Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre VIII

Adrien Le Clere (Tome 1p. 278-315).
VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE VIII.


Coup d’œil sur le pays des Ortous. — Terres cultivées. — Steppes stériles et sablonneuses des Ortous. — Forme des gouvernements tartares-mongols. — Noblesse. — Esclavage. — Rencontre d’une petite lamaserie. — Election et intronisation d’un Bouddha-vivant. — Régime des lamaseries. Études lamaïques. — Violent orage. — Refuge dans des grottes creusées de mains d’hommes. — Tartare caché dans une caverne. — Anecdote tartaro-chinoise. — Cérémonies des mariages tartares. — Polygamie. — Divorce. — Caractère et costume des femmes mongoles.


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Le soleil était déjà haut quand nous nous levâmes. En sortant de la tente, nous jetâmes un coup d’œil autour de nous, pour faire connaissance avec ce nouveau pays que les ténèbres de la veille nous avaient empêché d’examiner. Il nous parut triste et aride ; mais enfin nous fûmes heureux de ne plus apercevoir ni bourbiers ni marécages. Nous avions laissé derrière nous le fleuve Jaune avec toutes ses eaux débordées, et nous entrions dans les steppes sablonneuses de l’Ortous.

Le pays d’Ortous se divise en sept bannières ; il compte cent lieues d’étendue d’occident en orient, et soixante-dix du sud au nord. Le fleuve Jaune l’entoure à l’est, à l’ouest et au nord, et la grande muraille au midi. Ces contrées ont subi, à toutes les époques, l’influence des révolutions politiques qui ont agité l’empire chinois. Les conquérants Chinois et Tartares s’en sont tour à tour emparés, et en ont fait le théâtre de guerres sanglantes. Pendant les dixième, onzième et douzième siècles, elles sont demeurées sous la domination des rois de Hia, qui se disaient Tartares d'origine Thou-Pa dans le pays de Si-Fan. La capitale de leur royaume, nommée Hia-Tcheou, était située aux pieds des monts Alecha, entre le Hoang-Ho et la grande muraille. Maintenant cette ville s'appelle Ning-Hia, et appartient à la province de Kan-Sou. En 1227, le royaume de Hia, et par suite l' Ortous, furent enveloppés dans la ruine commune par les victoires de Tchingghiskhan, fondateur de la dynastie tartare des Youen.

Après l'expulsion des Tartares-Mongols par les Ming, les Ortous tombèrent au pouvoir du Khan du Tchakar. Ce dernier ayant fait sa soumission aux conquérants Mantchous, en 1635, les Ortous suivirent son exemple, et furent réunis à l'empire, en qualité de peuples tributaires.

L'empereur Khang-Hi, dans le cours de son expédition contre les Eleuts, en 1696, fit quelque séjour parmi les Ortous. Voici ce qu'il disait de ce peuple, dans une lettre écrite au prince son fils, resté à Péking : « Jusqu'ici, dit-il, je n'avais point l'idée qu'on doit se former des Ortous ; c'est une nation très-policée, et qui n'a rien perdu des anciennes coutumes des vrais Mongols. Tous leurs princes vivent entre eux dans une union parfaite, et ne connaissent point la différence du tien et du mien. Il est inoui de trouver un voleur parmi eux, quoiqu'ils ne prennent aucune précaution pour la garde de leurs chameaux et de leurs chevaux. Si par hasard un de ces animaux s'égare, celui qui le trouve en prend soin, jusqu'à ce qu'il en ait découvert le propriétaire, et il le lui rend alors sans le moindre intérêt. ... Les Ortous sont principalement intelligents dans la manière d'élever les bestiaux ; la plupart de leurs chevaux sont doux et traitables. Les Tchakar, au nord des Ortous, ont la réputation de les élever avec beaucoup de soin et de succès ; je crois cependant que les Ortous les surpassent encore en ce point. Malgré cet avantage, ils ne sont pas à beaucoup près aussi riches que les autres Mongols. »

Cette citation que nous empruntons à l'abbé Grosier. est en tout point conforme avec ce que nous avons pu remarquer chez les Ortous. Il paraît que depuis le temps de l'empereur Khang-Hi, ces peuples n'ont nullement changé.

L'aspect du pays que nous parcourûmes pendant notre première journée de marche, nous parut beaucoup se ressentir du voisinage des pêcheurs chinois qui résident sur les bords du fleuve Jaune. Nous rencontrâmes ça et là quelques terres cultivées ; mais rien de plus triste et de plus mauvaise mine que cette culture, si ce n'est peut-être le cultivateur lui-même. Ces misérables agricoles sont des gens mixtes, moitié Chinois, moitié Tartares, n'ayant ni l'industrie des premiers, ni les mœurs franches et simples des seconds ; ils habitent dans des maisons, ou plutôt sous de sales hangars, construits avec des branches entrelacées et grossièrement enduites de boue et de fiente de bœuf. La soif nous ayant forcés d'entrer dans une de ces habitations, pour demander l'aumône d'une écuellée d'eau, nous pûmes nous convaincre que l'intérieur ne démentait en rien la misère qui apparaissait au dehors. Hommes et animaux, tout vivait pêle-mêle dans l'ordure ; ces demeures étaient bien loin de valoir les tentes mongoles, où du moins l'air n'est pas empesté par la présence des bœufs et des moutons.

La terre sablonneuse que cultivent ces pauvres gens, à part quelque peu de sarrasin et de petit millet, ne produit guère que du chanvre, mais il est d'une grosseur prodigieuse. Quand nous passâmes, quoique la récolte fût déjà faite, nous pûmes pourtant juger de la beauté de la tige, par ce qui en restait dans les champs. Les cultivateurs des Ortous n'arrachent pas le chanvre, quand il est mûr, comme cela se pratique en Chine ; ils le coupent à ras de terre, de manière à laisser une souche grosse d'un pouce de diamètre. Pour traverser ces vastes champs de chanvre, nos chameaux eurent beaucoup à souffrir : ces souches nombreuses, qu'ils rencontraient continuellement sous leurs larges pieds, les forçaient à exécuter des danses bizarres et bien capables d'exciter notre hilarité, si nous n'eussions eu la crainte de les voir se blesser à chaque pas. Au reste, ce qui contrariait si fort la marche de nos chameaux devint pour nous d'un grand secours ; quand nous eûmes dressé la tente, ces résidus de chanvre nous fournirent un facile et abondant chauffage.

Bientôt nous rentrâmes dans la Terre des herbes, si toutefois on peut donner ce nom à un pays stérile, sec et pelé comme celui des Ortous. De quelque côté que l'on porte ses pas, on ne rencontre jamais qu'un sol désolé et sans verdure, des ravins rocailleux, des collines marneuses et des plaines encombrées d'un sable fin et mobile, que l'impétuosité des vents balaie de toute part ; pour tout pâturage, on ne voit que des arbustes épineux, et des espèces de fougères maigres, poudreuses et d'une odeur fétide. De loin en loin seulement, ce sol affreux produit quelques herbes clair-semées, cassantes, et tellement collées à terre que les animaux ne peuvent les brouter sans labourer les sables avec leurs museaux. Ces nombreux marécages, qui avaient fait notre désolation sur les bords du fleuve Jaune, nous finîmes bientôt par les regretter dans le pays des Ortous, tant les eaux y sont rares et la sécheresse affreuse : pas un ruisseau, pas une fontaine où le voyageur puisse se désaltérer ; on ne rencontre que des lagunes et des citernes remplies d'une eau puante et bourbeuse.

Les Lamas avec lesquels nous avions été en rapport dans la Ville-Bleue, nous avaient prévenus des misères que nous aurions à endurer dans le pays des Ortous, surtout à cause de la rareté des eaux ;. d'après leur conseil, nous avions acheté deux sceaux en bois, qui nous furent effectivement de la plus grande utilité. Quand nous avions le bonheur de trouver sur notre chemin des flaques, ou des puits creusés par les Tartares, sans nous arrêter à la mauvaise qualité de l'eau, nous en remplissions nos seilles, et nous en usions toujours avec la plus grande économie, comme on ferait d'une rare et précieuse liqueur. Malgré nos précautions, pourtant il nous arriva plus d'une fois de passer des journées entières sans pouvoir nous procurer une seule goutte d'eau pour humecter un peu nos lèvres. Cependant nos privations personnelles étaient encore peu de chose, en comparaison de la peine que nous éprouvions en voyant nos animaux manquer d'eau presque tous les jours, dans un pays où ils n'avaient jamais à brouter que quelques plantes desséchées, et en quelque sorte calcinées par le nitre ; aussi maigrissaient-ils à vue d'œil. Après quelques journées de marche, le cheval prit un aspect pitoyable ; il s'en allait baissant la tête jusqu'à terre, et paraissant à chaque pas devoir succomber de défaillance ; les chameaux se balançaient péniblement sur leurs longues jambes, et leurs bosses amaigries se penchaient sur leur dos, semblables à des sacs vides.

Les steppes des Ortous, quoique si dépourvues d'eaux et de bons pâturages, n'ont pas été pourtant abandonnées par les animaux sauvages. On y rencontre fréquemment des écureuils gris, des chèvres jaunes à la jambe svelte et légère, et des faisans au plumage élégant. Les lièvres y abondent, et ils sont si peu farouches, qu'ils ne se donnaient pas même la peine de fuir à notre approche ; ils se soulevaient avec curiosité sur leurs pattes de derrière, dressaient leurs oreilles, et nous regardaient passer avec indifférence. Au reste, ces animaux vivent toujours sans inquiétude ; car, à part quelques rares Mongols qui s'adonnent à la chasse, il n'y a jamais là personne pour les inquiéter.

Les troupeaux que nourrissent les Tartares des Ortous, sont peu nombreux, et bien différents de ceux qui paissent parmi les gras pâturages du Tchakar ou de Gechekten. Les bœufs et les chevaux nous parurent surtout misérables ; les chèvres, les moutons et les chameaux avaient assez bonne mine ; cela vient sans doute de ce que ces derniers animaux aiment beaucoup à brouter les plantes imprégnées de salpêtre, au lieu que les bœufs et les chevaux affectionnent les frais pâturages et les eaux pures et abondantes.

Les Mongols des Ortous se ressentent beaucoup de la misère du pays qu'ils occupent. Pendant notre voyage, nous n'eûmes pas lieu de nous apercevoir que, depuis le temps de l'empereur Khang-Hi, ils se fussent beaucoup enrichis. La plupart demeurent sous des tentes, composées de quelques lambeaux de feutre ou de peaux de chèvres ajustés sur un misérable échafaudage ; le tout est tellement vieux et sale, tellement délabré par le temps et les orages, qu'on soupçonnerait difficilement qu'elles pussent servir de demeure à des hommes. S'il nous arrivait de camper auprès de ces pauvres habitations, aussitôt nous recevions la visite d'une foule de malheureux, qui se prosternaient à nos pieds, se roulaient à terre, et nous donnaient les titres les plus magnifiques pour obtenir quelque aumône. Nous n'étions pas riches ; mais nous ne pouvions nous dispenser de les faire participer au petit trésor que nous tenions de la bonté de la Providence. Nous leur donnions quelques feuilles de thé, une poignée de farine d'avoine, du petit millet grillé, et quelquefois un peu de graisse de mouton. Hélas! nous eussions aimé à leur offrir davantage ; mais nous étions forcés de donner peu, parce que nous avions peu nous-mêmes. Les Missionnaires sont, eux aussi, des pauvres, qui vivent des aumônes que leur distribuent tous les ans leurs frères d'Europe.

Si on ne connaissait les lois qui régissent les Tartares, on comprendrait difficilement comment des hommes peuvent se condamner à passer leur vie dans le misérable pays des Ortous, tandis que la Mongolie offre de toute part des contrées immenses, désertes, et où les eaux et les pâturages se rencontrent en abondance. Quoique les Tartares soient nomades, et sans cesse errants de côté et d'autre, ils ne sont pas libres pourtant d'aller vivre dans un pays autre que le leur ; ils sont tenus de demeurer dans leur royaume et sous la dépendance de leur maître ; car, il faut le dire, parmi les tribus mongoles, l'esclavage est encore dans toute sa vigueur. Pour bien comprendre le degré de liberté dont peuvent jouir ces peuples, au milieu de leurs contrées désertes, il est bon d'entrer dans quelques détails sur la forme de leur gouvernement.

La Mongolie est divisée en plusieurs souverainetés, dont les chefs sont soumis à l'empereur de Chine, Tartare lui-même, mais de race Mantchoue ; ces chefs portent des titres qui correspondent à ceux de rois, de ducs, de comtes, de barons, etc. Ils gouvernent leurs Etats selon leur bon plaisir, et sans que personne ait le droit de s'immiscer dans leurs affaires ; ils ne reconnaissent pour suzerain que l'empereur de Chine. Quand il s'élève entre eux des différends, ils ont recours à Péking, au lieu de se donner des coups de lances, comme cela se pratiquait autrefois, au moyen-âge de l'Europe, parmi ces petits souverains si guerroyeurs et si turbulents, ils se soumettent toujours avec respect aux décisions de la cour de Péking, quelles qu'elles puissent être. Bien que les souverains mongols se croient tenus d'aller tous les ans se prosterner devant le fils du ciel, maître de la terre, ils soutiennent cependant que le Grand-Khan n'a pas le droit de détrôner les familles régnantes dans les principautés tartares. Il peut casser le roi pour des causes graves ; mais il est obligé de mettre à la place un de ses enfants. La souveraineté appartient, disent-ils, à telle famille, ce droit est inamissible, et c'est un crime de prétendre l'en déposséder.

Il y a peu d'années, le roi de Barains (1)[1] fut accusé à Péking de machiner une révolte contre l'Empereur ; il fut jugé par les tribunaux suprêmes, sans être entendu, et condamné à être raccourci par les deux bouts. L'esprit de la loi voulait qu'on lui coupât les pieds et la tête. Le roi fit donner des sommes énormes à ceux qui devaient veiller à l'exécution de l'édit impérial, et on se contenta de lui couper sa tresse de cheveux, etde lui arracher la semelle de ses bottes. On écrivit à Péking, que l'ordre avait été exécuté, et la chose en resta là. Le roi pourtant cessa de régner, et son fils monta sur le trône.

Quoique, d'après une espèce de droit coutumier, le pouvoir doive toujours rester dans la même famille, on ne peut pas dire toutefois qu'il y ait quelque chose de bien fixe à cet égard. Rien de plus vague et de plus indéterminé, que les rapports qui existent entre les souverains lar- tares et le Grand-Khan ou empereur de la Chine, dont la volonté toute-puissante est au-dessus de toutes les lois et de tous les usages. Dans la pratique, l'Empereur a le droit de faire tout ce qu'il fait, et ce droit ne lui est contesté par personne. Si des cas douteux et contestés viennent à surgir, la force en décide.

En Tartarie, toutes les familles qui ont quelque lien de parenté avec le souverain, constituent une noblesse, ou caste patricienne, à qui appartient le sol tout entier. Ces nobles, qu'on nomme Taitsi, sont distingués par un globule bleu qui surmonte leur bonnet ; c'est parmi eux que les souverains des divers Etats choisissent leurs ministres, qui sont ordinairement au nombre de trois ; on les nomme Toutzelaktsi, c'est-à-dire, homme qui aide ou qui prête son ministère. Cette dignité leur donne le droit de porter le globule rouge. Au-dessous des Toutzelaktsi, sont les Touchimel, officiers subalternes, qui sont chargés des détails de l'administration. Enfin, quelques secrétaires ou interprètes, qui doivent être versés dans les langues mongole, mantchoue et chinoise, complètent la hiérarchie.

Dans le pays des Khalkhas, au nord du désert de Gobi, on trouve une contrée entièrement occupée par les Taitsi ; on les croit descendants de la dynastie mongole, fondée par Tchinggiskhan, et qui occupa le trône impérial depuis l'an 1260 jusqu'à 1341. Après la révolution qui rendit aux Chinois leur indépendance nationale,ils se réfugièrent parmi les Khalkhas, obtinrent sans peine une portion de leur immense territoire, et adoptèrent la vie nomade qu'avaient menée leurs ancêtres, avant la conquête de la Chine. Ces Taitsi passent leurs jours dans la plus grande indépendance, sans être soumis à aucune charge, sans payer de tribut à personne, et sans reconnaître aucun souverain. Leurs richesses se composent de tentes et de bestiaux. La terre des Taitsi est le pays mongol où on trouverait retracées le plus exactement les mœurs patriarcales, telles que la Bible nous les dépeint dans les vies d'Abraham, de Jacob et des autres pasteurs de la Mésopotamie.

Les Tartares qui ne sont pas de famille princière sont esclaves ; ils vivent sous la dépendance absolue de leurs maîtres. Outre les redevances qu'ils doivent payer, ils sont tenus de garder les troupeaux de leurs maîtres ; il ne leur est pas défendu d'en nourrir aussi pour leur propre compte. On se tromperait beaucoup, si on s'imaginait qu'en Tartarie l'esclavage est dur et cruel, comme il l'a été chez certains peuples ; les familles nobles ne diffèrent presque nullement des familles esclaves. En examinant les rapports qui existent entre elles, il serait difficile de distinguer le maître de l'esclave ; ils habitent les uns et les autres sous la tente, et passent également leur vie à faire paître des troupeaux. On ne voit jamais parmi eux le luxe et l'opulence se poser insolemment en face de la pauvreté. Quand l'esclave entre dans la tente du maître, celui-ci ne manque pas de lui offrir le thé au lait ; ils fument volontiers ensemble, et se font mutuellement l'échange de leurs pipes. Aux environs des tentes, les jeunes esclaves et les jeunes seigneurs folâtrent et se livrent aux exercices de la lutte. pêle-mêle et sans distinction ; le plus fort terrasse le plus faible, et voilà tout. Il n'est pas rare de voir des familles d'esclaves devenir propriétaires de nombreux troupeaux,et couler leurs jours dans l'abondance. Nous en avons rencontré beaucoup qui étaient plus riches que leurs maîtres, sans que cela donnât le moindre ombrage à ces derniers. Quelle différence entre cet esclavage et celui qui existait à Rome, par exemple, où le citoyen romain, en faisant l'inventaire de sa maison, classait les esclaves avec le mobilier ! Aux yeux de ces maîtres orgueilleux et cruels, l'esclave ne méritait pas même le nom d'homme ; on l'appelait sans façon une chose domestique ; res domestica. L'esclavage, parmi les Tartares mongols, est même moins dur et moins outrageant pour l'humanité, que le servage du moyen-âge ; les seigneurs mongols ne donnent jamais à leurs esclaves ces humiliants sobriquets, qui servaient autrefois à désigner les serfs ; ils les appellent, frères, mais jamais vilains, jamais canailles, jamais gent taillable et corvéable à merci.

La noblesse tartare a droit de vie et de mort sur ses esclaves ; elle peut se rendre justice elle-même vis-à-vis des siens, jusqu'au point de les faire mourir ; mais ce privilége ne s'exerce pas arbitrairement. Quand l'esclave a été mis à mort, un tribunal supérieur juge l'action du maître, et s'il est convaincu d'avoir abusé de son droit, le sang innocent est vengé. Les Lamas qui appartiennent aux familles esclaves, deviennent libres en quelque sorte, en entrant dans la tribu sacerdotale ; on ne peut exiger d'eux ni corvées, ni redevances ; ils peuvent s'expatrier et courir le monde à leur fantaisie, sans que personne ait le droit de les arrêter.

Quoique les rapports de maître à esclave soient en général pleins d'humanité et de bienveillance, il est pourtant des souverains tartares qui abusent de leur prétendu droit, pour opprimer leurs peuples et en exiger des tributs exorbitants. Nous en connaissons un qui use d'un système d'oppression vraiment révoltant. Il choisit parmi ses troupeaux, les bœufs, les chameaux, les moutons, les chevaux les plus vieux et les plus malades, puis il en confie la garde aux riches esclaves qui sont dans ses États ; ceux-ci ne peuvent trouver mauvais de faire paître les bestiaux de leur souverain seigneur ; ce doit être même un grand honneur pour eux. Après quelques années, le roi redemandant ses animaux, qui sont presque tous morts de maladie ou de vieillesse, va choisir, parmi les troupeaux de ses esclaves, les plus jeunes et les plus vigoureux ; souvent même, ne se contentant pas de cela, il en exige le double ou le triple. Rien de plus juste, dit-il ; car pendant deux ou trois ans mes animaux ayant pu se multiplier, il doit me revenir un grand nombre d'agneaux, de poulains, de veaux et de chamelons.

L'esclavage, quelque mitigé, quelque doux qu'on le sup pose, ne peut jamais être en harmonie avec la dignité de l'homme ; il a été aboli en Europe, et un jour, nous l'espérons, il le sera aussi parmi les nations mongoles. Mais cette grande révolution s'opérera, comme partout, sous l'influence du christianisme. Ce ne seront pas les faiseurs de théories politiques, qui affranchiront ces peuples nomades ; cette œuvre sera encore celle des prêtres de Jésus-Christ, des prédicateurs du saint Evangile, charte divine où sont consignés les véritables droits de l'homme. Aussitôt que les missionnaires auront appris aux Mongols à dire : Notre Père qui êtes aux cieux ... l'esclavage tombera en Tartarie, et on y verra grandir l'arbre de la liberté à côté de la croix.

Après quelques journées de marche à travers les sables des Ortous, nous remarquâmes sur notre passage une petite lamaserie, richement bâtie dans un site pittoresque et sauvage. Nous passâmes outre, sans nous arrêter. Déjà nous en étions éloignés d'une portée de fusil, lorsque nous entendîmes derrière nous, comme le galop d'un cheval. Nous tournâmes la tête, et nous aperçûmes un Lama qui venait à nous avec empressement. — Frères, nous dit-il, vous êtes passés devant notre soumé (lamaserie) sans vous arréter ; est-ce que vous seriez si pressés que vous ne puissiez vous reposer un jour, et faire vos adorations à notre saint ? — Oui, nous sommes assez pressés ; notre voyage n'est pas de quelques jours, nous allons dans l'occident. — A votre physionomie, j'ai bien connu que vous n'étiez pas de race mongole ; je sais que vous êtes de l'occident ; mais puisque vous devez faire une si longue route, vous ferez bien de vous prosterner devant notre saint, cela vous portera bonheur. — Nous ne nous prosternons pas devant les hommes ; les véritables croyances de l'occident s'opposent à cette pratique. — Notre saint n'est pas simplement un homme, vous ne pensez peut-être pas que dans notre petite lamaserie, nous avons le bonheur de posséder un Chaberon, un Bouddha-vivant. Il y a deux ans qu'il a daigné descendre des saintes montagnes du Thibet ; actuellement, il est âgé de sept ans. Dans une de ses vies antérieures, il a été le grand Lama d'un magnifique soumé situé dans ce vallon, et qui a été détruit, à ce que disent les livres de prières, du temps des guerres de Tching-Kis. Le saint ayant reparu depuis peu d'années, nous avons construit à la hâte un petit soumé. Venez, frères, notre saint élèvera sa main droite sur vos tétes, et le bonheur accompagnera vos pas. — Les hommes qui connaissent la sainte doctrine de l'occident, ne croient pas à toutes ces transmigrations des Chaberons. Nous n'adorons que le Créateur du ciel et de la terre ; son nom est Jehovah. Nous pensons que l'enfant que vous avez fait supérieur de votre soumé, est dépourvu de puissance ; les hommes n'ont rien à espérer ni rien à craindre de lui ... Le Lama, après avoir entendu ces paroles, auxquelles, certainement, il ne s'attendait pas, demeura stupéfait. Peu à peu sa figure s'anima, et finit par prendre l'expression de la colère et du dépit. Il nous regarda fixement à plusieurs reprises ; puis, tirant à lui la bride de son cheval, il nous tourna le dos, et s'éloigna rapidement, en marmotant entre ses dents quelques paroles dont nous ne pûmes saisir le sens, mais que nous nous gardâmes bien de prendre pour une formule de bénédiction.

Les Tartares croient d'une foi ferme et absolue à toutes ces diverses transmigrations ; ils ne se permettraient jamais d'élever le moindre doute sur l'authenticité de leurs Chaberons. Ces Bouddhas vivants sont en grand nombre, et toujours placés à la tête des lamaseries les plus importantes. Quelquefois ils commencent leur carrière modestement dans un petit temple, et s'entourent seulement de quelques disciples. Peu à peu leur réputation s'accroît dans les environs, et la petite lamaserie devient bientôt un lieu de pèlerinage et de dévotion. Les Lamas voisins, spéculant sur la vogue, viennent y bâtir leur cellule ; la lamaserie acquiert, d'année en année, du développement, et devient enfin fameuse dans le pays.

L'élection et l'intronisation des Bouddhas vivants se font d'une manière si singulière, qu'elle mérite d'être rapportée. Quand un grand Lama s'en est allé, c'est-à-dire quand il est mort, la chose ne devient pas pour la lamaserie un sujet de deuil. On ne s'abandonne ni aux larmes ni aux regrets ; car tout le monde sait que le Chaberon va bientôt reparaître. Cette mort apparente n'est que le commencement d'une existence nouvelle, et comme un anneau de plus ajouté à cette chaîne indéfinie et non interrompue de vies successives ; c'est tout bonnement une palingénésie. Pendant que le saint reste engourdi dans sa chrysalide, ses disciples sont dans la plus grande anxiété ; car leur grande affaire, c'est de découvrir l'endroit où leur maître ira se transformer et reprendre sa vie. Si l'arc-en-ciel vient à paraître dans les airs, ils le regardent comme un signe que leur envoie leur ancien grand Lama, afin de les aider dans leurs recherches : tout le monde se met alors en prières, et pendant que la lamaserie veuve de son Bouddha redouble ses jeûnes et ses oraisons, une troupe d'élite se met en route pour aller consulter le Tchurtchun, ou devin fameux dans la connaissance des choses cachées au commun des hommes. On lui raconte que tel jour de telle lune, l'arc-en-ciel du Chaberon s'est manifesté dans les airs. Il a fait son apparition sur tel point ; il était plus ou moins lumineux, et a été visible pendant tant de temps. Puis il a disparu, en s'effaçant avec telle et telle circonstance. Quand le Tchurtchun a obtenu tous les renseignements nécessaires, il récite quelques prières, ouvre ses livres de divination, et prononce enfin son oracle, pendant que les Tartares qui sont venus le consulter écoutent ses paroles à genoux, et dans le plus profond recueillement. — Votre grand Lama, leur dit-il, est revenu à la vie dans le Thibet, à tant de distance de votre lamaserie. Vous le trouverez dans telle famille. — Quand ces pauvres Mongols ont ouï cet oracle, ils s'en retournent pleins de joie, annoncer à la lamaserie l'heureuse nouvelle.

Il arrive souvent que les disciples du défunt n'ont pas besoin de se tourmenter, pour découvrir le berceau de leur grand Lama. C'est lui-même qui veut bien se donner la peine de les initier au secret de sa transformation. Aussitôt qu'il a opéré sa métamorphose dans le Thibet, il se révèle lui-même en naissant, et à un âge où les enfants ordinaires ne savent encore articuler aucune parole. — C'est moi, dit-il avec l'accent de l'autorité, c'est moi qui suis le grand Lama, le Bouddha vivant de tel temple ; qu'on me conduise dans mon ancienne lamaserie, j'en suis le supérieur immortel... Le prodigieux bambin ayant parlé de la sorte, on se hâte de faire savoir aux Lamas du 'soumé désigné, que leur Chaberon est né à tel endroit, et on les somme de sa part d'avoir à venir l'inviter.

De quelque manière que les Tartares découvrent la résidence de leur grand Lama, que ce soit par l'apparition de l'arc-en-ciel, ou par la révélation spontanée du Chaberon lui-même, ils sont toujours dans les transports de la joie la plus vive. Bientôt tout est en mouvement dans les tentes, et on fait avec enthousiasme les mille préparatifs d'un long voyage ; car c'est presque toujours dans le Thibet qu'il faut se rendre, pour inviter ce Bouddha-vivant, qui manque rarement de leur jouer le mauvais tour d'aller transmigrer dans des contrées lointaines et presque inaccessibles ; tout le monde veut contribuer de son mieux à l'organisation du saint voyage, si le roi du pays ne se met pas lui-même en tête de la caravane, il envoie son propre fils, ou un des membres les plus illustres de la famille royale ; les grands Mandarins, ou ministres du roi, se font un devoir et un honneur de se mettre aussi en route. Quand tout enfin est préparé, on choisit un jour heureux, et la caravane s'ébranle.

Quelquefois ces pauvres Mongols, après des fatigues incroyables parmi d'affreux déserts, finissent par tomber entre les mains des brigands de la mer Bleue, qui les détroussent des pieds à la tête. S'ils ne meurent pas de faim et de froid, au milieu de ces épouvantables solitudes, s'ils peuvent retourner jusqu'à l'endroit d'où ils sont partis, ils recommencent les préparatifs d'un nouveau voyage ; rien n'est jamais capable de les décourager. Enfin quand, à force d'énergie et de persévérance, ils ont pu parvenir au sanctuaire éternel, ils vont se prosterner devant l'enfant qui leur a été désigné. Le jeune Chaberon n'est pourtant pas salué et proclamé grand Lama, sans un examen préalable. On tient une séance solennelle, où le Bouddha-vivant est examiné devant tout le monde, avec une attention scrupuleuse ; on lui demande le nom de la lamaserie dont il prétend être le grand Lama, à quelle distance elle est, quel est le nombre des Lamas qui y résident. On l'interroge sur les usages et les habitudes du grand Lama défunt, et sur les principales circonstances qui ont accompagné sa mort. Après toutes ces questions, on place devant lui les divers livres de prières, des meubles de toute espèce, des théières, des tasses, etc. Au milieu de tous ces objets il doit démêler ceux qui lui ont appartenu dans sa vie antérieure.

Ordinairement cet enfant, âgé tout au plus de cinq ou six ans, sort victorieux de toutes ces épreuves. Il répond avec exactitude à toutes les questions qui lui ont été posées, et fait sans aucun embarras l'inventaire de son mobilier. — Voici, dit-il, les livres de prières dont j'avais coutume de me servir ... Voici l'écuelle vernissée dont j'avais l'usage pour prendre le thé ... Et ainsi du reste.

Sans aucun doute, les Mongols sont, plus d'une fois, les dupes de la supercherie de ceux qui ont intérêt à faire un grand Lama de ce marmot. Nous croyons néanmoins que souvent tout cela se fait de part et d'autre avec simplicité et de bonne foi. D'après les renseignements que nous n'avons pas manqué de prendre auprès de personnes dignes de la plus grande confiance, il parait certain que tout ce qu'on dit des Chaberons ne doit pas être rangé parmi les illusions et les prestiges. Une philosophie purement humaine rejettera sans doute des faits semblables, ou les mettra sans balancer sur le compte des fourberies lamaïques. Pour nous, missionnaires catholiques, nous croyons que le grand menteur qui trompa autrefois nos premiers parents dans le paradis terrestre, poursuit toujours dans le monde son système de mensonge : celui qui avait la puissance de soutenir dans les airs Simon le Magicien, peut bien encore aujourd'hui parler aux hommes par la bouche d'un enfant, afin d'entretenir la foi de ses adorateurs.

Les titres du Bouddha-vivant ayant été constatés, on le conduit en triomphe jusqu'au soumé dont il doit redevenir le grand Lama. Dans la route qu'il suit, tout s'ébranle, tout est en mouvement : les Tartares vont par grandes troupes se prosterner sur son passage, et lui présenter leurs offrandes. Aussitôt qu'il est arrivé dans sa lamaserie, on le place sur l'autel ; et alors rois, princes, mandarins, lamas, tous les Tartares, depuis le plus riche jusqu'au plus pauvre, viennent courber leur front devant cet enfant, qu'on a été chercher à grands frais dans le fond du Thibet, et dont les possessions démoniaques excitent le respect, l'admiration et l'enthousiasme de tout le monde.

Il n'est pas de royaume tartare qui ne possède dans quelqu'une de ses lamaseries de premier ordre, un Bouddha-vivant. Outre ce supérieur, il y a toujours encore un autre grand Lama qu'on choisit parmi les membres de la famille royale. Le Lama thibétain réside dans la lamaserie comme une idole vivante, recevant tous les jours les adorations des dévots, auxquels il distribue en retour des bénédictions. Tout ce qui a rapport aux prières et aux cérémonies liturgiques est placé sous sa surveillance immédiate. Le grand Lama mongol est chargé de l'administration, de l'ordre, et de la police de la lamaserie ; il gouverne, tandis que son collègue se contente à peu près de régner : La fameuse maxime : Le roi règne et ne gouverne pas, n'est pas, comme on voit, une grande découverte en politique. On prétend inventer un nouveau système, et on ne fait que piller, sans rien dire, la vieille constitution des lamaseries tartares.

Au-dessous de ces deux espèces de souverains, il y a plusieurs officiers subalternes, qui se mêlent du détail de l'administration, des revenus, des ventes, des achats et de la discipline. Les scribes sont chargés de tenir les registres, et de rédiger les règlements et ordonnances que le grand Lama gouvernant promulgue pour la bonne tenue et l'ordre de la lamaserie. Ces scribes sont en général très-habiles dans les langues mongole, thibétaine, et quelquefois chinoise et mantchoue. Avant d'être admis à cet emploi, ils sont obligés de subir des examens très-rigoureux, en présence de tous les Lamas et des principales autorités civiles du pays.

A part ce petit nombre de supérieurs et d'officiers, les habitants de la lamaserie se divisent en Lamas-maîtres et Lamas-disciples, ou chabis : chaque Lama a sous sa conduite un ou plusieurs chabis, qui habitent dans sa petite maison, et sont chargés de tous les détails du ménage. Si le maître possède quelques bestiaux, ils sont obligés d'en prendre soin, de traire les vaches, et de confectionner le beurre et la crème. En retour de ces services, le maître guide ses disciples dans l'étude des prières, et les initie à la liturgie. Tous les matins le chabi doit être sur pied avant son maître : son premier soin est de balayer la chambre, d'allumer le feu et de faire bouillir le thé ; après cela, il prend son livre de prière, va l'offrir respectueusement à son maître, et se prosterne trois fois devant lui, le front contre terre, et sans proférer une seule parole. Par ce témoignage de respect, il demande qu'on veuille bien lui marquer la leçon, qu'il aura à étudier pendant la journée. Le maître ouvre le livre, et en lit quelques pages, suivant la capacité de son disciple : celui-ci se prosterne de nouveau trois fois, en signe de remercîment, et s'en retourne à son ménage.

Le chabi étudie son livre de prière quand bon lui semble ; il n'a pas d'heure fixe pour cela ; il peut passer son temps à dormir ou à folâtrer avec les autres jeunes élèves, sans que son maître s'occupe de lui le moins du monde. Quand le moment de se coucher est venu, il doit aller réciter d'une manière imperturbable la leçon qui lui a été fixée le matin : si sa récitation est bonne, il est censé avoir fait son devoir, et le silence de son maître est le seul éloge qu'il ait droit d'obtenir ; si, au contraire, il ne rend pas compte de sa leçon d'une manière convenable, les punitions les plus sévères lui font sentir sa faute. Il arrive souvent, dans ces circonstances, que le maître, sortant de sa gravité accoutumée, s'élance sur son disciple et l'accable de coups, en même temps qu'il profère contre lui les malédictions les plus terribles. Les disciples qui se trouvent trop maltraités prennent quelquefois la fuite, et s'en vont chercher des aventures loin de leur lamaserie ; mais en général ils subissent patiemment les punitions qu'on leur inflige, même celle de passer la nuit à la belle étoile, dépouillés de leurs habits, et pendant l'hiver. Souvent nous avons eu occasion de causer avec des chabis ; et comme nous leur demandions s'il n'y aurait pas moyen d'apprendre les prières sans être battus, ils nous répondaient ingénument et avec un accent qui témoignait de leur conviction, que cela était impossible. — Les prières que 'lon sait le mieux, disaient-ils, sont celles pour lesquelles on a reçu le plus de coups. Les Lamas qui ne savent pas prier, qui ne savent pas connaître et guérir les maladies, tirer les sorts et prédire l'avenir, sont ceux qui n'ont pas été bien battus par leurs maîtres.

En dehors de ces études, qui se font à domicile, et sous la surveillance immédiate du maître, les chabis peuvent assister, dans la lamaserie, à des cours publics, où l'on explique les livres qui ont rapport à la doctrine et à la médecine. Mais ces explications sont le plus souvent vagues, insuffisantes, et incapables de former des Lamas instruits ; il en est peu qui puissent se rendre un compte exact des livres qu'ils étudient ; pour justifier leur négligence à cet égard, ils ne manquent jamais d'alléguer la profondeur de la doctrine. Pour ce qui est de la grande majorité des Lamas, elle trouve plus commode et plus expéditif de réciter les prières d'une manière purement machinale, et sans se mettre en peine des idées qu'elles renferment. Quand nous parlerons des lamaseries du Thibet, où l'enseignement est plus complet que dans celles de la Tartarie, nous entrerons dans quelques détails sur les études lamaïques.

Les livres thibétains étant les seuls qui soient réputés canoniques, et admis dans le culte de la réforme bouddhique, les Lamas mongols passent leur vie à étudier un idiome étranger, sans s'inquiéter le moins du monde de leur propre langue. On en rencontre beaucoup, qui sont très-versés dans la littérature thibétaine, et qui ne connaissent pas même leur alphabet mongol. Il existe pourtant quelques lamaseries où l'on s'occupe un peu de l'étude de l'idiome tartare : on y récite quelquefois des prières mongoles, mais elles sont toujours une traduction des livres thibétains. Un Lama qui sait lire le thibétain et le mongol, est réputé savant ; mais il est regardé comme un être élevé au-dessus de l'espèce humaine s'il a quelque connaissance de la littérature chinoise et mantchoue.

A mesure que nous avancions dans les Ortous, le pays apparaissait de plus en plus triste et sauvage. Pour surcroît d'infortune, un épouvantable orage, qui vint clore solennellement la saison de l'automne, nous amena les froidures de l'hiver.

Un jour, nous cheminions péniblement au milieu du désert sablonneux et aride, la sueur ruisselait de nos fronts, car la chaleur était étouffante ; nous nous sentions écrasés par la pesanteur de l'atmosphère ; et nos chameaux, le cou tendu et la bouche entr'ouverte, cherchaient vainement dans l'air un peu de fraîcheur. Vers midi, des nuages sombres commencèrent à s'amonceler à l'horizon ; craignant d'être saisis en route par l'orage, nous eûmes la pensée de dresser quelque part notre tente. Mais où aller ? Nous cherchions de tous côtés ; nous montions sur les hauteurs des collines, et nous regardions avec anxiété autour de nous, pour tâcher de découvrir quelque habitation tartare, qui pût nous fournir au besoin un peu de chauffage ; mais c'était en vain, nous n'avions partout devant les yeux qu'une morne solitude. De temps à autre seulement nous apercevions des renards qui se retiraient dans leurs tanières, et des troupeaux de chèvres jaunes qui couraient se cacher dans les gorges des montagnes. Cependant les nuages montaient toujours, et le vent se mit à souffler avec violence. Dans l'irrégularité de ses rafales, il paraissait tantôt nous apporter la tempête et tantôt la chasser loin de nous. Pendant que nous étions ainsi suspendus entre l'espérance et la crainte, de grands éclats de tonnerre et des éclairs multipliés qui embrasaient le ciel, vinrent nous avertir que nous n'avions plus qu'à nous remettre entièrement entre les mains de la Providence. Bientôt le vent glacial du nord venant à souffler avec violence, nous nous dirigeâmes vers une gorge qui s'ouvrait à côté de nous ; mais nous n'eûmes pas le temps d'y arriver, l'orage creva tout à coup. D'abord, il tomba de la pluie par torrents, puis de la grêle, et puis enfin de la neige à moitié fondue. Dans un instant, nous fûmes imbibés jusqu'à la peau, et nous sentîmes le froid s'emparer de nos membres. Aussitôt nous mîmes pied à terre, dans l'espoir que la marche pourrait nous réchauffer un peu ; mais à peine eûmes-nous fait quelques pas au milieu des sables inondés, où nos jambes s'enfonçaient comme dans du mortier, qu'il nous fut impossible d'aller en avant. Nous cherchâmes un abri à côté de nos chameaux, et nous nous accroupîmes les bras fortement serrés contre les flancs pour essayer de ramasser un peu de chaleur.

Pendant que l'orage continuait toujours à fondre sur nous avec fureur, nous attendions avec résignation ce qu'il plairait à la Providence de décider sur notre sort. Dresser la tente était chose impossible ; il eût fallu des forces surhumaines pour tendre des toiles mouillées et presque gelées par le vent du nord. D'ailleurs il eût été difficile de trouver un emplacement, car l'eau ruisselait de toute part. Au milieu de cette affreuse situation, nous nous regardions mutuellement avec tristesse et sans parler ; nous sentions que la chaleur naturelle du corps allait diminuant peu à peu, et que notre sang commençait à se glacer. Nous fîmes donc à Dieu le sacrifice de notre vie ; car nous étions persuadés que nous mourrions de froid pendant la nuit.

Un de nous, cependant, ramassant toutes ses forces et toute son énergie, monta sur une hauteur qui dominait la gorge voisine, et découvrit un sentier qui, par mille sinuosités, conduisait au fond de cet immense ravin ; il en suivit la direction, et après avoir fait quelques pas dans l'enfoncement, il aperçut aux flancs de la montagne de grandes ouvertures semblables à des portes. A cette vue, le courage et les forces lui revenant tout à coup, il remonta la colline avec impétuosité pour annoncer à ses compagnons la bonne nouvelle. — Nous sommes sauvés, leur cria-t-il ! il y a des grottes dans cette gorge ; allons vite nous y réfugier. — Ces paroles dégourdirent aussitôt la petite caravane ; nous laissâmes nos animaux sur la hauteur, et nous allâmes avec empressement visiter le ravin. Un sentier nous conduisit jusqu'à l'entrée de ces ouvertures ; nous approchâmes la tête, et nous découvrîmes dans l'intérieur de la montagne, non pas simplement des grottes creusées par la nature, mais de beaux et vastes appartements travaillés de main d'homme. Notre premier cri fut une expression de remercîment envers la bonté de la Providence. Nous choisîmes la^plus propre et la plus grande des cavernes que nous avions devant nous, et dans un instant nous passâmes de la misère la plus extrême au comble de la félicité. Ce fut comme une transition subite et inespérée de la mort à la vie.

En voyant ces habitations souterraines, construites avec tant d'élégance et de solidité, nous pensâmes que quelques familles chinoises se seraient rendues dans le pays, pour essayer de défricher un peu de terrain ; puis rebutées, sans doute, par la stérilité du sol, elles auraient renoncé à leur entreprise. Des traces de culture, que nous apercevions çà et là, venaient du reste confirmer nos conjectures. Lorsque les Chinois s'établissent sur quelque point de la Tartarie, s'ils rencontrent des montagnes dont la terre soit dure et solide, ils y creusent des grottes. Ces habitations sont plus économiques que des maisons, et sont moins exposées à l'intempérie des saisons. Elles sont en général très-bien disposées ; aux deux côtés de la porte d'entrée, il y a des fenêtres qui laissent pénétrer à l'intérieur un jour suffisant ; les murs, la voûte, les fourneaux, le Kang, tout au-dedans est enduit de plâtre si bien battu et si luisant, qu'on croirait voir du stuc. Ces grottes ont l'avantage d'être chaudes pendant l'hiver et très-fraîches pendant l'été ; pourtant le défaut des courants d'air en rend quelquefois le séjour dangereux pour la santé. De semblables demeures n'étaient pas une nouveauté pour nous, car elles abondent dans notre Mission de Si-Wan. Cependant, nulle part nous n'en avions vu d'aussi bien construites que celles du pays des Ortous.

Nous prîmes donc possession d'un de ces appartements souterrains, et nous commençâmes par faire un grand feu sous les fourneaux, à l'aide de nombreux fagots de tiges de chanvre que nous eûmes le bonheur de trouver dans une de ces grottes. Jamais, dans notre voyage, nous n'avions eu à notre disposition un aussi bon combustible. En peu de temps, nos habits furent complètement secs ; nous étions si heureux de nous trouver dans cette belle hôtellerie de la Providence, que nous passâmes la plus grande partie de la nuit à savourer la douce sensation de la chaleur, pendant que Samdadchiemba ne se lassait pas de faire frire de petites pâtisseries dans de la graisse de mouton. Nous étions en fête, et il fallait bien que notre farine de froment s'en ressentît un peu.

Les animaux ne furent pas moins heureux que nous ; nous leur trouvâmes des écuries taillées dans la montagne, et ce qui valait mieux encore, un excellent fourrage. Une grotte était remplie de tiges de petit millet et de paille d'avoine. Sans cet affreux orage, qui avait failli nous faire tous périr, jamais nos animaux n'eussent rencontré un si beau festin. Après nous être longuement rassasiés de la poésie de notre miraculeuse position, nous cédâmes au besoin de prendre du repos, et nous nous couchâmes sur un Khang bien chauffé, qui nous fit oublier le froid terrible que nous avions enduré pendant la tempête.

Le lendemain, pendant que Samdadchiemba mettait à profit ce qui restait encore des tiges de chanvre, et achevait de faire sécher notre bagage, nous allâmes visiter en détail les nombreux souterrains de la montagne. A peine eûmes-nous fait quelques pas, quel ne fut pas notre étonnement, lorsque nous vîmes sortir de grands tourbillons de fumée, par la porte et les fenêtres d'une grotte qui avoisinait notre demeure. Comme nous pensions être seuls dans le désert, la vue de cette fumée nous jeta dans une surprise mêlée d'épouvante. Nous dirigeâmes nos pas vers l'ouverture de cette caverne, et lorsque nous fûmes parvenus sur le seuil de la porte, nous aperçûmes dans l'intérieur un grand feu de tiges de chanvre, dont la flamme ondoyante atteignait jusqu'au haut de la voûte ; on eût presque dit un four chauffé avec activité. En regardant attentivement, nous remarquâmes comme une forme humaine, qui se mouvait au milieu d'une épaisse fumée ; bientôt nous entendîmes le salut tartare ... — Mendou ! nous cria une voix vibrante et sonore ; venez vous asseoir à côté du brasier ... Nous nous gardâmes bien d'avancer. Cet antre de Cacus, cette voix humaine, tout cela avait quelque chose de trop fantastique. Voyant que nous demeurions immobiles et silencieux, l'habitant de cette espèce de soupirail de l'enfer, se leva et s'avança sur le seuil de la porte. Ce n'était ni un diable, ni un revenant ; c'était tout bonnement un Tartare-Mongol qui, la veille, ayant été saisi par l'orage, s'était réfugié dans cette grotte, où il avait passé la nuit. Après avoir causé un instant, de la pluie, du vent et de la grêle, nous l'invitâmes à venir partager notre déjeûner, et nous le conduisîmes jusqu'à notre demeure. Pendant que Samdadchiemba, aidé de notre hôte, faisait bouillir le thé, nous sortîmes de nouveau pour continuer nos recherches.

Nous parcourûmes ces demeures désertes et silencieuses, avec une curiosité mêlée d'une certaine terreur. Toutes étaient construites à peu près sur le même modèle, et conservaient encore toute leur intégrité. Des caractères chinois gravés sur les murs, et des débris de vases de porcelaine nous confirmèrent dans la pensée que ces grottes avaient été habitées depuis peu par des Chinois. Quelques vieux souliers de femmes, que nous découvrîmes dans un coin, ne nous laissèrent plus aucun doute. Nous ne pouvions nous défendre d'un sentiment plein de tristesse et de mélancolie, en pensant à ces nombreuses familles, qui, après avoir vécu longtemps au sein de cette grande montagne, s'en étaient allées chercher ailleurs une terre plus hospitalière. A mesure que nous entrions dans ces grottes, nous donnions l'épouvante à des troupes de passereaux qui n'avaient pas encore abandonné ces demeures de l'homme ; ils avaient au contraire pris franchement possession de ces nids grandioses. Les grains de petit millet et d'avoine, qui étaient répandus çà et là avec profusion, servaient à les y fixer encore pour quelque temps. Sans doute, nous disions-nous, quand ils ne trouveront plus de graine, quand ils ne verront plus revenir les anciens habitants de ces grottes, ils s'éloigneront, eux aussi, et iront chercher l'hospitalité aux toits de quelques maisons.

Le passereau est l'oiseau de tous les pays du monde : nous l'avons trouvé partout où nous avons rencontré des hommes ; et toujours avec son caractère vif, pétulant et querelleur, toujours avec son piaulement incisif et colère. Il est pourtant à remarquer, que dans la Tartarie, la Chine et le Thibet, il est peut-être plus insolent qu'en Europe ; c'est que personne ne lui fait la guerre, et qu'on respecte religieusement son nid et sa couvée. Aussi le voit-on entrer hardiment dans la maison, y vivre avec familiarité, et recueillir tout à son aise les débris de la nourriture de l'homme. Les Chinois le nomment kia-niao-eul, c'est-à- dire, l'oiseau de la famille.

Après avoir visité une trentaine de grottes, qui ne nous offrirent rien de bien remarquable, nous retournâmes chez nous. Pendant le déjeuner, la conversation tomba naturellement sur les Chinois qui s'étaient creusé ces demeures. Nous demandâmes au Tartare s'il les avait vus. — Comment, dit-il, si j'ai vu les Kitas qui habitaient cette gorge ? mais je les connaissais tous : il y a tout au plus deux ans qu'ils ont abandonné le pays ... Au reste, ajouta-t-il, ils n'avaient pas droit de rester ici ; puisqu'ils étaient méchants, on a bien fait de les chasser. — Méchants, dis-tu ? mais quel mal pouvaient-ils faire au fond de ce misérable ravin ? — Oh ! les Kitas, qu'ils sont rusés et trompeurs ! D'abord ils parurent bons, mais cela ne dura pas longtemps. Il y a plus de vingt années, que quelques familles vinrent nous demander l'hospitalité ; comme elles étaient pauvres, on leur permit de cultiver la terre des environs, à la condition que tous les ans, après la récolte, elles fourniraient un peu de farine d'avoine aux Taitsi du pays. Insensiblement il arriva d'autres familles, qui creusèrent aussi des grottes pour y habiter, et bientôt cette gorge en fut pleine. Au commencement, ces Kitas avaient le caractère doux et tranquille ; nous vivions ensemble comme des frères. Dites-moi, seigneurs Lamas, est-ce que ce n'est pas bien de vivre comme des frères ? Est-ce que tous les hommes ne sont pas frères entre eux ? — Oui, c'est vrai, tu dis là une bonne parole ; mais pourquoi ces Kitas sont-ils partis d'ici ? — La paix ne dura pas longtemps ; ils devinrent bientôt méchants et trompeurs. Au lieu de se contenter de ce qu'on leur avait cédé, ils étendirent la culture selon leur bon plaisir, et s'emparèrent, sans rien dire, de beaucoup de terrain. Quand ils furent riches, ils ne voulurent plus nous payer la farine d'avoine dont on était convenu. Tous les ans, lorsqu'on allait réclamer le loyer des terres, ils nous accablaient d'injures et de malédictions. Mais la chose la plus affreuse, c'est que ces méchants Kitas se firent voleurs ; ils enlevaient toutes les chèvres et tous les moutons qui s'égaraient dans les sinuosités du ravin. Un jour, un Taitsi de grand courage et de grande capacité, rassembla les Mongols du voisinage, puis il dit: Les Kitas s'emparent de notre terre, ils volent nos bestiaux et nous maudissent ; puisqu'ils n'agissent plus et ne parlent plus en frères, il faut les chasser ... Tout le monde fut content d'entendre les paroles du vieux Taitsi. On délibéra, et il fut convenu que les principaux de la contrée iraient rendre visite au Roi, pour le supplier d'écrire une ordonnance qui condamnât les Kitas à être chassés. J'étais de la députation... Le Roi nous ayant fait des reproches de ce que nous avions permis à des étrangers de cultiver nos terres, nous nous prosternâmes en gardant un profond silence. Cependant notre roi, qui agit toujours avec justice, fit écrire l'ordonnance à laquelle il apposa le sceau rouge. L'ordonnance disait que le Roi ne permettant plus aux Kitas de demeurer dans le pays, ils devaient l'abandonner avant le premier jour de la huitième lune. Trois Taitsi montèrent à cheval, et allèrent présenter l'ordonnance aux Kitas. Ceux-ci ne répondirent rien aux trois députés ; ils se contentèrent de se dire entre eux : Le Roi veut que nous partions, c'est bien ...

Plus tard, nous sûmes qu'ils s'étaient réunis, et qu'ils avaient résolu de désobéir aux ordres du Roi et de rester malgré lui dans le pays. Le premier jour de la huitième lune arriva, et ils occupaient encore paisiblement leurs habitations, sans faire aucun préparatif de départ. Le lendemain, avant le jour, tous les Tartares montèrent à cheval, s'armèrent de leurs lances, et poussèrent tous les troupeaux parmi les terres cultivées par les Kitas. La moisson était encore sur pied ; quand le soleil parut, il n'en restait plus rien. Tout avait été dévoré par les animaux, ou broyés sous leurs pas. Les Kitas poussèrent des cris, et maudirent les Mongols ; mais tout était fini. Voyant que leur affaire était désespérée, ils rassemblèrent le jour même leurs meubles et leurs instruments aratoires, et s'en allèrent se fixer dans la partie orientale des Ortous, à quelque distance du fleuve Jaune, tout près du Paga-Gol. Puisque vous êtes venus par Tchagan-Kouren, vous avez dû rencontrer sur votre route, à l'occident du Paga-Gol, des Kitas qui cultivent quelques coins de terre ; hé bien, ce sont eux qui habitaient cette gorge et qui ont creusé toutes ces grottes.

Le Tartare, ayant achevé son récit, sortit un instant, et alla chercher un petit paquet, qu'il avait laissé dans la caverne où il avait passé la nuit. — Seigneurs Lamas, dit-il en rentrant, il faut que je parte. Est-ce que vous ne viendrez pas vous reposer quelques jours dans ma demeure ? Ma tente n'est pas loin d'ici ; elle est derrière cette montagne sablonneuse qu'on aperçoit au nord. Nous avons tout au plus trente lis de marche. —Merci, lui répondîmes-nous. L'hospitalité des Mongols des Ortous n'est ignorée nulle part ; mais nous avons un long voyage à faire, nous ne pouvons pas nous arrêter en route. — Dans un long voyage, qu'est-ce que quelques jours en avant, ou quelques jours en arrière ? Vos animaux ne peuvent pas toujours marcher ; ils ont besoin d'un peu de repos. Vos personnes ont eu beaucoup à souffrir par le ciel qui est tombé hier. Venez avec moi, tout ira bien. Dans quatre jours nous devons être en fête. Mon fils aîné va établir sa famille. Venez aux noces de mon fils ; votre présence lui portera bonheur.... Le Tartare, nous voyant inflexibles dans notre résolution, sauta sur son cheval, et après avoir gravi le petit sentier qui conduisait à la gorge, il disparut à travers les bruyères et les sables du désert.

Dans toute autre circonstance, nous eussions accepté avec plaisir l'offre qui nous était faite. Mais nous voulions séjourner le moins possible chez les Ortous. Nous étions dans l'impatience de laisser derrière nous ce misérable pays, où nos animaux allaient tous les jours dépérissant, et où nous-mêmes nous avions tant de misères à endurer. Une noce mongole, d'ailleurs, n'était pas chose nouvelle pour nous. Depuis notre entrée en Tartarie, nous avions été plus d'une fois témoins de cérémonies de ce genre.

Les Mongols se marient très-jeunes, et toujours sous l'influence de l'autorité absolue des parents. Cette affaire, si grave et si importante, s'entame, se discute et se conclut, sans que les deux personnes les plus intéressées y aient la moindre part. Que les promesses de mariage se fassent dans l'enfance ou dans un âge plus avancé, ce sont toujours les parents qui passent le contrat, sans même en parler à leurs enfants. Les deux futurs époux ne se connaissent pas, ne se sont peut-être jamais vus. Lorsqu'ils seront mariés, ils pourront seulement savoir s'il y a sympathie ou non entre leurs caractères.

La fille n'apporte jamais de dot en mariage. C'est au contraire le jeune homme qui doit faire des cadeaux à la famille de sa future épouse. La valeur de ces cadeaux est rarement laissée à la générosité des parents du futur. Tout est réglé par avance, et consigné dans un acte public, avec les détails les plus minutieux. Au fond, ce sont moins des cadeaux de noce, que le prix d'un objet qui se vend d'une part et s'achète de l'autre. La chose est même très-clairement exprimée dans la langue ; on dit : J'ai acheté pour mon fils la fille d'un tel ... Nous avons vendu notre fille à telle famille, etc... Aussi le contrat de mariage se fait absolument comme une vente. Il y a des entremetteurs ; on marchande, on fait la hausse et la baisse, jusqu'à ce qu'on soit tombé d'accord. Quand on a bien déterminé combien de chevaux, combien de bœufs, combien de moutons, combien de pièces de toiles, combien de livres de beurre, d'eau-de-vie, de farine de froment, on donnera à la famille de l'épouse, alors seulement on écrit le contrat devant témoins, et la fille devient propriété de l'acquéreur. Elle demeure pourtant dans sa famille, jusqu'à l'époque des cérémonies du mariage.

Quand le mariage a été conclu entre les entremetteurs, le père du futur, accompagné de ses plus proches parents, va en porter la nouvelle dans la famille de la future. Ed entrant, ils se prosternent devant le petit autel domestique, et offrent à l'idole de Bouddha une tête de mouton bouillie, du lait, et une écharpe de soie blanche. Puis on prend part à un festin qui est servi par les parents du futur. Pendant le repas, tous les parents de la future reçoivent une pièce de monnaie, qu'on dépose dans un vase rempli de vin fait avec du lait fermenté. Le père de la future boit le vin et garde la monnaie. Cette cérémonie se nomme Tahil-Tébihou, c'est-à-dire frapper le pacte.

Le jour favorable au mariage, désigné par les Lamas, étant arrivé, le futur envoie de grand matin une députation chercher la jeune fille qui lui a été promise, ou plutôt dont il a fait l'acquisition. Les envoyés du futur étant sur le point d'arriver, les parents et les amis de la future se pressent en cercle autour de la porte, comme pour s'opposer au départ de la fiancée. Alors commence un combat simulé, qui se termine toujours, comme de juste, par l'enlèvement de la future. On la place sur un cheval ; et après lui avoir fait faire trois fois le tour de la demeure paternelle, on la conduit au grand galop dans la tente qui lui a été préparée d'avance, auprès de l'habitation de son beau-père. Cependant tous les Tartares des environs, les parents et les amis des deux familles se mettent en mouvement pour se rendre au festin de noce, et offrir leurs cadeaux aux futurs époux. Ces présents, qui consistent en bestiaux et comestibles, sont laissés à la générosité des invités. Ils sont destinés pour le père du futur, et souvent ils le dédommagent amplement des dépenses qu'il a été obligé de faire pour acheter une épouse à son fils. A mesure que les animaux arrivent, on les conduit dans des enceintes disposées d'avance pour les recevoir. Aux mariages des riches Tartares, ces vastes enceintes renferment de grands troupeaux de bœufs, de chevaux et de moutons. En général, les invités se montrent assez généreux, parce qu'ils sont persuadés qu'ils seront payés de retour, dans une semblable circonstance.

Quand la toilette de la future est terminée, on la conduit chez son beau-père ; et pendant que les Lamas, réunis en chœur, récitent les prières prescrites par le rituel, elle se prosterne d'abord vers l'image de Bouddha, puis vers le foyer, et enfin devant le père, la mère et les autres plus proches parents du futur, qui accomplit de son côté les mêmes cérémonies auprès de la famille de son épouse, réunie dans une tente voisine. Après cela, vient le festin des noces, qui se prolonge quelquefois pendant sept ou huit jours. Une excessive profusion de viande grasse, beaucoup de tabac à fumer, et de grandes cruches d'eau-de-vie, font toute la splendeur et la magnificence de ces repas. Quelquefois, il y a accompagnement de musique. On y invite des Toolholos ou chanteurs tartares, pour donner plus de solennité à la fête.

La pluralité des femmes est admise en Tartarie. Elle n'est opposée ni aux lois civiles, ni aux croyances religieuses, ni aux mœurs du pays. La première épouse est toujours la maîtresse du ménage, et la plus respectée dans la famille. Les femmes secondaires portent le nom de petites épouses (paga éme), et doivent obéissance et respect à la première.

La polygamie, abolie par l'Evangile, et contraire en soi au bonheur et à la concorde de la famille, doit peut-être être considérée comme un bien pour les Tartares. Vu l'état actuel de leur société, elle est comme une barrière opposée au libertinage et à la corruption des mœurs. Le célibat étant imposé aux Lamas, et la classe de ceux qui se rasent la tête et vivent dans les lamaseries, étant si nombreuse, si les filles ne trouvaient pas à se placer dans les familles en qualité d'épouses secondaires, il est facile de concevoir les désordres qui naîtraient de cette multiplicité de jeunes personnes sans soutien, et abandonnées à elles-mêmes.

Le divorce est très-fréquent parmi les Tartares. Il se fait sans aucune participation des autorités civiles ou ecclésiastiques. Le mari qui répudie sa femme, n'a pas même besoin d'un prétexte, pour justifier sa conduite. Il la fait reconduire, sans aucune formalité, chez ses premiers parents, et se contente de leur dire qu'il n'en veut plus. Ces procédés sont conformes aux usages tartares, et personne n'en est choqué. Le mari en est tout bonnement pour les bœufs, les moutons et les chevaux qu'il a été obligé de donner pour les cadeaux de noce. Les parents de la femme répudiée ne trouvent rien à redire à ce qu'on leur renvoie leur fille. Ils la font rentrer dans leur famille, jusqu'à ce que quelque autre la demande en mariage. Dans ce cas, ils se réjouissent même quelquefois du nouveau profit qu'ils vont faire. Ils pourront en effet vendre deux fois la même marchandise.

En Tartarie, les femmes mènent une vie assez indépendante. Il s'en faut bien qu'elles soient opprimées et tenues en servitude, comme chez les autres peuples asiatiques. Elles peuvent aller et venir selon leur bon plaisir, faire des courses à cheval, et se visiter de tente en tente. Au lieu de cette physionomie molle et languissante qu'on remarque chez les Chinoises, la femme tartare au contraire a, dans son port et dans ses manières, quelque chose de fort et de vigoureux, bien en harmonie avec sa vie pleine d'activité et ses habitudes nomades. Son costume vient encore relever cet air mâle et fier qui apparaît dans toute sa personne. De grandes bottes en cuir, et une longue robe de couleur verte ou violette, serrée aux reins par une ceinture noire ou bleue, composent toute sa toilette. Quelquefois, par-dessus la grande-robe. elle porte un petit habit assez semblable par sa forme à nos gilets, avec la différence qu'il est très-large et descend à peu près jusqu'aux hanches. Les cheveux des femmes tartares sont divisés en deux tresses, renfermées dans deux étuis de taffetas, et pendent sur le devant de la poitrine ; leur luxe consiste à orner la ceinture et les cheveux de paillettes d'or et d'argent, de perles, de corail, et de mille autres petits colifichets, dont il nous serait difficile de préciser la forme et la qualité, parce que nous n'avons eu ni l'occasion, ni le goût, ni la patience de faire une attention sérieuse à ces futilités.


  1. (1) Barrains est une principauté située au nord de Péking, et l'une des plus célèbres de la Tartarie mongole.