Souvenirs d’un voyage autour du monde/02
Lorsque nous eûmes perdu la terre de vue, nous en fûmes dédommagés par l’aspect de trombes de mer sur lesquelles nos regards se reposèrent avec intérêt plusieurs jours de suite. Elles nous apparaissaient sous la forme de colonnes cylindriques, dont le milieu était d’un blanc sale ou cendré, et les bords noirs. À l’eau bouillonnante, la base de cette colonne s’élevait dans les airs avec une force étonnante, et retombait ensuite aux alentours de la trombe. Ces phénomènes, que j’examinai avec une profonde attention, paraissaient dans certains momens s’éclipser, puis reparaissaient ensuite plus vivement.
Le 19 octobre, nous découvrîmes, dans le N.N.E., les îles de Pulolot, et le lendemain l’île More, située dans le N.N.O.
Le 21, nous aperçûmes également dans le nord les Deux Frères, petits îlots. Pendant quatre jours, nous côtoyâmes le grand Pulolot, à la distance d’environ deux lieues. Cette île, depuis le bord de la mer jusqu’au sommet des montagnes les plus reculées, présente l’image d’une vaste forêt inhabitée.
Le 24 octobre, à la suite de cette île, nous côtoyâmes Bornéo. On mouilla même sur la côte à plusieurs reprises, afin de s’assurer du fond et de prendre des relèvemens sur différens points. Dans la supposition où l’on était qu’il existait, dans la direction où nous nous trouvions, un banc de sable d’une vaste étendue, on fit mettre plusieurs canots à la mer pour s’en assurer au moyen des sondes. La partie de l’île Bornéo qui frappa notre vue était couverte de la plus belle végétation. Du navire, je distinguai très-visiblement des arbres couverts de fleurs écarlates et de fruits de diverses grosseurs, tels que érytrhrina, bombax et passiflora, etc. L’aide-de-camp du commandant de l’expédition et moi, nous voulûmes un jour descendre à terre. Au moment où nous étions près d’aborder, nous vîmes partir devant nous des sangliers et des singes d’une grosseur prodigieuse. À peine avions-nous touché la terre que nous fûmes rappelés du bord. Je n’eus que le temps de cueillir quelques fruits de deux espèces de passiflores. J’avais d’autant plus de regret de ne pouvoir parcourir ces contrées, qu’elles me parurent extrêmement riches en végétaux rares. Les arbres qui bordent le rivage sont couverts de lianes de la famille des menispermées, des légumineuses, etc., qui forment une charmille que l’on serait tenté de croire taillée comme celles de nos jardins. Rien ne put nous faire présumer que cette portion de l’île Bornéo fût habitée. Sur le rivage, nous ne trouvâmes aucune trace humaine ; aucune embarcation ne s’offrit à nous sur toute l’étendue de la côte.
Nous n’étions dans ces parages qu’à deux degrés de la ligne, aussi y éprouvâmes-nous des chaleurs excessives, qui, jointes aux calmes de la mer, nous fatiguèrent beaucoup. Quelques petites brises qui soufflaient par intervalle nous poussèrent jusque dans le détroit de Macassar, dont nous eûmes de la peine à nous dégager, les calmes y étant continuels. Les vents n’y règnent que par grains.
Depuis Java, notre navigation était souvent contrariée par les calmes ou par les vents ; sous ce rapport elle fut assez ennuyeuse, mais en revanche elle eut un agrément par la quantité de nouvelles terres que nous découvrions chaque jour, surtout depuis que nous étions dans les îles de la Sonde.
Les 14 et 15 novembre, nous aperçûmes l’île de Mindanao, où l’intention du commandant était de faire de l’eau ; mais de nouveaux calmes nous empêchèrent d’y arriver aussitôt que nous le désirions. Le 18, les bâtimens mouillèrent à l’entrée du détroit de Basselan. Une prodigieuse quantité de petits îlots nous y environnaient de toutes parts. On envoya sur quelques-uns des embarcations du bord pour prendre des relèvemens. Je me fis descendre sur une de ces petites îles, et je pus examiner à mon aise dans ce lieu agreste, où la main de l’homme n’a jamais contrarié la nature, la végétation dans toute sa force. Je suis peut-être le premier et le seul qui ait visité ce petit point du globe sur lequel je ne rencontrai aucune trace humaine. Les bois sont impénétrables par la quantité de lianes qui se croisent dans tous les sens. J’admirai dans toute sa beauté le baringtonia (Butonica speciosa, Rumph.), arbre qui croît sur le bord de la mer, et dont les fleurs et les fruits surchargent continuellement les longs rameaux. Au pied de cet arbre s’élève une pépinière de jeunes plants qui ne sont point encore dégagés du gros fruit quadrangulaire auxquels ils doivent leur naissance, et qu’on appelle dans le pays bonnet carré.
Je trouvai là cette belle espèce de vaquoi à larges feuilles, que j’ai nommée depuis Gandanus latifolius, également couvert de fruits. Les alentours formaient une forêt de jeunes vaquois, encore accompagnés de leurs graines.
Ici s’offraient à mes yeux de belles espèces d’érythrina de la plus haute élévation ; plus loin, je trouvai une espèce très-rare de bauhinia, quelques genres peu communs de légumineuses, deux espèces bien distinctes de calamus, dont les tiges s’élevaient à plus de deux cents pieds de hauteur, sur un pouce de diamètre ; deux espèces de dracœna rares et peu connus, des bombax dont la grosseur et l’élévation les faisaient remarquer de loin.
Je rencontrai également des cariota urens, ainsi que le cariota mitis ou cavonégros des Espagnols et des Malais, plusieurs espèces de palmiers curieux par leur feuillage et leur stipe couvert d’anneaux circulaires. Sur les bords de la mer croissaient des crinums, qui avaient plus de six pieds d’élévation et une hampe de cinq à six pouces de diamètre ; enfin, j’ai trouvé sur cette île fertile une quantité de végétaux que je n’avais rencontrés encore nulle autre part, et qui tous me parurent inconnus.
Je m’expliquai facilement la cause de leur belle végétation, en examinant la terre dans laquelle ils croissent, et qui n’est qu’une composition de terreau, de débris de feuilles et de détritus de végétaux.
Dans la journée que je passai sur cette plage, je recueillis un grand nombre de sachets de graines, d’échantillons pour l’herbier, et de plantes vivantes dont je garnissais mes caisses.
Le lendemain, nous poursuivîmes notre route pour Samboangan ; nous entrâmes d’abord dans le détroit de Basselan. Je remarquai très-attentivement en passant toutes les petites îles et îlots dont ce détroit est encombré. Nous rencontrions même dans la mer des troncs d’arbres isolés, espèce d’îles factices et flottantes, sur lesquels croissaient diverses plantes, notamment des palétuviers. Chemin faisant, je recueillis sur la surface de l’eau quelques espèces de fucus non communes, et des flustres, etc.
Le 21 novembre 1819, nous mouillâmes enfin devant Samboangan.
Le lendemain, après avoir pris toutes les mesures que je jugeai convenables pour la conservation et la sûreté de mes plantes à bord des navires pendant mon absence, je descendis à terre et j’allai immédiatement prier le gouverneur de m’accorder un guide du pays, qui pût m’accompagner dans les excursions que je me proposais de faire dans les environs de la ville. Il eut la bonté de m’en promettre un pour le jour suivant. J’employai le reste de la journée à visiter la petite ville de Samboangan et les cultures qui l’avoisinent. Mon attention se fixa d’abord sur les cases des indigènes. Leur construction me parut assez peu commune. Elles sont en général peu élevées et fort mal bâties. Comme le sol est bas et humide, le rez-de-chaussée est à quatre pieds d’élévation. La case repose sur des piliers en bambou, comme sont construits les pigeonniers dans plusieurs provinces de France. Les habitans se préservent ainsi d’une humidité qui pourrait devenir funeste à leur santé. Ces cases sont entièrement faites avec du bambou : les chevrons et les colonnes portatives sont formés de morceaux ronds et entiers, les parois et le plancher sont en lames de bambou, plus ou moins larges, entrelacées ensemble de manière à former un tissu serré comme les nattes de vaquoi ou de jonc. Les planchers ainsi façonnés sont extrêmement solides, quoiqu’ils paraissent s’enfoncer lorsqu’on marche dessus. Ils sont supportés par des poutres également en bambous ronds. Dans chaque case se trouvent plusieurs chambres, séparées par des cloisons de lames ou de plaques de bambous entrelacées comme des nattes. Les portes de chaque chambre sont faites de la même manière ; les bancs qui servent de siéges aux alentours des appartemens sont également en bambous, ainsi que les lits ; une simple natte en feuille de nipa fruticosa sert de matelas, et une toile bleue de couverture. On a en outre à chacun de ces lits deux traversins ronds, l’un sert pour la tête en guise d’oreiller, l’autre est pour les jambes, qu’il sépare l’une de l’autre pour préserver de la trop forte chaleur.
Les murs extérieurs de ces cases sont revêtus de feuilles de palmier que l’on appelle dans le pays nipa, espèce très-commune dans ces contrées, et dont les feuilles résistent long-temps à l’action de l’eau et du soleil. Le revêtement des parois extérieures est formé aussi avec des feuilles, appliquées contre un treillage de bambous, et disposées, comme des écailles, de manière à se recouvrir les unes et les autres. Elles forment ainsi une masse épaisse et solide sur laquelle coule l’eau pluviale, qui ne peut pénétrer dans l’intérieur. On pratique dans ces espèces de murailles des trous carrés, assez larges pour donner de l’air et de la lumière : ce sont les fenêtres. Les contrevents, de la même matière que les murs, sont suspendus en dehors par des anneaux de rotin, ce qui permet de les ouvrir et de les fermer à volonté.
La toiture est absolument semblable au revêtement des murs. Les feuilles de nipa (nipa fruticosa. Rumphius)., remplacent les ardoises de France, et sont rangées de la même manière. On m’a assuré que ce genre de toiture durait généralement de douze à quinze ans.
Chaque case est entourée d’une palissade en bambous, pour empêcher les passans, ou les animaux, en se frottant contre les bambous qui servent de colonnes à l’édifice, de les jeter par terre. Un escalier, fabriqué toujours avec le même bois, placé en dehors de la maison, sert à monter dans les appartemens. Une espèce de galerie ou balcon reçoit cet escalier.
Je viens de décrire d’une manière plus claire que concise l’architecture en honneur à Samboangan. On remarquera qu’il règne une grande uniformité dans la matière de construction. Toutes les maisons de cette petite ville sont bâties de la sorte : je n’en excepte que l’hôtel du gouverneur.
Les cases des plus riches ne diffèrent de celles des plus pauvres qu’en ce qu’elles sont plus vastes, plus élevées, mieux closes et plus soignées dans leur façon. Les parois internes sont faites avec du rotin alien, c’est-à-dire avec les tiges du flagellaria indica, au lieu d’être en bambous, dans les principales maisons, appartenant aux gouverneur, curés ou riches propriétaires.
Auprès de chacune de ces cases se trouve toujours une espèce de petit jardin dans lequel les Indiens cultivent des ignames, des patates, quelques pois et autres herbes propres à les nourrir. Le bétel y abonde surtout. En général, le peuple de ces contrées est naturellement indolent, paresseux ; il ne cultive que ce qui lui est impérieusement nécessaire pour ne pas mourir de faim. On le voit toute la journée couché nonchalamment soit sur des nattes dans l’intérieur des appartemens, soit en dehors, assis sur ses talons.
L’habillement des hommes est un pantalon de coton bleu fort ample, ou un pantalon rayé de jaune et de blanc, fait avec du fil d’abaca (mura abaca), ou de pignas bromelia ; une chemise de cette dernière étoffe, jaunâtre et blanche, ou quelquefois tout-à-fait blanche, selon la qualité du fil. Cette chemise est toujours flottante sur le pantalon, jamais rentrée en dedans. Ils portent rarement une veste, et lorsqu’ils en prennent, elle est d’une étoffe aussi légère que la chemise et le pantalon. Les souliers sont chez eux hors d’usage. Les chapeaux dont ils se servent sont presque toujours en paille[2], que l’on teint en noir ou en blanc. Ceux de feutre leur sont insupportables. Chaque fois qu’ils sortent, ils ont l’habitude de mettre sur l’épaule gauche un mouchoir blanc ou de couleur artistement plié. En revanche, leur cou n’est point embarrassé dans une cravate.
La mise des femmes est encore plus simple que celle des hommes. Autour de leur ceinture elles attachent une espèce de mouchoir en étoffe de fil d’abaca ou en coton blanc, qui fait le tour du corps, et pend jusque sur les chevilles du pied, comme le camisa des négresses de nos colonies des Antilles. Pour cacher leurs seins, elles ont un corsage de chemise dont les manches sont extrêmement courtes ; le reste de leur personne est entièrement nu. Elles ne portent ni souliers ni chapeaux ; elles ne peuvent même supporter un mouchoir sur la tête. Leurs cheveux sont longs et flottans.
Les femmes travaillent en général beaucoup plus que les hommes ; tous les plus gros ouvrages sont à leur charge. Ce sont elles qui pilent le riz dans les mortiers pour le rendre potable. Comme ce grain compose leur principale nourriture, c’est aussi le seul objet de leur culture. Les environs de Samboangan offrent des plaines et des carrés magnifiques de cette plante substantielle, qui y réussit à merveille. Le terrain lui est si convenable, que j’en ai vu de près de cinq pieds de hauteur couvert des plus belles panicules chargées de gros grains bien nourris.
En parcourant les bois et les champs cultivés de ces contrées, je cherchais toujours à m’éloigner le plus possible de la ville, espérant trouver des objets plus beaux et plus rares. Je désirais me procurer des végétaux en nature, principalement de ceux qui pouvaient m’être inconnus. Je fus un jour extrêmement surpris, en voulant pénétrer dans l’intérieur d’un grand bois, du refus obstiné de mon guide de m’y accompagner. Il fit même toute sorte d’instances pour m’engager à ne pas y entrer. Il me donna pour raison qu’il était infesté de Maures, qui sont des sauvages, ne vivant que dans les forêts, d’où souvent ils font des excursions dans les villes où ils pillent et égorgent. Regardant cette version comme un peu exagérée, je n’en fus guère effrayé. Je n’aurais pas changé ma résolution de parcourir le bois, si mon guide ne m’eût menacé de m’abandonner. Je fus forcément contraint d’herboriser seulement aux environs de la ville. Lorsque je fus de retour à Sanboangan, je demandai au gouverneur l’explication de ce conte des Maures. Sa réponse ne fut pas plus rassurante que celle du guide. Il me dit que huit mois ne s’étaient pas encore écoulés depuis que son prédécesseur avait été égorgé dans son lit, et que sa garde avait été massacrée par les sauvage. Il m’engagea fortement à faire comme lui, qui ne s’éloignait jamais beaucoup de la ville. Presque tous les jours, m’ajouta-t-il, on en voit dans les environs.
De pareils récits étaient peu faits pour me donner le courage de continuer mes courses ; cependant l’amour de la science l’emporta sur celui de la vie. Le guide que je tenais du gouverneur ne voulant plus m’accompagner, je m’arrangeai avec quelques chasseurs de notre bord, et nous pénétrâmes assez avant dans le pays.
Soit que le bruit de nos armes à feu ait intimidé les sauvages, soit que nous ayant aperçus eux-mêmes, ils n’aient pas été tentés de nous attaquer, nous ne découvrîmes aucune trace de ces Maures ; en revanche, nous fûmes à plusieurs reprises poursuivis par des buffles, dont les bois sont remplis. Un jour j’étais seul, ayant perdu mes chasseurs, absorbé dans mes herborisations ; je cueillais des fleurs et des graines sur des arbrisseaux formant un bosquet de bois assez touffu, lorsque tout à coup je fus distrait de mes occupations par un bruit sourd qui paraissait approcher ; je me retournai promptement, et je vis venir à moi trois buffles énormes, qui se suivaient, portant le nez en l’air et marchant à grands pas. Je me sauvai à toutes jambes, et franchis une haie servant de clôture à un champ de riz, qui se trouva heureusement assez près de moi, au moment où j’allais être atteint par ces animaux. Je n’avais pas eu le temps de renfermer ma boîte de fer-blanc qui était demeurée accrochée à un buisson. Les buffles, le nez appuyé sur la palissade, me mangeaient des yeux. Ils finirent probablement par s’ennuyer, et s’en retournèrent quelques minutes après. Ma frayeur calmée et le danger passé, je fus chercher ma boîte de fer-blanc, et je continuai mes recherches, non sans retourner quelquefois la tête pour regarder si je n’aurais pas encore quelques buffles à mes trousses.
Le nombre de ces animaux est considérable dans les forêts de Samboangan. Un habitant, parent du gouverneur de cette ville, m’assura qu’on en voyait souvent des troupeaux de quatre-vingt et cent têtes. Ils rendent ces parages difficiles et dangereux pour les naturalistes ; cela est d’autant plus fâcheux, que je n’ai pas vu de contrée plus riche en espèces et en genres de végétaux nouveaux, et généralement en objets d’histoire naturelle. Les oiseaux y sont brillans en couleurs, très-abondans et la plupart inconnus. Il est présumable que je suis le premier naturaliste qui ait un peu visité cette contrée, et encore n’ai-je pu le faire que très-superficiellement.
Il existe dans ce beau pays des forêts immenses, au milieu desquelles j’ai trouvé trois espèces de sagoutiers, palmier que j’ai compris dans mes collections, une espèce d’arbre à pain inconnu des botanistes (j’en parlerai plus tard dans ces souvenirs) ; le beau baringtonia, le nipa fruticosa ; plusieurs arbres d’une espèce particulière de canneliers communs dans ces forêts, dont l’écorce est fort aromatique ; diverses espèces de palétuviers, appelés tagal, dont l’écorce est employée en guise de quinquina ; des abaca musa[3], espèce de bananier qui ne se cultive pas pour le fruit, mais seulement pour sa hampe qui produit un fil très-fort, propre à toute sorte d’usages ; des pignas, espèce d’ananas, dont les feuilles donnent également un excellent fil ; quelques espèces de clerodendrum, encore inconnues et cependant très-remarquables par leurs fleurs rouges en panicules ; l’ébénier (dispyros ebenum. Linn.) ; cinq sorte de calamus ; deux espèces d’hedysarum en arbres, et enfin un grand nombre d’autres plantes fort rares, et qui ne se rencontrent que là.
Sur la gauche de la ville se trouvent de vastes plaines de cocotiers qui forment des forêts d’un coup-d’œil ravissant. Ce pays est bien la véritable patrie des cocotiers. Ces fruits y sont si abondans, qu’on ne se donne même pas la peine de les récolter, on les laisse tomber par terre, où ils forment en germant des pépinières qui couvrent en peu de temps la surface du sol. Les sagoutiers, qui n’y sont guère plus rares, sont très-gros et très-élevés. Le rotin y croît partout, et les espèces sont variées à l’infini. Les naturels du pays m’en ont fait remarquer jusqu’à dix variété ou espèces bien distinctes, dont plusieurs fournissent un chou bon à manger. Les figuiers y abondent ; plusieurs espèces sont extrêmement curieuses par leur racine stolonifère, descendant des branches les plus élevées et du sommet du tronc, puis formant des faisceaux couverts de fruits aussi bizarres qu’extraordinaires. On ne peut se lasser d’admirer cette prodigieuse diversité de figuiers dont la forme des fruits n’est jamais la même. Les arbres en sont souvent couverts depuis le pied jusqu’à la sommité des branches les plus élevées.
J’ai vu sur le bord de la mer quelques espèces d’housonia couverts de fleurs. Il y en avait qui portaient des fleurs blanches, d’autres des fleurs roses ; des plages entières sont couvertes de badamiers (terminalia catappa) et autres.
J’ai remarqué une espèce d’arum de six à huit pieds d’élévation, dont le stipe avait plus de six pouces de diamètre. Nulle part je n’en ai rencontré d’aussi gros. Une espèce de borraginée (tournefortia) fixa mon attention. Elle avait au moins six pieds de hauteur sur cinq pouces de diamètre ; Ses feuilles, épaisses et très-velues, étaient remarquables par leur blancheur. J’observai aussi des arbres touffus et très-élevés de la famille des urticées, remarquables par la largeur de leurs feuilles et la longueur de leurs grappes de fleurs ; des mélacées nouvelles d’une grande beauté, etc.
Il serait bien à désirer que, dans l’intérêt de la science, on envoyât quelques naturalistes visiter ces contrées malheureusement trop peu connues[4]. Ils y feraient sans doute des découvertes extrêmement précieuses. J’ai eu trop peu de temps pour pouvoir récolter tout ce que j’ai trouvé de curieux en végétaux. Je n’ai pu m’occuper des animaux, mais par le petit nombre de ceux que j’ai observés, j’ai acquis la certitude que ce pays n’était pas moins riche dans cette branche d’histoire naturelle que dans celle du règne végétal. J’ai vu des chauves-souris dont les ailes avaient jusqu’à quatre pieds d’envergure, ce qui les rendaient véritablement monstrueuses.
Le sol de ce pays est composé de terre forte, jaunâtre, d’une excellente nature. Elle est plus souvent humide que sèche. Rien, comme on sait, ne prouve mieux la fertilité d’un terroir que la végétation qui le couvre. Il est difficile de voir un pays où elle soit plus vigoureuse qu’à Samboangan.
Pendant mon séjour dans ces parages, je récoltai un grand nombre de sachets de graines ; mon herbier s’accrut aussi d’une quantité prodigieuse de plantes, la plupart inconnues jusque-là même aux plus savans botanistes. En embarquant mes collections de végétaux vivans, j’avais soin de ne mettre à bord de la Durance que les doubles et triples de ceux que je gardais à vue à bord du Rhône sur lequel j’étais à demeure. J’avais éprouvé combien les soins négligens des marins pour cet objet étaient différens de ceux que je prodiguais moi-même aux fruits de tous mes pénibles travaux.
Le 2 décembre fut le jour fixé pour le départ de la division. Effectivement l’eau et le bois furent faits à cette époque pour une nouvelle traversée, et nous levâmes l’ancre le jour indiqué[5].
- ↑ Voyez les numéros d’octobre et novembre 1830.
- ↑ C’est-à-dire en feuilles de vaquoi, ou feuilles de nipa fruticosa. L.
- ↑ Musa abaca
- ↑ Ceci a été écrit en 1822 ; depuis, du moins à ma connaissance, personne n’a encore exploité ce beau pays très-remarquable sous le rapport de l’histoire naturelle en général.
- ↑ Nous donnerons, dans un de nos prochains numéros, la suite de ce voyage. Le chapitre sur Manille renferme surtout des détails fort curieux.