Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Fontainebleau

CHAPITRE XIX

fontainebleau

Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure,
Superbes de matière et d’ouvrages divers

Malherbe.


L’antique Fontainebleau a vu tous les rois de la troisième race venir successivement parcourir son enceinte, et jouir des ombrages de sa belle forêt. Depuis Philippe-Auguste, c’est-à-dire depuis six cents ans, ils ont habité son château, qui a été aussi le théâtre presque obligé de quelques-uns des événements les plus mémorables de leur règne. Les grands de la terre et les personnages illustres qui vinrent en France, à différentes époques, y furent presque tous reçus. François Ier y accueillit, en 1539, l’empereur Charles-Quint, qui logea dans l’appartement des Poëles. De nos jours, l’empereur Napoléon y eut sa première entrevue avec le pape Pie VII. Il est probable que chacun des souverains qui habitèrent Fontainebleau, en ajoutant au château un corps de logis conforme à ses goûts et à ceux de son siècle, aura contribué à l’irrégularité qui règne dans les constructions. On y remarque, en effet, une multiplicité fâcheuse de façades et de cours de formes et de dessins divers.

Pendant le temps que je restai à Versailles, on ne fit qu’un seul voyage à Fontainebleau ; ce fut au mois d’octobre 1786. Il ne dura que jusqu’au premier novembre, à cause de l’accident arrivé à M. de Tourzel, grand prévôt de l’hôtel, qui, chassant avec le roi, fut emporté par un cheval ombrageux, et atteint à la tête par une branche aiguë qui lui perça le crâne. La blessure fut si grave qu’on ne put le ramener à la ville. On le déposa dans la maison d’un garde de chasse, en attendant qu’on eût monté, dans la forêt, une de ces grandes barraques qui étaient toujours à la suite de la cour. M. de Tourzel survécut encore quelques jours à sa chute, et sa mort, arrivée presque sous les yeux du roi, remplit tous les cœurs de tristesse, et abrégea le voyage.

Cette mort augmenta l’intérêt que Louis XVI portait à la famille de M. de Tourzel, et contribua sans doute au choix qu’il fit, quelques années après, de madame de Tourzel pour succéder à madame de Polignac dans la place importante de gouvernante des enfants de France. Ce choix, bien justifié par les vertus de cette dame, ne le fut pas moins depuis par les preuves d’attachement qu’elle donna à la famille royale.

Les voyages de Fontainebleau se disaient à la fin de l’année, pour pouvoir profiter des plaisirs que la chasse offrait en si grande abondance dans cette vaste forêt, où l’on rencontrait les plus beaux arbres, les sites les plus pittoresques, et une multitude de rochers d’autant plus extraordinaires qu’ils se trouvent dans un pays presque plat. Ces paisibles retraites convenaient beaucoup aux cerfs et aux sangliers. Les premiers se faisaient voir par bandes de soixante-dix à quatre-vingts.

Une promenade faite à la fin du jour, dans la forêt de Fontainebleau, offrait un charme indéfinissable. Ces grands arbres qui avaient prêté leur ombre à tant de rois, frémissaient, agités par le vent, et semblaient murmurer leurs anciens souvenirs. Les rochers dessinaient, dans le crépuscule, leurs masses gigantesques ; et le cerf, poursuivant la biche, passait, rapide comme l’éclair, en faisant entendre son cri rauque et effrayant. Sa rencontre, en ces moments de fureur, n’était pas toujours sans dangers.

Tous ces rochers portaient des noms différents, et servaient à désigner les cantons pour la chasse et les routes de la forêt. C’étaient le rocher Bouligny, le rocher des P……, le rocher d’Avon, le rocher de Saint-Germain, etc. Un ermite s’était construit dans ce dernier une jolie habitation en extrayant du rocher, pour faire son excavation, des espèces de pétrifications qu’il vendait aux étrangers. Les vieux historiens disent que le nom de ce roc venait d’un monastère fondé par le roi Robert, en l’honneur de saint Germain, évêque d’Auxerre.

On voyait encore avec intérêt le petit Mont-Chauvet, qui servait de but au bon roi Henri, quand, d’après les usages de ses fidèles Béarnais, il jouait au mail. Un grand nombre de croix, qui avaient aussi leurs noms, servaient de même à se diriger dans ce vaste labyrinthe que Louis XVI connaissait mieux que personne.

Les grands voyages de la cour étaient ceux de Compiègne et de Fontainebleau, parce qu’alors presque toute la maison du roi le suivait, tandis qu’à Marly, Choisy, Rambouillet, il n’y avait qu’un petit nombre de personnes.

À Fontainebleau, le roi logeait dans la partie circulaire de la cour dite du Donjon. On y arrivait de ce même côté, ou par la galerie de François Ier, qui aboutissait à la chapelle et au beau perron de l’escalier du fer à cheval, dans la cour du Cheval-Blanc, où sont à présent les élèves de l’École militaire.

La première pièce de l’appartement du roi était la salle des Gardes, appelée Chambre de saint Louis, parce qu’on prétend que ce monarque l’avait fait bâtir et y couchait ; mais il en reste tout au plus les gros murs. On passait de là dans l’antichambre, formée d’un ancien passage où fut arrêté le maréchal de Biron, insensible aux bontés d’Henri IV. Après cette pièce était la salle des Nobles, ce qu’à Versailles on nommait l’Œil-de-Bœuf, qui communiquait à la chambre à coucher du roi et à ses autres cabinets, donnant presque tous sur le jardin de l’Orangerie. On arrivait, de cette même pièce, à l’appartement de la reine, dont la principale entrée était sur l’escalier qui aboutissait à la même cour ovale, près de la galerie des Cerfs.

Je ne me rappelle pas que ces appartements renfermassent rien de curieux. Comme la cour n’allait à Fontainebleau que pour peu de temps, l’ameublement était fort simple. J’ai pourtant conservé le souvenir d’un petit cabinet de la reine, meublé dans le goût oriental, et éclairé, le soir, par des lampes placées dans une garde-robe séparée du cabinet par une grande glace doublée d’un taffetas dont on changeait la couleur à volonté ; ce qui donnait une lumière aussi douce que le reflet en était agréable.

C’est dans la galerie des Cerfs, communiquant de la cour ovale à celle des Princes, et ainsi nommée des bois de cerfs qu’on y voyait, que la reine de Suède, Christine, emportée par la jalousie, fit assassiner d’une manière cruelle, le 10 novembre 1657, le marquis de Monaldeschi, son grand écuyer, après l’avoir fait disposer à la mort par un religieux mathurin. Attentat aussi extraordinaire que contraire aux lois du royaume, et à l’abdication qu’elle avait faite de sa puissance en Suède. On n’a jamais su positivement le motif qui avait porté Christine à cette atroce vengeance, qui lui fit perdre la protection de Louis XIV. Le plus probable était l’infidélité ou l’indiscrétion du marquis, qui était regardé comme son amant. J’ai encore vu, dans la galerie, une petite pierre sur laquelle on avait gravé une croix et le monogramme du Christ, et qui avait été posée à l’endroit où ce malheureux avait reçu le coup mortel ; car les envoyés de la reine l’assaillirent à plusieurs reprises. Il fut enterré, le soir, à l’église du village d’Avon ; et le couvent des Mathurins conservait son épée, sa cotte de mailles et la relation de sa mort, écrite par le père Lebel, qui en fut le témoin.

La cour ovale ou du Donjon était séparée de la cour des Fontaines par un grand portique, surmonté d’un dôme ouvert sous lequel fut baptisé Louis XIII. L’empressement du peuple à voir le rejeton d’un roi chéri, engagea Henri IV à choisir ce lieu découvert de préférence à l’église. L’affluence était si considérable, en effet, que la chronique rapporte que le roi perdit son chapeau en sortant de son appartement, à onze heures du soir, pour aller faire chanter le Te Deum en actions de grâces de cet événement.

La reine venait souvent par eau à Fontainebleau. Elle s’embarquait à Choisy et remontait la Seine jusqu’à Melun dans un yacht magnifique, qui présentait, pour elle et sa suite, les commodités d’une grande maison : salons, cuisine et une infinité d’arbres en caisse qui y formaient une espèce de parterre. Je le rencontrai une fois à Corbeil, d’où on le menait à Choisy, et ce fut le seul voyage de Fontainebleau que je vis faire à la cour. Bientôt ce voyage fut supprimé par raison d’économie.

Je ne vis point Compiègne à cette époque. Le roi n’y alla que pour y chasser pendant quelques jours.