Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Préface

Adrien Le Clere (Tome 1p. 5-14).

PRÉFACE.


Ces souvenirs de voyage ayant été accueillis avec bienveillance, nous en donnons une édition nouvelle, sans faire subir à la première aucun changement notable. Il s’en faut bien que nous ayons jamais eu la prétention de faire une œuvre littéraire ; nous avons seulement essayé de raconter avec simplicité ce qui nous avait frappé durant nos longues et laborieuses pérégrinations dans la Haute-Asie. Les contrées que nous avons visitées étaient à peu près inconnues des Européens modernes. Ces vieilles races tartares qui ont jadis tant agité la terre, ont apparu comme un monde nouveau, et cela nous explique comment le lecteur a pu parcourir avec quelque intérêt les relations d’un Missionnaire peu exercé à écrire, et enfoncé depuis quatorze ans dans l’étude des langues asiatiques.

Plusieurs de nos amis ont bien voulu nous faire observer que notre récit commençait beaucoup trop brusquement, et que le lecteur devait se trouver un peu déconcerté en se voyant tout d’un coup transporté en dehors de la grande muraille, et dans un certain royaume d’Ouniot, dont peut-être les géographes les plus érudits ne connaissent pas même le nom. Les personnes qui ne lisent pas avec beaucoup d’assiduité les Annales de la Propagation de la Foi, ont dû, en effet, éprouver un grand étonnement, en voyant des Missionnaires français au milieu des steppes de la Mongolie, et, elles eussent été peut-être bien aises de savoir comment nous y étions parvenu. Il en coûte toujours de parler de soi ; mais puisqu’en lisant un voyage, il arrive quelquefois qu’on s’intéresse au voyageur, nous essaierons volontiers de remplir la lacune qui nous a été signalée, et de tracer un rapide itinéraire pour ceux qui auront le dévouement et la patience de nous suivre parmi les tribus errantes de la Tartarie et du Thibet.

Au mois de février 1839, Monseigneur de Quelen nous imposa les mains, et nous dit au nom de Jésus-Christ : Allez, et enseignez toutes les nations

Quelques jours après, nous nous trouvions dans le port du Havre, sur le pont d’un navire. Le capitaine donna ordre de lever l’ancre, et le cœur plein de force et de confiance, mais oppressé de sanglots, nous nous éloignâmes de cette France bien-aimée, à laquelle nous pensions dire un éternel adieu… le brick l’Adhémar faisait voile pour la Chine.

Après avoir sillonné la Manche, l’Atlantique, le grand Océan, le détroit de la Sonde et la mer de Chine pendant cinq mois et demi, nous arrivâmes à Macao. En ce moment, les Anglais commençaient à faire gronder le canon européen sur les côtes du céleste Empire, et un Lazariste français, le vénérable Perboyre, détenu dans les prisons de Ou-Tchang-Fou se préparait à conquérir la palme du martyre. La guerre de l’opium fut longue et opiniâtre : la puissance anglaise promena son pavillon sur le fleuve Bleu, saccagea plus d’une grande cité sur son passage et alla mouiller ses steamers et ses vaisseaux de ligne jusque sous les murs de Nan-King. L’orgueil chinois fut profondément humilié ; l’Angleterre remporta un facile triomphe, et l’Europe fut persuadée que la Chine était ouverte. Cependant il n’en est rien. L’empire du milieu est toujours fermé : les diplomates chinois sont venus réparer les désastres des mandarins militaires, et aujourd’hui, un sujet de la reine Victoria ne se hasarderait pas à mettre le pied dans la ville de Canton… Le vénérable Perboyre eut, lui aussi, un long et terrible combat à soutenir. Mais il sut triompher en apôtre : il reçut glorieusement la mort sur la place publique de la capitale du Hou-Pé, et maintenant comme par le passé, les Missionnaires catholiques sont les seuls Européens qui osent parcourir les provinces de la Chine.

Ce fut sous les auspices de notre vénérable Confrère que nous fîmes le premier pas dans ces contrées inhospitalières. Les habits que portait M. Perboyre quand il fut mis à mort, venaient de nous être envoyés à la Procure de Macao, et nous eûmes l’audace, nous pauvre Missionnaire, de nous revêtir de ces précieuses reliques fraîchement rougies du sang d’un martyr.

Nous traversâmes la ville de Canton toute remplie de soldats tartares et chinois qui préparaient leurs inutiles stratagèmes contre les canons de la Compagnie des Indes. Après trois mois de courses au sein de ces grandes et curieuses provinces, nous arrivâmes à Péking, pénétrés de reconnaissance envers Dieu, mais en même temps stupéfaits d’avoir échappé à tant de dangers, et de nous trouver dans la capitale de ce merveilleux empire. Ce peuple, à part dans le monde, et dont la vieille civilisation étonne tant les jeunes nations de l’Europe, n’était plus pour nous un peuple séquestré de l’humanité et enveloppé de ténèbres : nous vivions au milieu de lui, nous le touchions de nos mains, et nous respirions son air. Ses arts, son industrie, la singularité de ses mœurs et de ses habitudes, sa langue monosyllabique avec ses bizarres caractères que nous commencions à déchiffrer, son génie commercial et agricole, tout cela se manifestait à nous par degrés, et nous jetait dans un étonnement profond. Il est cependant une chose qui, par-dessus tout, pénétra notre âme de vives et impérissables émotions. En parcourant ces populations idolâtres, nous rencontrâmes çà et là, sur les montagnes, dans les cités et les bourgades, le long des fleuves, partout, quelques familles privilégiées, prosternées au pied de la croix, récitant les mêmes prières que les Catholiques redisent sur toute la surface de la terre, et solennisant, comme eux, mais en secret, et dans le fond de leurs pauvres demeures, les belles fêtes de l’Église universelle. Quels touchants souvenirs des Catacombes !

Nous ne tardâmes pas à franchir la grande Muraille, barrière fameuse élevée par les Empereurs chinois contre les irruptions des Tartares, mais qui ne saurait arrêter la sainte invasion du Christianisme. La Mongolie fut pendant plusieurs années la Mission qui nous fut assignée. La vie du Missionnaire dans ces rudes et âpres contrées est souvent bien laborieuse : le défrichement de cette portion de l’immense champ du Père de Famille ne s’opère qu’à force de résignation et de patience. Ce n’est pas que la nature du sol soit toujours inféconde : mais il y a tant de ronces, les mauvaises herbes y sont si épaisses et si profondément enracinées, que souvent la divine semence languit et meurt. Celui, pourtant, qui a beaucoup de persévérance et qui ne se rebute pas d’aller et de répandre le grain évangélique dans les pleurs et les tribulations a quelquefois aussi la consolation de revenir au champ, le cœur plein de joie pour y faire ses gerbes. Euntes ibant et flebant mittentes semina sua ; venientes autem venient cum exultatione portantes manipulos suos.

Ce fut en 1844 que nous commençâmes à étudier plus particulièrement la religion bouddhique dans les monastères des Lamas, et que le désir d’aller à la source des superstitions qui dominent les peuples de la Haute-Asie, nous fit entreprendre ces longs voyages qui nous conduisirent jusqu’à la capitale du Thibet. Le despotique protectorat que la Chine exerce sur ces contrées vint y troubler notre séjour, et après de longues mais inutiles résistances, nous fûmes expulsé de Lha-Ssa et escorté jusqu’à Macao par ordre de l’Empereur chinois. C’est là que nous rassemblâmes les quelques notes recueillies le long de la route, et que nous essayâmes de rédiger ces souvenirs pour nos frères d’Europe dont la charité veut bien s’intéresser aux épreuves et aux fatigues des Missionnaires… Alors nous reprîmes la route de Péking, et, pour la troisième fois, nous traversâmes les provinces du céleste Empire.

Après un assez court séjour dans la capitale, nous comprîmes que le terrible climat du nord ne pouvait plus nous convenir. Les infirmités que nous avions contractées au milieu des neiges du Thibet, nous forcèrent de redescendre dans nos Missions du sud. Le mal empira, et comme notre état, souvent voisin de la paralysie, était désormais incompatible avec les fatigues et l’activité de notre saint ministère, il nous fut permis de venir chercher en France des remèdes que nous eussions vainement demandés à la médecine empirique des Chinois.

Nous quittâmes Macao le 1er janvier 1852 à bord du Cassini, corvette à vapeur qui allait visiter les côtes de la Cochinchine, du Tonquin et de la Malaisie. Le steamer français devant s’arrêter à Singapore, nous eûmes le regret de nous séparer de notre ami, le commandant de Plas, et de quitter un navire qui a su prouver que l’observance des devoirs religieux s’harmonise merveilleusement avec les labeurs et les exigences de la vie maritime.

Une frégate française, l’Algérie, allait mettre à la voile pour les Indes : son commandant, l’excellent M. Fourichon, eut l’obligeance de nous offrir un passage à son bord, et nous pûmes continuer notre route, non pas directement, il est vrai, mais le plus agréablement du monde : car l’amabilité de ceux qui nous entouraient nous faisait goûter déjà par avance, tous les charmes de la patrie. Le Cassini et l’Algérie vivront toujours inséparables dans nos plus intimes souvenirs d’outre-mer ; il suffit de connaître un peu la marine française pour l’aimer et l’admirer beaucoup.

Dans l’Inde nous visitâmes avec le plus vif intérêt Pondichéry, Mahé et Bombay. Nous vîmes cette mystérieuse civilisation indienne se débattant vainement sous les étreintes impitoyables de la domination anglaise. Cependant, au milieu de ces nombreuses et intéressantes populations, dont les puissants dominateurs ne paraissent préoccupés que de spéculations mercantiles et de jouissances matérielles, on aime à contempler l’action lente et persévérante de la Religion chrétienne sur les vieilles erreurs du Bramanisme. Les Missionnaires y luttent, comme en Chine, avec un zèle et une patience dignes des plus grands succès ; aussi, un jour viendra, on ne peut en douter, où la fraternité évangélique triomphera complètement de l’orgueilleux système des castes et du privilège.

Après avoir touché à Ceylan, l’île des épices, et à Aden, où les Anglais se sont fortifiés, comme dans un autre Gibraltar, nous parcourûmes la mer Rouge, et nous arrivâmes en Égypte à travers les sables de Suez. L’Égypte ! quelle terre palpitante de souvenirs ! Avec quel saisissement on visite, aux environs du Caire, les ruines de Memphis, les tombeaux des Kalifes, les Pyramides, Héliopolis où médita Platon et où les noirs ciprès qui entourent l’Aiguille de Cléopâtre semblent murmurer tristement le nom glorieux de Kléber !… Ces souvenirs sont pour tout le monde ; mais le Chrétien sait en trouver de plus émouvants encore ; c’est dans cette contrée que vint le patriarche Joseph, et où germa la civilisation du peuple de Dieu. On voit sur les bords du Nil l’endroit où fut exposé Moïse, et où, sans doute, le divin Enfant de Marie porta souvent ses pas : car non loin de là, on montre la maison qu’habita la sainte Famille pendant son séjour en Égypte.

Maintenant, des bateaux à vapeur sillonnent le Nil et conduisent le voyageur du Caire à Alexandrie, grande et célèbre cité qui se fait européenne en toute hâte, et où on ne retrouve plus rien de ce qui fut autrefois. On est obligé de fouiller les livres pour faire revivre ses nombreuses illustrations, ses Églises florissantes, ses Martyrs, ses Docteurs et ses écoles savantes.

En Chine, en Malaisie, dans les Indes, à Ceylan, dans la mer Rouge, partout, on rencontre la domination anglaise, dont l’irrésistible besoin d’expansion cherche à absorber tous les peuples. On la retrouve encore en Égypte : l’influence française en a disparu en 1848. Les Anglais qui depuis longtemps convoitent la terre des Pharaons, ont habilement profité de nos discordes civiles et de l’instabilité de nos institutions pour s’insinuer dans les Conseils d’Abbas-Pacha. Mais la France, il faut l’espérer, reprendra bientôt partout le rang qui lui appartient, et l’Égypte pourra s’appuyer sans crainte, sur la force d’un gouvernement qui porte le nom du héros des Pyramides.

Le 3 mai, nous partîmes d’Alexandrie pour aller visiter la Syrie, Beyrouth, le mont Liban, Tyr et Sidon qui n’ont pas même conservé de ruines, Saint-Jean-d’Acre, le mont Carmel, et Jaffa qui n’a plus à son lazaret que de joyeux pestiférés.

Il n’était pas permis à un Missionnaire catholique qui avait erré si longtemps parmi les contrées les plus célèbres du bouddhisme de passer si près de la Palestine, sans aller visiter, le bourdon à la main, les lieux qui ont été sanctifiés par la naissance, la vie et la mort du Sauveur des hommes. Nous eûmes donc le bonheur de faire un pèlerinage à Jérusalem, et, le jour de l’Ascension, nous étions sur la montagne des Oliviers, pressant de nos lèvres l’empreinte sacrée que Jésus-Christ laissa sur le rocher quand il monta au Ciel.

Un mois après, nous avions revu notre patrie, la France, le plus beau, le meilleur de tous les pays, et nous allions chercher aux eaux thermales d’Ax, au sommet des Pyrénées, les forces que nous avions perdues sur les monts Hymalaya.

Eaux Thermales d’Ax, le 7 Août, 1852.