Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/La Reine
CHAPITRE II
la reine
Depuis que je suis né, j’ai vu la calomnie
Distiller les venins de sa bouche impunie.
Lorsque j’arrivai à Versailles, la reine était dans sa trente et unième année, et dans tout l’éclat de sa beauté ; car cette princesse, qui ne fut point ce qu’on peut appeler jolie, et qui n’avait pour elle que son port majestueux, sa tenue de reine, possédait alors tous ces avantages à un plus haut degré que lorsqu’elle était arrivée en France, à l’âge de quinze ans. Quand elle sortait de son appartement, au bout de la galerie, pour venir, le dimanche, chercher le roi et aller à la messe, on voyait, au-dessus de son entourage, s’agiter les plumes de sa coiffure, et, selon l’expression de Fénelon, « elle dominait de la tête toutes les dames de sa cour, comme un grand chêne, dans une forêt, s’élève au-dessus des arbres qui l’environnent. » Il parait qu’à cette époque elle prenait cette démarche un peu fière, pour confondre les calomniateurs audacieux qui avaient voulu la compromettre dans une procédure odieuse, et la faire passer pour complice d’une infâme escroquerie.
La reine avait la chevelure très-belle, et d’un blond très-agréable qui donna son nom, il y a trente ans, à une nuance fort à la mode. Son nez, un peu aquilin, lui donnait une physionomie noble et majestueuse. On dit, en effet, que cette coupe de nez accuse un grand caractère et un esprit ferme, courageux et entreprenant. D’une taille un peu forte, la reine n’était jamais mieux habillée que dans sa toilette du matin. Mais tous les agréments qui la rendaient une des personnes les plus attrayantes de son temps, s’effacèrent bientôt ; et, dès l’année 1791, à trente-six ans, cette princesse infortunée, abreuvée de chagrins, avait les cheveux tout gris, et avait considérablement maigri. C’est ce qui m’a fait croire à la ressemblance d’un de ses portraits, esquissé peu de jours avant sa mort, et qui la présentait, à trente-neuf ans, dans un véritable état de vieillesse et de décrépitude. Il est vrai que, du premier trône de l’univers à la misérable prison où elle passa les trois derniers mois de sa triste vie, la chute était épouvantable ; que, des voitures somptueuses qui l’attendaient à Strasbourg à l’affreux tombereau qui la conduisit à l’échafaud, la transition était effrayante. Mais la princesse fut toujours là. Parée des diamants de la couronne ou revêtue des haillons de la misère, ce fut toujours la fille de Marie-Thérèse ; elle en montra toujours le courage et l’énergie.
Échappant à la tutelle d’une mère sévère, cette princesse était arrivée, à quinze ans, sans autre guide que les dernières recommandations maternelles, au milieu d’une cour dissolue, où le vice régnait ouvertement, protégé par un monarque faible. Elle sut s’y faire respecter ; mais elle crut pouvoir quelquefois s’affranchir des entraves de l’étiquette pour se procurer d’innocentes distractions ; et, comme il fallait à la méchanceté quelque prétexte, on lui en fit un crime : ce fut là la source de toutes les calomnies qu’on répandit contre elle.
Elle fut toujours la plus tendre des mères et sut conserver l’affection de son époux, faveur que l’épouse infidèle perd bien vite. Jamais elle ne s’écarta des devoirs de la religion, et, sans les suivre avec l’exactitude de sa mère, elle imitait le roi, prince aussi religieux qu’on peut l’être au milieu des embarras de la royauté.
Sans enfants dans les premiers temps de son union, attachée à un mari qui aimait à consacrer à la chasse et à l’étude les loisirs que lui laissaient les devoirs de la souveraineté, la reine se forma une société où se trouvaient quelques jeunes gens ; de là les horreurs débitées sur le compte de cette malheureuse princesse. Et cependant le vice se cache, tandis que ces visites étaient publiques. Au reste, si la reine admettait chez elle le comte Fersen, MM. de Vaudreuil et de Coigny, le vieux Besenval y était aussi appelé. Depuis dix ans toutes ces calomnies ont cessé, parce qu’elles sont devenues inutiles. Et pourtant aujourd’hui tout danger qu’eût pu offrir la publicité d’une intrigue criminelle avec la reine a disparu, tous les acteurs de ces prétendues scènes scandaleuses vivent encore, et aucune des anecdotes répandues au commencement de la révolution ne s’est confirmée ; le silence le plus complet a enseveli toutes ces horreurs. J’ai questionné, j’ai écouté avec autant d’avidité que de prudence, j’ai consulté les personnes attachées à la cour, à la reine, et tout m’a confirmé dans mon respect pour sa vertu.
Louis XVI avait pour sa femme l’affection d’un bon époux ; il la chérissait tendrement. Loin de s’en éloigner, il la voyait aussi souvent que ses occupations le lui permettaient. Outre la réunion du souper, ses visites se multipliaient plusieurs fois le jour. Lorsque la reine était à Trianon, le roi y passait une partie de la journée. Jamais la méchanceté ne leur attribua ces petites querelles dont peu de ménages sont exempts. Plusieurs années passées sans enfants ne firent qu’augmenter leur attachement réciproque, et bientôt la plus aimable famille vint resserrer les liens qui les unissaient. Peut-on supposer que la reine, une fois mère, eût voulu, au préjudice de son fils, appauvrir la France au profit de son frère, en lui faisant passer, comme on l’a dit, des sommes considérables ? Les affections maternelles ne sont-elles pas mille fois au-dessus des autres sentiments de la nature ? Au reste, il est inutile de justifier cette princesse, aujourd’hui que ses malheurs, son courage et sa mort ont sanctionné la haute opinion qu’en avait la plus saine partie de la nation. Les mémoires de M. de Besenval seraient encore, s’il en était besoin, une nouvelle preuve de la fausseté des torts attribués à la reine. Ce vieux Suisse, qui vivait avec elle dans une grande intimité, a écrit ses souvenirs avec toute la franchise de son pays, et dans la conviction que ses opuscules resteraient dans l’oubli. Il n’aurait pas manqué, dès lors, de rapporter quelques-unes des intrigues de cette princesse. Partout, au contraire, il lui montre le respect le plus profond ; partout il rend justice à son mérite, à sa droiture et à son esprit. Elle en avait, en effet, beaucoup ; et elle donna plusieurs fois de sages conseils au roi, qui la consultait souvent.
C’est à la reine qu’on doit, en France, l’introduction de l’instrument de Franklin connu sous le nom d’harmonica ou glascorde, et dont les sons sont produits par le choc d’une infinité de petits marteaux sur des verres plus ou moins remplis d’eau ; la reine en jouait avec succès, ainsi que de plusieurs autres instruments.
Marie-Antoinette avait sa maison particulière, ses officiers, ses pages, sa livrée qui était rouge et argent ; mais c’était la garde du roi qui l’accompagnait. Elle était logée au premier étage de l’aile du château faisant face à l’orangerie. On y entrait par le haut de l’escalier de marbre ; et, après avoir traversé les antichambres, la chambre à coucher, le cabinet, on sortait, au bout de la galerie, par le salon de la Paix, peint par Lebrun, où, trois fois la semaine, la cour se réunissait le soir, pour y jouer, jusqu’à neuf heures, au loto ou à d’autres jeux. Par une petite porte placée à côté du lit de la reine, on pénétrait dans une foule de petits appartements, très-obscurs et simplement décorés ; et par de petits corridors situés à l’entresol, dont plusieurs étaient matelassés, n’y ayant pas de jours, on arrivait dans les appartements du roi et dans des bains de marbre placés au fond de la cour du château, sous la chambre de parade du roi.
Je n’ai jamais vu la reine danser. Seulement, à la fin des bals, les gens qui avaient abandonné la danse se permettaient une colonne anglaise, et la reine s’en mêlait ; mais j’ai entendu dire qu’elle dansait très-bien.
J’ai pu juger par moi-même qu’elle montait à cheval avec autant de grâce que de hardiesse.
Je ne répéterai pas les anecdotes scandaleuses que j’ai entendu débiter sur cette princesse infortunée. Elles seraient vraies, que je n’aurais pas été à même de les vérifier ; mais je crois trop fermement qu’elles sont le fait de la plus vile méchanceté pour en souiller mes mémoires. N’ayant pas été non plus le témoin des trente derniers mois de sa vie, je ne pourrais être que l’écho de bien des historiens, entre autres de Montjoie, qui a écrit une Vie de la reine devenue très-rare.
Je ne puis cependant résister au désir de raconter ici une originalité.
Les charmes, les attraits de cette princesse avaient fait une vive impression sur l’esprit d’un ancien membre du parlement de Bordeaux, nommé M. de Castelnau. Toute sa raison n’avait pu le défendre d’un amour d’autant plus extraordinaire qu’il n’était plus jeune, et la tête était perdue. Tout son bonheur consistait à voir la reine, et sa vie se passait dans la galerie de Versailles. Toujours seul, il calculait les instants où il pourrait se trouver sur le passage de la princesse. Il était très-assidu à sa messe, où, sans doute, la prière n’était pas sa seule occupation ; et, au sortir de la chapelle, il courait encore pour la voir retourner chez elle. Entendait-il ses voitures, il était au bas de l’escalier. Les saisons les plus rudes ne le rebutaient pas, et le froid le plus vif ne pouvait arrêter chez lui le désir de voir l’objet de son amour. Triste et taciturne, il se livrait rarement. Cependant j’ai causé plusieurs fois avec lui et quand la conversation tombait sur la reine, il en faisait un éloge aussi simple que respectueux, et il se bornait là. Je le laissai encore à Paris, où il n’avait pas manqué de venir s’établir quand la cour eut quitté Versailles. J’ignore ce qu’il est devenu. Plusieurs personnes m’ont dit qu’il avait été enveloppé dans les massacres du 10 août ; cela ne me paraîtrait pas invraisemblable, car sa passion, son habitude n’auront pas manqué de le conduire au château des Tuileries et de l’y retenir.