Souvenirs d’un voyage au Liban
SOUVENIRS D’UN VOYAGE AU LIBAN,
D’Alexandrie à Jaffa, quatre-vingt-dix lieues marines, vingt-six heures.
D’abord apparaissent les montagnes de la Palestine, dessinant à l’horizon leurs ondulations peu accentuées, puis les rochers qui portent la ville.
Jaffa[1], l’ancienne Joppé, est un amas circulaire de maisons éblouissantes de blancheur, disposées en amphithéâtre sur le versant de la montagne qui regarde la Méditerranée. Du côté de la terre, la ville est entourée de hautes murailles flanquées de tours ; c’est par là que Bonaparte entra dans Jaffa en 1799.
Au pied de ces murailles, le long du port, règne, chose rare en Syrie, un assez beau quai opposant sa digue aux flots de la mer, souvent irritée dans ces parages. Au reste, la rade, m’a dit le commandant du Simoïs, est justement redoutée des marins, malefida carinis ! je pensai involontairement à l’épithète de Virgile.
L’aspect général de la ville est triste et fatigant. Des rues sombres, tortueuses, d’une malpropreté révoltante, me conduisent au bazar, d’où s’exhale une odeur intolérable de musc et de poisson séché.
Je salue l’hôpital que Gros a si poétiquement traduit sur sa toile immortelle des Pestiférés, et je regagne le bâtiment.
Quelques heures après, nous étions en mer, et nous suivions, sans trop nous en éloigner, la côte de Syrie. La végétation, assez rare près de Jaffa, devient plus abondante en approchant de Saint-Jean d’Acre ; bientôt nous distinguons les murs de l’ancienne Ptolémaïs, bâtie sur une langue de terre qui se projette dans la Méditerranée en forme de demi-lune, et baignée de trois côtés par la mer, qui lui sert de défense naturelle. Saint-Jean d’Acre eut l’honneur de tenir en échec Napoléon.
Caïffa s’offre à nos regards, accotée au mont Carmel, qui domine la mer de plus de neuf cents pieds, et déroule au soleil ses flancs couverts d’oliviers et de vignes sauvages.
Le Carmel fuit à son tour ; une heure après nous sommes devant Tyr. Que reste-t-il de cette ville superbe ? un misérable village, Sour, sur la presqu’île qu’occupait l’armée d’Alexandre. Quelques pauvres ballots de marchandises gisent çà et là sur ce sol que couvraient l’or, la pourpre et les aromates. Voilà donc cette reine des mers telle que l’a faite la malédiction d’Ézéchiel. Des blocs de granit sur le promontoire, un atterrissement où fut la jetée d’Alexandre, et rien de plus. Dieu, les hommes, la mer ont tout détruit.
À quelques lieues de Tyr, on rencontre Sayda ou Sidon, la tige des villes phéniciennes. Cette cité a pour toute défense un fort qu’une volée de canon réduirait en poussière.
Ancien port de Damas avant que l’émir Fakr el Din eût fait ensabler les passes de sa rade, Sayda a conservé d’assez nombreuses relations commerciales ; la ville compte une population de sept à huit mille âmes, dont deux mille sont, dit-on, des chrétiens maronites. Comme Tyr, sa sœur et sa rivale, Sidon n’a rien conservé de ses splendeurs passées.
Enfin les montagnes s’éloignent du rivage, la plaine s’élargit ; voici Beyrouth.
Le Liban, comme dernier plan, se détache gris et rose sur l’azur de l’éther ; à ses pieds, une vaste échancrure circulaire ronge les flancs de la montagne ; une plaine luxuriante de verdure occupe cet espace vide et vient mourir jusqu’à la mer, formant l’immense figure d’un croissant dont les extrémités s’avancent dans les eaux.
L’un de ces promontoires supporte la croupe abaissée d’une chaîne de montagnes qui s’entrouvre pour jeter un fleuve à la mer[2] ; l’autre est une belle colline boisée, ornée d’une ville dont les blanches maisons tranchent sur un fond de sombre verdure. Ces maisons, comme dans les pays très-chauds, percées de rares ouvertures, sont couvertes de terrasses et s’échelonnent jusqu’au sommet de la colline ; les derniers édifices reposent sur les rochers moussus de la grève et sur les débris des anciennes fortifications, que la mer vient blanchir de son écume.
Autour des remparts qui enserrent la ville s’épanouit une magnifique végétation ; des jardins coupent en carrés inégaux la surface de la colline, séparés par des haies de cactus et de nopals. Vers le centre, des palmiers, des mûriers, des caroubiers, forment une épaisse forêt, d’où surgit çà et là quelque muraille brillante de lumière. Au fond du tableau, le Sannin[3] élève ses dernières cimes, couvertes d’une neige éternelle.
À la fraîcheur de la végétation, aux légers cumuli dont se couvre le ciel, on se croirait en Europe.
Le port de Beyrouth ne reçoit que de petits bâtiments ; les gros vaisseaux restent en rade. Des Arabes demi-nus se précipitent à la mer pour nous enlever du canot dans leurs bras nerveux et nous déposent sains et secs sur le quai, moyennant un léger bachich[4].
Dès le premier coup d’œil jeté sur la ville, on voit à quel point le commerce y est florissant : les Maronites aux habits sombres et grossiers, le Druse au turban blanc ou rayé, bardé d’armes magnifiques, des Arabes étalant leurs haillons superbes, des Turcs, des Grecs, des juifs, des Arméniens, tout cela se presse sur le port, Babel de langages et de costumes, où néanmoins semble dominer l’élément chrétien.
Là le Liban apporte son vin et ses soies, l’Yémen son café, le Hauran ses blés, Djébaïl et Lattakieh leur blond tabac, Palmyre ses chevaux, Damas ses armes, Bagdad ses riches étoffes, l’Europe enfin les innombrables produits de sa vaillante industrie.
De même que dans tout l’Orient, l’aspect des rues tient peu les promesses du panorama. Les maisons cachent sous leur massive enveloppe de pierre les plus capricieuses fantaisies de l’imagination arabe, comme ces femmes de Constantinople, qui, le visage couvert d’une épaisse mousseline, la taille effacée sous l’ampleur du féredjé, les pieds enfouis dans des bottes informes, cachent souvent des trésors de beauté. Les rues sont étroites et rapides, reliées quelquefois par des passages voûtés ; quelques-unes, plus larges, sont occupées par des cafedjis[5] ; des Arabes accroupis y fument tranquillement le chuchet[6] ou le chibouque à l’abri de tentes en sparterie grossière, suspendues sur leurs têtes ; çà et là, au beau milieu de la rue, de superbes enfants entièrement nus roulent dans la poussière leurs petits corps bronzés par le soleil.
À part les fortifications et les anciens châteaux qui défendent son port, Beyrouth n’a pas de monuments ; le bazar seul a quelque peu l’aspect monumental.
Après avoir battu au hasard les rues de la ville, je songeai à remettre une lettre de recommandation qui m’avait été donnée à Marseille par M. M…, négociant grec, pour un de ses parents établi à Beyrouth. Trouver ce « parent, » n’était pas chose facile : il me fallut aller à une demi-lieue de la ville, au milieu des jardins étagés sur la colline. Une servante, coiffée de ses longs cheveux, qui tombaient en tresses noires sur ses épaules, m’introduisit près de son maître.
Comme mon projet était de pousser mon voyage jusqu’à Damas et Baalbek, en passant par les Cèdres, après les premiers compliments, j’en parlai à M. Lascaris.
« Tenez-vous à votre bourse ? me dit-il.
— Assurément !
— À votre vie ?
— Considérablement ! ! »
Cette fois le cri partait du cœur.
« Eh bien ! croyez-moi, reprit M. Lascaris, bornez votre voyage aux Cèdres ; les Mutualis sont en ce moment en délicatesse avec les Maronites, il règne un peu d’effervescence autour de Damas ; vous connaissez le proverbe : « Châmi, choumi[7] ; » en votre qualité de chrétien, sans une escorte nombreuse, vous pourriez vous attirer de graves désagréments, dont le moindre serait la perte de votre bagage. En attendant, puisque vous n’êtes à Beyrouth que depuis quelques heures, permettez-moi de vous y servir de guide, et je tâcherai de faire en sorte que vous ne regrettiez pas trop votre séjour parmi nous. »
L’offre était engageante, et puisque je ne pouvais réaliser mon projet, du moins en son entier, je résolus de mettre à profit la complaisance de M. Lascaris qui s’instituait mon cicerone avec tant de courtoisie.
« Puisque vous acceptez, me dit M. Lascaris, venez me prendre à sept heures, nous irons voir la promenade des Pins[8], c’est notre Prado ; vous y contemplerez nos beautés européennes, et de plus un fort beau cheval qu’un Anglais de mes amis doit acheter à un Arabe, après avoir usé de plus de diplomatie pour le décider à cette vente qu’il ne s’en dépense en un an pour maintenir ou ébranler l’équilibre européen. »
Je pris congé, et j’allai esquisser quelques costumes : je me dirigeai ensuite vers une table d’hôte cosmopolite, où je pris un assez bon repas. Je me préparais à me rendre chez M. Lascaris, lorsque mon nom, prononcé à haute voix dans la cour, me fit mettre à la fenêtre, et j’eus l’agréable surprise de voir M. Lascaris lui-même et son Anglais, tous deux à cheval et m’attendant avec une troisième monture en main. Quelques minutes après, nous étions aux portes de la ville, et bientôt vers la mer, que côtoie une belle avenue plantée jadis par les ordres de l’émir Fakr el Din pour servir de barrière contre le souffle brûlant du simoun ; elle est bordée de cafés où les habitants vont respirer la brise, en humant le moka brûlant ou dégustant d’excellente limonade glacée. On y rencontre surtout la population européenne de la ville, puis quelques femmes arabes, le visage voilé, aux longs cheveux chargés de sequins, ou enfin des dames du Liban, la tête ornée du tantoura[9], qui, de loin, les fait ressembler à de gracieuses licornes.
Les hommes fument à la porte des cafés le chibouque ou l’éternel chuchet. Telle est la vie monotone de l’Orient, sans plaisirs variés, mais exempte de chagrins réels, sobre, contemplative, où l’homme n’a qu’à prendre la peine de vivre. En Occident, la vie est un travail ; en Orient, un repos.
Au lieu du rendez-vous, l’Arabe nous attendait, assis à côté de son cheval, qui paissait en liberté ; c’était un des plus nobles animaux du désert.
« Las salam aleik (je te salue), dit-il gravement à l’Anglais.
— Quel est le prix de ton cheval ? demanda celui-ci par l’intermédiaire de M. Lascaris.
— Dieu seul le sait, dit l’Arabe ; jette sur ce manteau le prix que tu en offres. »
Trente mille piastres tombèrent au pied de l’Arabe impassible, puis dix mille, et dix mille encore ; les yeux du vendeur s’allumèrent à la vue de ce trésor ; dix mille autres piastres tombèrent : l’Arabe était vaincu.
« Allons, dit-il en s’approchant du cheval, il faut nous séparer. »
L’Anglais préparait avec flegme un licol de soie, l’Arabe étouffait : j’étais ému de cette muette douleur.
Tout à coup l’intelligente bête, flairant son nouveau possesseur, fit un brusque écart qui le rapprocha de son maître, et poussa un hennissement douloureux.
D’un bond l’enfant du désert fut en selle.
« Adieu, dit-il, vos trésors ne remplaceraient jamais mon seul ami. »
Et il disparut dans un tourbillon de poussière aux yeux de l’Anglais stupéfait.
« Stioupide ! »
Telle fut l’expression des regrets de l’insulaire.
Nous reprîmes en silence le chemin de la ville.
Le lendemain, je me rendis chez M. Lascaris, qui m’avait invité à déjeuner. Le plan de la journée fut vite arrêté : nous devions aller visiter l’embouchure du Nahr el Kelb[10] et le bel aqueduc de l’émir Fakr el Din, en passant par les fortifications extérieures.
Je savais mon hôte fort érudit ; aussi n’hésitai-je pas à lui demander quelques détails sur les Druses, Maronites et Mutualis, dont les noms reviennent si souvent à l’oreille, et sur lesquels j’étais honteux de n’avoir pas encore de données plus certaines.
« Il faut en premier lieu vous faire remarquer, me dit M. Lascaris, que cette confusion, cette diversité de langages et de costumes qui vous ont tant surpris, existent aussi dans les religions, où chaque individu forme presque une secte particulière, principalement chez les Druses.
« Les Maronites, je donne le pas à nos coreligionnaires, tirent leur origine d’un moine nommé Maroun, qui vécut vers la fin du sixième siècle, et mourut en odeur de sainteté. Un couvent fut fondé pour faire honneur à sa mémoire. Un siècle plus tard, un de ses disciples, Jean le Maronite, épousa la querelle des latins contre les chrétiens grecs, qui faisaient alors de grands progrès dans le Liban ; ces derniers suivaient les inspirations de Constantinople ; les Maronites, au contraire, suivaient celles de Rome. Vous voyez déjà le voile religieux servant à couvrir les dissidences politiques. Jean organisa donc en milice ses montagnards, les conduisit à l’ennemi, et les rendit maîtres de tout le Liban jusque auprès de Jérusalem. Courageux, bien qu’en petit nombre, ils conservèrent longtemps leur indépendance sur la montagne, et ce fut seulement en 1588 qu’ils furent réduits par Ibrahim, pacha du Caire, et soumis à un tribut annuel qu’ils payent encore aujourd’hui.
« Cependant, comme tous les peuples montagnards, ils ont gardé l’amour de l’indépendance et de la liberté. Opprimés par le musulman, leur maître, par le Druse, rival que leur a suscité, dit-on, l’Angleterre[11], jalouse de la prépondérance française dans le Liban, en querelle avec les Ansariehs ou les Mutualis, ils n’en continuent pas moins, une pioche d’une main, le sabre de l’autre, à cultiver et à défendre l’héritage de leurs pères ; c’est une noble et forte race et la seule lettrée du pays, comme vous pourrez vous en assurer lorsque vous visiterez ses couvents en vous rendant aux Cèdres.
« Au sud des Maronites vivent les Druses, qui sont des schismatiques musulmans, comme les Maronites sont des sectaires chrétiens ; mais à part la différence des religions, les mœurs, les coutumes et la langue ont entre elles une grande analogie. Les Druses ont été comparés successivement aux pythagoriciens, aux esséniens, aux gnostiques, et il semble aussi que les templiers et les francs-maçons modernes leur aient emprunté beaucoup d’idées.
« Leur religion a cela de particulier qu’elle prétend être la dernière révélée ; en effet, c’est l’an de l’hégire 386 (996 de J. C.), que son messie s’est incarné dans la personne d’un fou furieux qui se fit couronner kalife sous le nom d’El Hakem bi Amr Allah (gouvernant par l’ordre de Dieu), nom qu’un imposteur[12] se disant prophète changea, par flatterie, en celui de Hakem bi Amrith (gouvernant par sa propre volonté). Par malheur, le néo-dieu n’eut pas le pouvoir de préserver ses jours, non plus que ceux de son prophète, et tous deux périrent assassinés.
« Ce fut seulement sous le fameux émir Fakr el Din que cette religion prit quelque célébrité. Ce Machiavel du Liban sut, par sa souplesse et son habileté, s’attirer la faveur de la Porte, se concilier la bienveillance des Médicis tout-puissants à Florence, et celle du gouvernement français.
« Peu à peu il s’empara des villes du littoral, jusqu’à ce qu’en 1613, il fut maître de tout le pays situé entre Adjaloun et Safed ; mais la fin de son règne ne justifia pas ce beau commencement : il sut conquérir et non conserver. Cerné, traqué de tous côtés par le pacha de Damas, par les Druses eux-mêmes, trahi par les siens, il fut livré aux Turcs, qui l’étranglèrent dans sa prison en 1635.
« Ce fut à lui que Beyrouth dut, au dix-septième siècle, une certaine splendeur, grâce aux embellissements et aux travaux d’utilité publique qu’il y fit exécuter, mais que les Turcs ont bien vite détruits, excepté les remparts et le bel aqueduc que nous visiterons aujourd’hui.
« Comme je vous l’ai fait remarquer, les Druses, si l’on met de côté quelques observances ridicules, n’ont aucune religion particulière, et leur culte est cosmopolite[13]. Les uns sont baptisés et les autres circoncis. Leur organisation politique est embrouillée ; le chef suprême est un hakem (gouverneur), ayant sous sa dépendance un grand nombre d’émirs ou cheiks, qui, à leur tour, gouvernent un district et reçoivent les impôts pour en remettre une partie au hakem ; l’autorité de ces chefs est héréditaire et se transmet de mâle en mâle, avec l’agrément de la Porte.
« Chez les Druses, cultivateurs comme les Maronites, mais plus guerriers encore, chaque homme en état de manier le sabre et le fusil est soldat de fait et de droit. Aussi en quelques jours le hakem peut-il rassembler près de quinze mille hommes armés à Deir el Kamar, leur lieu habituel de réunion. Leur manière de combattre se rapproche de celle des guérillas et des Kabyles ; fils de la montagne, c’est dans la montagne que réside leur véritable force ; en plaine, ils seraient écrasés par la cavalerie, car ils ignorent l’usage de la baïonnette ; excellents tireurs, sobres, hardis, vigoureux, ils sont vraiment redoutables dans une guerre de surprises et d’embuscades. De même que l’Arabe, ils pratiquent au plus haut degré la vertu de l’hospitalité, et ils sont en cela bien supérieurs aux Maronites[14] ; c’est le beau côté de leur caractère.
« Tous les hommes sont frères, disent-ils, et Dieu est libéral. » Ils s’allient entre eux, et cette race doit à l’air pur des montagnes, à sa vie active et sobre, de n’avoir pas dégénéré.
« Nous arrivons aux Mutualis, qui, à l’orient du pays des Druses, habitent une vallée profonde que bornent les montagnes du pays de Damas.
« Ils sont musulmans, mais ils suivent le parti d’Ali comme les Persans. Ils vivent tout à fait séparés des autres sectateurs de Mahomet. On prétend qu’ils existent depuis longtemps en corps de nation dans cette contrée : cependant il n’y a pas plus de deux siècles que leur nom a paru dans les livres, et le P. Roger, récollet, dans son rarissime et savant ouvrage publié au dix-septième siècle, omet d’en parler. Ce sont de bons soldats, mais de véritables brigands une fois hors de leur territoire ; par leur caractère pillard et belliqueux, ils se sont attiré l’inimitié de leurs voisins. Décimés par les luttes successives qu’ils ont eu à soutenir, et en dernier lieu contre Djezzar, il y a moins d’un siècle, c’est à peine s’il en reste quatre ou cinq mille sur les hauteurs de l’Anti-Liban.
« C’est toutefois plus qu’il n’en faudrait, ajouta M. Lascaris en riant, pour vous dévaliser ; mais, cher voyageur, j’entends piaffer nos chevaux qui nous rappellent l’heure de la promenade… »
Après avoir jeté un coup d’œil de pitié sur le kiosque en bois peint du pacha, désagréable monument de l’art turc, il nous fallut près de deux heures pour arriver au Nahr el Kelb, en suivant un chemin taillé dans le rocher par les Romains[15], où l’on voit les seules traces de voitures qui existent peut-être sur tout ce côté de la Syrie.
Le Nahr el Kelb, l’ancien Lycus, coule rapide et encaissé vers la mer.
La légende veut que ce nom lui vienne de la figure de pierre d’un énorme chien, animal que les Grecs avaient nommé λυκος, loup, et qui était autrefois placé sur un roc, assez près de l’embouchure du fleuve. C’était une espèce d’idole dont les musulmans racontent d’étranges histoires. Il paraît que le diable entrait quelquefois dans cette image de pierre, et hurlait de telle sorte qu’on l’entendait sur toute la côte et jusqu’en l’île de Chypre, prodige qui présageait toujours quelque funeste événement.
« Aujourd’hui, me dit M. Lascaris, le merveilleux disparaît, et l’opinion est que le fleuve se jetant à la mer entre deux hautes montagnes, comme vous pouvez le voir dès à présent, et son lit étant plein de roches, ses eaux font en coulant un fracas épouvantable à l’époque de la fonte des neiges, ce qui s’entend de fort loin, surtout pendant la nuit, et peut être comparé aux sourds grognements d’un loup. Il s’ensuit naturellement que les Grecs, amoureux de l’allégorie, auront élevé la figure en question ; de là le nom du fleuve Lycus ; les Arabes auront pris le loup pour un chien, et donné au fleuve le nom qu’il porte encore. »
Pendant cette conversation, nous approchions des curieuses roches sculptées qui décorent ce lieu agreste. L’une d’elles, celle qui m’a le plus frappé, représente, à s’y méprendre, un grand marchand persan du bazar de Stamboul, un pot de fleurs à la main. La science assure que c’est un monument assyrien ; je suis loin de le contester et prendrai pied de là pour ne pas rapporter au lecteur les nombreuses inscriptions qui couvrent le rocher.
Nous suivions toujours le Nahr el Kelb qui côtoie la voie Antonine ; nous la quittâmes bientôt pour nous enfoncer sous un bois touffu de chênes verts, de sapins et de figuiers sauvages ; puis, coupant vers un détour du fleuve, nous arrivâmes à un endroit où, resserré entre deux rochers de trois cents pieds d’élévation, il roule à la mer ses eaux limpides. C’est là qu’existe encore le pittoresque aqueduc de l’émir Fakr el Din, qui semble presque faire partie du rocher, tant les ronces, les lierres, et une grande quantité d’autres plantes pariétaires l’ont presque recouvert ; on néglige de le réparer ; en plusieurs endroits l’eau, filtrant à travers les pierres, tombe au milieu des lierres comme une pluie de diamants. L’heure s’avançant, j’en pris très-rapidement un croquis, et je rentrai à Beyrouth un peu fatigué, mais charmé de mon excursion.
C’était au lendemain qu’était fixé mon départ de Beyrouth ; j’allai prendre congé de M. Lascaris.
« Je vous ai préparé, me dit-il, une lettre d’introduction près de M. B…, un des principaux habitants français de Tripoli ; c’est un savant, un homme du plus grand mérite, et ce qui ne gâte rien, un des plus charmants esprits que je connaisse. M. B… vous donnera, mieux que je ne pourrais le faire, des renseignements précieux et un bon itinéraire pour vous rendre aux Cèdres. Il ne me reste qu’à vous adresser le souhait castillan : Vaya Vd con Dios[16] ».
Je remerciai vivement mon aimable hôte, et, suivi de mes deux moukres[17], je pris la route d’Antoura.
Il y avait une heure environ que nous marchions sous une chaleur accablante, lorsqu’un de mes hommes me vint prévenir que nous arrivions à l’endroit où généralement on fait la première halte. En effet, au milieu d’un bouquet d’arbres, je vis surgir la flèche d’une chapelle bâtie dans le pur gothique flamboyant, une échappée du parc de Windsor ; mon étonnement diminua lorsque je sus qu’elle était consacrée à saint George d’Angleterre, le patron de Guillaume d’Aquitaine qui mourut en combattant pour le saint sépulcre.
Notre halte terminée, nous nous engageâmes dans d’immenses plantations de mûriers, et peu de temps après nous traversâmes le Nahr el Liban sur un pont romain assez bien conservé, grâce à l’usage des Orientaux de traverser les rivières à gué. De l’autre côté du fleuve, j’entrai en plein Kesrouan.
L’aspect de ce pays riche et cultivé, parsemé de nombreux villages, surprend d’abord des yeux habitués à la désolation des campagnes possédées par ces Turcs dont un proverbe a dit que là où ils posaient le pied la terre restait stérile pendant sept ans.
C’est que dans ce coin de terre s’est retiré un peuple actif et courageux, le peuple chrétien des Maronites.
Chacun des sommets qui, en s’échelonnant, forment le versant de la montagne, est couronné par un de leurs villages ou de leurs couvents. Les moines maronites, travailleurs assidus, fertilisent à la sueur de leur front un petit rayon de terre autour du couvent, comme le paysan autour du village, en sorte que tous ces petits rayons, en s’élargissant, ont fini par se rencontrer et couvrir la croupe de la montagne. Le premier travail a été rude et difficile ; il fallait soutenir chaque plant de vigne par une terrasse ; il fallait briser le rocher pour le remplacer par une terre meuble et fertile ; il fallait, en un mot, vaincre, à force de persistance, la rébellion d’un sol qui ne devait porter que des forêts de pins et de cèdres. Aussi rencontre-t-on à chaque pas, à côté du champ de blé, quelque monticule couvert de bruyères et semé de grands pins-parasols. La nature âpre et primitive de la montagne se fait jour à travers la robe de culture dont l’industrie de ses habitants l’a revêtue. Les vignes, les mûriers et les champs de blé ont envahi les pentes du Liban ; et la fertilité, chassée des plaines par le musulman vainqueur, semble avoir suivi le chrétien sur la montagne pour s’y défendre et s’y maintenir.
Le soleil venait de disparaître derrière les crêtes les plus élevées, le Nahr el Kelb au loin semblait un long ruban d’argent, et je voyais déjà se dresser le sombre rocher sur lequel est placé le couvent d’Antoura, collége de lazaristes où je devais passer la nuit. Nous pressâmes un peu l’allure de nos chevaux, et bientôt après nous tintions à la porte du couvent.
L’arrivée d’un voyageur, français surtout, est un événement dans le collége ; quelques-uns des pères lazaristes sont nos compatriotes et apprennent à leurs jeunes élèves maronites, outre l’arabe littéral, le français et l’italien, l’amour de la France, leur antique protectrice aux jours de la persécution.
Nous entrâmes dans une vaste cour plantée d’énormes orangers où j’abandonnai moukres et chevaux aux soins des frères lais ; les religieux me conduisirent de suite au réfectoire, où m’attirait une séduisante odeur de mouton rôti.
Après le repas en commun pendant lequel un enfant lut à haute voix quelques passages du discours sur l’histoire universelle de Bossuet, nous entrâmes dans la bibliothèque où devait s’achever ma soirée. Les bons pères m’avaient préparé sur une console une respectable bouteille de ce vin du Liban fameux dans le pays sous le nom de vin d’or ; c’est un vin parfaitement transparent, d’une belle couleur jaune et qui a quelques rapports avec le vin de Madère très-sec.
Un chibouque garni d’excellent tabac de Djebaïl me fut apporté par les soins d’un jeune élève qui me l’offrit avec un léger accent parisien, dont j’eus l’âme délicieusement remuée.
Comprenez, vous qui me lisez, cette émotion si jamais vous l’avez ressentie.
Je remerciai l’enfant de mon plus aimable sourire.
Appuyé contre la fenêtre d’où je voyais au loin scintiller la Méditerranée, je passai là, en compagnie de quelques religieux, une soirée dont la douce sérénité ne pourra jamais s’effacer de mon souvenir.
Les religieux m’apprirent, dans le cours de la conversation, qu’ils n’avaient pas toujours possédé cette maison. Elle fut, à ce qu’il paraît, fondée par les jésuites qui voulaient la peupler d’étudiants maronites et grecs-latins, mais leur séminaire resta désert et les lazaristes les remplacèrent vers la fin du dernier siècle ; depuis ce temps la maison n’a fait que prospérer.
Je parlai de Paris, de l’état de la littérature actuelle et quelque peu politique, pour satisfaire la curiosité des bons religieux.
Enfin, vaincu par le sommeil et la fatigue d’une journée passée dans les montagnes, je me retirai dans la cellule qui m’était destinée.
Le lendemain je quittai le collége d’Antoura, laissant en souvenir aux bons pères un volume de ma bibliothèque volante, les Pensées de Pascal ; et, toujours suivi de mes deux moukres que je ne devais quitter qu’à Tripoli, je me dirigeai vers Berommar où je reçus le soir même un abri.
Ce couvent s’élève sur le plus haut sommet des monts Kesrouan, dans le Liban méridional ; j’y passai quelques heures seulement et je partis le jour naissant pour Tripoli, que je désirais atteindre avant la nuit. En effet, après une journée fatigante et peu accidentée, après avoir côtoyé Djébaïl et traversé le village de Kalomone, j’entrai à six heures du soir dans le chef-lieu du pachalik.
Tripoli la ville, qu’il ne faut pas confondre avec la Marine, située à une demi-heure au bord de la mer, est assise au pied du Liban qui la domine et l’enceint de ses branches, à l’est, au sud et au nord-ouest ; elle est séparée de la mer par une petite plaine triangulaire où serpente le Nahr el Kadicha.
La ville est entourée de vergers où l’on cultive le mûrier blanc pour la soie, le grenadier, le limonier et l’oranger pour leurs fruits qui sont de la plus grande beauté. Avec sa verte ceinture d’arbres aux pommes d’or, Tripoli ressemble au fameux jardin des Hespérides tel que le figure la fable ; chaque maison a son jardin ; aussi la ville occupe-t-elle un espace considérable ; quelques quartiers sont dans la plaine, d’autres couvrent les flancs de la montagne en remontant le cours du Nahr el Kadicha ; de toutes parts on trouve des sites délicieux.
Les cafés ont des terrasses étagées que sillonnent des eaux vives et remplies d’arbustes et de fleurs.
Tripoli a des maisons assez régulières, mais peu de monuments. Une église chrétienne et une petite mosquée sont les seuls édifices à citer, encore n’ont-ils rien de très-remarquable.
L’intérieur de la ville dénote une assez grande activité commerciale. J’y remarquai beaucoup de turbans verts ; c’est, m’a-t-on dit, le seul vestige de l’indépendance des Tripolitains, et le signe de distinction des chérifs.
Les visages semblent plus frais et plus pâles que dans les autres villes de Syrie. Faut-il l’attribuer aux fièvres épidémiques dues aux inondations que l’on pratique dans les jardins pour arroser les mûriers, et qui sont cause, dit Volney, que la santé n’y est qu’une convalescence ? Bien que le climat de Tripoli soit plus sain que celui d’Alep et d’Alexandrette, je ne serais pas éloigné de penser que l’humidité de son territoire est la cause de cette pâleur chez ses habitants ; déjà, pendant mon séjour à Arles et dans la Camargue, j’avais pu observer à loisir l’étrange influence d’un climat humide et insalubre sur la population des villes voisines et particulièrement sur la population féminine.
Le lendemain j’allai visiter le bazar, où j’achetai une magnifique éponge attenant à son rocher et pêchée dans la rade même de Tripoli. Je la payai six francs, et je doute que Guerlain puisse me vendre la pareille à moins de quarante ou cinquante francs. Le bazar ne m’offrant plus aucune curiosité remarquable, je me dirigeai vers la demeure de M. B… pour lui présenter ma lettre de recommandation.
M. B… me reçut avec affabilité et se mit de suite à ma disposition. Le bonheur voulut qu’après une heure de conversation, nous nous trouvâmes posséder trois ou quatre amis communs ; dès lors, en vertu du proverbe, M. B… m’invita à déjeuner et j’acceptai sans cérémonie. Le repas fut servi par une femme qui avait conservé le costume national dans toute son intégrité. Un moment, au souvenir des hérésies de la cuisine orientale, je fus effrayé de ce costume ; je craignais que M. B… ne voulût trop sacrifier à la couleur locale, mais je fus agréablement soulagé à la vue d’une superbe truite au bleu accompagnée d’un poulet à la marengo, et flanquée de deux fioles sur lesquelles on lisait les noms respectables de Nuits et de Volnay. M. B…, qui avait joui de mon étonnement, voulut bien m’assurer que chez lui le cœur, comme la cuisine, était toujours français.
La truite avait été pêchée dans le Nahr el Kadicha qui coule rapidement sur des couches de calcaire, deux conditions essentielles à l’existence de ce poisson. Quant au vin de Bourgogne, il était compatriote de M. B… ; c’était un souvenir du pays.
Après déjeuner, je fus admis à contempler un herbier composé de plantes nombreuses, pour la plupart inconnues, et sur lesquelles M. B… se propose de publier un ouvrage destiné à mettre au jour la flore de la Syrie, jusqu’à présent presque ignorée des savants d’Europe.
En outre, M. B… me communiqua des notes sur une histoire des Ansariehs, curieuse monographie d’un des peuples les plus curieux de la Syrie, et dont la plus grande partie se trouve répandue dans le pachalik de Tripoli, depuis Autakieh jusqu’au ruisseau Nahr el Kebir ou grande rivière. Leur origine est un fait historique peu connu.
On rapporte qu’en l’an des Grecs 1202 (891 de J. C.), il y avait dans les environs de Koufa, au village de Nasar, un vieillard que ses jeûnes, ses prières assidues et sa pauvreté faisaient passer pour un saint : plusieurs gens du peuple s’étant déclarés ses partisans, il choisit parmi eux douze sujets pour répandre sa doctrine. Mais le commandant du lieu, alarmé de ses mouvements, le fit mettre en prison. Dans ce revers, son état toucha une fille esclave du geôlier ; elle se proposa de le délivrer. Il se présenta bientôt une occasion qu’elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le geôlier s’était couché ivre et dormait d’un profond sommeil, elle prit doucement les clefs qu’il tenait sous son oreiller, et, après avoir ouvert la porte au vieillard, elle les remit en place sans que son maître s’en aperçut ; le lendemain, lorsque le geôlier vint pour visiter son prisonnier, il fut d’autant plus étonné de trouver le lieu vide, qu’il ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait été délivré par un ange, et il s’empressa de répandre ce bruit pour éviter la répréhension qu’il méritait. De son côté le vieillard raconta la même chose à ses disciples et se livra plus que jamais à la prédication de ses idées. Il écrivit même un livre, où, se donnant pour prophète, il prescrivit la prière, abolit le jeûne du Ramadan et la circoncision, proscrivit la bière en autorisant l’usage du vin, et défendit de manger la viande des bêtes carnassières.
Ce vieillard répandit en Syrie ces règles chez les gens de la campagne et du peuple qui devinrent ses disciples. Quelques années après il disparut.
Telle fut l’origine des Ansariehs. Un siècle plus tard les croisés, en marchant vers le Liban, en massacrèrent un grand nombre. Guillaume de Tyr, qui rapporte ce fait, les confond avec les Assassins ; et, en effet, entre les uns et les autres il y avait quelques traits communs.
Les Ansariehs sont divisés en trois sectes qui sont : les Chamsiés, adorateurs du soleil ; les Kelbiés, adorateurs du chien et les Quadmousiés, qui auraient, dit-on, des assemblées nocturnes semblables à celles des anciens gnostiques.
Les Ansariehs sont demeurés distincts des Druses quoiqu’ils aient différents points de ressemblance avec eux, ce qui peut être la cause de la confusion qu’en a faite Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient. Les uns croient à la métempsycose, d’autres rejettent le dogme de l’immortalité de l’âme, et dans cette anarchie religieuse ils arrivent à ne suivre aucune secte. Leur pays est divisé en trois districts principaux administrés par des chefs appelés Moqaddamin, et qui relèvent du pacha de Tripoli.
J’allai dans l’après-midi visiter la Marine, nom générique donné, dans les échelles du Levant et même en Italie, à tout faubourg servant de port à la ville.
Les bâtiments des messageries stoppent dans la courbe formée par l’anse de Tripoli et les îles des Lapins et des Pigeons, mais ces bâtiments y séjournent peu à cause du mauvais mouillage et des vents du nord-ouest qui, venant du golfe de Tarsous en Caramanie, soufflent une partie de l’année dans ces parages.
La Marine de Tripoli est un amas de maisons orientales occupées en grande partie par le commerce, et qui s’étalent pittoresquement sur la grève avec leurs kiosques et leurs façades dépourvues d’ouvertures. On y voit des débris d’habitations anciennes et quelques colonnes ensablées. Sept tours subsistent encore grâce à leur construction solide, depuis l’embouchure du Nahr el Kadicha jusqu’à la Marine.
La première chose qui frappe les yeux à côté des oisifs accroupis fumant tranquillement le chibouque, c’est une multitude d’âniers qui viennent offrir des montures pour Tripoli. Une centaine d’ânes sont là qui attendent, et à peine est-on sur leur dos que, sans qu’il soit nécessaire de les exciter, ils partent au galop jusqu’à la ville, suivis du says[19] qui règle tout le temps sa course pédestre sur la vôtre.
C’est une charmante race que celle de ces petits ânes de Syrie ; alertes, vifs, l’œil intelligent, la tête fine, les jambes sèches ; leurs formes élégantes ont aussi peu de rapport avec le tranquille compagnon de nos maraîchers que la race caucasique avec la race nègre.
En retournant à la ville sur une de ces gentilles montures, je pris une vue générale de Tripoli des bords du Nahr el Kadicha d’où l’on découvre parfaitement le fameux château des croisés bâti par Raymond de Toulouse.
Le lendemain, muni des renseignements et des lettres de recommandation que voulut bien me donner M. B…, je me dirigeai vers les Cèdres, monté sur un mulet de campagne et accompagné de M. Wood, jeune Anglais du comté d’York qui, logé chez un négociant de sa nation, avait appris mon départ et vint m’offrir sa compagnie. Je n’aime pas beaucoup à voyager seul ; j’acceptai et n’eus qu’à me louer de cette rencontre.
Nous arrivâmes à Djébaïl pendant la plus grande chaleur du jour.
Cette ville est d’origine phénicienne et portait le nom de Biblis que les Grecs changèrent en celui de Byblos ; les Arabes lui ont donné son nom actuel à cause de son élévation sur une colline[20]. C’est sur la pente de cette colline exposée au midi que croît le tabac de Djébaïl dont j’ai parlé précédemment, et l’un des plus estimés de la Syrie.
Les habitants de Byblos étaient très-renommés dans l’antiquité comme marins, et c’était de leur port que partaient les bois destinés à la construction du temple de Salomon.
Byblos tomba tour à tour sous le joug d’Alexandre le Grand, des empereurs grecs, des Sarrasins, des Génois croisés et enfin des Turcs lors de la conquête de la Syrie par Sélim Ier. Aujourd’hui Djébaïl est comprise dans le pachalik de Tripoli ; quelques ruines, insignifiantes sortent çà et là de terre pour témoigner de son antiquité.
En sortant de Djébaïl on entre dans le Liban. Les montagnes s’élèvent plus escarpées et plus abruptes ; quelques villages maronites, jetés comme des nids d’oiseaux dans des vallons ombreux en coupent agréablement la monotonie. Nous ne tardâmes pas à arriver dans une vallée délicieuse où serpente la rivière de Tripoli, le Nahr el Kadicha ; en remontant le cours de la rivière, la vue est frappée de nombreuses grottes naturelles enfouies dans un bois de cyprès, de platanes et de chênes verts. Ces grottes servirent sans doute de retraite à des solitaires, car on voit que souvent dans leur construction la main de l’homme a aidé la nature. Au reste, j’avoue que je comprenais parfaitement, en admirant ce site pittoresque, l’amour des bons anachorètes pour leur jolie Thébaïde.
Nous passâmes et repassâmes plusieurs fois ainsi le Nahr el Kadicha sur de petits ponts de pierre à moitié ruinés, toujours parmi des bocages fleuris ou dans des allées couvertes dont le feuillage est en quelques endroits tellement pressé que le soleil ne peut y pénétrer.
Il nous fallut pourtant reprendre la montagne et ses sentiers escarpés pour arriver à Canoubin où nous devions nous arrêter.
Le chemin devint bientôt tellement perpendiculaire, que nous fûmes obligés plusieurs fois, pour ne pas glisser à terre, de saisir les crins de nos mulets. C’est au milieu de cette nature bouleversée qu’on apprécie ces utiles animaux. Il est merveilleux en effet de les voir poser avec fermeté leur large sabot sur les rochers les plus glissants, s’arrêtant à chaque obstacle et ne levant jamais un pied que lorsque l’équilibre est complet sur les trois autres.
Le pays que nous traversions est d’un aspect étrange et saisissant. Tant qu’on gravit les flancs de la montagne, l’œil effaré ose à peine mesurer ces énormes blocs de calcaire qui semblent suspendus sur vos têtes, tandis qu’à vos pieds l’abîme est là ouvrant sa bouche immense. Mais, au moindre plateau, se révèle toute la vigoureuse fertilité de cette terre ; des bouquets d’arbres s’élancent droits et forts du sein de quelque oasis inattendue ; des mousses, des caroubiers à végétation fantastique, des chênes rabougris à feuilles teintées d’un vert sombre, des aloès aux branches épineuses sortant des pierres comme des géants armés pour vous couper la route, et l’eau tombant en gouttes scintillantes des blocs de granit verdis par les lichens ; tels apparaissent à peu près tous ces petits asiles de verdure.
Après deux heures d’une ascension pénible et fatigante nous arrivâmes au monastère.
Canoubin est, comme on sait, la demeure habituelle du patriarche et le siége de la religion maronite ; son nom vient du mot grec latinisé Cænobium, qui veut dire le monastère par excellence.
C’est un bâtiment assez irrégulier, qui n’est à proprement parler ni un couvent, ni une mosquée. Taillé en partie dans le rocher sur lequel il est bâti, il n’a de pittoresque que son emplacement. L’église dédiée à la Vierge sous le titre de Sainte-Marie de Canoubin, est toute petite et manque complétement de caractère et de goût. Le reste consiste en cellules pour les religieux et en salles communes, y compris l’appartement du patriarche.
Les terres qui environnent le monastère et qui paraissent assez bien cultivées appartiennent à la communauté.
La règle de l’ordre est celle de saint Basile, qui est pour les Orientaux ce que saint Benoît est pour les Occidentaux ; seulement ils y ont fait quelques modifications relatives à leur position ; la cour de Rome les a sanctionnées. Ils ont chaque jour sept heures de prière à l’église et personne n’en est dispensé ; ils se lèvent à quatre heures du matin, se couchent à neuf du soir et font perpétuellement maigre.
On voit que leur condition est bien plus dure que celle des moines d’Europe.
Le costume de ces religieux est d’une grande simplicité ; il consiste en une méchante robe de coton qui leur sert de chemise, et une robe de dessus en bure brune si épaisse qu’elle pourrait se tenir debout sans faire un pli ; ils portent les cheveux assez longs, contre l’usage du pays, la tête est recouverte d’un petit capuchon en laine noire et les pieds nus chaussés de babouches noires.
Nous mourions de faim ; aussi fîmes-nous une assez triste mine, M. Wood et moi, lorsqu’un brave religieux nous apporta d’un air satisfait un plat d’œufs, des olives en saumure et quelques grappes de raisin ; l’estomac britannique et protestant de mon compagnon se révoltait surtout à l’aspect de ce mince festin. Heureusement le pain était fort bon, et nous l’arrosâmes fréquemment d’un excellent vin, produit des vignes du couvent, ce qui nous réconcilia avec notre maigre dîner.
Après le repas les religieux étant venus nous tenir compagnie, j’en profitai pour les questionner sur les curiosités qui environnent le monastère. Elles se réduisent à quelques grottes creusées par la nature dans les rochers et qui ont été peuplées par des solitaires, comme celles de la vallée du Nahr el Kadicha. La plus intéressante est aussi la plus rapprochée ; c’est la grotte de sainte Marine, vierge, que nous allâmes visiter sous la conduite d’un religieux. Elle est, ainsi que les autres, creusée dans le roc ; on y arrive par un chemin assez commode ; sur le devant règne une espèce de terrasse fermée par une haie et de laquelle on voit le fond du vallon. Autrefois on y disait la messe chaque jour, et le religieux nous montra un petit tambour en maçonnerie qui servait à renfermer les vases sacrés.
La légende suivante nous fut ensuite racontée par notre cicerone sur les lieux mêmes, et je la rapporte à peu près dans sa primitive simplicité :
« Sainte Marine, native de Calmont, village du Liban, fut conduite par ses parents, étant encore fort jeune, en pèlerinage au monastère de Canoubin, où elle fut si touchée de la vie austère et des vertus des religieux de ce temps, qu’elle pria avec instance qu’on la laissât vivre dans ce saint lieu : ce dessein eut beau paraître extraordinaire, il fallut lui permettre de se déguiser et d’aller demander l’habit religieux. L’abbé le lui donna, la commit au soin des troupeaux et ensuite à la culture des terres du couvent. Son zèle fut alors mis à une grande épreuve. Une fille de mauvaise vie étant accouchée d’un garçon, le vint porter au monastère, accusant le frère Marin d’en être le père ; la sainte, loin de se justifier, se tint dans un humble silence qui fut pris pour un aveu de son crime prétendu. L’abbé furieux la chassa d’abord de la maison, et, entre autres peines, la chargea de la nourriture et de l’éducation de cet enfant. Ce fut dans cette grotte qu’elle le porta et qu’elle fit le reste de sa vie une pénitence extraordinaire pour le péché de son prochain. On ne connut son innocence qu’après sa mort, ce qui causa à tout le monde une grande admiration pour les mérites de la sainte femme. »
En retournant au monastère on nous fit remarquer une fontaine d’eau glacée qui, dit-on, a la propriété de donner la fièvre à ceux qui y trempent les mains : nous ne jugeâmes pas à propos d’en faire l’essai.
Nous partîmes dans la journée du monastère et nous nous engageâmes dans la montagne, laissant Canoubin sur notre gauche. Nous revîmes le Nahr el Kadicha que nous traversâmes une dernière fois, nous dirigeant vers le couvent de Mar Elicha que nos guides nous assurèrent être un lieu de repos pour les voyageurs allant aux Cèdres par Becharray. En effet, nous commencions à en apercevoir les murs à travers un épais rideau de cyprès, lorsqu’un bruit insolite nous fit retourner la tête, et nous aperçûmes avec surprise un once[21] énorme à quelques pas de nous. M. Wood lui envoya précipitamment deux coups de son revolver, mais le mouvement de sa monture l’empêchant d’ajuster son coup, il le manqua, et nous perdîmes bientôt l’animal de vue.
Cette rencontre me remit en mémoire les puériles terreurs de M. de La Roque, dont j’avais lu quelque temps auparavant le fastidieux voyage, et qui sans doute a confondu cette bête assez innocente avec les tigres qui l’effrayaient si fort.
Nous arrivâmes au couvent sans autre aventure. Il est habité moitié par des carmes déchaussés, moitié par des moines de l’institut de Canoubin ; ce furent ces derniers qui nous reçurent. Le couvent est situé sur la même montagne que Canoubin, mais bien plus élevé vers sa cime, ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait alentour un espace de terrain assez vaste, fort uni, dont une partie sert de cour et forme une terrasse devant le monastère. La vue principale donne sur la montagne opposée et le fond du vallon où le Nahr el Kadicha roule ses eaux argentines.
Les carmes ont leur logement entièrement séparé de celui des autres moines : ils ne se réunissent les uns aux autres qu’à l’église.
Celle-ci est toute petite et n’offre de remarquable que le tombeau de M. de Chasteuil, gentilhomme provençal connu pour son érudition dans les langues orientales, et qui mourut là en odeur de sainteté.
Le couvent s’appelle Mar Elicha, en l’honneur du prophète Élisée ; il est fort agréablement situé au milieu des cyprès et des rochers sur lesquels l’eau bondit de tous côtés pour retomber en cascades retentissantes.
Nous tournâmes à droite en quittant le monastère et remontâmes longtemps le cours du Nahr el Kadicha que nous avions peine à voir à cause de la grande élévation où nous nous trouvions. Le chemin devenait à chaque pas plus escarpé et plus fatigant, aussi fut-ce avec joie que nous saluâmes la ville chrétienne de Beciarrai ou Becharray, siége d’un évêque maronite, et notre dernière halte avant d’arriver aux Cèdres.
Nous restâmes en cet endroit près de deux heures, qui furent employées à prendre quelque nourriture et à laisser souffler nos montures. Je dessinai là quelques types maronites, mais bientôt une foule de curieux s’empressant autour de nous, nous cédâmes à notre impatience et reprîmes la route des Cèdres, cette fois par des chemins plus praticables. Enfin, après avoir traversé une longue plaine et gravi une petite colline, nous aperçûmes au détour d’un petit sentier encaissé les arbres fameux, but de notre voyage.
La nature impressionne diversement chaque caractère : Volney, philosophe positif, parle en plaisantant des cèdres, M. de La Roque et les voyageurs du dix septième siècle s’exaltent et prodiguent les exclamations, d’autres entonnent le Cantique des cantiques. M. Wood ramassa une douzaine de pommes de cèdre, et grava sur l’un d’eux nos initiales. Pour moi, ma première impression fut un sentiment de respect pour ces patriarches du monde végétal, contemporains sans doute du roi Salomon, géants qui semblent narguer le temps et la cognée. J’étais, devant des arbres, des êtres inanimés, interdit comme en présence d’un personnage auguste. Je me trouvais mesquin, déplacé avec mon panama de trente francs et mon paletot parisien ; je sentais que je faisais disparate dans le tableau et je demandais en moi-même pardon à la nature de nuire ainsi par ma présence à l’effet d’un si beau paysage.
Un des moines maronites chargés de la garde des cèdres nous en fit les honneurs avec toute la conscience possible, et grâce à la lettre de recommandation de M. B… de Tripoli, j’eus l’insigne honneur de pouvoir emporter un de ces coffrets confectionnés par les religieux eux-mêmes avec le bois des cèdres que le temps et les vents de nord-ouest ont abattus. Je n’appris qu’à mon retour tout ce que mon acquisition avait de précieux, car il paraît qu’il n’en est pas de ces coffrets comme des cannes de Voltaire qu’on vend à Ferney, et qu’ils sont bien réellement confectionnés avec le bois des cèdres d’El Herzé.
Pendant la belle saison, les environs des Cèdres se peuplent, dit-on, d’une foule de fidèles. Au pied des arbres on dresse des autels sur lesquels les moines viennent dire la messe. Les cèdres ont leurs dévots comme le temple de Jérusalem a les siens ; de tous côtés on accourt en pèlerinage à El Herzé. Autrefois les Maronites avaient coutume de s’y rassembler le jour de la Transfiguration, mais le patriarche a supprimé cette cérémonie à cause des querelles qu’elle occasionnait. Maintenant les habitants des villages voisins s’y rendent tour à tour, leurs prêtres en tête, puis l’office achevé, ils tirent des coups de fusil en signe de réjouissance, boivent, chantent et dansent au son de la musique ; enfin ils ramassent quelques branches de cèdre pour en orner le devant de leurs maisons.
Les cèdres s’élèvent de soixante à cent pieds de hauteur. M. Wood a mesuré le plus gros, qui n’a pas moins de treize pieds de diamètre et couvre une circonférence d’environ cent vingt pieds.
« Un peuple florissant se propagera, dit l’Écriture, comme un cèdre du Liban. »
Les branches toujours vertes, même lorsqu’elles sont couvertes de neige, ce qui a lieu une grande partie de l’année, sont plates, touffues et horizontales : quand elles sont balancées par le vent, on croit voir des nuages épais chassés par son souffle.
On a longtemps classé le cèdre dans le groupe des mélèzes, mais aujourd’hui cet arbre constitue un genre à part. Du tronc poussent des branches dont les ramifications sont les unes presque perpendiculaires, les autres étendues et horizontales. Les feuilles sont courtes, subulées, éparses sur les jeunes rameaux, ordinairement redressées, solitaires et persistantes. Les fruits, gros comme ceux du pin, sont plus ronds, plus compactes et plus lisses. Il est à remarquer que ces arbres ne croissent dans le Liban qu’à El Herzé et dans un autre endroit appelé Radhêl, où ils sont loin d’avoir acquis le même développement.
Nous suivîmes le vol de quelques aigles qui n’habitent guère que les sommets les plus élevés d’où nous pûmes contempler d’un côté la mer et Chypre, de l’autre la vallée de Baalbeck, terminée par les monts Aqqar.
À nos yeux, c’était là la terre promise, où toutefois, pour un temps du moins, il nous était interdit de pénétrer. Nous regardâmes longtemps cette belle vallée où gisent dans leur sommeil éternel les restes de la ville du soleil, et nous reprîmes en silence le chemin de Becharray. Deux jours après nous étions de retour à Tripoli.
Ces souvenirs d’un voyage paisible datent déjà d’une année. Depuis, d’horribles crimes ont ensanglanté une grande partie du beau pays que nous avions parcouru au milieu de tant de sérénité. Nous aurions dû les pressentir, cependant, lorsqu’il y a trois ans nous entendions à Constantinople les ulemans prêcher la haine et le meurtre des chrétiens, et cela, en pleine capitale de l’empire ottoman, au moment où, grâce à nos armes, la Turquie venait de reconquérir sa nationalité compromise. Ce fanatisme a germé dans les âmes et a violemment séparé deux peuples dont les mœurs, les intérêts sont les mêmes, et qui étaient faits pour se soutenir mutuellement et pour s’aimer.
Les Druses, qui se glorifiaient autrefois de descendre des croisés, oubliant cette chevaleresque origine, en sont venus à s’allier, contre les Maronites, aux hordes de brigands qui s’appellent Mutualis, Kurdes et Bédouins. Quels changements dans les lieux que nous venons de décrire ! Les lettres de nos hôtes de Beyrouth et de Tripoli nous ont ému jusqu’aux larmes. Des gens de grande famille, de célèbres négociants, des hommes opulents autrefois, n’ont plus d’autre moyen d’existence que l’aumône. Les Druses osent avouer que le nombre des chrétiens qu’ils ont massacrés dans les montagnes du Liban s’élève à vingt-deux mille. À l’est de Beyrouth, sur une superficie de trois jours de marche en longueur et de deux jours en largeur, territoire où les chrétiens étaient très-nombreux et fort prospères, il n’y a plus un village chrétien ni même une maison. Les mûriers et les arbres fruitiers ont été coupés dans un grand nombre de propriétés chrétiennes. Combien d’années de paix et de travail ne faudra-t-il point pour réparer tant de maux ! Mais surtout que ne peut-on pas redouter, pour l’avenir, des méfiances et des ressentiments qui vont se transmettre de génération en génération ! Si furieuses que soient les tempêtes de la nature, quelques mois suffisent le plus ordinairement pour en faire oublier les désastres ; les abîmes que creuse le fanatisme religieux ne se comblent qu’avec les siècles.
- ↑ Jaffa est le point de la côte le plus rapproché de Jérusalem et lui sert de port ; la distance entre les deux villes est de treize heures environ.
- ↑ Le Nahr el Kelb.
- ↑ Le Sannin est le point le plus élevé du Liban.
- ↑ Pourboire.
- ↑ Marchands de café.
- ↑ Le chuchet est la pipe syrienne par excellence. Il n’est pas composé, comme le narghileh turc, d’un flacon autour duquel s’enlace comme un serpent un long tuyau flexible. Le flacon de cristal est remplacé par une noix de cocotier à laquelle s’adaptent deux tuyaux rigides, l’un incliné et servant à aspirer la fumée, l’autre vertical, qui plonge l’intérieur de la noix à moitié remplie d’eau, et supporte un fourneau de cuivre évasé ou brûle le tombeki de Perse.
- ↑ Damasquin, méchant.
- ↑ Emplacement actuel du camp français en 1860.
- ↑ Le tantoura est une espèce de corne de un à deux pieds de hauteur. Cette corne est en argent ciselé, quelquefois en bois ; elle soutient un long voile qui, rejeté en arrière, tombe sur les épaules.
- ↑ Fleuve du chien.
- ↑ Voyez les journaux de 1842, J. David, Ch. Reynaud et Gérard de Nerval.
- ↑ Mohammed ben Ismaël.
- ↑ Un article du catéchisme des Druses porte que le jugement dernier doit arriver lorsque les chrétiens triompheront en Syrie des musulmans.
- ↑ Je ne puis résister au désir de rapporter ici un trait que Volney
trouva consigné dans un recueil manuscrit d’anecdotes arabes.
« Au temps des kalifes, lorsque Abdalah, le Verseur de sang, eut égorgé tout ce qu’il put saisir de descendants d’Ommiah, l’un d’eux, nommé Ebrahim, fils de Soliman, fils d’Abd-el-Malek, eut le bonheur d’échapper, et se sauva à Koufa, où il entra déguisé.
« Ne connaissant personne à qui il pût se confier, il entra au hasard sous le portique d’une grande maison, et s’y assit. Peu après le maître arrive, suivi de plusieurs valets, descend de cheval, entre, et voyant l’étranger, il lui demande qui il est. « Je suis un infortuné, répond Ebrahim, qui te demande l’asile. « Dieu te protége, dit l’homme riche ; entre et sois en paix. » Ebrahim vécut plusieurs mois dans cette maison, sans que son hôte lui fît aucune question. Mais lui-même, étonné de le voir tous les jours sortir et rentrer à cheval à la même heure, se hasarda un jour à lui en demander la raison. « J’ai appris, répondit l’homme riche, qu’un nommé Ebrahim, fils de Soliman, est caché dans cette ville ; il a tué mon père, et je le cherche pour prendre mon talion. — Alors je connus, dit Ehrahim, que Dieu m’avait conduit à dessein ; j’adorai son décret et, me résignant à la mort, je répliquai : Dieu a pris ta cause ; homme offensé, ta victime est à tes pieds. » L’homme riche étonné répondit : « Ô étranger ! je vois que l’adversité te pèse, et qu’ennuyé de la vie, tu cherches un moyen de la perdre ; mais ma main est liée pour le crime. — Je ne me trompe pas, dit Ebrahim, ton père était un tel ; nous nous rencontrâmes en tel endroit, et l’affaire se passa de telle et telle manière. » Alors un tremblement violent saisit l’homme riche, ses yeux étincelèrent de fureur et se remplirent de larmes ; il resta ainsi quelque temps le regard fixé contre terre ; enfin, levant la tête vers Ebrahim : « Demain le sort, dit-il, te joindra à mon père, et Dieu aura pris mon talion. Mais moi, comment violer l’asile de ma maison ? Malheureux étranger, fuis de ma présence ; tiens, voilà cent sequins ; sors promptement, et que je ne te revoie jamais. »
- ↑ La voie Antonine.
- ↑ Allez sous la garde de Dieu.
- ↑ Guides à cheval.
- ↑ Tripoli, comme l’indique son nom antique Tripolis, se composait autrefois de trois cités fondées chacune par des colonies de Tyr, de Sidon et d’Aradus. La première, située à l’orient, s’élevait sur une colline où l’on en voit encore quelques vestiges ; la seconde sur l’emplacement de la ville actuelle, et la troisième au bord de la mer, près de la Marine. C’est cette dernière cité qui était célèbre dans le moyen âge sous le nom de Tripoli. Raymond, comte de Toulouse, fit construire en face de Tripoli, sur la montagne des Pèlerins, une forteresse qui existe toujours, et sert de château à la ville moderne. Tripoli fut habitée quelque temps par Saadi, le poëte persan, qui, à cette époque, était captif des croisés.
- ↑ Says, ânier.
- ↑ Djebel, en arabe, veut dire montagne.
- ↑ Espèce du genre chat, voisine du jaguar.