Souvenirs d’un officier de la Grande armée/02

J.-B. Barrès
Souvenirs d’un officier de la Grande armée
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 806-847).
SOUVENIRS
D’UN OFFICIER
DE LA GRANDE ARMÉE
PUBLIÉS PAR MAURICE BARRÉS, SON PETIT-FILS [1]

II
LES HÉROS DE L’ÉPOPÉE DEVIENNENT
« LES BRIGANDS DE LA LOIRE »


TILSITT

19 juin. — A Tilsitt, sur le bord du Niémen. Les Russes étaient campés sur l’autre rive du fleuve, où on les voyait et les entendait facilement, surtout quand ils se réunissaient le soir pour chanter la prière. Le beau pont en bois établi sur cette rivière était brûlé ; aucune communication n’était possible entre les deux rives, car toutes les barques et bateaux avaient été emmenés ou coulés bas : cependant, quand il fut convenu qu’une entrevue entre les deux Empereurs aurait lieu sur un radeau, au milieu du fleuve, il s’en trouva pour porter les matériaux nécessaires à sa construction.

Ces préparatifs nous préoccupèrent singulièrement ; on était las de la guerre, on se voyait en quelque sorte à l’extrémité du monde civilisé, à cinq cents lieues de Paris et exténué de fatigue. C’était bien suffisant pour désirer de voir sortir de ce radeau une paix prochaine, et digne des grands efforts d’une armée qui avait tout fait pour vaincre les ennemis de la France.

25 juin. — J’étais sur le rivage quand l’Empereur s’embarqua pour rejoindre l’empereur Alexandre, et j’y restai jusqu’à son retour. Ce spectacle était si extraordinaire, si merveilleux qu’il méritait bien tout l’intérêt qu’on y attachait.

26 juin. — D’après les conventions arrêtées la veille sur le radeau, l’empereur Alexandre devait venir habiter Tilsitt avec sa suite et 800 hommes de sa garde. La ville fut déclarée neutre et partagée en partie française et en partie russe. Il nous fut défendu d’entrer, même sans armes, dans le quartier habité par l’empereur de toutes les Russies. Cependant, plus tard il fut permis de le traverser pour nous rendre à notre faubourg qui se trouvait dans cette direction, mais en tenue de promenade.

Ce 26 juin, nous primes les armes à midi et fûmes nous former en bataille dans la belle et large rue où habitait Napoléon : l’infanterie était à droite et la cavalerie à gauche. A un signal convenu, Napoléon se rendit sur le bord du Niémen pour recevoir Alexandre et le conduire à son logement.

Peu de temps après, ces deux grands souverains arrivèrent, précédés et suivis d’un immense et superbe état-major, ayant échangé leurs cordons et se tenant par la main comme de bons amis. Après avoir passé devant le front des troupes, les deux Empereurs se placèrent au pied de l’escalier de l’empereur Napoléon, et nous défilâmes devant eux.

Une fois le défilé terminé, nous rentrâmes dans nos bivouacs, et l’empereur Alexandre fut reconduit chez lui avec le même cérémonial.

27 juin. — Grandes manœuvres et exercices à feu de toute la garde impériale, sur les hauteurs de Tilsitt, devant Leurs Majestés Impériales. Napoléon tenait beaucoup à ce que sa Garde justifiât la haute renommée qu’elle s’était acquise, car dans les feux, il passait derrière les rangs pour exciter les soldats à tirer vite, et dans les marches, pour les exciter à marcher serrés et bien alignés. De la voix, du geste, du regard, il nous pressait et nous encourageait. De son côté, l’empereur Alexandre était bien aise de voir de près ces hommes qui, soit qu’ils chargeassent sur sa cavalerie, soit qu’ils marchassent sur son infanterie, suffisaient par leur seule présence pour les arrêter ou les contenir. Il arriva un moment qu’il s’était placé devant nos feux. Napoléon fut le prendre par la main, et le retira de là en lui disant : « Une maladresse pourrait causer un grand malheur. » Alexandre répondit : « Avec des hommes comme ceux-lii, il n’y a rien à craindre. »

Après le défilé, qui fut très bien exécuté, on mit à l’ordre du jour les témoignages de la satisfaction que l’empereur Alexandre avait plusieurs fois manifestée pendant les manœuvres.

28 juin. — Arrivée de Sa Majesté le roi de Prusse. J’étais en faction en bas des escaliers de la rue, quand l’empereur Napoléon vint le recevoir à la descente de sa voiture. Il lui prit la main, et le fit passer devant pour monter les escaliers. Ce n’était pas la réception du 26, c’était un roi vaincu qui venait demander un morceau de sa couronne brisée.

3 juillet. — Les négociations pour la conclusion de la paix presque terminées, les 2e régiments de chaque arme de la Garde reçurent l’ordre de partir le lendemain pour Kœnigsberg et ensuite pour la France. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande démonstration de joie. La glorieuse paix qui venait d’être signée à Tilsitt nous dédommageait bien de tous les maux que nous avions soufferts, pendant ces quatre grandes, rudes et vigoureuses campagnes, mais nous n’en étions pas moins désireux de nous reposer un peu plus longtemps, de laisser aux râteliers d’armes nos lourds fusils et sur la planche nos incommodes sacs, sauf à les reprendre l’un et l’autre, si l’indépendance de la France réclamait nos bras et notre vie. Pour le moment, nous en avions assez.


RETOUR EN FRANCE

25 novembre. — A Paris. Entrée triomphale de la Garde.

La ville de Paris avait fait élever, près de la barrière du Nord ou Saint-Martin, un arc triomphal de la plus grande dimension. Cet arc n’avait qu’une seule arcade, mais vingt hommes pouvaient y passer de front. A la naissance de la voûte, et à l’extérieur, on voyait de grandes Renommées présentant des couronnes de laurier. Un quadrige doré surmontait le monument, des inscriptions étaient gravées sur chacune des faces.

Dès le matin, l’arc de triomphe était entouré par une foule immense de peuple. Arrivés de Rueil, vers neuf heures, nous fûmes placés en colonne serrée dans les champs qui bordent la route et le plus près possible de l’arc de triomphe en laissant la route libre pour la circulation.

À midi, tous les corps étant arrivés, les aigles furent réunies à la tête de la colonne et décorées par le préfet de la Seine. Des couronnes d’or avaient été votées par le Conseil municipal qui, avec les maires de Paris, entourait le préfet M. Frochot, et tout notre État-major général ayant à sa tête le maréchal Bessières, notre commandant en chef. Après les discours d’usage, et la rentrée des aigles à leur place habituelle, 10 000 hommes en grande tenue s’avancèrent pour défiler sous l’arc de triomphe au bruit des tambours, les musiques des corps, de nombreuses salves d’artillerie et des acclamations d’un peuple immense qui s’était porté sur ce point. De la barrière au Palais des Tuileries, les mêmes acclamations nous accompagnèrent. Nous défilions entre les haies formées par la population de la capitale. Toutes les fenêtres, tous les toits des maisons du faubourg Saint-Martin et des boulevards étaient garnis de curieux. Des pièces de vers où nous étions comparés aux dix mille immortels, et des chants guerriers étaient chantés et distribués sur notre passage. Des vivats prolongés saluaient nos aigles. Enfin, l’enthousiasme était complet et la fête digne des beaux jours de Rome et de la Grèce.

En arrivant aux Tuileries, nous défilâmes sous le bel arc de triomphe qui avait été construit pendant notre absence. À la grille du Carrousel, après avoir déposé nos aigles au Palais où elles restaient habituellement pendant la paix, nous traversâmes le Jardin des Tuileries et y laissâmes nos armes formées en faisceaux.

On se rendit ensuite aux Champs-Élysées, où une table de 10 000 couverts nous attendait. Elle était placée dans les deux allées latérales. Au rond-point était celle des officiers, présidée par le maréchal. Le dîner se composait de huit plats froids, qui se répétaient indéfiniment ; tout était bon ; on était placé convenablement, mais malheureusement la pluie contraria les ordonnateurs et les héros de cette magnifique fête.

Après le dîner, nous fûmes déposer nos armes à l’École militaire, où nous étions casernes, et rentrâmes dans Paris pour jouir de l’allégresse générale, des illuminations, des feux d’artifice, des danses publiques et jeux de toute espèce. Les pauvres eurent aussi leur part dans ce gigantesque festin.

Nous venions d’être absents de Paris ou de Rueil un an, deux mois et cinq jours.

Durant plusieurs jours, les fêtes continuèrent. Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts à la Garde. On avait réservé pour elle le parterre, l’orchestre et les premières loges, ainsi que les premiers rangs des autres. Je fus du nombre de ceux qui furent désignés pour le grand Opéra. On joua le Triomphe de Trajan, pièce de circonstance et pleine d’allusions à la campagne qui venait de se terminer. La beauté du sujet, les brillantes décorations, la pompe des costumes et le gracieux des danses et du ballet, m’enivrèrent de plaisir. Quand Trajan parut sur la scène, dans son char de triomphe, attelé de quatre chevaux blancs, on jeta du centre du théâtre des milliers de couronnes de laurier dont tous les spectateurs se couronnèrent comme des Césars : ce fut une belle soirée et un beau spectacle.

Le 28, le Sénat conservateur nous donna, ou voulut nous donner, une superbe et brillante fête. Tout était disposé pour qu’elle fût belle et digne du grand Corps qui l’offrait, mais malheureusement, le mauvais temps la rendit fort triste, et même désagréable. On avait élevé un temple à la Gloire où toutes les victoires de la Grande Armée étaient rappelées sur des boucliers, entourés de couronnes de laurier et entremêlés de trophées militaires qui réunissaient les armes des peuples vaincus ; des inscriptions évoquaient les grandes actions que la fête avait pour objet de célébrer ; des jeux de toute espèce, des orchestres et une infinité de buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. Le neige qui tombait en abondance, l’humidité du sol et le froid noir de l’automne glacèrent nos cœurs, nos estomacs et nos jambes. Beaucoup de militaires demandèrent à se retirer, mais les grilles étaient fermées ; il fallut parlementer avec le Sénat ; tout cela entraînait des longueurs qui irritaient. Enfin, la menace d’escalader les murs s’étant répandue, la consigne fut levée, les portes ouvertes et tous les vieux de la Garde s’échappèrent comme des prisonniers qui recouvrent la liberté. Il n’y resta, je crois, que les fusiliers et ceux qui, n’ayant pas d’argent pour diner en ville, trouvaient qu’il valait encore mieux manger un diner froid que de ne pas diner du tout. Ils durent s’en donner, car il y avait de quoi et du bon. Les officiers étaient traités dans le Palais. Je fus avec plusieurs de mes camarades diner chez Véry ; ensuite aux Français.

Peu après, l’Impératrice nous donna à diner à la caserne, par escouade : c’était l’ordinaire, mais considérablement augmenté, et arrosé d’une bouteille de vin de Beaune par homme.

Enfin, le 19 décembre, la Garde donna une grande fête à la ville de Paris. Elle eut lieu le soir dans le Champ de Mars et le palais de l’Ecole militaire ; les apprêts furent longs, parce qu’ils furent grandioses et tout militaires. Dans la vaste enceinte du Champ de Mars, on avait placé sur des fûts de colonnes des vases remplis de matières inflammables, ou des aigles avec des foudres ailés remplis d’artifice. Les vases et les aigles alternaient et se communiquaient par un dragon volant qui devait les embraser tous en même temps. Au-dessous des aigles étaient les numéros des régiments qui formaient la brigade, avec le nom du général qui la commandait, et sous les pots à feu, les noms d’une affaire et du général de division qui y commandait les deux brigades. Au milieu, une immense carte géographique du Nord de l’Europe faisait voir en lettres énormes les principales villes et le lieu de nos grandes batailles ; et le chemin suivi par la Grande Armée dans les campagnes de 1805, 1806 et 1807 était tracé par des étoiles blanches sous lesquelles, ainsi que sous le nom des villes, il y avait un feu gras coloré qui devait brûler pendant que l’artifice qui entourait la carte serait lui-même en feu. Au-dessus de la carte on voyait des victoires ailées aussi garnies d’artifice, etc…

La Garde à pied se rendit en armes dans cette enceinte pour faire l’exercice à feu avec des projectiles d’artifice. Quand la nuit fut tout à fait close, l’Impératrice mit le feu à un dragon volant qui, au même instant, le communiqua à toutes les pièces d’artifice. Au même instant aussi, les 4 à 5 000 hommes à pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voûte des cieux éclairée par des milliers d’étoiles flamboyantes, ces épouvantables détonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait à donner à cette fête militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes quand ils veulent employer toutes leurs facultés pour faire du beau et du sublime.

La Grande Armée tenait sa place dans cette fête de la Garde Impériale, puisque tous les corps d’armée, les divisions, les brigades et les régiments y figuraient numéralement.

Les feux et les salves d’artillerie terminés, nous rentrâmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de 1 500 personnes de la Cour et de la Ville y assistèrent ; on dit qu’il fut magnifique...


JE SUIS NOMMÉ SOUS LIEUTENANT

Le 31 décembre, le général Goules, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui... Après m’avoir demandé mon nom, il sortit d’un tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, où je distinguai sur le champ la lettre qui était pour moi. Il me demanda alors : « Avez-vous fait toute la campagne ? Etiez-vous à Iéna, à Varsovie, à Eylau, à Kœnigsberg, à Berlin, au retour ? » Je répondis oui à toutes les questions, parce que cela était vrai... — « Mais alors comment se fait-il que, lorsque j’ai fait demander après vous en différentes fois, on m’ait répondu que vous étiez inconnu au régiment ? — Cela tient à deux fails, mon général : le premier, c’est que ce ne sont pas mes prénoms. Le décret porte Pierre-Louis, tandis que je m’appelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxième, c’est plus grave : j’ai le malheur de n’être pas aimé du sergent-major. — Ah ! ah ! pourquoi cela ? — En voici la cause, mon général : à la bataille d’Eylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui était alors reposé sous les armes et le bras gauche appuyé sur la douille de la baïonnette, ce qui lui fît faire une si singulière pirouette, que je ne pus contenir un éclat de rire qui m’échappa bien involontairement, sans malice et sans penser qu’il pouvait être blessé ; il l’était en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit : Je me souviendrai de votre rire. Je compris de suite combien sa menace pourrait m’être préjudiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas être puni par lui. A Kœnigsberg, à Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il répondait : « Il y a bien un Barrès à la compagnie, mais ce n’est pas celui-là » Il se gardait bien de m’en parler, de crainte que je ne fisse des démarches pour prouver que nous n’étions pas deux de ce nom dans les deux régiments. Voilà pourquoi, mon général, on m’a fait passer pour inconnu... »

Après quelques instants de réflexion, il me dit : « Mettez-vous à mon bureau et écrivez. » C’était une lettre au ministre de la Guerre pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prénoms. Après l’avoir signée, il me la remit en me disant : « Portez-la vous-même au bureau de l’infanterie et pressez-en le résultat. Quant à vous, vous êtes maintenant officier, je vous dispense de tout service jusqu’au moment de votre départ. »

Je rentrai tout joyeux à ma chambrée, où je reçus les félicitations de mes camarades et donnai de bon cœur un coup de pied à mon sac qui m’avait tant pesé sur les épaules... J’entrai chez un coiffeur pour faire couper ma queue, ornement ridicule que l’infanterie de l’armée ne portait plus, excepté un ou deux régiments de la Garde. Quand je fus débarrassé de cette incommode coiffure, je me rendis chez un ami de mon père pour lui faire part de mon changement de position et lui souhaiter une bonne année. Je dînai chez lui et ne rentrai au quartier qu’à dix heures du soir. Ainsi, dès le premier jour, je profitai des avantages de mon nouveau grade.

Je restai à Paris jusqu’au 6 février au soir. Je mis à profit avec délices les quelques jours de liberté que je me donnai pour mieux connaître cette immense ville, passer les soirées aux spectacles et voir plus souvent quelques amis que j’y avais. Quel heureux changement je venais d’éprouver ! Il faut avoir fait trois campagnes et même quatre, le sac sur le dos, et avoir parcouru à pied la moitié de l’Europe pour apprécier toute ma félicité. J’avais servi dans la Garde réellement trois ans, six mois et dix-sept jours.

Ma feuille de route me fut donnée sur ma demande le 2 février pour Neufbrisach, dépôt du 16e léger, et ma place fut 7etenue le 5, pour partir le 1 au matin, aux Vélocifères de la rue du Bouloi.

De Neufbrisach, Barrès est envoyé à Rennes ; de Rennes à Napoléonville (Pontivy), Quiberon, Belle-Isle-en-Mer, et au début de 1809, affecté au 47e régiment, dont le dépôt était à Lorient.


ESPAGNE ET PORTUGAL

Promu lieutenant le 16 septembre 1809, Barrès fait partie de l’armée d’Espagne. Il passe à Irun le 14 janvier 1810, le 15 à Ernani, le 26 à Burgos.

Les trente-deux jours que nous restâmes à Burgos se passèrent fort tranquillement et même agréablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journées de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatigués. Le général de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirées fort remarquables par leur éclat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse d’Abrantès, arrivés quelques jours après nous et auxquels nous avions été présentés, se trouvèrent à quelques-unes de ces soirées dansantes. Il y avait en outre beaucoup d’autres généraux et de grands personnages des deux nations. Ces réunions étaient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles qui s’y trouvaient en grand nombre ne se faisaient généralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goût de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national étaient beaucoup mieux.

8 avril. — A Léon. Dans la matinée, j’avais reçu l’ordre de rejoindre mon bataillon. En route, étant à quelque cent pas du détachement et dans une position à ne pas être aperçu de lui par la forme du terrain, je fus accosté par un homme à cheval, armé jusqu’aux dents, en costume espagnol dans le genre de celui de Figaro, avec un ample manteau par dessus. A peine l’eus-je vu, qu’il était sur moi. Il ouvre rapidement son manteau, cherche dans ses poches comme pour prendre ses pistolets, et me présente une attestation pour indiquer qu’il était au service de la France, je ne sais à quel titre. Ma contenance fut assez embarrassée, croyant bien avoir à faire à un guérilla, avec d’autant plus de raison que je n’avais que mon épée pour me défendre, pauvre arme contre des pistolets, un tromblon et une lance. Cette surprise inattendue me fit penser qu’il n’était pas prudent de s’éloigner de sa troupe dans un pays où chaque arbre, buisson ou rocher cachait un ennemi.

Le 4e bataillon était parti dans la matinée pour le blocus d’Astorga. Nous restâmes dans Léon jusqu’au 16 avril avec le 5e bataillon de notre division.

14 avril. — Au pont d’Orbigo, bourg à deux lieues d’Astorga... Nous restâmes dans ce bourg pour assurer les communications avec Léon et le derrière des troupes employées au siège d’Astorga, escorter les convois de vivres et de munitions de guerre, soigner les malades et les blessés des troupes du siège et fournir des détachements armés pour les tranchées.

Le duc d’Abrantès étant arrivé, le blocus d’Astorga fut converti en siège. L’artillerie nécessaire pour battre en brèche l’avait précédé. Les travaux de sape commencèrent immédiatement. Le 20 avril (vendredi saint), la batterie fut démasqués et tira pendant trente-six heures sans discontinuer sur le mur d’enceinte. Mais pas assez armée ou peut-être trop éloignée, son effet fut médiocre ; malgré cela, l’assaut fut déclaré praticable. Il eut lieu le 21, à cinq heures du soir. Six compagnies d’élite, dont deux de notre 4e bataillon, furent chargées de cette terrible mission. Il fut long, meurtrier et incomplet. A cinq heures du matin, les assiégeants étaient retranchés sur la brèche sans que nous pussions pénétrer dans la ville par la difficulté des obstacles que notre troupe rencontra sur son passage. Toutefois, le commandant, quand le jour fut venu, demanda à capituler. On accéda à ses propositions et il fut convenu que la garnison sortirait le jour de Pâques à midi avec les honneurs de la guerre et qu’elle serait prisonnière de guerre.

Les pertes des Français furent très considérables, beaucoup trop, eu égard à l’importance de la place. Mais le commandant du 8e corps d’armée voulait faire parler de lui, il voulait conquérir, sur les murs de cette bicoque, un bâton de maréchal d’Empire. Nos deux compagnies eurent plus de cent hommes tués ou blessés, dont trois officiers de voltigeurs tués sur la brèche et deux de grenadiers blessés.

La matinée de Pâques fut employée à perfectionner les travaux, pendant qu’on parlementait, et à donner la sépulture à toutes les victimes de cette triste nuit. A midi, la garnison sortit avec ses armes, qu’elle déposa hors des murs ; elle était encore forte. Dans le nombre, il se trouvait cinq à six déserteurs français qui furent reconnus et fusillés sur le champ, sans même prendre leurs noms.

Le 15 septembre Barrès passe la frontière du Portugal, où notre armée, forte de 50. 000 hommes, était commandée par Masséna.

25 septembre. — Dans cette journée, nous fûmes attaqués assez vivement par un parti ennemi ; mais, vivement repoussé, il se retira après nous avoir tué et blessé plusieurs hommes.

Le lendemain, nous eûmes une alerte qui nous donna autant d’ouvrage que d’inquiétude. Le matériel que nous escortions était parqué sur une lande calcinée par les grandes chaleurs que nous éprouvions depuis notre entrée dans ce royaume désert. Le feu se mit à cette bruyère desséchée et lit de si grands progrès, malgré tous les moyens employés pour l’arrêter, qu’on fut obligé, pour empêcher la destruction, de faire venir les chevaux et d’atteler à la hâte pour les parquer sur un autre terrain. Le danger était grave et la perte immense pour l’armée, car toutes ses ressources pour la continuation de la guerre étaient dans ce parc de réserve.

27 septembre. — Au bivouac. Assez près du lieu où se donna le même jour la bataille de Bussaco et d’Alcoba, où nous fûmes sinon battus, du moins repoussés de tous les points dont on cherchait à s’emparer. Cette funeste journée, qui coûta à l’armée plus de 4 000 hommes tués ou blessés, la découragea beaucoup. Cependant, le maréchal Masséna ne renonça pas au projet de marcher sur Lisbonne. Ayant reconnu un peu trop tard, et quand le mal était fait, que la position de l’Alcoba était inexpugnable de front, il résolut de tourner par la droite, en s’emparant des défilés de Serdao que Wellington avait négligé d’occuper. Cette faute obligea le général anglais de battre en retraite, de repasser le Mondego, d’évacuer Coimbre et de nous abandonner tout le pays entre les montagnes et la mer. Ainsi, malgré notre grave échec, nous continuâmes à poursuivre une armée victorieuse, abondamment fournie de tout, ayant la sympathie des populations pour elle, tandis que nous, nous ne vivions que de maraudes, qu’il fallait aller chercher loin, ce qui augmentait les fatigues et les dangers des soldats.

12 octobre. — A Alemquer, petite ville, quartier général du maréchal prince d’Essling, un peu éloignée de la rive droite du Tage, et située dans une gorge.

Nous étions enfin arrivés dans la vallée du Tage, après laquelle nous soupirions depuis longtemps, pensant que nous trouverions sur ses bords le bien-être, un peu de repos, ou du moins de meilleurs chemins et plus d’abri. Je vis pour la première fois de ma vie, autour de cette jolie petite ville, beaucoup de palmiers qui me parurent d’une beauté et d’une venue remarquables.

Avant notre arrivée au gîte, le général de cavalerie Sainte-Croix, officier d’un très grand mérite, tout jeune, fut coupé en deux, au milieu de nos rangs, par un boulet de canon parti d’une canonnière anglaise stationnée sur le Tage. Le lit de ce magnifique fleuve était couvert de bâtiments armés destinés à nous en défendre l’approche.

14 octobre. — A Villafranca, pelite ville sur les bords du Tage. Nous restons dans les maisons de campagne qui l’entourent jusqu’au 28 octobre inclus.

Les majestueuses et riantes rives du Tage, les magnifiques maisons de campagne qui bordent ses bords enchanteurs, les jardins délicieux qui couvrent la plaine située entre la colline élevée et le fleuve, pleins d’orangers plantés régulièrement, de citronniers, de lauriers roses et d’autres arbres aussi intéressants ; les coteaux tapissés de vignes, de figuiers, d’oliviers, un ciel d’une beauté ravissante, une route magnifique rendaient la position de Villafranca une des plus belles qu’il m’eut été donné d’admirer jusqu’alors. Ce beau pays me parut un séjour de délices, un nouveau paradis terrestre, malgré les effroyables détonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des énormes boulets qu’ils nous envoyaient.

2 novembre. — Les bords du Tage, au delà de Tancos.

A la diane, battue plus matin encore que de coutume, le bataillon prit les armes, et quand il fut formé, le général Foy réunit autour de lui les officiers pour leur annoncer que nous allions en Espagne pour l’escorter et, lui, en mission auprès de l’Empereur. Il dit que l’entreprise était périlleuse, qu’il ne s’agissait rien moins que de traverser un royaume en insurrection, mais qu’avec de l’audace, de la bravoure et une parfaite soumission à ses ordres, il se faisait fort de nous conduire en Espagne sans combattre, mais non pas sans fatigues. Il nous prévint qu’on partirait toujours avant le jour et qu’on ne s’arrêterait qu’à la nuit, afin de dérober nos traces aux nombreux partis qui sillonnaient le royaume. Il nous recommanda de marcher serrés et de ne pas nous écarter de la colonne sous peine d’être tués par les paysans...

Voici l’ordre de marche qu’on devait suivre habituellement : une compagnie de dragons à la première avant-garde ; une section de grenadiers en avant du bataillon ; les chevaux, les mulets, les ânes, les malades et les blessés, derrière le bataillon ; les voltigeurs à l’arrière-garde ramassant les traînards, faisant serrer les hommes et les bagages ; une compagnie de dragons plus en arrière encore pour surveiller les derrières de la colonne ; enfin, sur les flancs, cinquante lanciers hanovriens pour éclairer, courir et battre la campagne au loin, afin d’annoncer l’approche de l’ennemi.

Ce détachement était fort de 350 fantassins et 200 chevaux ; j’eus connaissance de ces chiffres parce que le général me chargea de réunir les situations des compagnies ou détachements, les sergents-majors ou maréchaux des logis étant restés un instant derrière pour les faire et devant ainsi me les remettre. Le général me recommanda d’étudier le pays que nous traversions, de prendre des notes et de les lui remettre tous les soirs, quand on serait arrêté. Cette circonstance fit que je le voyais tous les jours deux ou trois fois, et me mit en rapport avec lui d’une manière presque intime.

Entreprendre une expédition aussi hasardeuse, avec aussi peu de monde, était bien hardi ; mais le général était actif, entreprenant, et il avait près de lui un Portugais qui connaissait le pays, plus un aide de camp qui parlait la langue pour interroger les habitants qu’on rencontrerait ou les prisonniers qu’on ferait. Pour faciliter cette course presque à travers champs, et dégager le pays des bandes qui pouvaient s’y trouver, on envoya des troupes vers la place forte d’Abrantès avec l’idée de faire croire à un prochain siège. Cette crainte devait faire courir dans cette direction, à la défense d’Abrantès, toutes les colonnes mobiles : c’est ce qui arriva pour notre droite ; d’autres démonstrations faites à notre gauche eurent le même résultat, en sorte que nous trouvâmes le pays à parcourir presque libre.

Du reste je ne doute pas que si nous avions été serrés de plus près, le général aurait abandonné l’infanterie, qui s’en fût tirée comme elle aurait pu, et qu’il serait parti avec la cavalerie pour remplir sa mission qui lui paraissait plus importante que la conservation de quelques centaines d’hommes. Quelques mots qu’il me dit dans une conversation particulière me le firent penser.

Pris d’une violente fièvre. Barrès, le 11 novembre, entre à l’hôpital et n’en sort que quarante jours après, mal rétabli. A Almeida, nouveau séjour à l’hôpital. Il rentre en France le 25 avril 1811. Détaché à l’île de Groix, il est promu capitaine en 1812. Il rejoint la Grande Armée au début de 1813, et en qualité de capitaine des voltigeurs du 3e bataillon de la 47e, reprend pour la troisième fois, en avril, la route de l’Allemagne.


LUTZEN

é mai 1813. — On se mit en marche de grand matin en suivant la route de Leipsick. Arrivée sur la hauteur et à l’entrée de la plaine de Lutzen, la division se forma en colonne sur la gauche de la route. A l’horizon en avant de nous, on voyait la fumée des canons ennemis. Insensiblement, le bruit augmenta, se rapprocha et indiqua qu’on marchait vers nous. Pendant ce temps, les 2e et 3e divisions de notre corps d’armée arrivaient et se formaient en colonne derrière nous, l’artillerie mettait ses prolonges et se préparait à faire feu. Toute la garde impériale qui était derrière se portait à marches forcées sur Lutzen en suivant la chaussée.

Enfin, nous nous ébranlâmes pour nous porter en avant ; notre division était à l’extrême droite. En colonne serrée, nous traversâmes la route et nous nous portâmes directement sur le village à droite de Strasiedel. Nous laissions à notre gauche le monument élevé à la mémoire du grand Gustave-Adolphe, tué à cette place en 1632.

En avant de Strasiedel, nous fûmes salués par toute l’artillerie de la gauche de l’armée ennemie et horriblement mitraillés. Menacés par la cavalerie, nous passâmes de l’ordre en colonne en formation de carré, et nous reçûmes dans cette position des charges incessantes que nous repoussâmes toujours avec succès. Dès le commencement de l’action, le colonel Henrion eut l’épaulette gauche emportée par un boulet et fut obligé de se retirer. Le commandant Fabre prit le commandement du régiment et fut remplacé par un capitaine. En moins d’une demi-heure, moi, le cinquième capitaine du bataillon, je vis arriver mon tour de le commander.

Enfin, après trois heures et demie ou quatre heures de lutte opiniâtre, après avoir perdu la moitié de nos officiers et de nos soldats, vu démonter toutes nos pièces, sauter nos caissons, nous nous retirâmes en bon ordre au pas ordinaire, comme sur un terrain d’exercice, et fûmes prendre position derrière le village de Strasiedel, sans être serrés de trop près. Le chef de bataillon Fabre fut admirable dans ce mouvement de retraite : quel sang-froid, quelle présence d’esprit, dans cette organisation inculte ! Un peu de répit nous ayant été accordé, je m’aperçus que j’avais quarante-trois voltigeurs de moins et un officier blessé à la tête. Je l’étais aussi en deux endroits, mais si légèrement que je ne pensai pas à quitter le champ de bataille.

Une de ces blessures m’avait été faite par la tête d’un sous-lieutenant qui m’avait été jetée à la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l’Ecole militaire, nous disait la veille : « A trente ans, je serai colonel ou tué. »

Obligés de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivé de la veille d’Espagne avec 100 autres au moins, me rassura en me disant au contraire que la bataille était bien près d’être gagnée ; que le 4e corps (comte Bertrand) débouchait à notre droite, derrière l’aile gauche ennemie, et que le 5e corps (comte Lauriston) débouchait à l’extrême gauche, derrière l’aile droite ennemie. Après une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupé si longtemps et jonché de nos cadavres. Nous trouvâmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisée par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus d’une demi-heure les boulets des deux armées se croisaient au-dessus de sa tête. Après avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyé plusieurs décharges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, l’ennemi se retira sans être poursuivi, n’ayant point de cavalerie à mettre à ses trousses.

Nous bivouaquâmes sur le champ de bataille, formés en carré pour nous mettre en mesure de repousser l’ennemi, s’il se présentait dans la nuit. C’est ce qui arriva en effet, mais non pas à nous.

Nos jeunes conscrits se conduisirent très bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire qu’on avait laissés derrière parce qu’ils étaient malades, qui arrivèrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportée par un boulet et expira derrière la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils étaient blessés à pouvoir marcher encore, venaient me demander à quitter la compagnie pour aller se faire panser : c’était une abnégation de la vie, une soumission à leur supérieur, qui affligeaient plus que cela m’étonnait.

Ma compagnie était désorganisée ; il manquait la moitié des sous-officiers et caporaux : les fusils étaient en partie brisés par la mitraille ; les marmites, les bidons, les épaulettes, les pompons, etc., étaient perdus.

3 mai. — Au bivouac, en avant de Pegau...

L’armée se mit en marche dans la matinée, toute disposée à attaquer l’ennemi, s’il nous avait attendu sur l’Elster, mais nous ne le rencontrâmes pas. Je formais l’avant-garde du corps d’armée. Après avoir dépassé Pegau, je reçus l’ordre de m’arrêter, de prendre position sur les hauteurs, et de me retirer ensuite quand j’aurais été relevé.

Pendant que j’étais dans cette position, un escadron de dragons Badois se porta en avant pour faire une reconnaissance, et le poste qui devait me relever arriva. Je prévins le sous-officier du 86e que des cavaliers étrangers ne tarderaient pas à se présenter pour rentrer au camp : les faire reconnaître, mais se garder de les prendre pour des ennemis. J’étais en route pour rejoindre mon bataillon, lorsque j’entendis tirer des coups de fusil derrière moi. C’étaient les Badois qu’on prenait pour des Russes. Le poste lâcha pied lorsqu’il se vit charger et se débanda. L’alarme se répandit dans les bivouacs de la division ; on prit les armes. J’envoyai de suite prévenir que c’était une méprise, mais les troupes étaient déjà formées. Un quart d’heure après, tout était rentré dans l’ordre : un cavalier avait été blessé ; le sergent fut relevé et puni.

4 mai. — Au bivouac, autour de Borna, petite ville de Saxe, à quatre lieues d’Altenbourg.

Je fus chargé de faire l’arrière-garde de la division. Le général me recommanda de me tenir au moins à une lieue en arrière de toutes les troupes, de marcher prudemment et bien en ordre, parce que j’avais une plaine considérable à traverser où je pourrais être chargé par des Cosaques cachés dans la forêt que je longeais à droite. J’en vis quelques-uns, en effet, mais n’étant pas en assez grand nombre, ils ne vinrent pas nous attaquer.

Le soir au bivouac, le commandant me fit faire des mémoires de proposition pour de l’avancement, et pour la décoration de la Légion d’honneur, ainsi qu’un ordre du jour pour des nominations de sous-officiers et de caporaux. Mon sergent-major fut fait adjudant sous-officier. Je cite cette promotion, parce qu’il est devenu plus tard un personnage important dans la finance. Encore adjudant en 1814, il demanda son congé et l’obtint. Devenu commis d’un receveur général, il était en 1821 trésorier général de la Marine et avait vu son contrat de mariage signé par Charles X et la famille royale. S’il était devenu officier, il serait resté au service. Mais à supposer même qu’il eût été heureux, sa position n’eût jamais valu probablement celle qu’il a acquise. Il s’appelle Marbot et est encore en fonctions.


JE REÇOIS LA LÉGION D’HONNEUR

18 mai. — Je reçois une lettre du Major général de la Grande Armée, prince de Neufchâtel et de Wagram, qui m’annonce que, par décret daté du 17, j’ai été nommé chevalier de la Légion d’honneur sous le no 33 505. Jamais récompense ne me causa autant de joie. Le commandant fut nommé officier, le capitaine de grenadiers et deux ou trois autres sous-officiers et soldats furent nommés légionnaires. Ceux des capitaines qui ne le furent pas, murmurèrent beaucoup contre le commandant, mais c’était injuste, car il l’avait demandé pour tous.


LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN

20 mai. — Tous les préparatifs d’une bataille générale ayant été terminés le 19 au soir, nous en fûmes prévenus le 20 au matin. On se disposa pour cette grande journée. Vers dix heures, nous nous portâmes en avant pour forcer le passage de la Sprée, ayant la ville de Bautzen située sur l’autre rive. Le passage ne pouvait s’exécuter, faute de ponts. On en établit sur chevalets et, quand les rampes furent praticables, nous le franchîmes rapidement. Toutes les positions furent enlevées et nous laissâmes la ville derrière nous. A sept heures du soir, la bataille était gagnée, et les corps prenaient position pour passer la nuit en carré, car on craignait les surprises de la cavalerie.

Avant de passer la Sprée, le général Compans, commandant notre division, m’avait demandé 15 voltigeurs avec un sergent et un caporal. Il les conduisit lui-même au pied des murs de la ville, leur indiqua une brèche où ils pouvaient passer, leur dit de monter par là de renverser tout ce qui leur ferait obstacle et de se porter ensuite à une porte qu’il leur indiqua pour l’ouvrir. Le sergent monte le premier, il est tué. Le caporal le remplace et donne la main aux voltigeurs pour les aider à monter. Ils font le coup de feu, perdent 2 ou 3 hommes, arrivent à la porte, l’ouvrent et donnent entrée à des troupes du 11e corps qui attendaient au pied des murailles, ne pouvant pas les escalader, faute d’échelles. La ville prise, les voltigeurs vinrent me rejoindre. Un instant après, le général Compans arriva devant la compagnie. Il me dit : « Capitaine, vous allez faire sergent ce brave caporal, et caporal celui des voltigeurs qui a le plus d’instruction, car ils mériteraient tous des récompenses, ne faisant pas de différence entre eux. Si le sergent n’eût pas été tué, je l’aurais fait faire officier. Enfin, vous proposerez pour la décoration ce même caporal, et un des voltigeurs à votre choix. » Tout cela m’avait été dit à l’écart. J’étais éloigné du bataillon, me trouvant alors détaché avec une batterie d’artillerie pour sa garde. Je fis les deux promotions, ce qui n’était pas très régulier ; mais les ordres étaient impératifs et le motif trop honorable pour que je ne les exécutasse pas sur le champ.

Dans la soirée, mon soldat de confiance m’apporta du pain, du saucisson, une bouteille de liqueurs et une botte de paille qu’il avait achetés à Bautzen. J’en fis part à mes deux officiers. Puis j’étendis ma botte de paille derrière les faisceaux de la compagnie dont un rang était debout et les deux autres couchés, et cela alternativement d’heure en heure. Tout cela fut reçu avec reconnaissance, car nous étions bien anéantis par la faim et la fatigue.

21 mai. — Avant le jour, on prit les armes et plus tard on se porta au pied des collines qui se trouvaient de l’autre côté du ruisseau, où nous nous étions arrêtés la veille au soir. Dans l’ignorance de ce qui se passait, nous attendions l’ordre de nous porter en avant pour poursuivre l’ennemi ; mais la détonation de plusieurs centaines de canons et la vive fusillade qui se firent entendre sur toute la ligne de l’armée nous apprirent que ce que nous avions fait la veille, n’était que le prologue d’un sanglant drame qui allait se jouer en avant de nous par 350 000 hommes conviés à cette représentation.

L’Empereur étant arrivé, nous gravîmes sans résistance la colline qui était devant nous, et descendîmes dans la plaine opposée où nous vîmes l’année russe couverte par des redoutes et des retranchements dont tout son front était hérissé. Cette ligne retranchée se prolongeait depuis les versants des montagnes De la Bohème à gauche de l’ennemi jusqu’à une ligne de mamelons à la droite, perpendiculaire à la ligne de bataille. Notre corps d’armée était au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchée ennemie pour donner à penser qu’on voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point pour permettre aux corps d’armée qui étaient aux extrémités de la tourner et de faire tomber le front sans l’attaquer directement. A cet effet, plus de cent pièces de canons furent mises en batterie et tirèrent constamment depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures du soir. Nous étions en carrés dans cette plaine, derrière les batteries, recevant tous les boulets qui leur étaient destinés. Nos rangs étaient ouverts, broyés, horriblement mutilés par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulées de pluie qui obscurcissaient momentanément l’atmosphère, nous laissaient quelques répits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils étaient courts.

Enfin, vers quatre ou cinq heures, l’ordre arriva d’enlever à la baïonnette ces formidables redoutes, dont le feu n’était pas encore entièrement éteint. On commençait à former les colonnes d’attaque, lorsque la canonnade cessa tout à coup : l’ennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrâmes de près pendant une heure ou deux, et nous nous arrêtâmes enfin, harassés, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe.

Je crois qu’il n’y a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirée de celui où l’on vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempérée par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle n’en est pas moins vive, enivrante. Nous nous réunîmes autour du général Joubert pour nous féliciter mutuellement du résultat de cette terrible journée. Une bouteille de rhum circula pour boire à la santé de l’Empereur. On était formé en cercle et l’on causait gaîment, lorsqu’un boulet perdu arrive en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, s’il l’eût rencontré. Prévenus à temps, nous l’évitâmes lestement et personne ne fut atteint.

J’eus 21 hommes tués ou blessés dans les deux journées. Les blessures étaient horribles.

6 juin-— Au bivouac en avant de Neudorf...

Le matin de ce jour, commença notre mouvement rétrograde pour aller occuper les positions que la Grande Armée devait prendre pendant les cinquante jours de repos qui lui étaient accordés par l’armistice convenu entre les Puissances belligérantes.

18 juillet. — L’armistice, qui devait finir le 20 juillet, fut prolongé jusqu’au 15 août. La fête de l’Empereur qui se célébrait ordinairement le 15 août, fut rapprochée de cinq jours et fixée au 10. Pour lui donner tout l’éclat convenable et imposer à cette grande solennité un caractère en rapport avec les circonstances extraordinaires où la France et l’armée se trouvaient, de grands préparatifs furent faits à tous les quartiers généraux et dans tous les cantonnements.

Le 10 août, le corps d’armée se réunit dans une vaste plaine et fut passé en revue par son chef, le maréchal, duc de Raguse, qui, en grand costume, manteau, chapeau à la Henri IV, et bâton de maréchal à la main, passa devant le front de bandière de chaque corps. Après la revue, il y eut quelques grandes manœuvres et défilé général. Le corps d’armée, composé de trois divisions (Compans, Bonnet et Friederich), était remarquablement beau et plein d’enthousiasme. Sa force était de 27 000 hommes et de 82 pièces de canons.

Après la revue, tous les officiers de la division se réunirent à Gnadenberg pour assister à un grand dîner que le général de division donna dans le beau temple des protestants. On servit, sur un immense fer à cheval, trois chevreuils rôtis, entiers, se tenant sur les quatre jambes. Les amateurs de venaison bien faisandée purent se régaler, car ils empestaient la salle du festin.

Dans la soirée, on se rendit au quartier général où des jeux de toute espèce furent en activité. Ce fut une belle journée que devaient suivre de bien mauvais jours.


DRESDE

Barrès passe soixante-neuf jours au village d’Ober-Thomaswald. Reprise des hostilités. Les Autrichiens se sont joints à la coalition. Le 26 août, après une marche forcée, Barrès bivouaque à deux lieues de Dresde.

27 août. — Nous partîmes de notre position avant le jour, mais la route était si embarrassée de fantassins, de cavaliers, de canons, qu’à midi nous étions dans les rues de Dresde sans pouvoir déboucher dans la plaine. La pluie était aussi forte que la veille. Les détonations d’une immense artillerie nous assourdissaient. Enfin, nous arrivâmes sur le champ de bataille et nous fûmes mis en ligne, mais déjà la victoire était restée à nos aigles : ce qui restait à faire se réduisait à profiter de cet éclatant succès. On poursuivit un peu l’ennemi ; le terrain était trop détrempé pour qu’on pût avancer assez vite et lui faire beaucoup de mal : la nuit arriva quand l’action s’engageait avec notre division.

Au bivouac dans la boue et sur le champ de bataille.

28 août. — A la poursuite de l’ennemi dès le jour. Nous l’abordâmes plusieurs fois, mais sans engagement sérieux : il ne tenait pas. Sur les dernières hauteurs qui entourent Dresde, le général m’envoya fouiller un village que nous laissions à notre droite dans la vallée de Plauen, où on lui avait dit qu’il y avait beaucoup d’Autrichiens. Je m’y rendis avec ma compagnie, appuyée par celle des grenadiers, qui devait rester en réserve. Sur la hauteur, après un échange insignifiant de quelques coups de fusil, je fis plus de cinq cent cinquante prisonniers qui se rendirent plutôt qu’ils ne se défendirent. D’après leurs dires, je pouvais en faire trois à quatre mille en continuant ma course dans le fond de la vallée, et y trouver même beaucoup de canons et de bagages, mais je reçus l’ordre de rentrer, le corps d’armée devant se porter plus à gauche, où l’arrière-garde russe s’obstinait à défendre un défilé difficile. En effet, la résistance fut opiniâtre et ne cessa qu’avec le jour.

Nous bivouaquâmes de l’autre côté de la grande forêt et près de la petite ville de Dippoldwalde, dans la vallée de Plauen. En général, les Autrichiens ne faisaient aucune résistance, mais les Russes étaient plus opiniâtres que jamais. La bataille de Dresde avait détruit l’armée autrichienne, mais fort peu entamé les autres alliés.

Je n’eus que deux hommes blessés dans cette journée, où nous apprîmes dès le matin la mort du général Moreau qui était venu se faire tuer dans les rangs de l’armée russe. Ce fut une punition du ciel.


LE DÉSASTRE DE LEIPSICK

16 octobre. — Dans les premières heures de la matinée nous traversâmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville à notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, où nous avions l’ordre de nous rendre. À peine y étions-nous arrivés que les mille canons qui étaient en batterie éclatèrent en même temps. Toutes les armées du Nord de l’Europe s’étaient donné rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick.

Un général du 11e corps d’armée nous donna l’ordre de nous porter en avant vers un bois assez étendu, et d’en déloger l’ennemi. Nous nous trouvions à l’extrême gauche de l’armée. Le bois fut attaqué par les six compagnies en six endroits différents ; par mon rang de bataille ; je me trouvai le plus éloigné. Entrés de suite en tirailleurs, je débusquai assez vivement les Croates autrichiens que j’y rencontrai, mais à mesure que j’avançais, je trouvais-plus de résistance, et quand mon feu était vif. On criait très distinctement : « Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois était très épais ; c’était un taillis fourré où l’on ne distinguait rien à dix pas. Ne sachant plus à qui j’avais affaire, ne comprenant rien à cette défense de ne pas faire feu, et criblé en même temps de balles, j’avançai seul avec quelque précaution vers le lieu d’où partaient ces voix françaises ; je vis derrière un massif un bataillon de Croates qui fit feu sur moi. Mais j’avais eu le temps de me jeter à plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai à mes voltigeurs d’avancer et une fois entouré par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus s’occuper des cris : « Ne tirez pas ! » car il était visible que c’était de nos soldats prisonniers qu’on obligeait à parler ainsi. Cependant une fois on m’appela par mon nom en criant : « À moi, Barrès, à mon secours ! » Nous accélérâmes le pas et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates.

Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine d’ennemis qui fuyaient à toutes jambes à travers la plaine qui se présenta à nous après cette épaisse broussaille. Point d’ennemis à notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite l’enfer déchaîné, tous les efforts et tous les effets d’une grande bataille. Après avoir rallié tous mes voltigeurs, je marchai sur le village de Klein-Possna, occupé par des Autrichiens et des Cosaques qui se retirèrent après une fusillade de moins d’un quart d’heure. Enhardi par ce succès, je dépassai le village à la suite de ceux que je venais d’en faire sortir, et vis de l’autre côté. sur la lisière d’un bois, pas mal d’ennemis. Je fus obligé de m’arrêter et de me tenir sur la défensive. Je fis alors fouiller le village par quelques hommes pour faire des vivres, et j’attendis la nuit qui approchait pour me retirer.

Mes hommes rentrés, je marchai par ma droite vers le point où l’on se battait et m’installai à l’entrée du village, dans un pré clos de haies à l’embranchement de deux chemins. J’avais choisi ce lieu parce qu’il me mettait à l’abri d’une surprise de nuit et je pensais que le bataillon viendrait peut-être dans cette direction. Depuis le matin je ne savais pas où il pouvait être. J’avais combattu toute la journée isolément et pour mon compte, sans avoir vu un seul chef. Avant que la nuit fût tout à fait venue, le général de division Gérard, du 15e corps, vint à mon bivouac. Je lui rendis compte de ce que j’avais fait, et des motifs qui m’avaient fait prendre cette position. Il me dit que j’avais bien fait et me dit d’y rester. Je lui demandai ensuite des nouvelles du résultat de la bataille. Il me répondit : « Vous voyez que nous sommes vainqueurs ici, je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. »

Cette journée m’avait coûté huit hommes blessés dont un officier ; je fondais tous les jours.

La nuit venue, la cavalerie de cette partie de l’armée vint occuper le village que j’avais pris. Quelques heures après, lorsque le calme le plus parfait semblait régner dans les deux armées, une vive canonnade se fit entendre et porta l’effroi chez des hommes livrés au bienfaisant sommeil, et se reposant avec douceur des dures fatigues de la journée. Brusquement éveillés par le bruit et par un obus qui me brisa trois fusils, les hommes, transis de froid et sous le coup d’une impression aussi inattendue, coururent à leurs armes. De son côté, la cavalerie en fit autant, on sorte que cette nuit que l’on avait tant désirée se passa dans les alarmes et les dangers. Cela n’eut pas de suites, mais les hommes et les chevaux avaient perdu ce sommeil réparateur si nécessaire dans de semblables circonstances. C’était sans aucun doute un déserteur ou un prisonnier de guerre d’un esprit faible qui avait indiqué le village où s’était retirée notre cavalerie. En envoyant des obus, l’ennemi voulait l’incendier et faire périr nos chevaux dans les flammes.

Dès le point du jour, j’envoyai des sous-officiers sur les derrières pour chercher le bataillon, mais ils ne le trouvèrent pas. Plus tard je vis passer le général Reiset à la tête de sa brigade de cavalerie. Je lui demandai des nouvelles du bataillon, il ne put m’en donner. Je lui exposai mon embarras et mes inquiétudes sur le compte de mes camarades ; il me dit : « Venez avec moi. — Merci, mon général, si la bataille recommençait pendant que je serais dans la plaine, je serais broyé entre tant de chevaux. Je me tirerai mieux d’affaire avec mes quarante hommes isolés. » Il rit de mon observation et l’approuva.

Enfin, dans la journée, j’appris que le bataillon était à Holzhausen depuis la veille au soir. Je m’y rendis ; on fut bien surpris de me revoir, car on nous croyait tous prisonniers. La journée se passa en concentration de troupes et dispositions préparatoires pour la bataille du lendemain qui devait décider la question restée indécise la veille.

18 octobre. — La matinée de cette journée fatale à nos armes fut calme. Près de 300 000 hommes sur le point de s’entr’égorger attendaient sous les armes que le signal fût donné. Avant que l’action s’engageât, le major Fabre, notre chef de bataillon, promu à ce grade depuis moins d’un mois (mais resté à notre tête jusqu’à ce qu’un chef de bataillon fût venu le remplacer), réunit les officiers pour leur demander s’il n’était pas plus convenable d’aller combattre dans les rangs du 6e corps auquel nous appartenions et où nous étions connus des généraux, que de rester au 11e, auquel nous nous trouvions attachés sans savoir pourquoi et où personne ne faisait attention à nous. Tous les officiers furent de cet avis et nous quittâmes aussitôt cette partie du champ de bataille pour nous porter de l’autre côté de la Parthe, sur la route de Duben, par où nous étions arrivés le 16 au matin et où se trouvait le 6e corps. Dans cette marche nous trouvâmes la Garde impériale qui était en réserve, prête à se porter partout où sa présence deviendrait nécessaire.

Arrivés à ce point, la bataille commença. Le cercle du combat s’était rétréci ; nous étions dans un centre de feu, car partout, sur tous les points, dans toutes les directions, on se battait. Au passage de la Parthe, l’armée saxonne passa à l’ennemi sous nos yeux. Ceux des Saxons qui se trouvaient de ce côté de la rivière ne purent exécuter assez tôt leur mouvement ( ?) sertion. Ils furent arrêtés et envoyés sur les derrières du maréchal des logis d’artillerie, en traversant nos rangs à la suite de sa batterie, criait à tue-tête : « Paris, Paris ! » Un sergent du bataillon, indigné comme toute l’armée de cette lâche désertion et de son insolence, lui répondit : « Dresde, Dresde ! » et retendit mort à ses pieds d’un coup de fusil.

Peu de minutes après, nous arrivâmes sur le terrain où se trouvait le débris du 6e corps, qui avait été anéanti le 16. Il était dans le beau village de Schönefeld, luttant corps à corps avec les Suédois qui voulaient s’en rendre maîtres, combattant au milieu des flammes et des décombres. La 1re division, dont nous faisions partie, était à droite hors du village, soutenant l’artillerie qui foudroyait les musses ennemies à mesure que celles-ci approchaient pour tourner le village et nous jeter dans la Parthe. Le maréchal Marmont et le général Compans nous virent arriver avec plaisir, car notre bataillon, tout faible qu’il était, était encore plus fort que ce qui restait de cette belle division, forte de plus de 8 000 hommes à la reprise des hostilités. Dès notre arrivée, notre mince colonne fut sillonnée par les boulets ennemis. Les officiers et les soldats tombaient comme les épis sous la faux du moissonneur. Les boulets traversaient nos rangs depuis le premier jusqu’au dernier et enlevaient chaque fois trente hommes au moins quand ils prenaient la colonne en plein. Les officiers qui restaient ne faisaient qu’aller de la droite à la gauche de leur peloton, pour faire serrer les rangs vers la droite, tirer les morts et les blessés hors des rangs et empêcher les hommes de se pelotonner et tourbillonner sur eux. Le maréchal Marmont et le général Compans ayant été blessés, nous passâmes sous les ordres du maréchal Ney qui vint nous encourager à tenir bon. Enfin, après plusieurs heures de cette formidable canonnade, nous fûmes contraints de nous retirer quand Schönefeld eut été enlevé, et notre gauche prise à revers par les troupes qui venaient de s’emparer du faubourg de Halle.

Notre retraite se fit en bon ordre sous la protection de la grosse artillerie de réserve qui arrêta court l’armée de Bernadotte, ancien maréchal français, prince royal de Suède. Nous nous arrêtâmes sur la rive droite de la Parthe, où nous passâmes la nuit. Elle fut triste, pénible, cruelle ! La douleur d’avoir perdu une grande et sanglante bataille, l’effrayante perspective d’un lendemain qui serait peut-être plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la défection de nos lâches alliés, les cris de nos malheureux blessés, enfin les privations de toute espèce qui nous accablaient depuis quelques jours : tous ces maux et ces causes réunis me firent faire de bien amères réflexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdîmes dans cette désastreuse journée, la plus meurtrière qui ait eu lieu jusqu’alors, la majorité des officiers et plus de la moitié de nos soldats. Il ne me restait pas 20 hommes, sur plus de 200 qui avaient répondu à l’appel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps d’armée n’existait pins que de nom. Plus des deux tiers des généraux avaient été tués ou blessés.

19 octobre. — Au jour, nous reçûmes l’ordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait s’opérer par corps d’armée et à des heures fixées. Arrivés sur les boulevards, qui étaient encombrés de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pûmes pénétrer plus avant, tant le désordre, le pêle-mêle étaient complets. Notre général de brigade nous fît entrer dans un enclos pour attendre le moment favorable de passer l’unique pont par où nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de l’armée.

Pendant ce temps-là l’armée ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impétueuse par le faubourg de Halle, afin de s’emparer du pont, la seule retraite de l’armée, faisait des progrès ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards ; je ne pourrais dire comment il se fit qu’en allant d’un point à un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entouré d’ennemis et près d’être saisi. Je m’esquivai par la porte d’un jardin, et après avoir marché quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de l’armée dans la plus complète déroute. Je suivis le mouvement sans savoir où j’allais, je passai le pont qui était fermé à l’entrée par un des battants de grille en fer et encombré de cadavres qu’on foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de l’autre côté, porté par la masse des hommes qui se sauvaient. C’était une confusion qui faisait saigner le cœur. Une fois sur l’autre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, était sans soldats, qui, comme moi, ne savait pas ce qu’était devenu le bataillon. Nous nous arrêtâmes sur le côté droit de la route pour l’attendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense désastre. Moins de cinq minutes après nous être couchés sur l’herbe, car nous étions trop fatigués, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fûmes couverts de ses débris. C’était le dénouement de cette lugubre tragédie qui avait commencé le 17 août.

Alors nous nous acheminâmes vers Langenau où finissait cette chaussée étroite construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondées par l’Elster et ses affluents. Le désordre était aussi grand là que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette étroite route, nous trouvâmes l’Empereur dans la plaine, à cheval (c’est la dernière fois que je l’ai vu), disant aux officiers qui passaient près de lui : « Ralliez vos soldats ! »

Des poteaux où étaient écrits en gros caractères les numéros des corps d’armée indiquaient les chemins qu’on devait prendre. Arrivés à Markrunsledt, nous trouvâmes le bataillon qui avait passé le pont avant nous. Cette rencontre inopinée me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique qui avait sauvé mon cheval et mon porte-manteau. Enfin un voltigeur qui avait trouvé un cheval abandonné sur les boulevards de la ville et qui l’avait pris me l’offrit, moyennant une petite indemnité. Ce beau cheval appartenait à un commissaire des guerres, d’après le contenu de son porte-manteau qui était très bien garni d’effets. Je les distribuai à ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette épouvantable déroute. Les papiers furent conservés en cas de réclamation ; je les mis dans les fontes.

Nous passâmes une partie de la nuit sur l’emplacement où je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, l’ordre fut donné de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels.

20 octobre. — Passé à Lutzen et sur une portion de ce célèbre champ de bataille que, près de sept mois auparavant, nous avions illustré par une brillante victoire. Les temps étaient bien changés.

Nous passâmes la Saale à Weissenfels et nous bivouaquâmes sur la rive gauche et près de la ville.

Dans la matinée, étant sur mon cheval de la veille, je fus accosté par son propriétaire qui le réclama. Je lui fis observer que l’ayant abandonné, il avait perdu tous ses droits à sa possession. Après bien des pourparlers, il me demanda son porte-manteau : je lui dis l’usage que j’en avais fait et je lui remis ses papiers. Le soir, au bivouac, un caporal de ma compagnie, gravement blessé au pied, me pria, les larmes aux yeux, de lui donner ce cheval pour le porter à Mayence. Pour sauver ce malheureux soldat qui avait bien fait son devoir pendant la campagne, je le lui donnai, à condition qu’il me le remettrait à Mayence. Je me condamnai à faire la route à pied pour lui être utile ; c’était le meilleur usage que je pouvais en faire.

Ayant passé l’Unstrut à Freybourg, non loin de Rossbach, sur un pont battu par l’artillerie ennemie, Barrès est envoyé à Erfurt pour prendre des effets d’habillement. Cependant, la retraite se poursuit, aggravée par le froid et la faim. Le 29 octobre, Barrès bivouaque près du bourg d’Auttenau :

30 octobre. — Nous entendîmes en avant de nous de fortes détonations de canons qui, par leur intensité et leur prolongation, nous annoncèrent que l’ennemi nous avait devancés et cherchait à nous barrer le passage comme il l’avait fait déjà deux ou trois fois, mais sans succès, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers d’état-major, envoyés sur les derrières pour accélérer la marche des troupes et faire arrêter tout ce qui pouvait ralentir, nous apprirent que c’était l’armée bavaroise qui était arrivée en poste et nous disputait le passage à la hauteur de Hanau. La route étant moins encombrée, on put aller plus vite ; on ne marchait plus, on courait.

Avant d’arriver sur le terrain où se livrait la bataille, nous fûmes canonnés par des pièces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyé avec mes voltigeurs pour les obliger à s’éloigner de cette rive. Mes hommes s’étant embusqués derrière les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci après quelques décharges se sauvèrent plus vite qu’ils n’étaient venus. Avant d’entrer en ligne, les débris du 6e corps se formèrent en colonnes d’attaque et, marchant au pas de charge et à la baïonnette le long de la rive droite du Kuntz, ils concoururent avec les autres troupes déjà engagées à jeter les perfides Bavarois dans cette rivière, et à rétablir les communications interceptées depuis quarante-huit heures. Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon qu’ils reçurent dans cette chaude journée. Leurs pertes furent considérables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, qu’ils n’évacuèrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit était close quand la victoire fut complète.

31 octobre. — Nous restâmes jusqu’à midi sur le champ de bataille, que nous quittâmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit toute la matinée à coups de canon d’une rive à l’autre de la Kinzig. Dans un moment de relâche où la troupe n’était pas sous les armes, je me chauffais près d’un feu de bivouac où je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que j’avais trouvé sur le champ de bataille : un boulet vint me tirer des réflexions que cette lecture faisait naître et m’enlever le frugal déjeuner que je convoitais avec une espèce de sensualité. Ce maudit boulet, après avoir emporté la tête d’un chef de bataillon d’artillerie de marine qui était appuyé contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, m’enleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le même désagrément et le même bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions été placés différemment l’un et l’autre, nous étions coupés en deux.

L’effet de ce boulet donna lieu à une discussion et à un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayé se sauva dans le bois où nous nous trouvions et, épouvanté de nouveau par quelques boulets qui sifflèrent à ses oreilles, on eut mille maux pour l’attraper. Le soldat qui le prit prétendit que c’était sa propriété, que tout ce qu’on prenait sur un champ de bataille était de bonne prise. Les officiers du corps se réunirent immédiatement sous la présidence du général de brigade pour décider de cette grave question, qui fut tranchée, après des divergences d’opinion, en faveur des héritiers du commandant.

Pendant qu’on délibérait sous la volée des pièces de canon de nos ex-alliés, mon premier clairon, qui me manquait depuis trois jours, rentra à la compagnie, m’apportant une volaille cuite et un pain pour faire excuser son absence. Je ne voulus pas l’accepter, mais mes officiers, qui n’avaient pas autant de motifs d’être sévères, m’engagèrent à fermer les yeux sur quelques actes d’indiscipline de cette nature, vu la faiblesse de leurs estomacs... Cette considération me fit ranger à leur opinion. Mais comme je savais que notre excellent chef, le major Fabre, n’avait pas l’estomac plus garni que nous, je l’invitai à venir en prendre sa part. Celui-ci me fit observer que le général Joubert se mourait de faim. Je fus l’engager à manger une aile de volaille qu’il accepta de grand cœur. Mais en pensant au plaisir qu’il allait avoir, il se rappela tout à coup que le général de division Lagrange, commandant le reste des trois divisions du corps d’armée, n’avait rien non plus pour déjeuner ; il me dit d’être bon prince à son égard et de l’inviter à en prendre sa part. Ainsi nous étions six affamés autour d’une pauvre pièce qui n’aurait pas suffi à un seul pour apaiser sa faim dévorante.

Des troupes encore en arrière étant arrivées pour nous relever, nous partîmes à midi pour Francfort. (Un peu plus tard, nous aurions assisté à une seconde bataille qui commença peu de temps après notre départ. Cette nouvelle attaque, très chaude, mais moins meurtrière que celle de la veille, n’eut pas plus de résultat. Les Bavarois furent refoulés dans la ville ou jetés dans la Kinzig.) Notre marche sur Francfort fut difficile. La route encombrée de traînards, de blessés, de malades, de voitures de toute espèce, horriblement mauvaise par suite du dégel, de la pluie et de la fonte des neiges, était peu favorable à un prompt écoulement. Il était nuit quand nous prîmes possession du terrain sur lequel nous devions bivouaquer. Nous étions dans des vignes situées autour et au-dessus de Francfort, dans la boue jusqu’aux genoux, sans feu, sans paille, sans abri et une pluie battante sur le corps. Quelle affreuse nuit ! Quelle faim !

2 novembre. — Au bivouac autour de Höchst, petite ville au duc de Nassau, où je passais pour la quatrième fois. Il y eut beaucoup de désordre au passage du pont de la Nidda, rivière qui coule près de cette ville. Cette nuit lut moins désagréable que la précédente. Nous eûmes au moins un abri, des vivres et surtout de l’excellent vin du Rhin pour nous réchauffer et nous réconforter.

2 novembre. — Enfin, après dix-sept jours de fatigues,, de combats, de privations de tout genre, d’émotions et de dangers de toute nature, nous atteignions les bords tant désirés du Rhin, de ce majestueux fleuve qui devait, au moins pour quelques jours, mettre un terme à nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac près des glacis de Cassel.

Retracer les désastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais déroute, ce serait écrire le tableau le plus douloureux de nos tristes revers. Après les malheurs de Leipsick, on ne prit ou on ne put prendre aucune mesure sérieuse pour rallier les soldats et rétablir l’ordre et la discipline dans l’armée. On marchait à volonté, confondus, poussés, écrasés sans pitié, abandonnés sans secours, sans qu’une main amie vint vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indifférents aux souffrances physiques ; la misère rendait égoïstes des hommes bons et généreux ; le moi personnel était tout ; la charité chrétienne, l’humanité envers ses semblables n’étaient plus que des mots.

Nous arrivâmes sur ces bords du Rhin corn mi nous étions partis des bords de l’Elster : en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des débris de notre armée. A chaque pas que nous faisions, nous laissions derrière nous des cadavres d’hommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. C’était un spectacle horrible qui navrait de douleur. A tous ces maux réunis il vint s’en joindre d’autres qui augmentèrent encore notre triste situation. Le typhus éclata dans nos rangs désorganisés d’une manière effrayante. Ainsi on peut dire qu’en partant de Leipsick, nous fûmes accompagnés par tous les fléaux qui dévorent les armées.

J’eus le plaisir d’être rejoint à mon bivouac par plusieurs voltigeurs guéris de leurs blessures, et entre autres le caporal à qui j’avais donné mon cheval pour le porter. Il allait mieux sans être toutefois guéri. Je me trouvai avoir en peu d’instants sept chevaux que les voltigeurs blessés me donnèrent. Mais comme je n’avais pas le moyen de les nourrir, je les donnai à mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin.

3 novembre. — Passage du Rhin à Mayence. On nous envoie en cantonnement à Dexheim, village situé près d’Oppenheim en remontant la riche gauche du Rhin.

Notre envoi dans des villages pour nous reposer fut accueilli avec joie. C’était nécessaire ; nous étions épuisés par la marche et les privations de toute espèce. Toujours au bivouac dans la neige ou dans la boue depuis près d’un mois, n’ayant eu pour vivre que les dégoûtants restes de ceux qui nous précédaient sur cette route de douleur, il n’était pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir à apaiser ma faim, malgré les cinq ou six repas que je faisais par jour, légers à la vérité pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire

Ensuite à Oppenheim, je fus logé chez un propriétaire aisé, grand amateur des vins de son pays qu’il mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux, Aussi m’en faisait-il boire d’excellent à tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui être agréable, me l’ayant demandé avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualité, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, père d’une nombreuse et aimable famille, descendait d’une famille française expatriée pour cause de religion lors de la révocation de l’Edit de Nantes. Il était Français de cœur, et se proposait de quitter le pays, s’il redevenait allemand.

Envoyés à Oppenheim pour surveiller les bords du Rhin, nous y restâmes jusqu’au 28 décembre, puis je rentrai à Mayence.


SIÈGE DE MAYENCE

C’est à Mayence que Barrès et ses camarades, placés dans la 51e division d’infanterie sous les ordres du général baron Semélé, reçoivent leur nouveau chef de bataillon, le comte Durocheret, « officier distingué, brave, fier, mais hautain. » À Oggersheim, Barrès arrive en même temps qu’un détachement de cent hommes, commandé par un capitaine de ses amis, et chargé d’aller tenir garnison dans une redoute élevée en face de Mannheim, pour défendre à tout prix le passage du Rhin Le 1er janvier 1814, un peu avant le jour, la redoute est attaquée. Menacés d’être coupés par l’armée prussienne qui passe le fleuve sous les ordres de Blücher, talonnés par la cavalerie russe, Barrès et ses voltigeurs n’ont que le temps de rejoindre Mayence et de s’y enfermer.

Le blocus commença le 4 janvier et ne finit que le 4 mai.

Les deux bataillons du régiment furent laissés dans le faubourg de la Weisnau pour le défendre et faire le service de cette partie de la ville. C’est un faubourg sur la route d’Oppenheim, le long du Rhin au-dessous d’une espèce de camp retranché dont nous avions la garde. Le service était rigoureux, surtout les rondes de nuit, qui se renouvelaient souvent à cause de la désertion générale des soldats hollandais, belges, rhénans et même piémontais. Le froid fut très dur, cette année ; le Rhin gela complètement, à pouvoir passer en voiture sur la glace ; on allait à pied au fort de Cassel. Cette circonstance fit encore redoubler la surveillance des postes, car l’ennemi pouvait en profiter et achever la défection commencée. Pendant les deux mois que nous restâmes dans ce faubourg, nous eûmes quelques combats à soutenir contre les troupes du blocus qui étaient peu dangereuses, car c’étaient en général des conscrits levés de la veille ; mais nous étions si faibles, si accablés par la fièvre typhoïde, que nous ne valions guère mieux que les assiégeants.

Une grande calamité avait frappé notre malheureuse garnison et les habitants de la ville. Pendant plus de deux mois la mort sévit avec tant de violence qu’on ne pouvait pas suffire à enlever les victimes de cette horrible maladie. Les pestes d’Asie, la fièvre jaune des colonies ne firent pas autant de ravages que le typhus dans Mayence. On estime qu’il mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusqu’à 1 500 cadavres qu’on brûlait avec de la chaux. Nous perdîmes nos trois chirurgiens, trois officiers de voltigeurs, cinq ou six autres des compagnies du centre et la moitié de nos soldats. (C’est ainsi que nous fûmes plus faibles à notre départ de Mayence que lorsque nous avions passé le Rhin au retour de Leipsick, malgré les nombreuses recrues reçues avant le blocus). Le préfet, le fameux Jean Bon Saint-André, plusieurs généraux, et beaucoup de personnages haut placés succombèrent.

Au retour du beau temps, nous rentrâmes en ville, ce qui nous plut très fort, ayant été fort mal pendant ces deux mois de séjour dans ce faubourg ruiné. Avec les jours de mars et la douce chaleur du printemps, revinrent la santé, la gaieté et les décevantes espérances de meilleurs jours. On forma un Conseil d’administration des convalescents, sous la présidence du colonel Follard qui eut pleins pouvoirs du général en chef pour accorder tout ce qu’il demanderait dans l’intérêt des militaires qui seraient envoyés au dépôt des convalescents. J’étais le deuxième membre et le plus actif, puisque j’étais chargé de l’exécution de tout ce qui avait été délibéré et adopté dans la séance du Conseil qui se tenait le matin de chaque jour. J’avais plus de 40 officiers sous mes ordres (un pour chaque corps ou portion de corps). Ce Conseil commença ses opérations le 1er mars, et ne les cessa que vers la fin d’avril, lorsque la maladie eut tout à fait disparu. Il s’assemblait tous les jours et resta souvent en permanence. Son action fut utile et sauva bien des malades d’une mort inévitable. Ma coopération y contribua bien un peu, car, ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais toujours là pour veiller à l’exécution des mesures ordonnées et suppléer aux insuffisances.

Les misères du blocus, sous le rapport alimentaire, ne furent pas généralement très rigoureuses. Si on en excepte la viande de boucherie qui manqua totalement dès les premiers jours, les autres comestibles tels que le pain, les légumes secs, les salaisons furent distribués assez régulièrement et en quantité suffisante, ou du moins d’après les règles en usage dans les places assiégées. La viande de bœuf fut remplacée par celle de cheval. Un de mes officiers chargé des distributions ne m’en laissa pas manquer. On donnait aussi un peu de vin, d’eau-de-vie, de la morue, des harengs secs, etc. . On pouvait, en payant un peu cher, trouver à diner dans les hôtels, mais quels dîners ! Malgré ces privations et la mortalité qui était effrayante, les cafés, les théâtres, les concerts, les bals étaient très suivis. Le spectacle était très bon, malgré la mort de plusieurs acteurs. J’y allais souvent, pour chasser les préoccupations du moment.

Le 11 avril, nous apprîmes les événements de Paris, et successivement, tous ceux qui en furent la suite. Cette foudroyante nouvelle nous fut communiquée officiellement par le général Sémelé, qui avait réuni à la Weisnau tous les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, à peu près, versèrent des larmes de rage et de douleur à la lecture de cette accablante fin de notre héroïque lutte avec l’Europe entière. On se retira morne, silencieux, dévorant intérieurement les souffrances morales que causaient des événements qui nous avaient semblé ne devoir jamais se réaliser. Avant d’entrer en ville, je fus accosté par mon chef de bataillon, le comte Durocheret, qui n’avait pas pu s’éloigner de Mayence, comme il en avait le projet. « Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des Bourbons (que je croyais tous morts depuis longtemps) ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondées, les acquéreurs de biens nationaux, etc ?... — Mon cher capitaine, me répondit-il avec vivacité, vous ressemblez à tous les officiers que nous venons de voir et d’entendre : vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que d’après les horreurs qu’on a dites d’eux pendant la Révolution, sont des tyrans et des imbéciles. Rassurez-vous sur l’avenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier qu’on va chasser, s’il ne l’est déjà » Je m’éloignai furieux, après lui avoir dit : « Vous pensiez différemment il y a trois mois. » Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays.

Le 21 avril, nous arborâmes le drapeau blanc et primes la cocarde de la vieille monarchie. Le même jour, les officiers durent remettre individuellement un acte d’adhésion au nouvel ordre de choses. Dès ce moment, les relations avec l’extérieur furent permises, et les communications avec les ennemis, qu’on appelait nos alliés, autorisées. Déjà beaucoup d’officiers généraux et supérieurs étaient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif après la cérémonie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittée avec douleur, et la cocarde blanche arborée avec un serrement de cœur. La veille de ce jour, avant que l’ordre en fût donné, je vis un colonel en second des gardes d’honneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi : « Tiens, voilà une cocarde blanche ! » Le colonel en colère marcha sur moi, en me disant : « Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous à dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui répondis froidement : « C’est la première que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucé de mon exclamation. (Il devint pair de France sous la Restauration. C’était le marquis de Pange. Je l’ai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le département de la Meurthe et nous riions de ce souvenir.)

L’ordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg qui commandait les troupes du blocus, la célèbre et forte place de Mayence, avec son immense matériel. Nous en sortîmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril qui reportait la France à ses anciennes limites. Que de pertes nous fîmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon !

Le bataillon de Barrès se replie par étapes vers Paris et en cours de route, à plusieurs reprises, à des rixes sanglantes avec les troupes russes.

Le 12 juin, une heure après notre arrivée à Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particulière, pour Paris, où j’étais envoyé par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats qu’on n’avait pu se procurer chez les payeurs des villes où nous étions passés, faute de fonds. Nous passâmes la nuit à Trépors, village sur la rive gauche de la Marne. L’auberge où nous descendîmes était remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagné les Russes qui se retiraient jusqu’à ce village. Nous arrivâmes à Paris, le 13, de bonne heure dans l’après-midi, et à peine si le soir nous étions logés. La restauration de la vieille monarchie avait attiré à Paris tant de nobles et d’émigrés, tant de Vendéens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la Révolution, tant d’hommes bien pensants, des hommes retournés, des ambitieux, que tous les hôtels étaient pleins jusqu’aux combles. Et les théâtres aussi. On y jouait des pièces de l’ancien répertoire, appropriées aux circonstances, je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui étaient vigoureusement applaudies. On aurait dit que l’Europe entière s’était donné rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal.

Dès mon arrivée, je m’occupai très activement de la mission qui m’avait été confiée, mais je trouvai partout des fins de non recevoir, des difficultés de tout genre à surmonter. J’étais renvoyé de l’inspecteur aux revues au ministère de la Guerre, de celui-ci à celui des Finances ; mes pièces en règle, je me présentai chez le payeur qui n’avait pas de fonds ou ne voulait pas m’en donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de payement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journée, nous fûmes payés. Pendant ces interminables formalités, le régiment que j’avais laissé sans argent, cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charité. Moi à Paris, je n’étais, dans les derniers jours, guère plus heureux. Ayant partagé mes ressources avec mes compagnons de voyage, ressources qu’on ne ménagea point dans le commencement, parce qu’on comptait sur le payement de la solde et de l’indemnité de route, il arriva que le dernier jour nous n’aurions pas déjeuné, si un député de mes amis n’avait pas mis sa bourse à ma disposition.

Le 21 juin, je pus rejoindre mes camarades à Mortagne. Je les trouvai à table, mangeant leur dernier écu. Mon arrivée fut saluée avec des transports de joie. Avec moi revint la bonne humeur parce que j’apportais ce qui la fait naître et l’entretient. Le major m’avoua qu’on dépensait ce soir le dernier « sol » qu’il y eût dans les bataillons. Cette situation n’étant plus tenable, il avait pris la résolution de s’arrêter à Alençon, et de dire au maire d’inviter les habitants à nourrir les soldats jusqu’à ce qu’il eût reçu l’argent nécessaire pour continuer leur route.

Le 6 juillet, nous arrivâmes à Lorient qui était le lieu de notre destination. L’obligation d’aller à la messe tous les dimanches contraria beaucoup les officiers et leur fit prendre les Bourbons en grippe, mais plus encore la certitude qu’une immensité d’entre nous serait envoyée en demi-solde. Le 1er octobre, l’organisation du 44e de ligne se fit dans le cabinet du colonel, en présence de l’inspecteur général comte de Clausel, mais ce travail demeura secret. Le 3, cette opération se fit sur le terrain du polygone, en présence d’un grand concours d’officiers qui attendaient avec anxiété le résultat des notes, qui avaient été données sur le compte de chacun d’eux. L’appel des officiers maintenus en activité se fit d’abord pour les officiers supérieurs, puis pour les officiers comptables, puis pour les officiers de campagne. Quoique j’eusse une espèce de certitude, je trouvai cependant le temps long de ne pas entendre appeler mon nom. Je fus appelé le dernier, parce que je devais commander la 3e de voltigeurs.

Barrès, mis en congédie semestre, se retire en Auvergne auprès des siens :

À Blesle, où j’ai le plaisir de retrouver ma mère et tous mes parents en bonne santé.

Le changement de gouvernement avait aussi changé l’esprit de la société. Il n’y avait plus l’entrain de 1812. La politique avait divisé les individus et refroidi les familles. La noblesse avait repris son orgueil et ne recevait plus avec la même simplicité qu’auparavant. Pour ne pas être témoin de ses hauteurs, je la fréquentai peu, je sortis moins et m’ennuyai assez. Cependant il y avait une maison, illustre dans le pays par sa naissance et ses vieux parchemins, où j’allais tous les vendredis avec mon frère, qui était aussi en congé de semestre, passer vingt-quatre heures. C’était chez le comte Hippolyte d’Espinchal, chef d’escadron au 31e de chasseurs, demeurant à Massiac, petite ville à une lieue de Blesle. Mon frère servait dans le même corps.


PENDANT LES CENT JOURS

Ce fut dans la dernière de ces courses, vers le 9 mars, vaguement le vendredi soir, mais positivement le samedi matin, que j’appris par plusieurs lettres de Paris, que Napoléon était débarqué en Provence le 1er mars, et marchait sur Lyon. Cette nouvelle plus qu’immense me surprit et m’étonna beaucoup. Rentré chez moi, je contins la joie que j’en éprouvais, sans pouvoir la définir, car j’étais aussi inquiet sur les suites que satisfait de l’événement. J’attendis quelques jours, espérant que des ordres me parviendraient, mais, n’en recevant pas, je me rendis au Puy pour savoir ce que nous devions faire.

C’est dans ce temps-là que le courrier qui portait les fonds du Gouvernement fut arrêté entre le Puy et Yssengeaux par des voleurs. Un général, que l’Empereur avait chassé des rangs de l’armée, et qui commandait le département, eut l’infamie de soupçonner les officiers en demi-solde d’avoir exécuté ce coup de main. Il les fit venir chez lui aussitôt qu’il eut connaissance de ce vol, pour s’assurer de leur présence au chef-lieu. Quand les officiers eurent connaissance du motif de cet injurieux appel, ils traitèrent le général comme il le méritait ; et quand ils surent que l’Empereur était à Paris et que le Roi étroit parti, ils furent chez lui pour lui signifier de quitter le Puy à l’instant même, parce que une heure après, ils ne répondaient plus de son existence. Il partit immédiatement, bien heureux d’en être quitte pour des menaces.

Le jour qu’on reçut la nouvelle que l’Empereur était arrivé à Paris, j’allai à la Préfecture avec mon frère, pour voir notre aîné, secrétaire général. Nous étions tous les deux en uniforme. Près d’entrer dans l’Hôtel, nous fûmes assaillis par une multitude de misérables en haillons qui tombèrent sur nous aux cris de : « Vive l’Empereur, à bas la cocarde blanche ! » et sans nous donner le temps de répondre nous bousculèrent, s’emparèrent de nos schakos, arrachèrent nos cocardes et nous couvrirent d’injures. Mon frère et moi, nous avions mis l’épée à la main pour nous défendre, mais saisis en même temps par derrière, nous ne pûmes en faire usage. La garde de la Préfecture vint aussitôt à notre secours, et nous délivra des mains de ces forcenés qui auraient fini par nous écharper. Mon Dieu, que j’étais en colère ! Je pleurais de rage !

Je pris ma feuille de route le lendemain pour rejoindre A Brest le régiment. A Tours, à l’hôtel où nous descendîmes, nous avons trouvé plusieurs officiers de l’ancienne armée qui, étant entrés dans la Maison rouge du Roi, l’avaient accompagné jusqu’à la frontière. Ils se plaignaient amèrement des mauvais procédés des troupes envoyées à la poursuite du Roi, et qu’ils avaient rencontrées à leur retour.

Nous achetâmes une toue ou petit bateau pour descendre la Loire jusqu’à Nantes, et louâmes un homme pour le conduire. Il fallut ramer souvent et longtemps pour vaincre la résistance du vent et éviter les vagues qui étaient très fortes. J’avais plus de vingt ampoules aux mains quand je sortis du bateau. Nous le vendîmes plus qu’il ne nous avait coûté et le produit du passage de trois à quatre personnes que nous primes en route, nous couvrit de tous nos frais. Le voyage fut charmant pendant les deux premiers jours et nous pûmes voir sans fatigue, très en détail, les rives tant vantées de la majestueuse Ivoire.

A Quimper-Corentin, mon chef de bataillon qui y était en garnison nous chercha querelle parce que nous avions encore sur nos croix d’honneur l’effigie d’Henri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait m’envoyer aux arrêts parce que je n’avais pas fait changer l’effigie de Napoléon et remplacer l’aigle impériale par les fleurs de lis de l’ancien régime !

A Brest où nous arrivâmes le 18 mars, nos camarades nous accueillirent avec cet empressement, cette cordialité qu’on ne trouve guère que chez les militaires. Le colonel lui-même nous invita à diner, chose qu’il ne faisait guère, et nous témoigna beaucoup d’amitié. Cela tenait en grande partie à ce que, pendant notre absence, il avait été excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de l’Empereur, le dénoncèrent et demandèrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pétition à Paris et de la remettre en personne à l’Empereur. Cette requête, contraire à la discipline et à la soumission envers son chef. fut envoyée au président d’une commission chargée de purger l’armée de tous les officiers émigrés ou autres qu’on y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce général, ami du colonel, ne donna pas suite à cette dénonciation et renvoya le capitaine au régiment. Mis aux arrêts forcés pour s’être absenté du corps sans permission, les capitaines qui étaient cause de sa punition se réunirent pour aller demander sa grâce. C’était audacieux, mais l’effervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait s’y attendre. Mais il s’en suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayés. Un capitaine accusa le colonel, après bien d’autres reproches, d’être un lâche, un voleur, un tigre : « Vous êtes un lâche, je vous ai vu fuir à Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme qu’il spécifia ; un tigre, vous avez fait manger des nègres par vos chiens à Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je l’ai vu... » Le colonel écouta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid et nous renvoya en nous disant : « Voilà cependant où conduit l’indiscipline ; mais je ne m’abaisserai pas à me justifier d’aussi atroces calomnies. »

La Bretagne manifesta des symptômes d’insurrection en faveur des Bourbons qui nécessitèrent un envoi de troupes dans le Morbihan. 200 hommes du 3e bataillon y furent envoyés sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le général nous envoya parcourir le département pour contenir les partis, surveiller les côtes, et peut-être aussi pour se débarrasser de nous, se ménageant déjà les moyens de se réconcilier avec les Bourbons, dont la rentrée prochaine devait lui être connue. Pendant notre séjour à Morlaix, plusieurs agents des républiques de l’Amérique méridionale nous engagèrent, vu les circonstances malheureuses où se trouvait la France, d’aller servir dans leurs troupes. Les promesses étaient avantageuses, mais elles ne séduisirent aucun de nous.

Quelques jours après notre rentrée à Brest, le 8 juillet, on reçut la nouvelle officielle de l’entrée des ennemis de la France à Paris, le départ de Napoléon et de l’armée pour la rive gauche de la Loire, et l’arrivée de Louis XVIII et de toute sa famille à Paris. Tous ces malheurs arrivés coup sur coup, suite inévitable du désastre de Waterloo, nous accablèrent de douleur. Le 19 juillet, le général commandant réunit tous les officiers de la garnison pour nous engager à reprendre la cocarde blanche, et à faire acte d’adhésion au nouvel ordre de choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions dans l’intérêt de la France, qui était gravement en danger, l’ennemi ne demandant que la désunion de l’armée pour la morceler et l’anéantir. Les officiers de la ligne baissèrent la tête pour gémir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des Côtes-du-Nord refusèrent avec une violence extrême. Alors, après bien des débats tumultueux, un colonel d’état-major s’écria : « Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens en nous soumettant à ce que nous ne pouvons pas empêcher ! Laissons cette minorité factieuse dans ses rêves insensés et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rébeltion pour pouvoir prendre la ville et la détruire. » Les officiers se retirèrent avec leurs chefs pour délibérer de nouveau. Il fut convenu qu’on se conformerait à ce que ferait l’armée de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par écrit et le signa individuellement.

Je fus chargé de porter ces adhésions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. « C’est une escobarderie, me dit-il : il faut dans notre métier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire à vos camarades d’être plus conséquents et de se déclarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, j’annoncerai par le télégraphe la soumission entière de la garnison ou la résistance de quelques corps. » De retour chez le major O’Neill où les officiers m’attendaient, je fis part de l’ultimatum du général. Là-dessus grands cris, vacarme... Après avoir bien exposé la position des choses à tous mes camarades, je pris une feuille de papier où j’écrivis : « Je reconnais pour mon souverain légitime Louis XVIII, et jure de le servir fidèlement ; » et après l’avoir signée, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copièrent. Une demi-heure après, je les déposais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major O’Neill, excellent officier sous tous les rapports, s’était tenu à l’écart pour ne pas gêner les officiers dans leur détermination.

Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluèrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. L’agitation de la veille avait cessé, et les gardes nationales avaient reçu l’ordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire qu’il comptait sur la bravoure et le dévouement des troupes de la garnison pour conserver à la France son plus riche matériel.

L’ordonnance du 3 août qui licenciait l’armée ne fut, en Bretagne, mise à exécution qu’au début d’octobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pénétré jusque dans le Morbihan.

Le maréchal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays. Le 3 octobre, nous passâmes la dernière revue comme 47e. Le lendemain 4, les derniers débris de cette vaillante armée, qui pendant vingt-quatre années avait rempli le monde de ses exploits et montre ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de l’Europe, étaient disséminés sur toutes les routes, le bâton à la main comme des pèlerins, demandant protection à ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus généreux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vétérans de la gloire, ces victimes de la trahison.

Il y avait dans le port un chasse-marée en partance pour Bordeaux. Pour ne pas être obligé de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq années d’humiliations que la Révolution leur avait fait subir, j’y pris passage avec deux officiers.


J. -B. BARRES.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1922.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre.