Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Le duc d’Enghien

CHAPITRE IX

le duc d’enghien

Mille voix condamnaient des juges homicides.
Chénier, Henri VIII.


Le duc d’Enghien était né à Chantilly, le 2 août 1772. Il était donc encore bien jeune lorsque j’arrivai à Versailles. Je lui vis donner le cordon bleu peu de temps après sa première communion, comme je l’avais vu donner aux ducs d’Angoulême, de Chartres et de Montpensier.

J’ai eu l’occasion depuis de revoir le prince, mais bien loin de Versailles ; et le seul défaut qu’on pût lui reprocher alors, était celui dont peu de princes de la postérité d’Henri IV furent exempts, celui de se laisser trop souvent fasciner par de beaux yeux.

Pendant que j’habitais, en 1792, la petite ville de Rudesheim, sur le Rhin, ce prince, qui était de l’autre côté, à Bingen, venait souvent, déguisé, nous voir avec son aide de camp. C’était moins pour nous que pour la petite fille d’un tailleur ; car, pendant que les aides de camp commandaient quelques vêtements au père, le duc faisait l’amour à sa fille. Du reste, brave comme le grand Condé, on pouvait appliquer à ce prince infortuné, comme au bon Henri, ce couplet de la vieille chanson :


Ce diable à quatre
A le triple talent
De boire et se battre,
Et d’être un vert galant.


Le duc d’Enghien a disparu par un de ces crimes sur lesquels le silence, quelque long qu’il soit, n’appelle jamais l’oubli.

Ce fut en 1804. Il habitait depuis quelque temps Etenheim, sur les bords du Rhin, vis-à-vis Strasbourg. Il serait difficile aujourd’hui de connaître le motif qui l’avait attiré si près des frontières de la France ; mais on pouvait présumer que la conspiration ourdie dans sa patrie par les généraux Pichegru et Moreau avait pu lui donner l’idée de s’en rapprocher. Quoi qu’il en soit, sa présence donnait beaucoup d’ombrage au premier consul, qui résolut de le faire arrêter.

Plusieurs espions découverts et divers bruits venus de Strasbourg avaient jeté l’alarme dans la petite cour du prince ; mais lui, intrépide et ferme, rougissant de paraître céder à la crainte, tandis qu’il n’aurait obéi qu’à la prudence, résolut d’attendre l’événement. En le voyant ainsi décidé à ne pas s’éloigner, plusieurs de ses officiers l’avaient quitté.

Le premier consul commit, pour diriger le mouvement, le général Armand de Caulaincourt, dont la famille avait été, de tout temps, comblée des bienfaits de la maison de Condé. Aussi a-t-on prétendu, pour effacer cette tâche d’ingratitude, que M. de Caulincourt avait refusé cette mission, prétextant une blessure causée par un coup de pied de cheval, et que ce n’avait été que sur les menaces du premier consul, et pour d’autres raisons qu’il ne m’appartient pas de juger, qu’il s’était enfin décidé à affronter cette terrible responsabilité.

Le 15 mars 1804, le général passa le Rhin avec une division considérable. Il connaissait parfaitement l’état de la maison du prince par les rapports de ses espions. Quelques jours auparavant, un de ceux-ci, vivement poursuivi, n’avait échappé qu’en jetant derrière lui un paquet cacheté qu’on avait bien vite ramassé, croyant y trouver le secret du complot, mais qui ne renfermait que du papier blanc.

Une colonne ayant entouré la maison, deux officiers montèrent par une croisée. En vain le prince essaya-t-il de se défendre, il fut désarmé, arrêté, mis sur un cheval, et emmené avec tant de rapidité que, ayant perdu son chapeau dans sa course, il fut obligé de se couvrir d’un bonnet de police qu’un officier du détachement lui offrit. C’est ainsi qu’il entra dans la citadelle de Strasbourg, par la porte de secours.

Le 18, de grand matin, on fit partir le prisonnier pour Paris, dans une voiture de poste. On courut nuit et jour, sans prendre le moindre repos ; et le 20, à quatre heures et demie du soir, on arriva aux portes de Paris, à la barrière Saint-Martin. Là, se trouva un courrier qui donna ordre de filer le long des murs et gagner Vincennes, où l’on arriva sur les cinq heures.

On raconte que Harel, nommé commandant du château pour avoir dénoncé les conspirateurs Cérachi et Aréna, en vendémiaire an IX, avait dit à sa femme, en voyant tout ce train : « Je ne sais quel est le prisonnier que l’on amène, mais voilà bien du monde pour s’assurer de sa personne ! » La curiosité de cette femme, que quelques-uns disent avoir été fille naturelle de M. le duc de Bourbon, étant excitée par la réflexion de son mari, elle s’avança aussitôt, et, reconnaissant M. le duc d’Enghien, s’écria : « C’est mon frère de lait ! »

Le prince, exténué de fatigue et de besoin, prit à peine un léger repas. Pendant qu’il le prenait, il pria qu’on voulût bien lui préparer un bain de pieds pour le lendemain à son réveil. Le malheureux ignorait que ses moments étaient comptés, et qu’il n’y aurait plus pour lui de lendemain. Il se jeta donc sur un lit, disposé précipitamment dans une pièce à l’entresol, auprès d’une fenêtre dont deux carreaux étaient cassés et que, sur l’observation du prince, on avait masqués avec une serviette, et ne tarda pas à s’endormir profondément.

Vers les onze heures de la nuit, on l’éveilla en sursaut, et on le conduisit dans une pièce du pavillon du milieu, faisant face au bois. C’est là qu’une commission militaire, composée de huit officiers, avait mission de dresser à la hâte une instruction criminelle dont la conclusion fut la mort.

Les juges prévaricateurs qui opinèrent dans cette affreuse procédure, étaient :

Hullin, général de brigade, commandant les grenadiers à pied de la garde, président ;

Guiton, colonel du 1er régiment de cuirassiers ; Bazancourt, colonel du 4e régiment d’infanterie légère ; Ravier, colonel du 18e régiment d’infanterie de ligne ; Rabbe, colonel du 2e régiment de la garde municipale de Paris ; Barrois, colonel du 96e régiment d’infanterie de ligne ;

Dautancourt, capitaine major de la gendarmerie d’élite, faisant fonctions de rapporteur, et, en cette qualité, chargé de lire la sentence et d’en ordonner l’exécution (c’est, sans doute, l’attaché de la maison de Condé, dont on a longtemps ignoré le nom, et dont je reparlerai tout à l’heure) ;

Enfin, Molin, capitaine au 18e de ligne, greffier : tous nommés par le général en chef Murat, gouverneur de Paris.

Les six principaux faits relevés dans l’acte d’accusation et mis à la charge du prince, étaient : 1o d’avoir porté les armes contre la république française ; 2o d’avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français ; 3o d’avoir reçu et accrédité près de lui des agents dudit gouvernement, de lui avoir procuré les moyens d’entretenir des intelligences en France, et d’avoir conspiré de concert avec lui contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ; 4o de s’être mis à la tête d’un rassemblement d’émigrés français et autres, soldés par l’Angleterre et rassemblés sur les frontières de France, dans le pays de Fribourg ; 5o d’avoir pratiqué, dans Strasbourg, des intelligences tendant à faire soulever les départements circonvoisins, pour y opérer une diversion favorable à l’Angleterre ; 6o enfin d’être l’un des fauteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre les jours du premier consul.

Le prince montra dans ses réponses le plus grand sang-froid et le plus ferme courage : « J’ai combattu avec ma famille, dit-il, pour recouvrer l’héritage de mes ancêtres ; mais, depuis que la paix est faite, j’ai déposé les armes, et j’ai reconnu qu’il n’y avait plus de rois en Europe. »

On prétend que les juges, frappés de tant de noblesse, hésitèrent un moment ; qu’ils écrivirent au premier consul, qui renvoya la lettre avec ces seuls mots : « Condamné à mort ! » Cette nouvelle atrocité n’est pas admissible. Les juges avaient sans doute leurs instructions ; et, quand le temps l’eût permis, auraient-ils osé interrompre le sommeil du dictateur, si tant est qu’il ait pu trouver du repos pendant cette nuit homicide ?

Quoi qu’il en soit, les juges prononcèrent, à l’unanimité, un verdict affirmatif sur tous les points. Il est à remarquer que le jugement ne fait point mention qu’aucuns témoins, soit à charge ou à décharge, aient été entendus. La précipitation de l’instruction ne permettait point de la revêtir de toutes ces formes, qui eussent laissé à l’accusé la possibilité de faire valoir ses moyens de défense.

Il était quatre heures quand le prince quitta la salle. On le conduisit alors vers le lieu de son exécution, en descendant dans le fossé par un escalier étroit et obscur. L’officier qui le conduisait était, pense-t-on, ce même Dautancourt, dont j’ai parlé plus haut. Il avait été averti dans la nuit pour commander un détachement destiné pour Vincennes. Il avait été élevé dans la maison de Condé, et n’en avait pas entièrement perdu la mémoire, aussi n’apprit-il pas sans une certaine tristesse la mission dont on l’allait charger. Le prince, dit-on, l’avait reconnu, et, pendant qu’il lui témoignait sa joie de le revoir, l’officier baissait les yeux et pleurait.

Cependant le prince, en parcourant ces souterrains humides, se retourne vers le chef du détachement et lui dit : « Est-ce que l’on veut me plonger tout vivant dans un cachot ? — Non, Monseigneur, lui répond ce dernier en sanglotant, soyez tranquille ! » On continue cette marche funèbre. Tout à coup, le duc croit apercevoir les apprêts du supplice ; il s’écria : « Ah ! grâce au ciel, je mourrai de la mort d’un soldat ! »

Parmi ceux qui allaient assister à cette triste exécution, le commandant du détachement n’était pas le seul qui fut tenu à la reconnaissance envers les Condé. La femme du commandant, comme je l’ai dit, leur devait sa fortune ; aussi donna-t-elle des marques de la plus vive douleur quand elle le vit passer pour aller à la mort. « Sois tranquille, lui dit son mari, le bruit que tu vas entendre n’est que pour l’effrayer. »

Aussitôt après la lecture du jugement, le malheureux prince demanda les secours de la religion ; on assure qu’un sourire insultant fut la seule réponse qu’il obtint. « À cette heure, lui aurait-on dit, tous les prêtres sont couchés. » Le prince, indigné, ne répondit pas un mot, il s’agenouilla, et, après un instant de recueillement, se releva et dit : « Je suis prêt. »

Il n’est pas vraisemblable que les généraux Savary et Murat aient été, comme on l’a dit, présents à l’exécution. Le caractère bien connu de bonté de ce dernier dément, à lui seul, cette assertion. Ce fut à Hullin que le prince remit un portrait et une mèche de cheveux destinés à son épouse, mademoiselle de Rohan, qu’il avait épousée en Angleterre, sans avoir jamais rendu ce mariage public, et qui, — on l’a du moins prétendu, — se trouvait alors en France. Hullin montra ce portrait dans un dîner quelques jours après.

Le duc d’Enghien fut fusillé dans la partie orientale des fossés du château, à l’entrée d’un petit jardin. On le jeta de suite, tout habillé, dans une fosse creusée la veille, à huit heures du soir, pendant qu’il soupait. La pelle et la pioche avaient été empruntées à l’un des gardes de la forêt.

Il était quatre heures et demie quand cette œuvre d’iniquité fut consommée.

Tout avait été calculé avec une cruelle précision pour ensevelir cet attentat dans les ombres de la nuit. La promptitude de l’enlèvement, la rapidité du voyage avaient eu pour but d’éviter les sollicitations et les réflexions. Le ministre de la police, Fouché, et le conseiller d’État, Réal, avaient dirigé le complot ; et le premier consul, aveuglé, était resté sourd à toutes les représentations de sa famille.

Le jugement fut d’autant plus atroce, qu’on n’avait trouvé chez les diverses personnes arrêtées, entre autres chez la baronne de Reich, enlevée à Strasbourg et déjà connue par ses relations avec le général Pichegru, lors du 19 fructidor, aucuns papiers qui pussent établir un complot ou une conspiration. Aussi, toutes ces personnes, notamment les aides de camp du prince, furent relâchées après quelques mois de prison.

Les cours étrangères s’empressèrent de faire adresser au Ciel les prières d’usage pour le repos de l’âme de ce prince infortuné. Ce fut l’abbé de Bouvens qui prononça, à Londres, son oraison funèbre, en présence de M. le comte d’Artois. Il prit pour texte ce passage des Machabées : Et lorsque Tryphon eut conçu le projet de régner et d’usurper le diadème, craignant que Jonathas ne s’y opposât, les armes à la main, il chercha à se saisir de lui pour le mettre à mort. (I, Mach., c. xii.)

Le procès-verbal de l’exhumation de ce malheureux prince, faite le 21 mars 1816, a confirmé la plupart des détails que j’ai donnés sur ce crime atroce.

On s’était assuré, par des témoins oculaires, de la position du tombeau, et l’on avait reçu la déposition d’un vieux paysan, âgé de 80 ans, le même qui avait creusé la fosse deux heures après l’arrivée du prince au fort.

À peine les fouilles furent-elles commencées, qu’on aperçut une botte assez bien conservée, dans laquelle on retrouva les os du pied et de la jambe ; on rencontra ensuite la tête, et l’on put juger dans quelle direction le corps était placé. La face était tournée vers la terre ; une jambe était restée dans une position presque verticale, les bras contournés vers le dos. On a pu rassembler aussi une partie des cheveux. Une pierre assez volumineuse paraissait avoir été jetée à dessein sur la tête, dont les os étaient fracassés. Toutes ces dépouilles, déposées sur un linceul, furent renfermées dans un cercueil.

On retrouva également un certain nombre de ducats d’Allemagne, une bourse de cuir dans laquelle se trouva un louis et quelques pièces d’argent, un anneau et une chaîne d’or que le prince portait habituellement au cou. Le chevalier Jacques, arrêté avec le prince, avait annoncé d’avance que ces objets se retrouveraient si la victime n’avait point été dépouillée ; et les ducats furent retrouvés avec la cire dont le prince s’était servi pour les cacheter, lors de leur séparation dans la citadelle de Strasbourg.

On remarqua le trou d’une balle à travers l’os de l’omoplate et un autre dans les fragments de la casquette que portait le prince au moment de l’exécution. Les bottes à la hussarde étaient assez bien conservées, et tous les ossements ont été retrouvés, à l’exception d’une dent molaire qui manquait sans doute depuis longtemps. Les chairs seules étaient consumées.