Michel Lévy frères (p. 75-104).


L’ARMIDE DE LULLY


L’édit de Nantes venait d’être révoqué : pendant que la désolation se répandait dans toute la France, la cour ne s’occupait que de fêtes et de plaisirs, persuadée que le nouvel édit ne pouvait atteindre que le peuple ; mais bientôt la persécution s’étendit jusqu’à la noblesse, et l’alarme se répandit à Versailles. Ouvertement, c’étaient des éloges pompeux de la grandeur du roi, qui, non content de faire le bonheur de ses sujets, s’occupait encore si efficacement du salut de leurs âmes ; mais en secret, on se confiait ses craintes. C’en est fait, se disait-on, le temps des plaisirs est passé, bientôt nous serons tous encapuchonnés, et au lieu d’opéras nous aurons la messe et les vêpres pour tout divertissement.

De pareils propos ne pouvaient parvenir aux oreilles du roi, mais Mme de Maintenon ne les ignora pas longtemps. Elle comprit combien il était de son intérêt de distraire tout l’entourage du roi de si sombres pensées, et que ce n’était que par des fêtes éclatantes, des spectacles pompeux qu’elle pourrait détourner l’attention et faire renaître l’apparence de la confiance. Mais quel spectacle donner ? Des carrousels, des loteries ? Cela coûtait si cher et durait si peu ! et puis, l’argent devenait rare. Un sonnet à la gloire du roi convertisseur, s’était payé plus cher que ne l’aurait été autrefois une fête qui aurait occupé la cour pendant une semaine ; les abjurations avaient d’autant plus coûté que le prix en était ordinairement fixé en pensions ; c’est ainsi que Dacier et sa femme, qui s’étaient faits catholiques, venaient de recevoir 500 écus de pension. Depuis la mort de Molière, les comédies n’avaient que peu d’attraits ; Racine n’était pas assez gai pour la circonstance, il fallait quelque chose qui contrastât avec la disposition générale des esprits.

Le roi, que depuis plusieurs mois on avait obsédé pour les affaires de la religion, n’avait pas eu le temps de s’occuper à l’avance de ses plaisirs, et aucun divertissement n’était préparé. Elle se souvint pourtant qu’il lui avait parlé d’un opéra commandé par lui à Lully et Quinault, et dont il avait même fourni le sujet. Si cet ouvrage avait pu être prêt, c’était un coup de fortune ! Mais comment s’en assurer ? Il fallut bien qu’elle se résolût à le demander elle-même à l’un des auteurs, et après s’être fait préalablement donner l’absolution, elle se détermina à faire venir Lully auprès d’elle pour savoir où il en était de son ouvrage.

Lully, toujours bien vu du roi, qui l’aimait beaucoup, venait rarement à Versailles, et seulement quand son service l’y appelait ; d’abord, parce que son théâtre, à Paris, dont il était le directeur et le seul compositeur, l’occupait beaucoup ; mais ensuite, parce qu’à Paris il avait plus de liberté pour mener la vie dissipée et fort peu régulière qu’il affectionnait ; et surtout parce qu’il savait déplaire à un grand nombre de personnes de la cour qui ne lui épargnaient pas les railleries quand elles le rencontraient, ce qu’il détestait singulièrement, étant très-railleur lui-même, et ne souffrant pas facilement, suivant l’usage, qu’on fît à son égard ce qu’il s’était si souvent permis envers les autres. Voici à quel sujet il s’était attiré tous ces brocards :

Depuis longtemps Lully avait reçu des lettres de noblesse du roi, et se faisait partout appeler et imprimer M. de Lully, lorsque quelqu’un vint à lui dire qu’il était fort heureux pour lui que, contre l’usage, le roi l’eût dispensé de se faire recevoir secrétaire d’État, car plusieurs personnes de cette compagnie avaient toujours dit qu’elles s’opposeraient à son admission. Après cette révélation, le musicien ne dormit plus tranquille et n’eut plus de cesse qu’il ne fût reçu. Voici le moyen qu’il employa pour obtenir l’assentiment du roi. En 1681 on dut donner à Saint-Germain une représentation du Bourgeois-gentil-homme, joué pour la première fois à Chambord, onze ans auparavant, et dont Lully avait fait la musique. Lully était excellent bouffon, et plus d’une fois Molière lui avait dit : Viens, Lully, viens nous faire rire. Il résolut de profiter de cet avantage auprès du roi, qui ne lui connaissait pas ce talent.

Son physique grotesque s’y prêtait à merveille ; il était court de taille, un peu gros, et avait un extérieur généralement négligé ; de petits yeux bordés de rouge, qu’on voyait à peine et qui avaient peine à voir, brillaient cependant d’un feu sombre qui marquait tout ensemble beaucoup d’esprit et de malignité. Un caractère de plaisanterie était répandu sur son visage, et certain air d’inquiétude régnait dans toute sa personne. Enfin sa figure entière respirait la bizarrerie, et au premier aspect, on n’aurait pas manqué de lui rire au nez, si la finesse de son regard n’eût montré sur-le-champ qu’il n’était pas homme à avoir le dernier, et qu’il était bien capable de rire et de faire rire à vos dépens.

Sans en prévenir personne, il résolut de représenter lui-même le personnage du Muphty et d’attirer l’attention du roi par ses bouffonneries. Malheureusement pour lui le roi était de mauvaise humeur ce jour-là, et rien ne pouvait le dérider ; aussi la représentation était-elle d’un froid mortel, les personnages si éminemment comiques de M.  et Mme Jourdain et de leur servante Nicolle, la ravissante scène des professeurs du Bourgeois-gentilhomme, rien n’avait pu chasser l’ennui qui régnait dans la salle, lorsque commença la cérémonie qui termine le quatrième acte.

Lully s’était affublé la tête d’un turban qui avait près de cinq pieds de haut, de telle sorte que sa figure avait l’air d’être au milieu de son ventre ; ses petits yeux clignotant encore plus qu’à l’ordinaire, parce que l’éclat des bougies les fatiguaient davantage, lui faisaient faire une si plaisante grimace, qu’à son apparition inattendue il y eut un oh ! de surprise, suivi d’une violente envie de rire générale, qui fut aussitôt comprimée, parce qu’on vit que le roi ne riait pas encore.

Lully s’aperçut de la difficulté de sa position, et ne fît que redoubler de plaisanteries. Au Donnar Bastonara il accabla de coups le malheureux acteur qui représentait M. Jourdain, et qui, n’étant nullement prévenu de cette addition à son rôle, souffrit d’abord assez patiemment les grands coups du livre représentant le Coran qu’on lui administrait sur le dos et sur la tête ; mais voyant succéder aux coups de livre les gourmades et les coups de poing, il commença à se fâcher, et dit tout bas au muphty :

— Finissez cette plaisanterie, ou je vous assomme.

— Tant mieux, lui répondit de même Lully, qui du coin de l’œil avait vu le roi commencer à sourire, c’est ce que je demande, battez-moi le plus fort que vous pourrez.

L’acteur ne se le fit pas dire deux fois, et, profitant de sa colère, il administra un énorme coup de poing au muphty, qui se baissa vivement et le reçut dans son turban. Ce fut alors une course comme celle de Pourceaugnac, à cette différence près que M. Jourdain, doublement irrité, y mettait une ardeur inconcevable, qu’excitait encore le fou rire de tous les spectateurs, qui ne pouvaient plus se contenir. Chaque fois qu’il s’avançait vers le muphty, celui-ci, baissant la tête comme un bélier, le repoussait à l’autre bout du théâtre avec son interminable coiffure, dont il se défendait comme un taureau de ses cornes. Le pauvre M. Jourdain crut enfin mieux prendre son temps ; il se précipita tout d’un coup vers son adversaire, croyant pouvoir l’étreindre entre ses bras ; mais celui-ci s’était si vivement jeté à terre, qu’il parvint à mettre le pauvre Jourdain à cheval sur son monstrueux turban, et, pendant qu’il roulait à terre embarrassé dans ce nouvel obstacle, il se dégagea lestement, et, faisant semblant de tomber, il se précipita dans l’orchestre et entra jusqu’à mi-corps dans le clavecin qui y était, et fit encore mille folies en achevant de le briser comme s’il ne pouvait parvenir à en sortir. Le roi n’avait pas attendu ce dernier lazzi pour déposer sa mauvaise humeur : depuis cinq minutes il riait comme un roi ne rit pas, et disait, en s’essuyant les yeux, que jamais il ne s’était tant amusé de sa vie.

Après la représentation, Lully se mit sur son passage, et le roi lui dit les choses les plus flatteuses, l’assurant qu’il était l’homme de France le plus divertissant qu’il connût. Le musicien prit alors l’air le plus affligé qu’il put :

— Voilà précisément, lui dit il, ce qui me rend fort à plaindre ; car j’avais dessein de devenir secrétaire de Votre Majesté, et MM. les secrétaires ne voudront plus me recevoir, à présent que je suis monté sur un théâtre.

— Ils ne voudront pas vous recevoir, reprit le roi, ce sera bien de l’honneur pour eux. Allez de ma part voir M. le chancelier ; je vous l’ordonne aujourd’hui, et de plus je vous fais 1,200 fr. de pension.

La belle chose qu’une monarchie absolue ! 1,200 livres de pension pour avoir sauté dans un clavecin ! Si les pensions s’obtenaient au même prix aujourd’hui, toutes les manufactures d’Érard et de Pleyel n’y suffiraient pas.

Dès le lendemain Lully courut chez le chancelier Le Tellier, qui le reçut fort mal. Le musicien alla porter ses plaintes à M. de Louvois, qui reprocha à Lully sa témérité, lui disant qu’elle ne convenait pas à un homme comme lui, qui n’avait d’autre mérite et d’autre recommandation que de faire rire.

— Eh ! tête-bleu ! vous en feriez autant si vous pouviez, repartit Lully.

Le roi, ayant appris toutes ces difficultés, exigea qu’on reçût le Florentin, et alors tous les obstacles s’aplanirent devant lui. Le jour de sa réception, il donna un magnifique repas aux anciens de la compagnie, et le soir les régala de l’opéra, où l’on représentait le Triomphe de l’Amour. Ils étaient là trente ou quarante qui avaient les meilleures places, et ce n’était pas un spectacle peu curieux de voir deux ou trois rangs d’hommes graves en manteaux noirs et en grands chapeaux aux premiers bancs de l’amphithéâtre, et écoutant avec un sérieux admirable les courantes et les rigaudons du nouveau secrétaire du roi. Quelques jours après M. de Louvois rencontra Lully à Versailles. — Bonjour, mon confrère, lui dit-il en passant. Cela s’appela un bon mot de M. de Louvois ; chacun voulut se l’approprier, et il n’y eut pas si grand seigneur qui apercevant de loin le musicien, ne l’apostrophât d’un : Bonjour, mon confrère. Cette plaisanterie fut tellement répétée, que depuis longtemps il n’allait à Versailles que quand il ne pouvait faire autrement.

Il était à dîner avec quelques-uns de ses acteurs et de ses musiciens, au cabaret du Cerceau d’or, sur la place du Palais-Royal ; le repas avait été fort gai, et le vin n’avait pas été épargné. Il faisait à ses camarades un de ces bons contes qu’il racontait si plaisamment et qui l’avaient fait autrefois rechercher des plus grands seigneurs, quand on vint l’avertir que sa femme le faisait demander au plus vite, parce qu’un carrosse de la cour le venait chercher pour l’amener à l’instant à Versailles. « Oh ! se dit-il, cela m’a bien l’air d’être un tour de Madeleine, qui n’aime pas que je reste trop longtemps à table quand je dîne hors du logis. Il faut cependant y aller voir, mais si elle me fait vous quitter pour rien, je réponds que je ne rentre pas de huit jours. » Il s’achemina en chancelant vers sa demeure, et vit qu’effectivement sa femme ne l’avait pas trompé. Il se hâta de monter en voiture, s’endormit dans la route, et ne s’éveilla qu’au moment d’arrêt du carrosse. Un abbé se présenta alors à la portière et lui dit, les yeux baissés : « M. de Lully, je suis chargé de vous conduire auprès d’une dame qui désire vous entretenir en particulier. » Notre musicien se crut alors en bonne fortune ; il jeta un coup d’œil de dépit sur sa toilette plus que négligée, son rabat chiffonné et ses vêtements en désordre, puis il tâcha de découvrir à quel hasard il pouvait devoir un semblable bonheur.

Après bien des détours dans une partie du palais qui lui était tout à fait inconnue, il fut enfin introduit dans une pièce meublée avec simplicité, mais d’une manière sévère ; partout, des tableaux de saints garnissaient la tapisserie. Il se perdait en conjectures, quand une porte s’ouvrit ; une dame, d’un extérieur imposant, s’avança vers le musicien, qui, grâce à sa mauvaise vue, ne la reconnut nullement et alla tout aussitôt se jeter à ses pieds. Mme de Maintenon fut un peu surprise d’abord de cette manière de se présenter, mais elle pensa qu’un aussi grand pécheur, qu’un homme qui passait sa vie avec des excommuniés, devait cet hommage à une vertu comme la sienne.

Aussi ne laissa-t-elle pas échapper cette occasion de faire un sermon :

M. de Lully, lui dit-elle, on prétend que vous menez une mauvaise conduite.

À cette voix, Lully releva la tête ; il reconnut alors à qui il avait affaire, et il vit bien qu’il avait fait une sottise, mais il repartit promptement :

— Moi, du tout, Madame, je mène le théâtre de l’Opéra et voilà tout.

— Je sais, dit Mme de Maintenon, que votre position vous met en rapport avec nombre de personnes d’une condition peu sortable, mais le roi n’en est pas moins fort mécontent de vous, et vous aurez beaucoup à faire pour rentrer dans ses bonnes grâces.

Le musicien était anéanti ; il cherchait par quel méfait il avait pu s’attirer ce malheur ; d’un mot, le roi qui lui avait tout donné pouvait tout lui retirer, et ce coup imprévu parut l’accabler. Mme de Maintenon l’ayant amené au point où elle voulait :

— Maintenant, continua-t-elle, je puis vous donner un moyen de rentrer en faveur. Dans huit jours il faut ici qu’on ait un opéra nouveau, donnez-nous celui dont le roi vous a chargé, et je ne doute pas qu’à cette occasion vous ne trouviez le moyen de rentrer en grâce.

— Dans huit jours, mon Armide ! s’écria le musicien, oh ! Madame, c’est impossible, il me reste tout un acte à faire, et Quinault n’en finit pas pour les changements que je lui demande.

— Vous le ferez plus vite que les autres et tout peut être prêt : ou bien donnez-nous seulement ce qu’il y a de fait, reprit Mme de Maintenon impatientée.

— Moi, mutiler un chef-d’œuvre, le donner pièce à pièce ! s’écria le musicien désolé. Oh ! non, Madame, Sa Majesté se fâchera tant qu’elle voudra, mais avant un mois, je ne puis espérer de donner mon Armide… C’est que vous ne savez pas, Madame, que je n’ai jamais rien fait de plus beau, qu’il y aura là dedans…

— Eh ! bien donc, Monsieur, n’en parlons plus : aussi bien je sais que Lalande s’occupe d’une pièce en musique, et le petit Marais me fait tourmenter depuis longtemps pour faire entendre de sa musique au roi : l’un des deux saura bien être prêt.

— Qu’est-ce à dire Madame ? on exécuterait devant Sa Majesté d’autres opéras que les miens ? Non, non, il n’en sera pas ainsi ; vous aurez un opéra dans huit jours ; ce ne sera pas Armide, par exemple…

— Eh ! peu m’importe, Armide ou un autre, cela m’est indifférent.

— En bien ! donc, dans huit jours, vous aurez un nouvel opéra-ballet, musique de Lully, paroles de Quinault. Voudriez-vous m’en fournir le sujet ?

— Monsieur, reprit Mme de Maintenon avec hauteur, vous devriez savoir que je ne me mêle point de ces sortes de choses.

— Pardon, Madame, répondit le musicien en câlinant, c’est le roi qui a fourni le sujet d’Armide, vous auriez pu proposer celui-ci. Armide sera l’opéra du roi, celui-ci serait l’opéra de la…

Il s’arrêta craignant d’en avoir trop dit, mais la marquise n’avait pas l’air fâché ; elle lui dit, au contraire avec bonté :

— J’y consens. Votre ouvrage sera votre réconciliation : nommez-le le Temple de la Paix.

— Madame, dans huit jours la première représentation.

Il se retira en saluant profondément, et se fit tout de suite conduire à Paris chez Quinault.

— Mon cher ami, lui dit-il en entrant, je viens vous prévenir que c’est d’aujourd’hui en huit la première représentation de notre opéra du Temple de la Paix, et qu’il faut nous mettre en mesure.

— Qu’est-ce à dire, dit Quinault, quelle est cette nouvelle folie ? Vous savez que j’ai à travailler ; voilà la quatrième fois que vous me faites refaire le cinquième acte d’Armide, et je n’en peux venir à bout ; laissez-moi donc en repos, au lieu de me venir casser la tête avec vos sornettes.

— Oh ! oh ! mon confrère en Apollon, nous sommes de mauvaise humeur ; tant pis, morbleu, tant pis ! car il ne s’agit plus d’Armide pour le moment, mais bien du Temple de la Paix.

— Cesserez-vous bientôt de me parler par énigmes ?

— Eh bien donc ! sachez que, sous peine de déplaire mortellement à notre illustre maître et à sa très-peu illustre maîtresse, la veuve Scarron, je viens de promettre de donner dans huit jours, à Versailles, un opéra-ballet, fait, composé, appris et monté.

— Eh bien ! est-ce que cela me regarde ? dit tranquillement Quinault.

— Oh ! il n’y a pas de doute que cela vous regarde fort peu, car c’est tout simplement vous, M. Philippe Quinault, auditeur des comptes, membre de l’Académie française et chevalier de l’ordre de Saint-Michel, qui en devez composer les paroles.

— Et pourquoi cela ?

— Eh parbleu ! parce que je l’ai promis. D’ailleurs, vous savez bien notre marché : je vous donne 4,000 livres pour vos grandes tragédies, et 2,000 livres pour vos opéras-ballets ; voyez si vous voulez gagner 2,000 livres d’ici à huit jours ?

— Mais, mon Dieu, s’écrie Quinault, qui s’était singulièrement radouci, comment voulez-vous être prêt dans un si court espace de temps ? En supposant que je le fusse, le serez-vous, vos acteurs sauront-ils leurs rôles ? Mais à quel propos cet opéra, pourquoi ce titre niais et banal ?

— Ce titre niais et banal, c’est la veuve Scarron qui me l’a fourni : ainsi, il y aurait probablement peu de prudence à lui donner ces épithètes hors d’ici. Le motif qui me fait entreprendre cet ouvrage est la colère où le roi est contre moi, je ne sais pas trop pourquoi, par exemple, et le désir de rentrer dans ses bonnes grâces.

— Comment ! quelle colère du roi ? que voulez-vous dire ? J’allai hier à Versailles lui présenter mes quatre premiers actes d’Armide, que suivant son usage, il veut examiner avant que je les envoie à la petite Académie, et il m’a encore parlé de vous avec une bonté infinie.

— Ouais, dit Lully, la veuve Scarron se serait-elle jouée de moi ! c’est que je pourrais bien la laisser là avec son opéra… Ah ! oui ; mais Lalande et le petit Marais, qui ne demandent pas mieux que de se produire… Non… non ! il faut absolument faire cet ouvrage, mon cher ami, tout cela importe peu : ma parole est donnée, je suis engagé d’honneur ; ainsi, je compte tout à fait sur vous.

— Mais, mon bon Lully, c’est impossible… huit jours ! et puis le Temple de la Paix ; que diable voulez-vous que je fasse là-dessus ?

— Oh ! mon Dieu ! il n’y a rien de si facile… le Temple de la Paix ?… Voyons… D’abord la scène représente le théâtre de la guerre. La première entrée, ce sont des guerriers qui frappent sur leurs boucliers, cela fera un très-bon effet, et puis Mars viendra chanter un air où il dira :

Je suis le plus cruel des dieux,
Je porte la mort en tous lieux.

Deuxième entrée, des guerriers avec des javelines. Chœurs de bergers éplorés, de bergères désolées, d’amours échevelés et de grâces désespérées. Le fond du théâtre s’ouvre, la paix descend du ciel, dit qu’elle vient rendre le bonheur à la terre ; un ou deux changements à vue, une chaconne, trois menuets, une gigue, une courante, deux rigaudons, une passe-caille, et puis le chœur final :

Dansons, chantons tous à la fois,
Louis est le plus grand des rois.

Cela sera magnifique, et nous aurons le plus grand succès.

— Allons, fou que vous êtes, croyez-vous avancer la besogne avec toutes ces balivernes ? Parlons un peu raison, si vous en êtes capable un instant.

— Voilà ce qu’il convient de faire, dit sérieusement Lully. Nous avons composé ensemble plusieurs entrées de ballets, dansés à la cour devant le roi, cousez-moi tout cela ensemble tant bien que mal avec quelques récitatifs, et je me charge de tout faire aller pour le mieux. Si cela n’est pas trop mauvais, nous le ferons jouer à Paris en attendant Armide, que cela va un peu retarder.

— Revenez donc demain matin, lui dit Quinault, et je serai bien avancé. Voyez d’avance vos acteurs et vos danseurs.

— Oh ! pour mes danseurs, cela ne m’inquiète guère ; je les prendrai tous à la cour, de cette façon on les trouvera tous bons.

Le lendemain, Quinault avait broché une espèce d’amphigouri, auquel à la rigueur on pouvait donner le titre du Temple de la Paix, quoique au fait on eût pu tout aussi bien lui appliquer celui du Temple de la Gloire, du Temple de l’Hymen et de tous les temples imaginables.

Trois jours après, on répétait à Versailles le nouvel ouvrage de Lully. M. de Conti devait danser un pas avec la duchesse de Bourbon, mademoiselle de Blois avec le danseur Pecourt, et le danseur Fabvier avec la marquise de Mouy. Le chant n’était que fort accessoire dans cet ouvrage, mais on avait encore trouvé moyen d’y intercaler quelques morceaux à effet pour les demoiselles Aubry et Verdier, et les sieurs Beaumavielle et Reignier, fameux chanteurs du temps.

Le jour de la représentation, Lully qui avait surveillé tous les détails, croyait n’avoir rien oublié, quand tout à coup au moment de commencer, on lui fit apercevoir dans la décoration un emblème qui pouvait sembler de mauvais augure au roi, et qu’il fallait faire disparaître sur-le-champ. Vous comprenez que, pour un opéra improvisé en huit jours on n’a pas le temps de faire des décors neufs ; on avait donc cherché ce qu’on avait de moins usé et de moins connu. Ainsi, pour le temple de la paix, on avait été prendre un temple de la sagesse qui n’avait pas servi depuis longtemps, mais sur le fronton duquel s’étalait malheureusement l’oiseau favori de Minerve, une énorme chouette. Il fallait au plus vite faire disparaître l’oiseau de mauvais augure, et le remplacer par un soleil, l’emblème de Louis XIV. Mais où trouver un peintre, quand tout était préparé, le décor mis en place, et le roi dans sa loge, trouvant que le spectacle était bien long à commencer ? Le pauvre Lully s’arrachait les cheveux, il courait partout sur le théâtre, demandant à grands cris un peintre, un décorateur, un badigeonneur. Rien ne venait qu’un officier des gardes qui lui avait déjà dit deux fois : « M. de Lully, le roi attend. » Enfin on trouva un peintre qui se mit à l’instant en besogne : il avait à peine commencé, que l’officier revient de nouveau à la charge :

M. de Lully, j’ai eu l’honneur de vous dire que le roi attendait.

— Eh ! ventrebleu ! repartit celui-ci, que voulez-vous que j’y fasse, moi ? Le roi peut bien attendre, il est le maître ici et personne n’a le droit de l’empêcher d’attendre tant qu’il voudra.

Chacun se mit à rire de cette repartie dont la hardiesse faisait le principal mérite. Mais malheureusement pour Lully, son mot eut trop de succès, on se le redit tellement qu’il vint aux oreilles mêmes du roi. Le monarque absolu, qui avait dit un jour : « J’ai failli attendre ! » ne pouvait pas prendre en bonne part la saillie de son musicien ; aussi, malgré le succès qu’obtint la représentation, n’adressa-t-il pas un seul mot de compliment à Lully, et le lendemain il fut décidé qu’on monterait l’opéra de Lalande.

Le pauvre Lully retourna l’oreille basse à Paris. Depuis huit jours il s’était donné une peine inimaginable pour regagner des bonnes grâces qu’il n’avait pas perdues, et tous ses efforts n’avaient abouti qu’à le mettre fort mal avec le roi, avec qui il était fort bien auparavant. « Foin des grands seigneurs et de la cour, se dit-il, le vent change trop souvent de direction dans ce pays-là, je ne saurais me faire à son climat. Vivent mes bons bourgeois de Paris ! C’est pour eux seuls que je vais travailler maintenant : ils auront un chef-d’œuvre dans mon Armide, et ils n’en applaudiront pas moins ma musique parce qu’un entr’acte aura été un peu long. »

Il se remit dès le lendemain au travail, et jamais peut-être il ne fut mieux inspiré. Le fameux monologue : Enfin il est en ma puissance ! qui pendant près d’un siècle, passa pour le chef-d’œuvre de la déclamation musicale, le duo Aimons-nous, le fameux duo de la Haine, que Gluck lui-même apprécia tellement qu’il ne fit, pour ainsi dire, qu’en rajeunir les formes, lorsque, quatre-vingt-dix ans plus tard, il refit la musique d’Armide ; le Sommeil de Renaud, et plusieurs autres morceaux que je pourrais citer, devaient assurer au nouvel opéra un succès plus grand encore que celui de toutes les productions précédentes des mêmes auteurs. Quinault, de son côté, n’avait peut-être jamais mieux réussi : le spectacle que comportait la pièce était magnifique ; rien n’avait été négligé, comme costumes, décors, etc… Tout faisait donc espérer à Lully que les applaudissements de la ville le dédommageraient de ses infortunes à la cour. Le jour de la répétition générale, bien avant l’heure fixée, Lully était à son théâtre, surveillant, inspectant tout ; car il ne s’agissait pas que de la musique ; directeur et propriétaire de l’Opéra, il ne s’en rapportait qu’à lui pour les moindres détails. Quinault, qui recevait une somme fixe pour ses ouvrages, s’inquiétait fort peu de leur sort à venir, et ne venait que rarement aux répétitions ; mais Lully était toujours là. Ce théâtre, il l’avait pour ainsi dire créé ; tous les acteurs étaient ses élèves, lui seul les avait formés, non-seulement dans l’art du chant, mais il leur avait appris à marcher, à gesticuler ; les danseurs même avaient souvent reçu de lui d’excellents conseils, et plus d’un pas avait été réglé par l’auteur de la musique sur laquelle il devait être dansé ; tous les musiciens de l’orchestre avaient reçu de ses leçons, car, avant lui, il n’y avait pas un seul instrumentiste passable en France et pas un seul orchestre n’y existait ; le premier, il y avait introduit et marié aux violons, les flûtes, les hautbois, les bassons, et même jusqu’aux tambours et aux trompettes : grâce à lui, les violonistes français étaient devenus les premiers de l’Europe, et il suffisait de nommer L’Alouette, Colasse, Verdier, Baptiste, le père, Joubert, Marchand, Rebel, Lalande, etc., comme ses élèves, pour prouver que Lully était aussi habile professeur que savant compositeur.

Aussi pas un musicien de l’orchestre n’osait murmurer devant lui, quelque dure et brutale que fut sa manière d’être à son égard. On savait d’ailleurs que ses colères ne duraient pas longtemps. Il avait l’oreille si fine, que d’un bout du théâtre à l’autre, il distinguait de quel côté de l’orchestre était partie une fausse note : il entrait alors dans une fureur terrible ; il s’élançait sur le malheureux musicien à qui il arrachait son violon, et plus d’une fois il le lui brisa sur la tête ; mais après la répétition, il se repentait de sa vivacité, sa colère était oubliée ainsi que la faute qui l’avait fait naître ; il allait demander pardon à son pensionnaire, lui payait son instrument et l’emmenait dîner avec lui. Aussi, il était adoré de ses musiciens, qui aimaient autant sa personne qu’ils admiraient son talent.

Ordinairement, personne n’était admis à la répétition générale, sauf toutefois quelques gens de la cour, à qui on ne pouvait refuser cette faveur : cette fois pas un ne se présenta ; le maître souverain avait fait mauvaise mine au musicien, personne de la cour ne se serait avisé d’aller écouter sa musique.

— Tant mieux, dit Lully, me voilà débarrassé de tous ces beaux donneurs de conseils, et mon affaire n’en ira que mieux.

Cependant, au milieu de la répétition on vint l’avertir que quelqu’un qui refusait de dire son nom demandait à lui parler.

— Je n’ai pas le temps, dit le musicien ; qu’il m’envoie dire qui il est pourtant, et nous verrons alors.

Un instant après on lui apporta un petit morceau de papier bien gras et bien sale, où étaient écrits ces trois mots : Un ancien ami.

— Eh bien ! dit Lully, répondez que je n’ai pas d’amis les jours de répétition générale, un autre jour…

Puis, il oublia tout à fait cet incident. Le lendemain, jour de la première représentation, comme il montait au théâtre, on lui remit encore un billet d’une tournure à peu près aussi élégante que celui de la veille et ainsi conçu : « Tu n’as pas voulu me voir hier, je t’attendrai ce soir à la fin de ton opéra ; » pas de signature et fort peu d’orthographe. À ce dernier signe, Lully crut un instant que ces mots lui étaient adressés par quelque grand seigneur, mais le papier chiffonné et mal plié où ils étaient tracés lui fit abandonner cette idée ; il roula la missive entre ses doigts, la jeta à terre et n’y pensa plus.

La salle commençait à se garnir, mais bien des vides s’y faisaient pourtant remarquer. Les places occupées ordinairement par les personnes de la cour restaient toutes vides. Les bons bourgeois venaient en foule, toutes les places inférieures et supérieures étaient envahies ; mais les derniers venus remportaient leur argent, quand on leur disait à la porte qu’il ne restait plus de place qu’aux bancs du théâtre et aux premières loges ; pas un n’aurait eu l’audace de se montrer à ces places qu’occupaient ordinairement les personnes titrées, et l’on aimait mieux s’en retourner chez soi. Le public parut d’abord surpris de cette solitude inaccoutumée. Lully avait beaucoup de talent, par conséquent il ne manquait pas d’ennemis ; on répandit bientôt le bruit qu’il était tout à fait disgracié, que le roi l’avait chassé de sa présence, et avait défendu à toute la cour de mettre les pieds à son théâtre. Peu s’en fallut que ceux qui assistaient à l’opéra ne se crussent compromis par leur seule présence ; quelques bourgeois timorés essayèrent même de sortir ; mais comme on refusa de leur rendre leur argent, ils aimèrent encore mieux risquer leur sûreté personnelle que de perdre leurs 40 sous. C’est en présence d’un public ainsi disposé que la superbe Armide allait se représenter.

Le prologue, tout à la louange de Louis XIV, comme de raison, fut, on ne peut pas mieux reçu. Le chœur si gracieux,

Dès qu’on le voit paraître.
De quel cœur n’est-il pas le maître ?

fut accueilli par des applaudissements unanimes ; là, on pouvait approuver sans se compromettre, et le sens des paroles servait de prétexte pour rendre justice au charme de la musique. Mais, passé le prologue, les marques de satisfaction devinrent plus rares. La fameuse le Rochois, qui remplissait le rôle d’Armide, était petite de taille, avait la peau noire et la figure assez commune. Elle paraissait dans le premier acte entre les deux plus belles actrices, et de la plus riche taille qu’on eût encore vues sur le théâtre, les demoiselles Moreau et Desmâtins, qui lui servaient de confidentes. Mais dès le moment où la demoiselle le Rochois ouvrit les bras et leva la tête d’un air majestueux en chantant :

Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous,
L’indomptable Renaud échappe à mon courroux ;

Ses deux confidentes furent éclipsées ; on ne vit plus qu’elle sur le théâtre qu’elle paraissait remplir ; elle fut sublime dans tout son rôle.

Au moment où elle s’anime pour poignarder Renaud, on vit tout le monde saisi de frayeur, demeurer immobile, l’âme tout entière dans les oreilles et dans les yeux, jusqu’à ce que l’air de violon, qui finit la scène, donnât permission de respirer. Alors les spectateurs, reprenant haleine avec un bourdonnement de joie et d’admiration, se sentirent transportés unanimement, mais pas un applaudissement ne se fit entendre, personne n’osa donner le signal, et l’opéra finit de la manière la plus froide en apparence qu’on puisse imaginer.

Lully était désolé. « Me serais-je trompé ? pensait-il. Mon génie serait il éteint ? Ne saurais-je plus communiquer mes sensations au public par le secours de ma musique ? Non, cependant : je sens quelque chose en moi qui me dit que j’ai fait aussi bien, mieux peut-être qu’à l’ordinaire. » Il descendait lentement l’escalier du théâtre, lorsqu’il se sentit tiré par la manche. Il prit d’abord pour un pauvre l’homme assez mal vêtu qui cherchait à attirer son attention.

— Laissez-moi, lui dit-il avec humeur, je ne puis rien faire pour vous.

— Baptiste, lui dit cet homme, je t’ai écrit que je viendrais te voir après ton opéra. Arrête-toi un instant au moins, ne me reconnais-tu pas ?

Lully chercha en vain à rappeler ses souvenirs.

— C’est juste, continua l’inconnu, il y a bien près de quarante ans, et toi-même, si je ne l’avais entendu nommer, je ne t’aurais jamais reconnu ; nous nous aimions bien autrefois, cependant ; te souviens-tu de Petit-Pierre ?

— Petit-Pierre, s’écria Lully, il serait possible, vous seriez ?… Tu serais ?… Oh ! non, cela ne se peut pas, il doit être mort depuis si longtemps ; ne m’avoir pas donné de ses nouvelles, vous me trompez, vous n’êtes pas Petit-Pierre.

— Vous en doutez encore ? Eh bien ! rappelez-vous notre dernière entrevue, c’était en 1647 ; je fus cependant fouetté et chassé, qui plus est, pour vous, vous ne pouvez pas l’avoir oublié ?

— Oh ! non, certes, je me le rappelle parfaitement. Oui, oui, je te reconnais maintenant ; viens, viens chez moi, nous causerons, nous nous raconterons tout ce qui nous est arrivé, notre bon temps, celui où nous avions quinze ans ; viens, mon pauvre Pierre.

Et M. de Lully prit par-dessous le bras le pauvre homme dont le costume ne pouvait guère faire soupçonner l’intimité qui régnait entre lui et le célèbre musicien ; il ne pensait déjà plus au peu de succès de son ouvrage, mille souvenirs venaient l’assaillir en foule, et à peine se fut-il enfermé avec son compagnon qu’il lui dit :

— Voyons, parlons de notre jeune temps, car j’y voudrais être encore.

— Comment toi, reprit Petit-Pierre, tu es riche, considéré, entouré de tout ce qui peut rendre la vie agréable, et tu regrettes le temps où nous écumions les marmites dans les cuisines de mademoiselle de Montpensier ?

— Certainement, répondit Lully, car alors j’avais quinze ans, et j’en ai aujourd’hui cinquante-trois. Pauvre enfant, amené à dix ans de Florence à Paris, le duc de Guise me donna comme un joujou à mademoiselle de Montpensier ; j’étais assez gentil, je savais à peine quelques mots de français, et mon baragouin amusait singulièrement ma noble maîtresse ; mais au bout de six mois, je parlais aussi bien français que tous les enfants de mon âge : je n’avais plus d’originalité, j’étais absolument comme tout le monde. On se dégoûta de moi, et ne sachant que faire du jouet qui avait passé de mode, on me relégua dans les cuisines où je te connus. Te rappelles-tu les bons tours que nous jouions à notre chef et même au maître d’hôtel ? te souviens-tu du vin que nous allions boire en cachette ?

— Je crois bien, poursuivit Petit-Pierre ; et ces six bouteilles que nous volâmes ensemble et que j’allai vendre pour ton compte, pour t’acheter un violon ?

— Certainement, continua Lully, ce fut là la source de ma fortune. Je m’exerçais seul sur cet instrument, dont j’avais reçu les premières leçons dans mon pays, d’un bon cordelier, qui m’avait aussi appris à jouer un peu de la guitare.

— Le dernier jour où nous nous vîmes, reprit Petit-Pierre, fut celui où l’on nous avait chargés tous deux de veiller sur le rôti de la princesse. Ennuyé de tourner la broche depuis une demi-heure, tu allas chercher ton violon ; moi j’étais en extase à t’écouter, et puis tout à coup un grand seigneur parut derrière nous, il t’emmena, et je ne t’ai plus revu. Mais pendant que je t’admirais de toutes mes oreilles, le rôti avait brûlé, et quand le chef revint, j’eus le fouet et je fus chassé à l’instant même.

— Le grand seigneur qui m’emmenait était le comte de Nogent, continua Lully, des appartements il avait entendu mon violon, et attiré par ses accords, il était descendu jusqu’à notre rôtisserie ; il me mena à la princesse, qui parut fort surprise de mon talent. On me donna un maître, je devins habile en peu de temps, et je fus maître à mon tour.

J’avais à peine 19 ans, que le roi voulut m’entendre et me retint à la cour ; il créa une nouvelle bande de violons, dont on me donna l’inspection ; enfin j’eus du talent et du bonheur, et tu vois où je suis arrivé. Mais toi, qu’es-tu devenu ?

— J’entrai, répondit Petit-Pierre, au service d’un seigneur anglais qui retournait dans son pays, je n’étais qu’un marmiton, qu’un galopin, comme on nous appelait en France ; mais en Angleterre, je passai pour un très-bon cuisinier. Je suivis mon maître partout, même en Italie, à Florence, où il vient de mourir, en me laissant 800 livres de pension. J’entendais souvent parler de M. de Lully, et j’osais à peine croire que ce fût mon pauvre Baptiste. Aussi ce n’est qu’en tremblant que je t’ai écrit hier, et je n’ai osé signer ; j’avais peur que tu ne voulusses pas me recevoir.

— Oh ! tu m’avais mal jugé, tu es et tu seras toujours mon ami. Mais j’y pense, tu reviens d’Italie, tu dois avoir entendu de la musique dans ce pays. Je veux te faire juge de la mienne, et tu pourras te vanter d’avoir été traité comme jamais prince ne l’a été. Je ferai jouer mon Armide pour toi, pour toi seul ; nous l’écouterons ensemble et tu me diras ce que tu en penses. Mais à ton tour, je veux que tu me donnes un plat de ton métier.

— Avec grand plaisir, reprit Petit-Pierre, car j’ai du talent à présent, je suis bon cuisinier, et je possède à fond la cuisine française et italienne.

— L’italienne aussi, s’écria Lully ; ah ! mon ami, viens que je t’embrasse. Pas un de ces damnés empoisonneurs de Paris n’est en état de faire un macaroni qui ait le sens commun.

— Sois tranquille, répondit Petit-Pierre, tu auras des macaroni, des ravioli, de la polenta, tout ce que tu voudras.

— À demain, lui dit Lully en le reconduisant, nous dînerons ensemble au cabaret du Cerceau-d’Or, puis nous irons voir Armide, et nous reviendrons ici manger le souper que nous accommoderons ensemble.

Le lendemain tous les acteurs de l’Opéra avaient été prévenus qu’on ferait une représentation où le public ne serait pas admis. Lully leur présenta Petit-Pierre comme un grand seigneur italien, grand amateur de musique, et chacun s’inclina devant le cuisinier ; puis Lully et son ami allèrent s’installer au milieu du parterre, et la pièce commença. Petit-Pierre parut enchanté, et Lully, charmé d’être si bien apprécié par son ancien camarade, ne put s’empêcher de s’applaudir lui-même. « Bravo ! bravo ! Lully, criait-il à la fin de chaque morceau, tu n’as jamais rien fait de si beau et tu es un grand homme ! » Les acteurs jouèrent en conscience, et le musicien leur fît de grands compliments, auxquels ils répondirent de leur côté ; ce fut un triomphe de famille, et Lully se retira plus ravi de s’être rendu justice que si toute la cour l’était venue applaudir.

De retour chez lui, il s’enferma dans une chambre avec Petit-Pierre qui avait préparé tous ses ustensiles de cuisine, et le compositeur aida le cusinier dans toutes ses préparations culinaires ; puis ils se mirent tous deux à table, et firent tellement honneur au festin, qu’au bout d’une heure ils étaient complètement gris. Les deux amis pleuraient de tendresse, et s’embrassaient avec une effusion de cœur admirable ; ils se prodiguaient les louanges à l’envi.

— Ah ! quelle admirable musique, s’écriait Petit-Pierre !

— Quel délicieux macaroni ! répondait Lully.

— Que c’était beau ! reprenait Petit-Pierre.

— Que c’était bon ! continuait Lully.

M. de Lully, vous êtes un bien grand musicien.

M. de Petit-Pierre, vous êtes un bien habile cuisinier.

— Nous sommes deux bien grands hommes.

— Oui, certes, et bien faits pour s’apprécier mutuellement.

— Et pour boire à la santé l’un de l’autre.

Et l’on rebuvait de plus belle : cet agréable passetemps occupait tellement les deux amis, qu’ils n’entendaient pas que depuis cinq minutes on heurtait violemment à la porte. Cependant Petit-Pierre crut entendre quelque chose, et dit à Lully :

— Je crois qu’on frappe. Faut-il ouvrir ?

— Qu’est-ce que ça me fait, lui répondit Lully, que tu ouvres ou que tu n’ouvres pas ? on finira par entrer, on enfoncera la porte.

— Eh bien ! n’ouvrons pas, ce n’est pas la peine de nous déranger.

Ainsi que le prévoyaient les deux ivrognes la porte ne tarda pas à céder aux efforts de ceux qui la poussaient du dehors, et un groupe de jeunes seigneurs se précipita dans l’appartement à travers les bouteilles, les plats et les casseroles.

— Qu’est-ce que tout cela ? dit l’un d’eux à Lully, ne peux-tu ouvrir à ceux qui t’apportent de bonnes nouvelles ?

— Je ne connais pas d’autres bonnes nouvelles, répondit le musicien, que d’avoir retrouvé mon ami Petit-Pierre.

— Qu’est-ce que c’est que Petit-Pierre ?

— C’est, continua Lully, un grand seigneur italien qui fait à merveille le macaroni, et qui va m’enseigner la cuisine.

— À condition que tu me montreras la musique, interrompit Petit-Pierre.

— C’est juste, repartit Lully, je te ferai compositeur, et tu me rendras cuisinier.

Les nouveaux arrivés s’aperçurent facilement de l’état d’ivresse de leur hôte ; un d’eux, pensant le dégriser, lui dit à l’oreille :

— Nous venons de la part du roi !

— Est-ce que j’en veux, du roi ? reprit Lully, il ne se connaît seulement pas en musique ! ce n’est pas comme mon ami Petit-Pierre, ce n’est pas lui qui se ferait jouer un opéra de Lalande.

— Vous vous trompez, M. de Lully, lui dit un des seigneurs, en s’avançant, le roi se connaît parfaitement en musique ; car il nous envoie vers vous pour vous faire compliment de votre Armide. Il a appris son peu de succès, mais il vient de savoir aussi que vous vous étiez fait jouer cet ouvrage pour vous seul, et que vous l’aviez applaudi avec transport : comme Sa Majesté pense que vous vous y connaissez mieux que personne, elle s’en est rapportée à votre jugement, et elle veut entendre votre Armide le plus tôt possible : voilà ce qu’elle nous a chargés de vous dire.

— Vive le roi ! s’écria Lully. Ah ! messeigneurs, pardonnez-moi ce que j’ai pu dire contre un si grand maître, contre un prince si éclairé : c’est l’état où m’a mis ce vaurien de Petit-Pierre ; il faut absolument que je m’en débarrasse : si quelqu’un de vous veut un excellent cuisinier…

— Je le prends sur ta recommandation, s’écria l’un des courtisans, je fais comme le roi, je m’en rapporte à ton jugement, et je sais que tu te connais aussi bien en cuisine qu’en musique. Mais tu ne te griseras plus avec lui ?

— Oh ! jamais, je vous le jure, répondit Lully.

Puis il ajouta tout bas à Petit-Pierre :

— Quand tu voudras, nous recommencerons, mais chez toi : là au moins on ne viendra pas nous déranger.

La deuxième représentation d’Armide eut un succès prodigieux ; jamais ouvrage de musique n’eut une telle durée, car il fut représenté pendant quatre-vingts ans avec un égal succès ; mais Gluck vint enfin faire une révolution musicale, et le chef-d’œuvre de Lully fut tout à fait oublié. Malgré ses incontestables beautés, l’Armide de Gluck ne se joue plus beaucoup.

Durera-t-elle plus longtemps que celle de Lully ? Nous le saurons dans trente ans.