Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Petits appartements

CHAPITRE IV

petits appartements

Souvent, ce cabinet superbe et solitaire
Des secrets de Titus est le dépositaire.
C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour.

Racine, Bérénice.


On appelait petits appartements, chez les princes, une suite de pièces où ils se dérobaient à la représentation, où ils se désennuyaient, dans la solitude, du poids de la grandeur.

Je décrirai ici ceux du roi, et les appartements où il recevait sa cour. J’y mettrai quelque détail. La plupart des objets curieux qui s’y voyaient sont perdus pour nous ; les uns sont devenus la propriété de l’étranger, les autres la proie de quelques brigands dévastateurs qui, supposé qu’ils les aient encore en leur possession, se garderont bien de les montrer. Nous aimons à suivre toutes les actions de Louis XIV ; nous cherchons à pénétrer dans son intérieur pour y deviner ses pensées, y voir le côté faible de l’homme, y découvrir quelques secrets politiques. Et si le règne de Louis XVI n’a pas présenté d’actions aussi éclatantes, ses malheurs y suppléeront, et l’imagination parcourra avec plaisir la demeure de ce prince dont le souvenir est déjà presque effacé.

Dans le chapitre précédent, j’ai parlé des grands appartements, somptueux passages publics. De l’Œil-de-Bœuf on entrait dans la chambre à coucher de Louis XIV, devenue, sous les règnes suivants, la chambre de parade. Cette vaste pièce formait le milieu du château, et le fond de cette petite cour mesquine appelée la cour de marbre, sur laquelle dominait un grand balcon. Au-dessus, se trouvait le véritable memento mori ; ce n’était pas, comme chez les Perses, un esclave qui rappelait à nos souverains qu’ils étaient mortels, c’était un cadran dont l’aiguille était arrêtée à l’heure où le dernier monarque avait cessé de vivre. Notre imagination, il est vrai, se fait à tout : toutefois il semble impossible que les rois ne cherchassent pas souvent, dans leur solitude, à deviner la place que prendrait après eux ce lugubre indicateur. Louis XV était mort le 11 mai 1774, à trois heures après-midi. J’ai laissé l’aiguille à la place où je l’avais trouvée en écrivant à Versailles. Sa marche a cessé depuis lors, mais sa destruction n’a point fait oublier le crime qu’elle devait indiquer.

Dans cette chambre, nommée encore chambre de Louis XIV, la tenture, en brocard or et pourpre, était de la plus grande magnificence. Le lit était placé derrière une haute balustrade dorée. Ce lit, quoique changé, amenait en foule les souvenirs les plus intéressants et les plus sérieux. C’était là que le grand roi avait montré à ses courtisans comment il faut mourir, après leur avoir montré, pendant plus d’un demi-siècle, comment il faut régner dans la prospérité et le malheur. Là, sous ces rideaux, madame de Maintenon s’était assise, et autour de cette couche funèbre, les princes étaient venus recueillir des leçons aussi grandes que profondes en un pareil moment… Deux cheminées embellissaient cette vaste pièce, avec quantité de dorures et de lustres en porcelaine. Sur toutes les boiseries étaient sculptées de petites tours, armes de la maison de Bouillon, car c’était un des privilèges de la charge du grand chambellan de pouvoir mettre son écusson sur les portes de la chambre du roi.

La seconde pièce était le cabinet du conseil, où se réglaient les destinées du royaume.

À côté de la grande porte qui donnait dans la grande galerie, était un petit cabinet, nommé le cabinet des perruques, parce que, sous Louis XIV, alors que porter ses propres cheveux était une marque de vieillesse et d’austérité, c’était là que les siennes étaient déposées et qu’il choisissait celle qui lui convenait le mieux.

On trouvait ensuite, en tournant, la véritable chambre à coucher du monarque, meublée en bleu, avec un lit orné de plumes, de casques et de dorures. Celui-ci ne présentait point de souvenirs aussi imposants que le premier. La mort de Louis XV n’eut point le caractère de grandeur que présenta celle de Louis XIV ; j’ai encore vu, sur la balustrade, l’empreinte qu’y avaient laissée les vis du cercueil quand on l’y avait posé pour y renfermer les restes du roi de France !… Un vieil aumônier, l’abbé de Beaumont, qui n’avait point quitté Louis XV pendant la maladie contagieuse qui l’enleva, et avait failli lui-même périr des suites de celle qu’il y contracta, en me racontant sur les lieux ce lugubre événement, me fit remarquer ces empreintes et m’expliqua d’où elles provenaient[1].

Cette chambre était ornée de meubles précieux qu’on changeait souvent. Mais, sur une commode, se trouvaient, pour ainsi dire placées à demeure, les deux magnifiques girandoles en or où le Père Germain avait, par la délicatesse de son travail, fait oublier la richesse de la matière. Au milieu de ces deux merveilles de l’art, un simple groupe de plâtre avait le privilége d’attirer surtout les yeux de Louis XVI, si bon père ; c’était sa fille, encore enfant, appelant un dauphin. Aussi, ce groupe ayant été brisé, on le fit modeler de nouveau. Au-dessus des portes, le pinceau des grands maîtres avait retracé les portraits de don Juan d’Autriche, de Catherine de Valois, de Marie de Médicis et du preux François Ier.

C’était par une porte dérobée de cette chambre que le roi pouvait, au moyen de corridors ménagés dans les entresols, se rendre auprès de la reine. Peu de jours après le 5 octobre, en allant reconnaître le désordre de cette journée, je trouvai les portes laissées ouvertes dans le trouble, et je parcourus ce labyrinthe de passages inconnus, dont plusieurs étaient matelassés ; je pénétrai ainsi dans une foule de petits appartements dépendant de celui de la reine et dont je ne soupçonnais pas même l’existence. La plupart étaient sombres, n’ayant de jour que sur de petites cours. Ils étaient simplement meublés, presque tous en glaces et boiseries. Je n’y vis de remarquable qu’un beau tableau de madame Lebrun ; c’était M. le dauphin, accompagné de sa sœur, donnant une grappe de raisin à une chèvre.

Dans les appartements du roi dont j’ai déjà parlé, se tenaient, le jour, les valets de chambre et de garde-robe de service au château ; mais la quatrième pièce, nommée le grand cabinet, était celle où se tenait le premier valet de chambre. On y voyait, au milieu, le modèle en petit de la statue en bronze de la place Louis XV, et la fameuse pendule de Passemant, haute de sept pieds, qui, outre les heures, marquait les années, les mois, etc., indiquait les phases de la lune et les révolutions des planètes. Aussi, la veille du premier jour de l’an, le roi ne se couchait qu’après minuit pour voir le changement total de sa pendule. Dans ce même cabinet, étaient les portraits de Louis XV et de la reine Marie Leckzinska, ainsi que ceux du père du roi et de sa femme.

Je ne parle pas en détail de tous les tableaux représentant les batailles et les siéges du règne de Louis XV et la guerre d’Amérique, qui se trouvaient aussi placés dans les appartements. Quoique de moyenne grandeur, ils étaient peints avec tant de soin qu’on y distinguait parfaitement les uniformes. La bataille de Fontenoy, la prise de Berg-op-Zoom, dans la nuit, et le siége de New-York, attachaient surtout par les détails, les effets de lumière et la beauté du paysage.

Je parlerai aussi, une fois pour toutes, d’une multitude de figures de porcelaine, de vingt pouces de haut, copie exacte des statues des guerriers et des grands hommes du siècle de Louis XIV que le gouvernement faisait exécuter. Je citerai une statue à cheval de Frédéric II, remarquable au double point de vue de la ressemblance et de la délicatesse ; elle se trouvait entre deux magnifiques pots de giroflée en porcelaine du plus grand prix, et dont l’un fut cassé par un pauvre curieux, car ces appartements étaient ouverts au public, en l’absence du roi. Ce malheureux, ayant la vue basse, ne s’aperçut pas de la cloche de verre qui couvrait le vase, la brisa avec le front, et les éclats rompirent la fleur en mille morceaux. Je cite ce petit événement, parce que le pauvre homme, croyant déjà, dans son effroi, voir se baisser devant lui le pont-levis de quelque forteresse, se trouva mal, et bien tristement donna son nom et son adresse. Mais Louis XVI, qu’on a voulu parfois nous présenter comme un homme violent et emporté, l’envoya rassurer et consoler, quoique la perte fût de plus de mille écus.

À gauche de ce cabinet, était l’antichambre des garçons du château qui portaient la livrée et servaient le roi dans son intérieur, faisant près de lui le service de nos laquais.

En continuant la visite des appartements du côté des cours du château, on tombait dans cette série de cabinets où le roi passait sa vie et travaillait sans cesse. Les meubles les plus rares y étaient entassés, ainsi qu’une foule de curiosités. J’y ai vu le portrait d’Hyder-Ali et de toute sa famille, la canne de Louis le Grand, une belle pendule qui indiquait en même temps l’heure de Paris et celle de toutes les capitales du monde. La quatrième pièce était la bibliothèque particulière du roi ; c’était là qu’il étudiait ordinairement, sur un petit bureau placé dans l’embrasure de la fenêtre. Le monarque se reposait de son travail en regardant les gens qui traversaient les cours ; et les curieux, ceux qui étaient de bonne foi, pouvaient se convaincre aux livres usés gisant sur le parquet, à la quantité de papiers épars de tous côtés, que Louis XVI ne passait pas son temps à forger, à s’enivrer ou à battre ses gens, comme ses vils ennemis ont voulu le faire croire. Au milieu de la bibliothèque, était une vaste table de bois d’acajou, d’un seul morceau, qui portait les groupes de La Fontaine, Boileau, Racine, La Bruyère, etc., lesquels, dans le silence, semblaient méditer leurs immortels écrits, ou, chez Ninon, écouter le chef-d’œuvre de Molière.

Enfin, cette suite d’appartements était terminée par trois pièces, un salon, un billard et une salle à manger. C’était là que, les jours de chasse, le roi donnait à souper à quelques personnes qui l’avaient accompagné. À neuf heures, avant l’ordre, un huissier, ouvrant la porte de l’Œil-de-Bœuf, proclamait le nom des élus qui se glissaient avec orgueil dans l’appartement, tandis que les réprouvés allaient chez eux cacher leur dépit et manger tristement leur repas.

Ces salons ne présentaient rien de remarquable que deux petits tableaux de chasse, où le roi, sa suite et les paysages étaient de la plus parfaite ressemblance.

Ces trois pièces étaient prêtées tous les ans, vers la fête de Noël, à la manufacture de porcelaines de Sèvres, qui, pendant quinze jours, y étalait ses produits. Tout le monde s’empressait d’aller les admirer et d’en acheter. La cour faisait beaucoup de présents, et le roi s’amusait à voir déballer ces porcelaines et à considérer la foule des acheteurs.

C’était par un escalier qui se trouvait près de l’antichambre des garçons du château, que le roi sortait pour aller à la chasse. Il y avait, en bas, une salle de gardes ; et c’est à l’entrée de cette pièce que Louis XV fut frappé par Damiens, caché dans un petit passage qui mène à la cour des Cerfs. Ce n’était point tant à la personne de Louis XVI qu’à la couronne que les assassins de nos jours en voulaient ; car il eût été très-aisé d’atteindre ce monarque. Tous les soirs, sortant de souper chez Madame, il traversait les cours ou les vastes et obscures galeries, enveloppé, l’hiver, d’un manteau gris, avec un parapluie dans les mauvais temps, et précédé seulement de deux valets de pied portant des torches.

Ce même escalier donnait aussi dans l’appartement du capitaine des gardes, situé au rez-de-chaussée de la cour de marbre, et que l’étiquette voulait le plus près possible de celui du roi.

Au haut de cet escalier, était, je l’ai déjà dit, l’appartement occupé de mon temps par le duc de Villequier, et, avant lui, par madame Dubarry.

En traversant l’antichambre des garçons du château, on entrait dans la salle à manger particulière du roi, sur la petite cour des Cerfs. On y voyait un superbe baromètre de Torelli, un secrétaire dont chaque tiroir ne s’ouvrait qu’en faisant jouer l’air d’un orgue ; et sous des tables vitrées se trouvaient placées les pièces de la vaisselle d’or du roi, aussi précieuse par le travail que par la matière. J’y ai toujours remarqué une poule d’or émaillé, presque de grandeur naturelle, couchée dans une petite corbeille où l’on mettait des œufs frais.

De cette pièce on gagnait les petits cabinets qui régnaient à tous les étages de la cour des Cerfs, et où le roi avait une suite de cartes de géographie, des plans en relief, des modèles de vaisseaux, un petit observatoire, et cette fameuse forge dont Louis XVI, selon le bruit public, s’occupait toujours. Je puis assurer qu’elle avait l’air très-négligé ; et, passé midi, le roi était dans une toilette qui ne lui permettait guère un exercice aussi violent, bien qu’il fût d’ailleurs salutaire à sa santé. Au reste, son prétendu talent ne lui fut pas toujours inutile ; car le feu ayant pris dans un petit appartement voisin de celui du roi, on ne put enfoncer la porte ; ce prince y accourut avec ses outils, crocheta la serrure assez à temps pour qu’on pût éteindre le feu, mais non sauver la concierge, vieille femme qui s’était endormie auprès du foyer.

Ces nombreux appartements étaient bien éclairés, mais faiblement chauffés, parce que le roi craignait si fort la chaleur, que dans les plus grands froids, je ne lui ai jamais vu chauffer son linge. L’été, on tendait sur le grand balcon de la chambre du lever, des toiles qu’on arrosait avec des pompes et le roi s’amusait souvent à y pousser quelqu’un pour le faire mouiller, surtout quand c’était une personne qui paraissait tenir à l’élégance de l’énorme frisure en usage en ce temps-là.

La promenade favorite du roi était dans les combles du château, parce qu’il pouvait y aller seul et sans crainte d’y être troublé. L’inégalité des planchers, coupés de cheminées, de tuyaux, de toits, et où l’on avait pratiqué de petits escaliers pour aller d’un côté à un autre, ne pouvait donner à cette promenade un grand agrément ; mais la belle vue, l’air pur, et le plaisir de voir, avec une lunette, tout ce qui arrivait à Versailles, le dédommageaient de ces petites difficultés. C’était surtout le matin, après son déjeuner, que le roi prenait cette récréation, qui lui était d’autant plus chère qu’elle était mieux à sa portée. Ce fut là qu’un jour, regardant travailler des couvreurs, il monta sur une échelle qui cassa, et sans un des ouvriers qui le retint, il aurait pu faire une chute très-dangereuse.

Après que la cour eut quitté Versailles, je parcourus tous ces toits d’où l’on dominait la ville, le parc et les environs ; nous y allâmes aussi un jour, avec le roi, pour voir l’incendie des magasins des Menus-Plaisirs, à Paris, où se trouvaient toutes les décorations de l’Opéra, et contempler cette haute pyramide de feux de couleurs variées que formait l’embrasement de ces toiles peintes et de toutes ces planches vernissées.

  1. Sir Thomas Wraxhall, dans ses Mémoires publiés en 1815, prétend que Louis XV mourut dans un petit lit blanc placé entre deux croisées, à cause de la grande chaleur. Je n’ai jamais entendu parler de cette circonstance.