Souvenirs d’un squatter français en Australie/02
SOUVENIRS D’UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE[1],
Vous avez lu déjà sans doute une foule de descriptions où les naturels de l’Australie sont dépeints sous les plus tristes couleurs. Race ignoble, a-t-on dit, et plus rapprochée de la brute que de l’homme ! Pauvres noirs, ils sont, il est vrai, d’une race bien inférieure à la nôtre, mais nous devons les plaindre plutôt que les mépriser. Cette race, restée la même pendant des siècles, qui s’efface en quelques années à la seule apparition des blancs, n’offre-t-elle pas matière à nos étonnements ? Bientôt ils ne seront plus, et pourtant c’étaient des hommes aussi, faibles et inoffensifs. Dieu leur avait moins donné qu’à nous, est-ce à nous de juger ?… Et quand, leur apportant nos vices seulement en échange de leur sol, de leur liberté et de leurs chasses, nous les avons forcés à désirer de voir leur race tout entière s’éteindre, à refuser d’élever plus longtemps leurs enfants, est-il noble à nous de leur jeter une sentence de réprobation ? Intéressés à leur ruine, nous sommes juge et partie à la fois.
Si les habitants de l’Australie se sont maintenus à l’état de nature, si l’on ne trouve chez eux aucune idée de propriété, et même peut-être aucune idée religieuse, cela tient aux conditions dans lesquelles ils ont vécu dès l’origine. Quelle propriété aurait pu se créer l’Australien ? La terre sur laquelle il vivait ne produisait ni le blé, ni le riz, ni aucune racine dont il pût se nourrir. Aucun fruit ne pendait aux arbres, sinon quelques petites groseilles à quelques pauvres buissons. En revanche, l’opossum, le kanguroo, l’écureuil, le chat sauvage et des oiseaux de toute espèce étaient si nombreux qu’il n’avait pour ainsi dire qu’à étendre la main pour les atteindre. De plus, Dieu, qui semblait lui avoir tant refusé, lui avait donné en compensation un doux climat qui lui permettait de vivre sans abri ; et nul animal méchant, il part quelques rares serpents, ne lui inspirait de crainte. Pour lui un jour suivait l’autre, sans faim et sans hiver, ses provisions étaient les mêmes en toute saison, cachées au tronc de quelques arbres. Rien autour de lui ne pouvait s’améliorer ni augmenter, rien ne pouvait par conséquent l’engager à travailler, à penser, à prier.
Voici un fait qui prouvera suffisamment que l’état de nature dans lequel vivaient les sauvages d’Australie était la conséquence de la pauvreté de leur pays, en même temps que de l’absence du froid et de la faim. En 1836, lorsque Batman arriva avec ses compagnons, ils virent parmi les natifs qui regardaient avec étonnement leur débarquement, un homme de haute taille, mais dans lequel il eût été difficile de reconnaître un Européen. Cet homme, quand ils l’eurent accosté, parut sortir de sa léthargie, et, répétant les mots qui lui étaient adressés, il semblait chercher des idées oubliées depuis longtemps. Petit à petit il parvint à se faire comprendre en anglais. C’était un nommé Buckley, qui avait été soldat dans un régiment du roi, et qui, condamné pour insultes envers un supérieur, avait fait partie du convoi de déportés du colonel Collins : il s’était échappé lors du débarquement sur la côte de Port-Philipp en 1803, avait été recueilli par les noirs, qui l’avaient admis parmi eux, et il avait vécu ainsi pendant trente-trois ans, adoptant tout à fait leur manière de vivre et oubliant jusqu’à sa propre langue. Si le pays eût été par lui-même susceptible d’amélioration, si Buckley avait éprouvé d’autres besoins que ceux des natifs, n’aurait-il pas apporté quelques modifications au genre de vie de la tribu dont il faisait partie ?
De toute la tribu de la Yarra, autrefois nombreuse, il ne reste aujourd’hui que dix-sept individus. Si vous consultez une carte anglaise détaillée de Victoria, vous y remarquerez un emplacement ainsi désigné : Reserve for the blacks. « Réserve pour les noirs. » C’est tout ce qu’on leur a laissé de leur ancien territoire, et c’est sur la carte seulement que ces quatre mots semblent avoir une intention philanthropique, car c’est une horrible contrée : la plus horrible que j’aie jamais vue en Australie, et, chose curieuse, elle est enclavée dans la portion la plus riche du pays. Or, comme les noirs n’ont jamais établi leurs campements que dans les pays riants, au bord des ruisseaux ou des rivières, et sous les grands gommiers qui leur fournissent leur gibier, ils sont restés sur les bords ouverts de la Yarra, et ils vivent tantôt sur nos terres, tantôt sur celles de nos voisins. Ce sont eux qui nous fournissent de canards et de poisson. En échange nous leur donnons de la poudre et du plomb, et, quand ils viennent demander quelque chose à la porte de nos cuisines, ils ne sont jamais renvoyés mécontents.
J’avais tellement entendu parler de leur laideur que je fus étonné de les trouver beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Ce sont les femmes surtout qui sont laides, car parmi les hommes quelques-uns sont grands et bien faits. Leur démarche lente et molle n’est pas sans noblesse, et ils posent le pied à plat avec une solennité qui me rappelait le pas des acteurs tragiques sur la scène.
Quand ils demandent un aliment, un secours, c’est simplement et la tête levée, souvent avec une intonation de voix câline, mais sans bassesse.
Ces pauvres gens sentent cependant bien leur infériorité. Résignés à disparaître du sol, si vous leur demandez aujourd’hui ce qu’ils deviennent après la mort, ils vous répondent qu’ils renaissent sous la forme d’un blanc. You my brother long time dead (Vous mon frère longtemps mort), me disait un vieux d’entre eux, et cela avec une sorte d’amitié respectueuse. Pauvres noirs, c’est leur croyance aujourd’hui ; ils disent mélancoliquement comme autrefois les sauvages d’Amérique : White fellow come, black fellows all gone… (Homme blanc venu, hommes noirs tous partis) ; mais ils ajoutent comme pour s’en consoler : By and bye all black fellows white men (Petit à petit tous les noirs hommes blancs).
Les noirs reconnaissent la famille ; chacun d’eux n’a qu’une femme, mais ils ne se marient pas dans leur propre tribu. Quand un jeune homme veut se marier, il enlève une des filles d’une tribu voisine ; un combat simulé a lieu entre les deux tribus ; la lutte se termine par de grandes danses, et la femme reste à son ravisseur. Ils vivent campés par troupes, et maintenant que les tribus sont peu nombreuses, par tribus entières. Ils ne se construisent pas de huttes permanentes ; l’été, de simples branches de gommier entassées et appuyées contre quelques bâtons plantés en terre les garantissent du soleil et du vent chaud. L’hiver, ils détachent des arbres de grands lambeaux d’écorce de huit à dix pieds de hauteur, qui ont pour largeur toute la circonférence du tronc, et avec ces écorces ils se font un abri qu’ils opposent au côté d’où vient la pluie et qu’ils déplacent si le vent vient à changer. Accroupi sur la terre nue, dans la peau d’opossum qui lui sert de lit et de vêtement, chacun d’eux à son feu devant lui.
Aujourd’hui ils ont des fusils et se servent de petites haches pour faire leur bois et couper leurs écorces ; autrefois ils n’avaient que des armes en bois de fer et leurs hachettes étaient des pierres aiguisées attachées au bout de petits bâtons comme les silex des anciens Celtes.
Leurs armes sont terminées par des sortes de crochets ou de harpons au moyen desquels ils retirent les opossums et les chats sauvages des creux des arbres où ces animaux se tiennent cachés durant le jour. Leur adresse pour monter sur les gommiers est bien remarquable. Ces arbres ont un tronc droit et souvent dépourvu de branches jusqu’à vingt et trente pieds de hauteur ; ils sont d’ailleurs trop gros pour qu’on puisse les embrasser.
Voici la manière dont les sauvages australiens se tirent de cette double difficulté. Le noir s’assure d’abord, par la présence de débris au pied d’un arbre, qu’il y trouvera une proie ; alors il assujettit sa lance derrière son dos et fait avec sa hachette, dans l’épaisse écorce, trois entailles superposées, à un pied et demi de distance l’une de l’autre. Il place dans la plus élevée la main droite d’abord, dans la plus basse l’orteil du pied droit, dans l’entaille intermédiaire le pied gauche, et, de la main gauche, qui est libre, il fait une entaille au-dessus de celle dans laquelle sa main droite est placée. Ensuite il met sa hachette dans sa bouche, place sa main gauche dans la dernière entaille qu’il vient de faire, et, reprenant la hachette de la main droite, il fait une entaille nouvelle. Remettant alors encore sa hachette dans sa bouche, il se soulève sur ses deux mains et, plaçant le pied droit dans l’entaille où était primitivement la main droite, il est monté d’un échelon. Ce sont de vrais échelons qu’il se creuse ainsi dans le tronc de l’arbre, échelons où il place successivement les mains et les pieds. Rien n’est plus curieux que de voir son corps noir et maigre se détachant sur le gommier blanc, tous les muscles tendus, cramponné à l’écorce par l’extrémité seulement des membres.
Quand il est arrivé au nid de l’animal, il harponne le malheureux dans son trou, le retire et lui brise la tête contre le tronc en criant et riant de joie ; puis il le jette à sa lubra (sa femme), et redescend comme il est monté. Cette fois, les entailles étant déjà faites, il met autant d’agilité que s’il descendait une échelle.
C’est la femme qui porte ensuite l’animal ou les animaux, si le noir a continué sa chasse. C’est elle qui porte tout, son dernier-né, dans un panier de jonc suspendu à son cou, le gibier tué dans une main et dans l’autre la branche de gommier allumée qui leur sert à faire un nouveau feu lorsqu’ils vont camper ailleurs. L’homme marche en avant, portant ses armes seulement ; la femme vient ensuite, puis les enfants par rang de taille, tous les uns derrière les autres, comme font les kanguroos et les cygnes noirs. Sans doute cet usage vient aux natifs de la crainte des serpents, car où le premier a passé, les autres peuvent marcher sans danger. Jamais on ne rencontre plusieurs noirs de front, même quand ils sont très-nombreux. Lorsque toute la tribu voyage à travers les plaines, on voit de loin une longue file noire se mouvant au-dessus des hautes herbes.
Leur pêche à l’anguille dans les lagunes est un spectacle original. Figurez-vous par un chaud soleil, sous le ciel gris blanc des jours d’été des pays chauds, huit ou dix de ces sauvages à la peau luisante et d’un ton noir cuivré qui tranche sur tous les autres tons un peu monotones de la nature. — Debout dans l’eau jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture, ils tiennent dans chaque main une lance avec laquelle ils fouillent le fond de l’eau, se balançant et réglant leurs mouvements sur la mesure parfaitement marquée d’un de leurs chants saccadés. Quand ils ont traversé une anguille avec une de leurs lances (ce qu’ils sentent au mouvement qu’elle fait en se débattant), ils la transpercent avec l’autre lance dans un autre endroit, et, tenant les deux pointes écartées, ils la jettent sur la terre à l’un d’eux, qui les met toutes en tas. Ils en prennent de cette façon des quantités vraiment prodigieuses, et en font d’horribles grillades. Ces pauvres gens n’ont pas de casseroles pour préparer leur diner : ils placent leur gibier ou leur poisson sur les braises recouvertes d’un peu de cendres, et le mangent quand il est cuit. Ils n’écorchent pas les petits quadrupèdes qu’ils rôtissent ainsi, ils les épilent seulement bien soigneusement et l’animal cuit dans son jus ; ce qui fait tendre sa peau à tel point, qu’il ressemble à une petite outre pleine. La cuisine ainsi préparée est fort laide à, voir, mais très-bonne à manger, pourvu qu’on n’ait pas trop de préjugés.
Tout le monde a entendu parler de l’adresse des sauvages à voyager sur les rivières dans des canots d’écorce. Pour faire ces canots, ils prennent un gommier (eucalyptus) dont le tronc est recourbé, l’écorce a un peu moins d’un pouce d’épaisseur, ils coupent cette écorce en dedans de la courbe, perpendiculairement, et ils prolongent cette coupure tout autour du tronc, en haut et en bas. Avec le manche de leur hachette, ils détachent l’écorce de l’arbre et ils la portent au bord de l’eau. Là ils placent en travers, pour la maintenir écartée, des morceaux de bois fixés au bord intérieur et ils mettent leur canot à l’eau. Quelquefois, quand ils n’ont pas pu trouver un arbre très-recourbé et que par conséquent l’avant et l’arrière sont presque à fleur de l’eau, ils pétrissent de la terre glaise et font un petit rebord intérieur pour empêcher l’eau d’entrer. Deux personnes seulement peuvent se tenir dans un canot ordinaire ; leur lance leur tient lieu de rame, et ils s’en servent avec une adresse vraiment merveilleuse.
Lors de la découverte des mines, quand le gouvernement de Victoria manqua d’hommes pour faire la police et pour escorter les convois d’or, un grand nombre d’entre eux fut incorporé dans les troupes à cheval qui furent organisées à cette époque. Ils n’y restèrent pas bien longtemps, parce que la discipline ne leur convenait pas et qu’ils aiment trop l’eau de feu ; mais ils étaient bons cavaliers et intelligents. Si leurs beaux habits avaient pu les charmer plus longtemps, si le souvenir de la vie du bush avait pu s’éteindre chez eux, ils auraient peut-être rendu de plus longs services.
(M. de Castella et son frère avaient été très-bien accueillis par le colonel anglais A…, qui habitait une charmante maison près de Melbourne, Fairlie-House. Ils invitèrent ce gentleman, ainsi que sa femme et ses filles, à venir passer quinze jours à Yéring. Plusieurs autres personnes, J. Lloyd d’Avenel, un capitaine du régiment de la reine et sa femme, furent en même temps priés, par lettre, de se joindre à la famille A… On comprend tout ce que ces sortes de réunions ont d’attrait pour les Européens dans les contrées lointaines : M. de Castella a pris plaisir à en décrire une pour montrer que l’Australie est quelquefois « autre chose qu’un pays de sauvages et de kanguroos. » ).
Pour recevoir tout ce monde, il nous fallait faire quelques préparatifs, et mon départ immédiat pour Yéring fut décidé. Mon frère restait en ville (à Melbourne) pour terminer ses affaires et faire charger les provisions sur notre chariot.
J’avais, pour retourner à la station, trente-cinq milles à parcourir à travers la forêt, et, comme je n’avais fait cette route qu’une seule fois et sans donner grande attention aux différentes traques que nous avions prises, je comptais beaucoup plus sur l’intelligence de mon cheval que sur moi-même. Paul m’accompagna jusqu’à l’entrée du bush, c’est-à-dire jusqu’à environ deux lieues de la ville ; et là, me serrant la main, il me conseilla encore une fois de lâcher la bride quand j’arriverais à quelque embranchement. Il était alors plus de quatre heures de l’après-midi, et comme il devait faire nuit à sept, je n’avais pas de temps à perdre. Tant que je vis le soleil passablement élevé, je n’éprouvai pas la moindre inquiétude, et je galopais joyeusement sur la route sablonneuse, laissant ma monture choisir la droite ou la gauche à son gré. Mais, quelque rapide que soit un cheval, il faut un certain temps pour faire dix lieues, et je n’étais pas encore arrivé au ruisseau qui nous servait de limite que je voyais déjà le soleil descendre rapidement vers l’horizon.
Différentes routes abandonnées venaient aboutir à celle que je suivais ; ces routes avaient servi pour transporter les bois préparés par les scieurs, qui peuvent, moyennant un droit qu’ils payent au gouvernement, aller exercer leur industrie sur tous les terrains non achetés. C’étaient ces routes surtout qu’il me fallait éviter, et cela était d’autant plus difficile, que toutes se dirigeant de l’intérieur vers la ville, elles rejoignaient la route principale presque parallèlement.
Arrivé à un ruisseau qu’on traversait dans l’endroit le plus large et par conséquent le moins profond, j’eus plusieurs de ces embranchements en face de moi, et la crainte de me tromper me faisant douter de mon cheval, je lui fis sentir la bride et lui fis prendre celui de ces chemins qui me parut être le nôtre. Sotte chose que le doute en pareil cas ! Je ne reconnus bientôt plus rien autour de moi ; mais, espérant arriver à la petite plaine que je devais trouver en avant de notre ruisseau, je galopais toujours. Je remarquai cependant, d’après la position du soleil, que je devais être trop à droite, et je pris le premier chemin que je trouvai sur ma gauche. Ma pauvre bête galopait parce que je l’y forçais impitoyablement, mais je sentais bien à son allure qu’elle n’était plus animée par la joie d’arriver à son pâturage. Bientôt le soleil disparut derrière les arbres, et je commençai à croire qu’il me faudrait passer la nuit dans le bush.
La nuit tombait, en effet, quand j’arrivai à une hutte de scieurs abandonnée. Résigné à coucher à la belle étoile, je me décidai à en profiter pour enfermer mon cheval, de crainte qu’il ne reprît seul le chemin de la station. Nouveau colon, je ne savais pas encore le moyen de faire des entraves avec les étrivières. Quand j’eus mis pied à terre, j’enlevai la selle, je fis un licol de la bride et laissai brouter ma monture sans lui lâcher les rênes.
Quant à moi, un cigare me tint lieu de souper. Nous entrions dans la nouvelle lune, par conséquent elle ne me prêta pas longtemps sa lumière ; quand elle eut disparu, je barricadai mon cheval dans la hutte, et j’allumai un bon feu auprès duquel je m’installai, appuyant ma tête sur ma selle.
Mais que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?
Je songeai au présent, au passé, à l’avenir, au contraste de cette nuit avec ma soirée de la veille, écoutant dans le silence de la nature le bruit des grenouilles et le cri mélancolique du morepork, gros oiseau gris qui produit les mêmes notes que notre coucou d’Europe.
Lorsque le jour parut, je sellai mon cheval, et, décidé à ne pas me perdre davantage, je revins sur mes pas jusqu’à l’embranchement où je m’étais trompé la veille. Là, je le laissai faire à sa tête, et cette fois il repartit léger et animé sur la bonne route.
À huit heures du matin, l’ami Typoon me servait un bon déjeuner, pendant qu’il me répétait en riant de ma mésaventure : Oh ! mister Hubert, no good sleep bush, bush no good (Il ne pas bon de dormir dans le bush ; bush pas bon).
Nous commençâmes aussitôt les préparatifs pour la réception de notre monde. Par ordre de mon frère, l’intendant alla dans l’intérieur chercher un troupeau de bétail maigre, acheté pour la station, et nous transportâmes tout notre établissement personnel dans sa maison à peine terminée. Typoon était ravi de l’annonce d’une compagnie aussi nombreuse ; il allait devenir un homme important, et, de plus, on lui donnait un des fils du vigneron pour marmiton.
Au bout de deux jours, tout resplendissait de propreté dans le cottage destiné aux dames seulement. Le chariot aux provisions était arrivé ; sur ce chariot se trouvait un piano que nous plaçâmes dans le salon. Typoon reçut un complément de vaisselle, la cave un renfort de vins de France. Bref, tout était prêt, et je repris le chemin de Melbourne pour avoir le plaisir de faire la route avec nos amis.
Quand j’arrivai le soir à Fairlie-House, je trouvai tout le monde dans les meilleures dispositions pour le départ du lendemain. Lloyd était arrivé d’Avenel, et la société des dames se trouvait augmentée encore d’une jeune dame française débarquée de la veille. Fille d’un officier supérieur de l’intendance française et femme d’un officier anglais, alors inspecteur d’une des mines de Victoria, Mme B… arrivait de France où elle était restée dans sa famille jusqu’à ce que son mari eût préparé leur home en Australie. M. B… était grand ami des hôtes de Fairlie-House, et comme il ne pouvait rejoindre sa femme avant une dizaine de jours, il fut décidé qu’elle viendrait l’attendre à Yéring.
Après le déjeuner qui servit de rendez-vous général, on s’organisa pour le départ. Quatre de nos dames devaient faire la route à cheval, escortées par cinq cavaliers. Acland A… conduisait en voiture sa mère et Mme B… ; ensuite venait une sorte de fourgon avec quelques domestiques.
Nous fîmes halte à moitié chemin. Guillaume de P… était venu d’Yéring à notre rencontre, et notre joyeuse compagnie d’amazones et de cavaliers, assise sur l’herbe de la forêt australienne, aurait pu faire le sujet d’un charmant tableau. Attachés tout autour de nous, chacun à un arbre différent, nos chevaux complétaient la scène. Bientôt nous nous remîmes en marche, et, reprenant une allure animée, nous arrivâmes à la station longtemps avant le coucher du soleil.
Aujourd’hui tout est bien changé à Yéring. Le cottage en bois fait humble figure à côté d’une élégante habitation en briques, attendant le jour où il sera condamné à disparaître pour cause de vieillesse, et Typoon et son frère, qui cultivent ensemble une petite ferme sur la station, sont remplacés par des domestiques anglais. Aussi notre arrivée alors avait-elle un charme de bonhomie qu’elle n’aurait plus de même aujourd’hui.
Du plus loin qu’il nous aperçut, Typoon, vêtu de ses plus beaux habits, courut au-devant de nous, criant et riant de joie et répétant chaque instant : Oh ! very good, very good you come (Vous êtes les très-bienvenus). Chacun lui adressait un mot amical, chacun riait de ses courbettes et de ses very good. Quand Mme A… fut descendue de voiture, il alla à elle et dans sa joie lui tendit la main, qu’elle prit amicalement pendant qu’il répétait toujours : Very good you come. Son mouvement nous fit beaucoup rire ; il semblait que c’était lui-même qui recevait tout ce monde. En quittant la main de Mme A…, il se dirigea tout courant vers sa cuisine, en criant : Dinner very good, plenty dinner very good (Le dîner très-bon, copieux, dîner très-bon). Nous fûmes obligés de le calmer un peu, afin de laisser a nos dames le temps de s’installer chez elles, et nous allâmes nous organiser dans la maison neuve de l’intendant.
Après un laps de temps suffisant, nous revînmes au cottage. Nos dames nous attendaient, en toilette du soir, et miss A… faisait déjà résonner le piano sur lequel elle avait retrouvé sa musique apportée par son frère.
Jugez si notre dîner fut gai ! Typoon l’avait ordonné avec une prodigalité telle, que, lorsque la table ne put plus recevoir ses mets, il en couvrit la desserte. Nous nous récriâmes sur ce qu’il se donnait trop de besogne ; mais il prit un air de dignité offensée, disant que cela était convenable pour l’honneur de son maître, et qu’il aurait pu faire encore bien davantage.
On se retira de bonne heure ; si habituées qu’elles fussent à monter à cheval, quatorze lieues d’une traite devaient avoir un peu éprouvé de jeunes personnes.
Le lendemain, après le déjeuner, comme il nous fallait beaucoup de chevaux de rechange, on décida de rassembler tous ceux de la station dans les yards. Nous partîmes tous ensemble, et, laissant nos dames sous la conduite de Lloyd, d’Acland et du capitaine, Guillaume, Paul et moi nous nous mîmes à la recherche de différents mobs de chevaux pour les réunir en un seul troupeau à l’extrémité de la grande plaine.
Nos amis suivaient en nous attendant la bordure des collines, lorsque tout à coup nous débouchâmes, chassant à fond de train tous les chevaux devant nous. D’ordinaire, on évitait de déranger le bétail en passant à travers les pâturages, mais ce jour-là ce fut une course effrénée, et de tous côtés, du milieu des grandes herbes, le bétail, effrayé de nos cris et de nos claquements de fouets redoublés, s’enfuyait vers les collines, d’où, chevauchant ensemble, nos invités dominaient toute la scène.
Lorsqu’ils furent tous rassemblés, on sépara les chevaux dressés, afin de les garder tous à notre disposition enfermés dans un grand clos, et bientôt l’air retentit de leurs hennissements. Retenus derrière les clôtures et la tête tristement passée au-dessus des barrières, ils semblaient envoyer leurs adieux à leurs amis qui, rendus à la liberté, retournaient au galop vers leurs pâturages.
Je voudrais pouvoir vous dépeindre l’expression de gaieté, d’énergie, de liberté qui se lisait sur chacun de nos visages. En Europe, nos gens auraient tranquillement amené nos chevaux dans nos écuries ; à Yéring, c’était nous-mêmes qui nous chargions de les réunir, à l’aide de nos grands fouets, à travers la plaine étincelante de soleil, et le petit troupeau conquis restait là, hennissant et la crinière au vent, tous propres et brillants comme le sont les animaux nourris d’herbe seulement, et n’attendant plus que leurs brides et leurs selles qu’apportaient nos domestiques.
On était rentré au cottage pour l’heure du luncheon, et on discuta l’emploi de la soirée.
À six milles environ de nos habitations, en remontant la rivière, nous avions un endroit fameux pour la pêche, c’était une presqu’île formée par un double circuit de la Yarra, déjà baptisée du surnom de Pic-nic point. Notre break fut amené attelé de quatre chevaux ; mon frère, prenant les rênes en main, partit en avant, emmenant les dames, et nous suivîmes à pied avec nos fusils, pour gagner en chassant le lieu du rendez-vous.
En été, nos plaines sont couvertes de cailles, tellement qu’un adroit chasseur peut aisément en tuer trente par heure ; mais, comme nous étions déjà en automne, il ne restait plus que quelques retardataires. En revanche, déjà les premières bécassines étaient arrivées, et nous abattîmes des unes et des autres de quoi composer des brochettes bien fournies.
À notre arrivée à Pic-nic-point, nous trouvâmes nos jeunes dames assises sur l’herbe et groupées ensemble sous un grand gommier qui surplombait la rivière. L’une d’elles tenait en main un volume de Longfellow et faisait la lecture aux autres, tandis que mon frère recueillait du bois mort pour chasser les moustique sen allumant du feu, et que Mme A… présidait au déballage de nos provisions. Mme B…, étant la dernière arrivée dans la colonie, tenait à prendre le premier poisson, aussi elle était déjà la ligne en main. Malgré l’avis répété qui lui était donné, que le poisson de la Yarra ne mordait pas avant le coucher du soleil, elle fouettait sans cesse la rivière de son amorce inutile.
En Europe, les pêcheurs à la ligne se retirent lorsque la nuit arrive. En Australie, au contraire, dans plusieurs rivières, car toutes ne sont pas peuplées des mêmes poissons ni soumises aux mêmes lois, c’est alors qu’ils se mettent en campagne. Tant que le soleil est au-dessus de l’horizon, on ne prend pas le plus petit poisson ; mais, sitôt qu’il commence à disparaître, le bouchon disparaît aussi et on capture de gros black-fishes. Alors il faut être prompt, car, pendant deux heures au moins, on n’a pour ainsi dire qu’à jeter sa ligne et à la retirer. On place au travers du bouchon, pour mieux le distinguer dans la nuit, une plume blanche de kakatoës. Souvent au lieu d’un poisson on prend une énorme anguille. Celles-ci causent au nouveau venu de fortes émotions, car elles se débattent tellement dans l’eau, qu’il se figure avoir au bout de sa ficelle un poisson de quinze livres au moins. Le black-fish, seul poisson que nous offre la Yarra (à part une espèce de hareng qui ne remonte pas jusqu’à Yéring), pèse quelquefois cinq et six livres, d’ordinaire de une à deux. C’est un poisson sans écailles, ressemblant de forme à la carpe, et dont la chair, blanche et délicate, ne le cède à aucun des poissons d’eau douce du monde.
Notre dîner étant organisé, chacun y prit sa place. Qui de vous n’a pas fait en sa vie quelque gai repas champêtre ? Pour vous qui en avez fait plusieurs, le plus charmant a été celui ou vous vous trouviez dans la société la plus intime, celui ou vous étiez le plus à l’écart du tumulte des humains : peut-être une joyeuse compagnie de jeunes personnes, conduite par des parents et des amis sur le sommet silencieux de quelque belle montagne, où, tout en gardant ce doux et honnête sentiment d’aimable retenue que donnent un cœur bien placé et une bonne éducation, on a mis de côté cependant la contrainte qui nous accompagne presque toujours dans les salons des villes.
Composée comme l’était notre partie, quel charme nous trouvions à parler de l’Europe ! À ce moment-là les flottes françaises et anglaises partaient pour la Crimée, et nos jeunes Australiennes s’enthousiasmaient à la pensée de la gloire qui attendait les parents, les amis qu’elles avaient à l’armée. On parlait des merveilles du vieux monde, de ses poëtes illustres ; ensuite, le coude appuyé sur le sol récemment conquis aux enfants de la civilisation, nous élevions nos verres de champagne à la prospérité de notre nouvelle patrie, à l’Australie heureuse, Australia felix ; et perchés sur les branches élevées des gommiers, les perroquets aux plumes vertes et rouges, les kakàtoës blancs et les oiseaux rieurs, redoublaient leurs cris du soir, comme pour s’associer a notre gaieté.
Tout à coup, nous sommes rappelés au but de notre journée par les cris que pousse Mme B… Le soleil était près de disparaître et le premier poisson était pris. Aussitôt chacun abandonne sa place sur l’herbe, nos dames courent à leurs lignes et nous à Mme B…, pour l’aider à sortir de l’eau sa capture et à remettre en ordre son amorce. Puis nous allumons des feux de dix en dix pas sur le banc élevé de la rivière.
En Australie, nous n’avons pas de crépuscule. Déjà les derniers canards ont passé rapides comme des hirondelles à l’approche de la pluie, suivant les cours de l’eau par vols de trois à cinq, pour aller pâturer pendant la nuit l’herbe tendre qui pousse dans les lagunes. Tous les oiseaux se taisent, à part quelques oiseaux rieurs qui semblent dans le lointain jeter un défi au silence de la nuit, et, à mesure que le soleil s’éteint derrière l’horizon en arrière de nous, la lune, qui devient brillante, commence à percer au-dessus de nos têtes le rare et sombre feuillage des gommiers.
Après deux heures de la pêche la plus amusante, on se prépara pour le départ. Le break fut attelé, nos dames y reprirent leurs places, et nous, à qui on avait amené nos chevaux, nous leur servîmes d’escorte d’honneur, galopant autour de leur voiture et suivant, au milieu de la plaine éclairée par la lune, le même chemin que nous avions parcouru le matin en chassant les chevaux sauvages.
Arrivés au cottage, nous primes le thé en devisant ensemble sur les épisodes de notre journée, et on se sépara pour se préparer aux joyeuses fatigues du lendemain.
Vous dirai-je maintenant comment chaque jour fut employé ? Non pas, car je ne le saurais plus moi-même. Nous étions aux ordres de nos aimables hôtes, et pendant le déjeuner on réglait chaque matin l’emploi de la journée. Le soir, nos dames nous faisaient de la musique, quelquefois on dansait un tour de valse. Miss F… avait une voix magnifique et très-cultivée, qui dominait tous les bruits du dehors. Vous ne sauriez vous faire une idée du bruit que font en Australie les grenouilles par une nuit claire. Les colons anglais se permettent à ce sujet une mauvaise plaisanterie. Ils prétendent que le capitaine Baudin étant entré le soir dans la baie qu’il venait de découvrir en 1802, les Français furent si effrayés du bruit immense qui se faisait tout autour d’eux sur cette terre inconnue, que le lendemain ils remirent à la voile. Et voilà, disent ces Anglais, pourquoi l’Australie n’est pas à la France.
Ce ne sont pas de grosses grenouilles comme celles qui remplissent nos étangs en Europe qui font tout ce bruit, mais bien de toutes petites rainettes vertes et brunes, qui se cachent dans l’herbe et qui, de leurs nids de verdure, remplissent l’air de leurs cris perçants et argentins. Tous se confondent en un seul son soutenu et indéfinissable, et on distingue les voix de quelques-unes plus rapprochées, dont les notes pleines et graves, qui ressemblent au la donné par le diapason, reviennent à intervalles égaux, vingt ou trente fois par minute.
Nous laissions la porte de notre salon ouverte ; chaque pause marquée dans la musique que nous écoutions était remplie par la vibration de ce cri immense du dehors, et, perdue dans le gazon qui bordait la vérandah, une petite grenouille à la voix de contralto faisait l’écho de la dernière note.
Un de nos amusements favoris, un de ceux que je veux essayer de vous décrire, était la chasse au kanguroo.
Cet animal est très-commun chez nous, beaucoup trop, car nous estimons qu’il n’y en a pas moins de mille à quinze cents sur nos terrains, et qu’ils nous mangent autant d’herbe que cent à cent cinquante têtes de bétail.
Les kanguroos se tenant ordinairement par petites troupes de dix à quinze individus dans les vallées où l’herbe est la meilleure, cette chasse dérangeait notre bétail, et nous ne nous accordions ce plaisir que pour en faire honneur à des amis. Rien n’est charmant comme les kanguroos broutant assis sur leurs longues pattes de derrière, s’appuyant sur leurs petites mains et se relevant à chaque instant pour savourer leurs herbes et écouter, les oreilles tendues en avant, s’ils n’ont pas quelque sujet de fuir. À pied, il est impossible de les approcher ; mais on le peut plus facilement à cheval, parce qu’ils sont accoutumés à voir les chevaux dans les pâturages.
Trois de nos amis étaient venus de Melbourne pour se joindre à nous. Nous partîmes pour cette chasse un peu après le milieu du jour. Guillaume de P… marchait en avant, suivi de grands lévriers d’origine anglaise ou écossaise. Puis venaient nos quatre jeunes ladies, impatientes de suivre la chasse, et nous tous après elles.
Le premier troupeau que nous rencontrâmes se mit à fuir à environ trois cents pas de nous ; c’était trop loin pour espérer de l’atteindre ; cependant Guillaume lâcha les chiens et nous nous élançâmes au galop derrière eux.
Comme tous les autres animaux, c’est en liberté qu’il faut voir le kanguroo : ceux que vous pouvez avoir vus au Jardin des plantes ne vous donneront nullement l’idée des kanguroos qui peuplent le bush australien, pas plus que le chamois qui est en cage à côté de l’auberge du Giesbach ne représente ses amis du Faulhorn. Le kanguroo saute sur ses pattes de derrière seulement, le corps droit et un peu penché en avant, ses bras pendants sur sa poitrine. Il se met en mouvement par petits bonds réguliers, les augmentant à mesure qu’il se sent poursuivi. À toute vitesse, il franchit bien douze à quinze pieds de chaque bond. Quand il vient de sauter et qu’il est en l’air, sa longue queue et ses longues jambes pendantes se touchent. Elles se séparent de nouveau pour le recevoir au moment où il va retomber à terre, ce qui produit à chacun de ses bonds un double mouvement de pendule très-original et très-gracieux. Les kanguroos s’enfuient toujours les uns derrière les autres, en colonne par un, comme on dirait à l’école du cavalier. Les plus vieux étant les plus lourds, sont ordinairement les derniers ; avec eux se trouvent quelquefois de jeunes étourdis qui n’ont pas obéi assez promptement au signal du départ donné par leurs mères.
Nous perdîmes de vue le troupeau et, quand les chiens furent revenus, nous nous remîmes en ordre et gardâmes le silence, afin de pouvoir nous approcher davantage de la première troupe que nous découvririons.
Bientôt, à l’entrée d’une longue et étroite vallée, bordée de collines assez rapides, nous aperçûmes un nouveau troupeau. Tout nous promettait cette fois une belle chasse, car les chiens ayant tout avantage sur les kanguroos à la montée, nous étions sûrs que ceux-ci fuiraient droit devant eux dans la plaine. Arrivés à cent cinquante pas du troupeau, nous excitâmes les chiens et nous nous élançâmes après eux.
Notre gracieux gibier semblait d’abord s’éloigner et devoir nous échapper ; mais nous galopions toujours, et peu à peu nous gagnions du terrain. Déjà nous convoitions un vieux kanguroo, le dernier de la bande, lorsque tout à coup miss F…, la plus légère et la mieux montée, par conséquent la première des poursuivants, cria grâce et pitié pour lui. C’était une femelle qui, commençant à se fatiguer, venait de jeter un de ses petits de sa poche, et celui-ci sautait péniblement après sa mère. Heureusement, Lloyd et Guillaume, qui étaient auprès de miss F…, enfonçant leurs éperons dans les flancs de leurs chevaux, arrivèrent en même temps que les chiens : Guillaume les contint de la voix en les écartant avec son fouet, et bientôt nous atteignîmes tous la pauvre petite bête, qui ne pouvait courir bien loin.
Nos amazones voulaient lui faire grâce entière et la laisser là pour que sa mère pût la retrouver, mais il n’y eut pas moyen de nous faire entendre raison. Acland la prit dans ses bras et remonta à cheval, déclarant qu’il l’emporterait à Melbourne, et que ce serait une charmante acquisition pour le jardin de Fairlie-House.
D’autres fois nous fûmes plus heureux, et nous forçâmes plusieurs gros kanguroos qui livrèrent bataille à nos chiens. Le kanguroo au départ est plus vite que les chiens ; mais, si vous ne le perdez pas de vue pendant le premier mille, il commence bientôt à se fatiguer, et vous êtes certain de l’atteindra à la fin du second. Lorsqu’il est forcé, il s’arrête, s’assied et attend les chiens. Ceux-ci ne l’attaquent que par derrière, car il pourrait les éventrer d’un coup d’une de ses longues pattes, formées de trois doigts seulement, celui du milieu plus long que les autres et armé d’une sorte de corne formidable. Mais, comme ces pattes qui lui servent de défense sont en même temps celles sur lesquelles il est assis, le kanguroo n’est pas bien agile et ne peut faire face à un ennemi adroit comme le chien, qui le saisit à la nuque et l’étrangle.
Nos visiteuses n’aimaient plus cette chasse depuis l’incident de notre première course ; elles ne la suivaient plus que de loin, et l’animal était toujours mort lorsqu’elles arrivaient.
Cependant, dix jours s’étaient écoulés, et le colonel nous avait fait promettre de lui ramener sa famille au bout de ce temps-là. Du reste, les pluies d’automne commençaient ; nous reconduisîmes les dames à Fairlie-House et à Melbourne.
(M. de Castella, comme on le voit, n’est pas d’un caractère mélancolique. La vie australienne ne lui était point désagréable ; mais, si heureux qu’il fût dans la maison de son frère, il lui tardait d’entrer pour son propre compte dans la vie active, et il apprit un jour, avec joie, qu’une station attenante à celle d’Yéring allait être mise en vente.)
La station que l’on me proposait d’acquérir était située sur la rive droite de la Yarra, à l’extrémité de celle de mon frère, les deux habitations se trouvant à douze milles de distance. Elle était de médiocre importance, car elle ne comprenait guère plus de quinze mille arpents de bon terrain ; cependant sa proximité de la ville ajoutait à sa valeur, et pour moi le voisinage de mon frère la rendait tout à fait enviable.
Cette station portait le nom de Dalry, petit village d’Écosse, d’où le propriétaire tirait son origine ; Il en habitait ordinairement une autre dans le district de Sidney, et laissait à Dalry un de ses parents comme régisseur. Il y séjournait cependant depuis quelque temps avec l’intention de la vendre et de retourner en Europe.
L’abord de la station était difficile : située au pied de l’extrémité de la chaîne des Alpes australiennes, elle était fermée du côté de Melbourne par plusieurs éperons de cette chaîne de montagnes et par tout le cours de la Yarra qui la limitait au sud ; mais cet abord difficile était un avantage précieux pour des terrains de pâture dont le fond appartenait encore au gouvernement ; c’était une garantie de sécurité pour le propriétaire, qui devait rester paisible, possesseur de sa concession, tant qu’une route praticable pour les chariots ne satisferait pas les besoins d’une population agricole. Or aucune route ne devait s’y construire avant de longues années ; le pays était trop montueux, et le sol de bonne qualité n’avait pas assez d’étendue.
Son principal mérite était dans sa proximité même de Melbourne.
Pour en tirer tout le parti possible il fallait y établir une bonne laiterie, y remonter des chevaux maigres qu’on achetait à vile prix en ville, y dresser des attelages de bœufs, des vaches laitières, etc., etc. Pour diriger tout cela, mon ami Guillaume était un associé précieux ; avec le meilleur caractère du monde, il était grand amateur de chevaux et de la vie au grand air, et plus que personne, actif, courageux, insensible au froid, au chaud et à la fatigue.
Décidés à tenter ensemble cette acquisition, nous partîmes tous deux pour apprendre les intentions de notre voisin.
Le chemin battu qui conduisait chez lui traversait tout le terrain d’Yéring, et aboutissait à une colline élevée, très-rapide du côté de la Yarra ; il descendait presque perpendiculairement, serpentait ensuite pendant quelques instants au milieu des hautes herbes et des mimosas, et arrivait à la rivière qu’on traversait sur un immense gommier reliant les deux rives. Cet arbre avait été renversé là à dessein ; on en avait aplani la partie supérieure, et on avait planté à droite et à gauche des fiches en bois qui supportaient des branches placées en longueur pour élargir le pont. L’intervalle entre le tronc et ces branches était garni de mottes de gazon, et le tout formait un sentier aérien à dix pieds au-dessus de l’eau, long de cent et quelques pieds, que les hardis passaient sans descendre de cheval, et les prudents en conduisant le leur par la bride.
C’était sur cette espèce de pont qu’on passait à bras les provisions destinées à Dalry. Au haut de la colline nous avions vu sous un abri le chariot de notre voisin. Un traîneau de bois servait à transporter ses provisions du haut de la colline à la rivière, et de l’autre côté, on les rechargeait sur un autre chariot.
Après avoir passé ce pont, nous débouchâmes au centre d’une plaine semblable à celle d’Yéring, quoique de moindre étendue, où quelques centaines de bœufs et de vaches pâturaient en compagnie de nombreux kanguroos qui prirent la fuite à notre approche. Nous traversâmes cette plaine, puis une clôture à demi renversée, et la piste nous conduisit à un charmant ruisseau qui descendait la montagne et allait se perdre dans la Yarra. À partir de là le sol s’élevait imperceptiblement au-dessus de la plaine nue ; il était couvert des gommiers les plus gigantesques et les plus beaux que j’eusse vus jusqu’alors. Après dix minutes de trot, nous vîmes, sur une éminence de terre ou tous les arbres avaient été coupés, deux ou trois petites huttes recouvertes d’écorce. Chacune d’elles était dominée par une cheminée d’où s’échappait une colonne de fumée bleue qui montait perpendiculairement vers le ciel comme si aucun souffle de vent ne pouvait pénétrer dans cette solitude.
Deux lévriers sortirent d’une de ces huttes et vinrent en aboyant à notre rencontre. Leur maître les suivit et leur imposa silence ; c’était un homme de petite taille et de chétive apparence. Je le voyais pour la première fois ; Guillaume me présenta à lui.
« Mister Donald, lui dit-il, le bruit court que vous partez pour l’Europe ; M. de C. et moi nous venons voir si nous pouvons nous entendre pour vous acheter Dalry.
— Votre frère a déjà Yéring qui appartenait à mon père, nous répondit-il en se tournant de mon côté ; je serais enchanté de réunir de nouveau pour ainsi dire les deux propriétés. »
Nous enlevâmes les selles de nos montures, nous les plaçâmes avec nos brides sur des supports qui se trouvaient sous la petite vérandah, à côté de la porte de la hutte, et nous entrâmes chez notre hôte.
Sa hutte se composait de deux petites pièces séparées par une cloison ; elle était toute construite en bois pris et fendu sur place, et la charpente reposait simplement sur les parois, de telle façon que les larges bandes d’écorce qui la recouvraient laissaient entrer l’air extérieur tout autour. Deux petites fenêtres éclairaient la pièce principale, grande de huit pieds sur quinze, et haute de huit à neuf pieds. À l’intérieur, cette pièce était revêtue de nattes de jonc à petits carreaux rouges et blancs, et le plancher en terre battue était enduit d’une couche d’ocre jaune. Une table ronde, recouverte d’une natte de la Nouvelle-Zélande, occupait le centre de la chambre, et un canapé de damas rouge était à côté de l’immense cheminée où flambait un bon feu de gommier. Sous cette table et devant ce canapé, un épais tapis garantissait les pieds de l’humidité ; aux parois étaient suspendus des fusils de chasse, des brides neuves, un ou deux stockwips de parade ; enfin, pour compléter l’ameublement, une encoignure vitrée renfermait des verres taillés, quelques pièces de porcelaine anglaise, une théière et une cafetière brillante de propreté.
Dans la pièce à côté, plus petite encore que celle que je viens de décrire, se trouvaient deux lits, celui de notre hôte et celui de son intendant, et une armoire qui leur servait de garde-robe.
Le plafond de la hutte était fait d’écorces placées sur des traverses en bois ; il supportait les provisions les plus recherchées du squatter : cigares, sucre fin, sardines et quelques caisses de vieux cognac, de sherry et de claret.
En attendant le diner, comme il était convenu que nous emploierions le lendemain à parcourir les terres de Dalry, nous allâmes visiter le reste de l’établissement.
Le personnel de la station se composait, outre l’intendant, d’un stockeeper et de sa femme, tous deux dans la force de l’âge, et de sept à huit charmants enfants qui trottinaient nu-pieds autour de la hutte de leurs parents. Cette hutte était plus grande que celle du maître, mais distribuée aussi en deux pièces seulement : la première une vaste cuisine, la seconde la chambre à coucher de toute la famille du stockeeper. À côté de cette habitation un store tout à fait délabré, et, un peu plus loin, une petite laiterie à demi enfouie en terre complétaient l’établissement.
Le terrain sur lequel ces quatre masures étaient situées comprenait environ un hectare ; là tous les arbres avaient été abattus pour servir aux constructions. Le Corondara, un vrai ruisseau, frais en toute saison et roulant sur un lit de pierres, chose rare en Australie, coulait à vingt pas des huttes. Ses bords étaient couverts de magnifiques buissons verts, protégés contre les grandes chaleurs par les gommiers qui les dominaient. Des plantes grimpantes pendaient aux troncs morts de quelques-uns qu’elles avaient étouffés, et la fougère arborescente, le plus beau des arbres indigènes d’Australie, qui prospérait dans la montagne à quelques milles de là, jetait par-dessus les grandes herbes la coupe étalée de ses palmes délicates.
Un petit jardin potager s’était timidement introduit au bord de ce ruisseau, au centre de cette forêt ; il ne contenait que quelques pruniers, quelques poiriers et quelques carrés de légumes ; mais ce qui le rendait remarquable, c’était une longue rangée de pêchers qui avaient enjambé leur clôture et qui poussaient de tous côtés à l’état sauvage sur les bords du Corondara. Ces pêchers étaient pendant la belle saison une des merveilles de Dalry ; tous produisaient des fruits. Les plus âgés, vieux seulement de dix-huit à vingt ans, ne portaient plus que la pêche jaune de nos vignes en Europe ; tandis que les plus jeunes, quoique de la même famille, produisaient d’énormes pêches rouges et blanches qui n’auraient pas déparé les plus beaux espaliers du vieux monde.
À peu de distance de là, quelques écorces soutenues par des branches plantées en terre abritaient trois ou quatre femmes noires et leurs sales petits myrmidons. Les hommes étaient dans la montagne, occupés à chasser le porte-lyre. Dalry était le séjour le plus ordinaire de ce débris de l’ancienne tribu de la Yarra. Les noirs y vivaient en bonne harmonie avec le stockeeper et ses maîtres ; la montagne était pour eux pleine de gibier, et pendant l’été ils restaient presque toute la journée couchés dans le Corondara, dont les eaux étaient les plus fraîches de toute la contrée.
Après un dîner pendant lequel nous discutâmes longuement les avantages et les désavantages de la station, notre hôte nous communiqua ses conditions de vente. Il était tard quand nous nous mîmes au lit, l’un de nous prenant celui de l’intendant absent, l’autre le canapé dans la première pièce. Pendant la nuit, dans cette petite hutte à claire-voie, nous ne perdîmes pas un son, pas un cri du dehors. Jamais encore je n’avais entendu un pareil concert d’opossums, de chiens sauvages et de toutes sortes d’oiseaux de ténèbres.
Le lendemain matin, trois ou quatre des enfants du stockeeper rassemblèrent, courant dans les hautes herbes et les chassant devant eux, tous les chevaux qui se trouvaient dans le clos. Nous fûmes bientôt en selle, et nous commençâmes avec notre hôte l’exploration de son run[2].
Ce run portait mille têtes de bétail ; il pouvait en porter douze ou quinze cents. Le bon terrain comprenait environ dix mille arpents ; le terrain de mauvaise qualité pouvait s’étendre indéfiniment, car, limité au sud et à l’ouest par la Yarra et un de ses petits tributaires, il n’était borné au nord et à l’est que par les montagnes et les taillis impénétrables qui cachaient loin de là les sources de la Yarra. Cette immense étendue de terrains inutiles était un des désavantages de la station, car, lorsque le bétail s’y engageait, il était perdu pour le propriétaire, l’épaisseur du fourré ne permettant pas de l’y poursuivre à cheval.
Le sommet des montagnes dont Dalry occupait tout le versant sud était élevé de quatre mille pieds. Nous avions vu la plaine en arrivant, nous savions ce qu’elle valait pour le bétail, nous nous dirigeâmes droit vers le plus élevé de ces sommets d’où nous devions avoir une des plus belles vues de la contrée. Ce mont a été depuis baptisé par nous, et il porte sur la carte nouvelle le nom que nous lui avons donné : mont Juliette.
Tant que nous chevauchâmes en plaine, le sol était riche et couvert d’herbes abondantes ; mais, à mesure que nous montions davantage, il devenait plus argileux et plus mauvais ; l’eau des pluies séjournait à la surface, et une petite espèce de jonc était, avec de nombreuses plantes de la famille des orchidées, la seule herbe qu’il produisît. Il était, en outre, couvert de jeunes gommiers si rapprochés les uns des autres, que nous avions de la peine à passer entre leurs troncs. Cependant, à l’endroit où la pente devenait rapide, les arbres plus espacés reprirent leurs formes vigoureuses ; notre guide nous annonça les sources du Corondara, et bientôt, dans un creux de la montagne, toujours sous les immenses gommiers, nous découvrîmes une forêt d’arbres fougères. Le ruisseau filtrait au milieu des herbes épaisses, et les grandes fougères penchaient dans tous les sens leurs couronnes vertes tombantes, soutenues par des troncs droits que les feux du bush avaient recouverts d’un velours noir, et où leur âge était marqué par les anneaux superposés de leurs palmes tombées. Ces arbres magnifiques atteignaient en cet endroit jusqu’à trente pieds de hauteur.
À partir de là, la montagne devenait si rapide que nos chevaux nous étaient inutiles ; nous les attachâmes aux troncs des fougères, et nous continuâmes à pied notre ascension. Plus nous montions, plus le sol changeait : c’était une terre noire et légère comme la terre de bruyère, couverte de superbes arbustes que je n’avais pas vus encore. L’air était embaumé par les parfums de l’arbre musqué.
Pour nous aider à gravir, nous nous prenions à ces arbustes ; l’un d’eux surtout nous était utile : c’était un petit arbre à feuille de saule dont le bois se brisait comme du verre, mais dont l’écorce, qui se détachait tout entière, tant il était plein de séve, résistait à tous nos efforts pour la rompre.
Le sol était en beaucoup d’endroits perforé de trous de wolloubis (une petite espèce de kanguroo), et de trous de wombats, un des plus curieux animaux d’Australie, très-difficile à prendre à cause de la rapidité avec laquelle il se fraye un chemin à terre. Autour de nous on n’entendait aucun des oiseaux de la plaine, seulement quelques rares kakatoës noirs qui jetaient des cris perçants à notre approche, et de temps en temps quelque oiseau-lyre qui s’échappait bruyamment des buissons aussi rapide que nos faisans de montagne en Europe.
Enfin nous arrivâmes à la région des Dead Trees, ou arbres morts. Ce sont des gommiers gigantesques, encore debout, mais desséchés depuis des temps si reculés que les noirs les plus âgés disent les avoir toujours vus ainsi. Quelques-uns mesurent jusqu’à deux cents pieds de hauteur sur huit à dix pieds de diamètre, et leur carcasse unie ressemble à celle des grands chênes qu’on écorce au printemps avant de les abattre. De loin, au coucher du soleil, ces parties de montagnes, ainsi atteintes de mortalité, ressemblent à des rochers. Chacun émet son opinion sur ces arbres morts ! Est-ce le feu, ou bien plutôt est-ce quelque épidémie qui a frappé ces vieux géants ? Les arbustes qui les entourent sont verts et flexibles, tandis qu’eux-mêmes ils opposent, depuis des années dont nul ne sait le nombre, leurs squelettes blanchis aux vents déchaînés autour d’eux.
Ces arbres sont très-espacés : à mesure que nous montions, le ciel s’étendait davantage au-dessus de nos têtes, leurs silhouettes grises se détachaient sur le fond bleu foncé, et la vue la plus magnifique, jusqu’alors cachée à nos yeux par le feuillage, se déroulait à nos pieds.
C’était d’abord la montagne même où nous étions : une des arêtes des Alpes australiennes, longue suite de forêts impénétrées encore, dominées par des sommets neigeux à quinze ou vingt lieues de nous ; en avant et à notre droite, un océan de verdure, collines après collines, presque toutes semblables, toutes couvertes des têtes ondulées des gommiers. L’imagination errait sous ces masses d’arbres coupées par de petites vallées, par les plaines de la Yarra dont nous pouvions suivre le cours ; c’était la terre nouvelle donnée à l’Européen, et par delà cette terre, nous découvrions le véritable océan, sur lequel nous distinguions, à l’aide de la lunette d’approche que notre hôte avait apportée, les nombreux vaisseaux qui encombraient la rade de Melbourne et qui sillonnaient la baie de Port-Philipp.
Là, sur une étendue de douze lieues à vol d’oiseau, toute une fourmilière, d’hommes s’agitait, occupés à expédier au vieux monde le produit des mines d’or, à déballer les cargaisons apportées par ces centaines de navires ; et, à nos pieds, adossées à la montagne, oubliées en dehors de tout ce mouvement fiévreux, quelques lieues carrées de sol vierge nous étaient offertes. Cette vue mit fin aux hésitations qui pouvaient me rester sur l’acquisition de Dalry : « Touchez là, monsieur Donald, dis-je au propriétaire, nous acceptons vos conditions. »
(La fin à la prochaine livraison.)