comme ces écoliers qui ne peuvent se défendre d'un sentiment d'effroi à l'approche du régent. Cependant Sandara fut charmant et aimable au-delà de toute expression. Après nous avoir souhaité la bonne année, et débité de la meilleure grâce du monde les phrases les plus fraternelles, les plus sentimentales, il se mit à gloser sans fin sur le petit mulet que nous lui avions prêté. D'abord, en allant, il l'avait jeté par terre une douzaine de fois, ce qui en retour lui avait fait prendre le parti d'aller à pied ; mais ce petit animal était si drôle, il l'avait tant amusé en route par ses bizarreries, qu'il n'avait pas eu le temps de se fatiguer. Après avoir assez causé de futilités, on parla affaires. Sandara nous dit que, puisque nous étions décidés à attendre l'ambassade thibétaine, il nous invitait à aller nous établir à la lamaserie de Kounboum. Puis, avec son éloquence accoutumée, il nous développa les avantages que pouvait présenter une lamaserie à des gens d'étude et de prière. Une proposition semblable mettait le comble à nos désirs ; mais nous n'eûmes garde de faire les enthousiastes. Nous nous contentâmes dédire froidement à Sandara : Essayons ..; allons voir.

Le lendemain fut consacré aux préparatifs de départ. N'ayant plus nos chameaux avec nous, nous louâmes une charrette pour transporter nos bagages. En annonçant notre départ au chef de la Maison de repos, nous lui réclamâmes notre tente de voyage, qu'il nous avait empruntée depuis une douzaine de jours, pour aller faire une partie de plaisir avec ses amis, dans la Terre des herbes ; il nous répondit qu'il allait nous l'envoyer à l'instant, qu'elle était déposée chez un de ses amis. Nous attendîmes, mais toujours vainement ; la nuit arriva sans que la tente parût. Enfin on nous dit que l'individu n'était pas chez lui, qu'il serait de retour dans deux jours, et que la tente nous serait envoyée à la lamaserie. Sandara avait affecté de garder le silence au sujet de cette affaire ; mais, quand fut venue la nuit, voyant que tout n'était pas encore prêt, il ne put davantage contenir son impatience. — On voit bien, nous dit-il, que vous êtes des gens d'un autre monde ; est-ce que vous ne comprenez pas que votre tente est au Mont-de-Piété ? — Au Mont-de-Piété ? Pas possible ! — La chose est pour moi plus que probable ; le Hoeï-Hoeï aura eu besoin d'argent pour payer ses dettes à la fin de la douzième lune ; il a été fort heureux de vous avoir chez lui ; il vous a emprunté votre tente ; mais au lieu d'aller faire une partie de plaisir, soyez sûrs qu'il l'a portée tout droit au Tang-Pou. Maintenant il n'a pas d'argent pour la retirer .... Tenez, faites-le venir ici ; je vais moi-même l'interpeller, nous verrons. — Nous le fîmes prier de venir. Aussitôt qu'il fut dans notre chambre, Sandara-le-Barbu prit la parole avec une imposante solennité. — Écoute-moi, lui dit-il, ce soir j'ai à te dire quelques paroles. Toi, tu es un Turc, moi, je suis un Lama... ; cependant les lois de la raison sont égales pour tous. Tu as pris notre tente, et tu l'as portée au Mont-de-Piété ; si tu étais dans l'embarras, ta as bien fait, on ne te le reproche pas ; mais nous allons partir demain, et notre tente n'est pas encore ici. Qui a raison ? Est-ce nous, de réclamer notre bien, ou toi, de ne pas nous le rendre ? Ne dis pas que la tente est chez un de tes amis ; moi, je te dis qu'elle est au Mont-dé Piété. Si, avant que nous ayons achevé de boire ce cruchon de thé, notre tente n'est pas ici, j'irai moi-même la réclamer au tribunal, et on verra si un Lama Dchiahour se laissera opprimer par un Turc. — Pour servir de péroraison à ce discours, Sandara donna un si grand coup de poing sur la petite table où nous buvions le thé, que nos trois écuelles en sautèrent en l'air. Le Turc n'avait rien à répliquer, et il était démontré pour nous que notre tente était au Mont-de-Piété. Le chef de la Maison de repos nous assura qu'avant peu nous l'aurions, et nous pria de ne pas ébruiter cette affaire, qui pourrait compromettre son établissement. A peine fut-il sorti, qu'un grand tumulte se fit entendre dans la cour ; on ramassait de toute part des objets qu'on pût porter au Mont-de-Piété, des selles de cheval, des couvertures de lit, de vieux chandeliers en étain et des instruments de cuisine. Le soir, avant de nous coucher, nous avions notre tente bien ficelée sur la charrette qui devait nous transporter à la lamaserie.

Le lendemain, à l'aube du jour, nous nous mîmes en route. Le pays que nous traversâmes est tantôt occupé par les Si-Fan, menant la vie nomade et faisant paître leurs troupeaux, tantôt habité par des Chinois, qui, comme dans la Tartarie orientale, empiètent insensiblement sur le désert, bâtissent des maisons, et livrent à la culture quelques lambeaux de la Terre des herbes. Ce petit voyage ne nous offrit rien de remarquable, si ce n'est qu'en traversant une petite rivière sur la glace, la charrette versa et se disloqua complètement. En France, afin de pouvoir continuer la route, il eût fallu un charron et un forgeron pour réparer les avaries ; mais heureusement notre Phaéton était un Chinois, c'est-à-dire, un de ces hommes qui jamais ne se trouvent dans l'embarras, et qui, avec des pierres des morceaux de bois et des bouts de corde, savent toujours se tirer d'affaire. Nous eûmes seulement à regretter la perte d'un peu de temps.

A un li de distance de la lamaserie, nous rencontrâmes quatre Lamas ; c'étaient des amis de Sandara, qui venaient au-devant de nous. Leur costume religieux, l'écharpe rouge dont ils étaient enveloppés, leur bonnet jaune en forme de mitre, leur modestie, leurs paroles graves et articulées à voix basse, tout cela nous fit une singulière impression ; nous ressentions comme un parfum de la vie religieuse et cénobitique. Il était plus de neuf heures du soir, quand nous atteignîmes les premières habitations de la lamaserie. Afin de ne pas troubler le silence profond qui régnait de toutes parts, les Lamas firent arrêter un instant le voiturier, et remplirent de paille l'intérieur des clochettes qui étaient suspendues au collier des chevaux. Nous avançâmes ensuite à pas lents, et sans proférer une seule parole, dans les rues calmes et désertes de cette grande cité lamaïque. La lune s'était déjà couchée ; cependant le ciel était si pur, les étoiles étaient si brillâmes, que nous pouvions aisément distinguer les nombreuses maisonnettes des Lamas, répandues sur les flancs de la montagne, et les formes grandioses et bizarres des temples bouddhiques, qui se dessinaient dans les airs comme de gigantesques fantômes. Ce qui nous frappait le plus, c'était ce silence majestueux et solennel qui régnait dans tous les quartiers de la lamaserie ; il n'était interrompu que par les aboiements entrecoupés de quelques chiens mal endormis, et par le son mélancolique et sourd d'une conque marine, qui marquait, par intervalles, les veilles de la nuit ; on eût cru entendre le chant lugubre de l'orfraie. Enfin, nous arrivâmes à la petite maison où logeait Sandara. Comme il était trop tard pour aller chercher une habitation qui pût nous convenir, notre pédagogue nous céda son étroite cellule, et alla chercher pour lui un gite dans une maison voisine. Les Lamas qui nous avaient accompagnés ne se retirèrent qu'après nous avoir préparé du thé au lait, et nous avoir servi un grand plat de viande de mouton, du beurre frais, et quelques petits pains d'un goût exquis. Nous soupâmes d'un excellent appétit, car nous étions fatigués, et de plus nous éprouvions au fond du cœur, un contentement dont nous ne pouvions nous rendre compte.

Pendant la nuit, nous essayâmes vainement de dormir ; le sommeil ne vint pas. Nous étions préoccupés de notre position qui devenait de plus en plus étrange. C'était à ne pas y croire. Cette contrée d' Amdo, pays inconnu en Europe, cette grande lamaserie de Kounboum, si fameuse et si renommée parmi les bouddhistes, ces mœurs de couvent, cette cellule de Lama où nous étions couchés, tout cela nous tournoyait dans la tête, comme les formes vagues et insaisissables d'un songe. Nous passâmes la nuit à faire des plans.

Aussitôt que le jour commença à poindre, nous fûmes sur pied. Autour de nous, tout était encore dans le silence. Nous fîmes notre prière du matin, le cœur plein de sentiments qui jusqu'alors nous avaient été inconnus. C'était un mélange de bonheur et de fierté, de ce qu'il nous était donné de pouvoir invoquer le vrai Dieu dans cette fameuse lamaserie consacrée à un culte menteur et impie. Il nous semblait que nous venions de conquérir à la foi de Jésus-Christ, le bouddhisme tout entier.

Sandara ne tarda point à paraître. Il nous servit du thé au lait, des raisins secs, et des gâteaux frits au beurre. Pendant que nous étions occupés à déjeuner, il ouvrit une petite armoire, et en tira un plat en bois, proprement vernissé, et où des dorures et des fleurs se dessinaient sur un fond rouge. Après l'avoir bien nettoyé avec un pan de son écharpe, il étendit dessus une large feuille de papier rosé ; puis, sur le papier, il arrangea symétriquement quatre belles poires, qu'il nous avait fait acheter à Tang-Keou-Eul. Le tout fut recouvert d'un mouchoir en soie, de forme oblongue, et qu'on nomme khata. C'était avec cela, nous dit-il, que nous devions aller emprunter une maison.

Le khata, ou écharpe de bonheur, joue un si grand rôle dans les mœurs thibétaines, qu'il est bon d'en dire quelques mots. Le khata est une pièce de soie, dont la finesse approche de celle de la gaze. Sa couleur est d'un blanc un peu azuré. Sa longueur est à peu près le triple de sa largeur ; les deux extrémités se terminent ordinairement en frange. Il y a des khatas de toute grandeur et de tout prix ; car c'est un objet dont les pauvres, pas plus que les riches, ne peuvent se passer. Jamais personne ne marche sans en porter avec soi une petite provision. Quand on va faire une visite d'étiquette, quand on veut demander à quelqu'un un service, ou l'en remercier, on commence d'abord par déployer un khata ; on le prend entre ses deux mains, et on l'offre à la personne qu'on vent honorer. Si deux amis, qui ne se sont pas vus depuis quelque temps, viennent par hasard à se rencontrer, leur premier soin est de s'offrir mutuellement un khata. Cela se fait avec autant d'empressement et aussi lestement qu'en Europe lorsqu'on se touche la main. Il est d'usage aussi, quand on s'écrit, de plier dans les lettres un petit khata. On ne saurait croire combien les Thibétains, les Si-Fan, les Houng-Mao-Eul, et tous les peuples qui habitent vers l'occident de la mer Bleue, attachent d'importance à la cérémonie du khata. Pour eux, c'est l'expression la plus pure et la plus sincère de tous les nobles sentiments. Les plus belles paroles, les cadeaux les plus magnifiques ne sont rien sans le khata. Avec lui, au contraire, les objets les plus communs acquièrent une immense valeur. Si on vient vous demander une grâce, le khata à la main, il est impossible de la refuser, à moins d'afficher le mépris de toutes les convenances. Cet usage thibétain s'est beaucoup répandu parmi les Tartares, et surtout dans leurs lamaseries. Les khatas forment une importante branche de commerce pour les Chinois de Tang-Keou-Eul. Les ambassades thibétaines ne passent jamais sans en emporter une quantité prodigieuse.

Quand nous eûmes terminé notre modeste déjeuner, nous sortîmes pour aller emprunter un logement. Sandara-le-Barbu nous précédait, portant gravement entre ses deux mains le fameux plat de quatre poires. Cette démarche était pour nous si singulière, que nous en étions tout honteux. Il nous semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur nous. Cependant il n'en était rien ; les Lamas que nous rencontrions sur notre passage, passaient silencieusement leur chemin, sans tourner la tête, sans faire aucune attention à nous. Les petits chabis, légers et espiègles comme sont partout les écoliers, étaient les seuls qui parussent se préoccuper de nos personnages. Enfin, nous entrâmes dans une maison. Le maître était dans la cour, occupé à étendre au soleil du fumier de cheval. Nous ayant aperçus, il s'enveloppa promptement de son écharpe, et entra dans sa cellule. Nous l'y suivîmes, et Sandara lui offrit le khata et le plat de poires, accompagnant le tout d'une harangue en thibétain oriental, dont nous ne comprîmes pas un seul mot. Pendant ce temps, nous nous tenions modestes et recueillis, comme de pauvres malheureux qui n'ont pas même la capacité de solliciter eux-mêmes une faveur. Le Lama nous fit asseoir sur un tapis, nous offrit une tasse de thé au lait, et nous dit en langue mongole, qu'il était heureux que des étrangers venus de si loin, que des Lamas du ciel d'occident, eussent daigné jeter leurs regards sur sa chétive habitation .... S'il eut compris le français, c'eût été le cas de répondre : Monsieur, il n'y a pas de quoi ... Mais comme il fallait parler mongol, nous lui dîmes qu'en effet nous étions de bien loin, que cependant on retrouvait, en quelque sorte, sa patrie, quand on avait le bonheur de rencontrer une hospitalité comme la sienne .... Après avoir pris une tasse de thé, et causé un instant de la France, de Rome, du Pape et des Cardinaux, nous nous levâmes pour aller visiter la demeure qui nous était destinée. Pour de pauvres nomades comme nous, c'était magnifique. On nous octroyait une vaste chambre avec un grand kang ; puis une cuisine séparée, avec fourneaux, marmite et quelques ustensiles ; enfin, une écurie pour le cheval et le mulet. Il y avait vraiment de quoi en pleurer de joie. Nous regrettâmes beaucoup de n'avoir pas à notre disposition un autre khata, afin de remercier immédiatement cet excellent Lama.

Qu'il est puissant l'empire de la religion sur le cœur de l'homme, même lorsque cette religion est fausse, et ignorante de son véritable objet ! Quelle différence entre ces Lamas si généreux, si hospitaliers, si fraternels envers des étrangers, et les Chinois, ce peuple de marchands, au cœur sec et cupide, qui vendent au voyageur jusqu'à un verre d'eau froide ! En voyant l'accueil qu'on nous faisait dans la lamaserie de Kounboum, nos souvenirs se reportèrent involontairement sur ces couvents élevés par l'hospitalité de nos religieux ancêtres, et qui étaient autrefois comme autant d'hôtelleries, où les voyageurs et les pauvres trouvaient toujours le soulagement du corps et les consolations de l'âme.

Le jour même, nous effectuâmes notre déménagement. Les Lamas voisins de la demeure de Sandara s'empressèrent de nous aider. On voyait qu'ils se faisaient un véritable plaisir de transporter, sur leurs épaules, quelque chose de notre bagage. Ce furent eux qui balayèrent, allumèrent le feu sous le kang, et disposèrent l'écurie de manière à pouvoir recevoir nos animaux. Quand tout fut terminé, le maître de la maison, d'après les règles de l'hospitalité, dut lui-même nous préparer un régal. Car dans un déménagement, on est censé n'avoir pas le temps de s'occuper de cuisine.

Nous pensons qu'on ne sera pas fâché de trouver ici un petit croquis de notre nouvelle maison, et de faire connaissance avec ses habitants. Immédiatement après la porte d'entrée, on trouvait une cour oblongue, entourée d'écuries commodément distribuées. A gauche de la porte, un corridor étroit conduisait à une seconde cour carrée, dont les quatre faces étaient formées par les cellules des Lamas. Le côté opposé au corridor était la demeure du maître de la maison, nommé Akayé, c'est-à-dire vieux frère. Akayé était un homme âgé de soixante et quelques années, d'une haute taille, mais maigre, sec, et complètement décharné. Sa longue figure n'était plus qu'un assemblage de quelques ossements recouverts d'une peau sèche et ridée. Lorsqu'il n'était pas enveloppé de son écharpe, et qu'il laissait à découvert ses bras noircis par le soleil, on les eût pris pour deux vieux ceps de vigne. Quoiqu'il se tint encore fort droit sur ses jambes, sa démarche était pourtant chancelante. On eût dit qu'une mécanique le mettait en mouvement, et que chaque pas était le résultat d'un coup de piston. Pendant trente-huit ans, Akayé avait été employé dans l'administration temporelle de la lamaserie. Il y avait ramassé une assez bonne fortune ; mais tout s'en était allé en bonnes œuvres, et en prêts qui ne lui avaient jamais été restitués. Actuellement, il était réduit à une grande pauvreté, n'ayant que cette maison, qu'il avait fait bâtir au temps de sa prospérité, et qu'il ne trouvait pas à vendre. La louer, cela ne se pouvait ; c'était contraire aux usages de la lamaserie, qui n'admettent pas de milieu entre la vente et le prêt gratuit d'une maison. Pour comble d'infortune, le vieux Akayé ne pouvait pas profiter des offrandes extraordinaires qu'on distribue quelquefois aux Lamas qui ont atteint certains grades dans la hiérarchie. Ne s'étant occupé, pendant toute sa vie, que de choses temporelles, il n'avait pu faire ses études ; il était complètement illettré, et ne savait ni lire, ni écrire. Cela ne l'empêchait pas cependant de prier du matin au soir ; il avait toujours son chapelet à la main, et on l'entendait continuellement grommeler à demi-voix quelques formules de prière. Cet homme avait un cœur excellent ; mais on ne paraissait pas faire grand cas de lui : il était vieux et ruiné.

A droite de la demeure du vieux Akayé, sur une autre face de la cour, logeait un Lama d'origine chinoise : on le nommait le Kitas-Lama (Lama chinois) ; quoiqu'il eût soixante-dix ans, il avait meilleure façon que le pauvre Akayé. Son corps commençait à se voûter ; malgré cela il était encore de taille moyenne et d'un riche embonpoint ; sa figure pleine de vivacité était ornée d'une belle barbe blanche, un peu jaunie à l'extrémité. Le Kitas-Lama était fameux dans la science lamaïque, il parlait et écrivait à merveille le chinois, le mongol et le thibétain. Pendant un assez long séjour dans le Thibet et dans plusieurs royaumes de la Tartarie, il avait amassé une grosse fortune ; on disait qu'il avait dans sa cellule plusieurs caisses remplies de lingots d'argent : son avarice était néanmoins sordide ; il vivait chichement, et était misérablement vêtu ; il tournait sans cesse la tête de côté et d'autre, comme un homme qui a toujours peur qu'on ne le vole. Dans la Tartarie, il était considéré comme un grand Lama ; mais à Kounboum, où abondent les célébrités lamaïques, il se trouvait perdu dans la foule. Le Kitas-Lama avait avec lui un jeune chabi de onze ans : cet enfant était éveillé, malicieux, mais, au fond, d'un excellent caractère ; tous les soirs on l'entendait se disputer avec son maître, qui lui reprochait de dépenser trop de beurre, de faire le thé trop noir, et de mettre à la lampe une trop grosse mèche.

En face de l'habitation du Kitas-Lama, était le logement des deux Missionnaires français : tout à côté de leur chambre, était une petite cellule, où demeurait modestement un étudiant en seconde année à la Faculté de médecine. Ce jeune Lama de vingt-quatre ans était un gros gaillard bien membré, et dont la lourde et épaisse figure l'accusait de faire dans son étroit réduit une assez forte consommation de beurre. Nous ne pouvions jamais le voir mettre le nez à la porte de sa case, sans songer à ce rat de La Fontaine, qui, par dévotion, s'était retiré dans un fromage de Hollande. Ce jeune homme avait un bégaiement tétanique, au point de perdre souvent la respiration quand il voulait parler : cette infirmité le rendait timide, réservé, et contribuait peut-être aussi à développer en lui un caractère bon et serviable ; il redoutait extrêmement la présence du jeune chabi, qui se faisait un malin plaisir de contrefaire sa manière de parler.

La partie de la cour qui faisait face au logement du vieux Akayé, était composée d'une rangée de petites cuisines separé es les unes des autres. Le maître de la maison, le Kitas-Lama, le bègue, les Missionnaires, chacun avait la sienne en particulier. D'après le style de la lamaserie, nous étions dans la maison quatre familles distinctes. Malgré la réunion de plusieurs familles dans une seule habitation, il y règne toujours beaucoup d'ordre et de silence ; on se visite rarement, et chacun s'occupe chez soi, sans se mêler aucunement des affaires d'autrui. Dans la maison où nous étions, on ne se voyait ordinairement que lorsqu'il faisait une belle journée. Comme nous étions au temps le plus rigoureux de l'hiver, aussitôt que le soleil plongeait ses rayons dans la cour, les quatre familles sortaient de leur cellule, et allaient s'accroupir sur un grand tapis de feutre. Le Kitas-Lama, dont les yeux étaient encore vifs, s'occupait à rapiécer ses misérables habits avec de vieux haillons. Akayé murmurait sa formule de prière, tout en grattant la peau rude et sonore de ses bras. L'étudiant en médecine repassait en chantant et sans bégayer sa leçon de thérapeutique. Quant à nous, ce n'était pas chose facile de nous distraire de ce singulier entourage : nous avions bien sur nos genoux notre cahier de dialogues thibétains ; mais nos yeux se portaient plus volontiers sur les trois familles qui se chauffaient au soleil.

La lamaserie de Kounboum compte à peu près quatre mille Lamas. Sa position offre à la vue un aspect vraiment enchanteur Qu'on se figure une montagne coupée par un large et profond ravin, d'où sortent de grands arbres incessamment peuplés de corbeaux, de pies et de corneilles au bec jaune. Des deux côtés du ravin, et sur les flancs de la montagne, s'élèvent en amphithéâtre les blanches habitations des Lamas, toutes de grandeur différente, toutes entourées d'un mur de clôture, et surmontées de petits belvédères. Parmi ces modestes demeures, dont la propreté et la blancheur font toute la richesse, on voit surgir ça et là de nombreux temples bouddhiques aux toits dorés, étincelants de mille couleurs, et environnés d'élégants péristyles. Les maisons des supérieurs se font remarquer par des banderolles qui flottent au-dessus de petites tourelles hexagones ; de toutes parts, on ne voit que des sentences mystiques écrites en gros caractères thibétains, tantôt rouges et tantôt noirs : il y en a au-dessus de toutes les portes, sur les murs, sur des pierres, sur des lambeaux de toile fixés, en guise de pavillon, au bout d'une foule de petits mâts qui s'élèvent sur les plates-formes des maisons. Presque à chaque pas, on rencontre des niches en forme de pain de sucre, dans l'intérieur desquelles on brûle de l'encens, du bois odorant et des feuilles de cyprès. Ce qui frappe pourtant le plus, c'est de voir circuler, dans les nombreuses rues de la lamaserie, tout un peuple de Lamas revêtus d'habits rouges et coiffés d'une mitre jaune. Leur démarche est ordinairement grave ; le silence ne leur est pas prescrit ; cependant ils parlent peu, et toujours à voix basse. On ne rencontre beaucoup de monde qu'aux heures fixées pour l'entrée ou la sortie des écoles et des prières générales. Pendant le reste de la journée, les Lamas gardent assez fidèlement leurs cellules : on en voit seulement quelques-uns descendre, par des sentiers pleins de sinuosités, jusqu'au fond du ravin, et remonter en portant péniblement sur le dos un long baril, dans lequel ils vont puiser l'eau nécessaire au ménage. On rencontre aussi quelques étrangers, venus pour satisfaire leur dévotion, ou pour visiter des Lamas de leur connaissance.

La lamaserie de Kounboum jouit d'une si grande renommée, que les adorateurs de Bouddha s'y rendent en pèlerinage de tous les points de la Tartarie et du Thibet ; il n'est pas de jour qui ne soit signalé par l'arrivée ou le départ de quelques pèlerins. Cependant il est des fêtes solennelles où l'affluence des étrangers est immense ; on en compte quatre principales dans l'année ; la plus fameuse de toutes, est celle qui a lieu le quinzième jour de la première lune : on la nomme la Fête des Fleurs. Nulle part elle ne se célèbre avec autant de pompe et de solennité qu'à Kouuboum : celles qui ont lieu dans la Tartarie, dans le Thibet, à Lha-Ssa même, ne peuvent pas lui être comparées. Nous nous étions installés à Kounboum le six de la première lune, et déjà on pouvait remarquer les nombreuses caravanes de pèlerins qui arrivaient par tous les sentiers qui aboutissent à la lamaserie. De toute part il n'était question que de la fête : les fleurs étaient, disait-on, d'une beauté ravissante. Le conseil des Beaux-Arts, qui les avait examinées, les avait déclarées supérieures à toutes celles des années précédentes. Aussitôt que nous entendîmes parler de ces fleurs merveilleuses, nous nous hâtâmes, comme on peut penser, de demander des renseignements sur une fête inconnue pour nous. Voici les détails qu'on nous donna, et que nous n'écoulâmes pas sans surprise.

Les Fleurs du quinze de la première lune, consistent en représentations profanes et religieuses, où tous les peuples asiatiques paraissent avec leur physionomie propre et le costume qui les distingue. Personnages, vêtements, paysages, décorations, tout est représenté en beurre frais. Trois mois sont employés à faire les préparatifs de ce singulier spectacle. Vingt Lamas, choisis parmi les artistes les plus célèbres de la lamaserie, sont journellement occupés à travailler le beurre, en tenant toujours les mains dans l'eau, de peur que la chaleur des doigts ne déforme l'ouvrage. Comme ces travaux se font en grande partie pendant les froids les plus rigoureux de l'hiver, ces artistes ont de grandes souffrances à endurer. D'abord ils commencent par bien brasser et pétrir le beurre dans l'eau, afin de le rendre ferme. Quand la matière est suffisamment préparée, chacun s'occupe de façonner les diverses parties qui lui ont été confiées. Tous ces ouvriers travaillent sous la direction d'un chef, qui a fourni le plan des fleurs de l'année, et qui préside à leur exécution. Les ouvrages étant terminés, on les livre à une autre compagnie d'artistes, chargés d'y apposer les couleurs, toujours sous la direction du même chef. Un musée tout en beurre, nous paraissait une chose assez curieuse, pour qu'il nous tardât un peu d'arriver au quinze de la lune.

La veille de la fête, l'affluence des étrangers fut inexprimable. Kounboum n'était plus cette lamaserie calme et silencieuse, où tout respirait la gravité et le sérieux de la vie religieuse ; c'etait une cité mondaine, pleine d'agitation et de tumulte. Dans tous les quartiers, on n'entendait que les cris perçants des chameaux, et les grognements sourds des bœufs à long poil, qui avaient transporté les pèlerins. Sur les parties de la montagne qui dominent la lamaserie, on voyait s'élever de nombreuses tentes, où campaient tous ceux qui n'avaient pu trouver place dans les habitations des Lamas. Pendant toute la journée du quatorze, le nombre de ceux qui firent le pèlerinage autour de la lamaserie fut immense. C'était pour nous un étrange et pénible spectacle, que de voir cette grande foule se prosternant à chaque pas, et récitant à voix basse son formulaire de prières. Il y avait parmi ces zélés bouddhistes, un grand nombre de Tartares-Mongols, tous venant de fort loin. Ils se faisaient remarquer par une démarche pesante et maussade, mais surtout par un grand recueillement et une scrupuleuse application à accomplir les règles de ce genre de dévotion. Les Houng-Mao-Eul ou Longues-Chevelures, y étaient aussi, et nous ne leur trouvâmes pas meilleure façon qu'aux Tang-Keou-Eul ; leur sauvage dévotion faisait un singulier contraste avec le mysticisme des Mongols. Ils allaient fièrement, la tête levée, le bras droit hors de la manche de leur habit, toujours accompagnés de leur grand sabre et d'un fusil en bandoulière. Les Si-Fan du pays d' Amdo étaient les plus nombreux de tous les pèlerins. Leur physionomie n'exprimait ni la rudesse des Longues-Chevelures, ni la candide bonne foi des Tartares. Ils accomplissaient leur pèlerinage lestement et sans façon. Ils avaient l'air de dire : Nous autres, nous sommes de la paroisse ; nous sommes au courant de tout cela.

La coiffure des femmes d' Amdo nous causa une agréable surprise ; elles portaient un petit chapeau en feutre noir ou gris, dont la forme était absolument la même que celle de ces petits chapeaux pointus qui étaient autrefois si à la mode en France, et qu'on nommait, autant qu'il nous en souvient, Chapeaux à la trois pour cent. La seule différence, c'est que le ruban qui servait à serrer la forme par le bas, au lieu d'être noir, était rouge ou jaune. Les femmes d' Amdo laissent pendre sur leurs épaules leurs cheveux, divisés en une foule de petites tresses, ornées de paillettes de nacre et de perles en corail rouge. Le reste du costume ne diffère pas de celui des femmes Tartares. Mais la pesanteur de leur grande robe en peau de mouton, est corrigée par le petit chapeau à la trois pour cent, qui leur donne un air assez dégagé. Nous fûmes fort surpris de trouver parmi cette foule de pèlerins quelques Chinois, avec un chapelet à la main, et faisant comme tous les autres les prostrations d'usage. Sandara-le-Barbu nous dit que c'étaient des marchands de Khata ; qu'ils ne croyaient pas à Bouddha, mais qu'ils simulaient de la dévotion, pour attirer des pratiques et vendre plus facilement leur marchandise. Nous ne pouvons dire si ces paroles de Sandara étaient une médisance ou une calomnie. Tout ce que nous savons, c'est qu'elles exprimaient passablement bien le génie chinois.

Le quinze, les pèlerins firent encore le tour de la lamaserie ; mais ils étaient bien moins nombreux que les jours précédents. La curiosité les poussait plus volontiers vers les endroits où se faisaient les préparatifs de la fête des fleurs. Quand la nuit fut arrivée, Sandara vint nous inviter à aller voir ces merveilles de beurre, que nous avions tant entendu prôner. Nous partîmes en la compagnie du bègue, du Kitat-Lama et de son Chabi. Nous ne laissâmes que le vieux Akayé pour garder la maison. Les fleurs étaient établies en plein air, devant les divers temples bouddhiques de la lamaserie. Elles étaient éclairées par des illuminations d'un éclat ravissant. Des vases innombrables, en cuivre jaune et rouge, et affectant la forme de calice, étaient distribués sur de légers échafaudages qui représentaient des desseins de fantaisie. Tous ces vases de diverses grosseurs, étaient remplis de beurre figé, d'où s'élevait une mèche solide entourée de coton. Ces illuminations étaient ordonnées avec goût. Elles n'eussent pas été déplacées à Paris, aux jours de réjouissance publique.

La vue des fleurs nous saisit d'étonnement. Jamais nous n'eussions pensé qu'au milieu de ces déserts, et parmi des peuples à moitié sauvages, il put se rencontrer des artistes d'un si grand mérite. Les peintres et les sculpteurs que nous avions vus dans diverses lamaseries, étaient loin de nous faire soupçonner tout le fini que nous eûmes à admirer dans ces ouvrages en beurre. Ces fleurs étaient des bas-reliefs de proportions colossales, représentant divers sujets tirés de l'histoire du Bouddhisme. Tous les personnages avaient une vérité d'expression qui nous étonnait. Les figures étaient vivantes et animées, les poses naturelles, et les costumes portés avec grâce et sans la moindre gêne. On pouvait distinguer au premier coup d'œil la nature et la qualité des étoffes. Les costumes en pelleterie étaient surtout admirables. Les peaux de mouton, de tigre, de renard, de loup et de divers autres animaux, étaient si bien représentées, qu'on était tenté d'aller les toucher de la main, pour s'assurer si elles n'étaient pas véritables. Dans tous les bas-reliefs, il était facile de reconnaître Bouddha. Sa figure pleine de noblesse et de majesté appartenait au type Caucasien, elle était conforme aux traditions bouddhiques,qui prétendent que Bouddha, originaire du ciel d'occident, avait la figure blanche et légèrement colorée de rouge, les yeux largement fendus, le nez grand, les cheveux longs, ondoyants, et doux au toucher. Les autres personnages avaient tous le type mongol, avec les nuances thibétaine, chinoise, tartare, et si-fan. En ne considérant que les traits du visage, et abstraction faite du costume, on pouvait les distinguer facilement les uns des autres. Nous remarquâmes quelques têtes d'Hindous et de nègres, très-bien représentées. Ces dernières excitaient beaucoup la curiosité des spectateurs. Ces bas-reliefs grandioses étaient encadrés par des décorations représentant des animaux, des oiseaux et des fleurs ; tout cela était aussi en beurre, et admirable par la délicatesse des formes et du coloris.

Sur le chemin qui conduisait d'un temple à l'autre, on rencontrait, de distance en distance, de petits bas-reliefs, où étaient représentées, en miniature, des batailles, des chasses, des scènes de la vie nomade, et des vues des lamaseries les plus célèbres du Thibet et de la Tartarie. Enfin, sur le devant du principal temple, était un théâtre, dont, personnages et décorations, tout était beurre. Les personnages n'avaient pas plus d'un pied de haut ; ils représentaient une communauté de Lamas se rendant au chœur, pour la récitation des prières. D'abord, on n'apercevait rien sur le théâtre. Quand le son de la conque marine se faisait entendre, on voyait sortir de deux portes latérales deux files de petits Lamas ; puis venaient les supérieurs avec leurs habits de cérémonie. Après être restés un instant immobiles sur le théâtre, ils rentraient dans les coulisses, et la représentation était finie. Ce spectacle excitait l'enthousiasme de tout le monde. Pour nous, qui avions vu autre chose en fait de mécanisme, nous trouvions assez plats ces petits bons-hommes, qui arrivaient sans remuer les jambes, et s'en retournaient de la même façon. Une seule représentation comme cela nous suait, et nous allâmes admirer les bas-reliefs.

Pendant que nous étions à examiner des groupes de diables, aussi grotesques, pour le moins, que ceux de Callot, nous entendîmes retentir, tout à coup, le bruit immense d'un grand nombre de trompettes et de conques marines. On nous dit que le Grand-Lama sortait de son sanctuaire pour aller visiter les fleurs. Nous ne demandions pas mieux ; le Grand-Lama de Kounboum était pour nous chose curieuse à voir. Il arriva bientôt à l'endroit où nous étions arrêtés. Des Lamas-satellites le précédaient, en écartant la foule avec de gros fouets noirs ; il allait à pied, et était entouré des principaux dignitaires de la lamaserie. Ce Bouddha-vivant nous parut âgé, tout au plus, d'une quarantaine d'années ; il était de taille ordinaire, d'une physionomie commune et plate, et d'un teint fortement basané. Il jetait, en allant, un coup d'œil maussade sur les bas-reliefs qui se trouvaient sur son passage. En regardant les belles figures de Bouddha, il devait sans doute se dire qu'à force de transmigrations, il avait singulièrement dégénéré de son type primitif. Si la personne du Grand-Lama nous frappa peu, il n'en fut pas ainsi de son costume, qui était rigoureusement celui des évêques ; il portait sur sa tête une mitre jaune ; un long bâton en forme de crosse était dans sa main droite ; et ses épaules étaient recouvertes d'un manteau en taffetas violet, retenu sur la poitrine par une agrafe, et semblable on tout à une chape. Dans la suite nous aurons à signaler de nombreux rapports entre le culte catholique et les cérémonies lamaïques.

Les spectateurs paraissaient se préoccuper peu du passage de leur Bouddha-vivant : ils regardaient plus volontiers les Bouddha de beurre, qui, au fond, étaient bien plus jolis. Les Tartares étaient les seuls qui donnassent quelques signes de dévotion ; ils joignaient les mains, courbaient la tête en signe de respect, et semblaient affligés qu'une foule trop pressée ne leur permît pas de se prosterner tout du long.

Quand le Grand-Lama eut fini sa tournée, il rentra dans son sanctuaire, et alors ce fut pour tout le monde comme le signal de s'abandonner sans réserve aux transports de la joie la plus folle. On chantait à perdre haleine, on dansait des farandoles ; puis on se poussait, on se culbutait, on poussait des cris, des hurlements à épouvanter les déserts ; on eût dit que tous ces peuples divers étaient tombés dans le délire. Comme au milieu de cet épouvantable désordre, il eût été facile de renverser les illuminations et les tableaux en beurre, des Lamas armés de grandes torches enflammées étaient chargés d'arrêter les flots de cette immense foule, qui bouillonnait comme une mer battue par la tempête. Nous ne pûmes résister longtemps à une semblable cohue. Le Kitat-Lama, s'étant aperçu de l'oppression dans laquelle nous étions, nous invita à prendre le chemin de notre habitation. Nous acceptâmes avec d'autant plus de plaisir, que la nuit était déjà fort avancée, et que nous éprouvions le besoin d'un peu de repos.

Le lendemain, quand le soleil se leva, il ne restait plus aucune trace de la grande fête des fleurs. Tout avait disparu ; les bas-reliefs avaient été démolis, et cette immense quantité de beurre avait été jetée au fond du ravin pour servir de pâture aux corbeaux. Ces travaux grandioses, où l'on avait employé tant de peine, dépensé tant de temps, et on peut dire aussi tant de génie, n'avaient servi qu'au spectacle d'une seule nuit. Chaque année, on fait des fleurs nouvelles, et sur un plan nouveau.

Avec les fleurs, disparurent aussi les pèlerins. Déjà, dès le matin, on les voyait gravir à pas lents les sentiers sinueux de la montagne, et s'en retourner tristement dans leurs sauvages contrées ; ils s'en allaient tous la tête baissée et en silence ; car le cœur de l'homme peut porter si peu de joie en ce monde, que le lendemain d'une bruyante fête est ordinairement un jour rempli d'amertume et de mélancolie.