Souvenirs d’un marin de la République/01

Souvenirs d’un marin de la République
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 177-201).
SOUVENIRS
D’UN
MARIN DE LA RÉPUBLIQUE

PREMIERE PARTIE

Les notes et les souvenirs laissés par mon grand-père et que j’ai rassemblés et mis en ordre n’étaient pas destinés à sortir du cercle de l’intimité. Il était de tradition dans certaines familles de consacrer sa vie au service de la France, sans en attendre la renommée ni la fortune, et les générations se succédaient sans autre ambition que d’accroître le patrimoine d’honneur, qui se mesurait au sang versé.

J’espère en sortant de cette réserve ne pas aller contre les intentions de mon aïeul. La défaveur qui a semblé s’attacher au rôle de la marine pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire souleva souvent ses protestations. Ce simple récit montrera quelle fut la vie des marins de cette époque, et si le dévouement dont ils ont fait preuve mérite d’être tiré de l’oubli.

Le défaut d’organisation, qui, dans cette période de vingt années, a causé tant de désastres, est malheureusement redevenu une question d’actualité. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Maintenant comme alors, et malgré tant de belles phrases prononcées, les différends entre les peuples se vident à coups de canon ; le léopard d’Angleterre n’a pas limé ses griffes, et l’image de M. Loubet défilant à Trafalgar-square au pied de la colonne de Nelson ne rendra pas moins âpres les revendications à venir.


I
Mon enfance, ma famille. — Je suis embarqué à l’âge de neuf ans sur les navires de la République.

J’ai soixante ans et je viens d’être mis en retraite ; j’ai servi mon pays pendant plus de cinquante ans, assisté à autant de combats, enduré la captivité et bien des souffrances morales et physiques : Dieu ne me les a pas épargnées, et cependant je veux que ma première parole en commençant ces souvenirs soit pour bénir sa main divine. J’écris ces notes pour mes enfans et pour ceux qui viendront après eux ; ils y verront que j’ai beaucoup travaillé, et j’espère qu’ils suivront mon exemple ; je ne leur laisserai point de fortune, mais un nom pur, disent les Livres Saints, vaut mieux que l’opulence, et je leur transmets le mien sans tache comme je l’ai reçu.

Je suis né à Rennes le 24 août 1784, et je suis le neuvième enfant de Messire Pierre Gicquel, chevalier, seigneur des Touches et de dame Thomasse Le Blanc de la Roberie. Fils de mes œuvres, j’ai passé mon enfance sur les navires de la République et j’y ai appris qu’un homme ne vaut que par lui-même, par son courage et par son esprit de conduite. Mon origine noble ne m’a été d’aucune utilité. Je désire cependant que mes enfans s’en souviennent, et qu’ils se montrent dignes d’un nom qui figure avec honneur dans l’histoire de Bretagne depuis plus de six cents ans.

Mon père était cadet de notre famille, dont l’aîné, qui portait le titre de marquis du Nédo, était maréchal de camp et habitait Versailles. Notre fortune avait été considérable jusqu’à l’incendie fameux qui détruisit, en 1720, la majeure partie de la ville de Rennes ; mon grand-père avait fait alors de grandes pertes, et, pour les réparer, avait sollicité des États de Bretagne le droit d’armer des navires, et de faire le commerce par mer. Je ne sais quel avait été le succès de ses entreprises, lorsqu’en 1756 les Anglais sans déclaration de guerre, et au mépris du droit des gens, s’emparèrent de tous les navires français qui sillonnaient les mers sur la foi des traités. Mon grand-père fut alors à peu près ruiné ; il arma des corsaires dont le succès ne rétablit pas ses affaires, et mourut en les laissant dans le plus triste état.

Mon père, après avoir connu, des restes d’opulence et mené une jeunesse assez dissipée, s’était vu contraint d’accepter pour vivre un modeste emploi de contrôleur des poudres et salpêtres ; il souffrit d’abord beaucoup de l’existence étroite à laquelle il était condamné, et abandonna toutes ses relations de famille ; puis, la légèreté de son caractère prenant le dessus, il se répandit de nouveau au dehors, fréquentant une société inférieure qui lui faisait fête, et le détournait peu à peu des devoirs que sa nombreuse famille rendait chaque jour plus lourds. C’était un homme de petite taille, passionné pour les exercices du corps, et faisant passer la force et l’adresse avant toutes les autres qualités. Attaqué une nuit par des malfaiteurs dans une rue de Rennes, il les blessa grièvement tous les trois, n’ayant pour se défendre que sa petite épée.

Ma mère s’était mariée à quinze ans et demi ; elle mourut en 1791. J’avais alors sept ans, et cependant son souvenir et ses premiers enseignemens sont toujours gravés dans mon cœur. C’est à eux que je dois d’avoir traversé sans guide tant de périls de tous genres, et d’avoir conservé le flambeau de la foi qui console ma vieillesse. Ma mère était belle autant que sage ; elle eut douze enfans, et sa vie était absorbée par ses nombreux devoirs : l’éducation de ses garçons était celui auquel elle consacrait tous ses soins. Prévoyant sans doute les temps troublés que nous aurions à traverser, elle s’attachait à nous donner des principes solides, et à développer en nous au plus haut point le sentiment de l’honneur ; elle s’efforçait aussi de nous donner de bonnes manières et d’adoucir nos instincts querelleurs, égayant de tout son pouvoir sa pauvre maison pour nous la faire aimer.

J’ai eu cinq sœurs dont je n’ai conservé presque aucun souvenir ; elles moururent jeunes ainsi que deux de mes frères ; il ne resta donc que cinq fils de cette nombreuse lignée ; ils se nommaient François, Pierre, Louis, Olivier, et j’étais Auguste, le dernier des cinq.

François, l’aîné de tous, était intelligent, doué d’un physique agréable et d’une force peu commune. Imbu d’idées philosophiques et vivant de sa place d’employé des postes suivant les armées, il a traversé la vie le sourire aux lèvres, buvant sec et jouant du violon. Il avait seize ans de plus que moi, et nous nous sommes très peu connus.

Pierre, le second, a été le guide et le conseiller de ma jeunesse ; j’ai toujours eu pour lui la plus vive admiration, et sa vie a été trop mêlée à la mienne pour que je songe à les séparer. Il n’était pas grand, mais d’une charmante figure, avec un corps de fer au service de l’âme la plus haute et la plus énergique. Si les événemens l’avaient mieux servi, ou s’il avait eu dans le caractère un peu de la souplesse qui nous a manqué à tous, il paraissait marqué pour les plus hautes destinées.

Louis, le troisième, était né en, 1776 ; il partit en 1792 à l’âge de seize ans pour l’armée, et nous ne l’avons jamais revu. Un de ses compagnons revenu au pays fit connaître les détails de sa mort. Dans un combat dont le nom m’a échappé, il montait à l’assaut d’une position quand une balle lui brisa le bras droit ; il mit son sabre entre ses dents et continua à monter en s’aidant de la main gauche, jusqu’au moment où une nouvelle blessure le fit tomber. J’ignore jusqu’au nom du sol qu’il a arrosé de son sang. L’essentiel est qu’il soit mort en brave.

Le quatrième était Olivier, mon compagnon inséparable et mon aîné de deux ans. C’est avec lui que j’ai quitté la maison paternelle pour courir les mers, et son nom reviendra souvent dans ce récit. Lui aussi est mort pour son pays, ayant seulement vingt-trois ans d’âge, mais douze ans de combats et d’actes de courage qui auraient suffi à honorer une longue vie.

Le souvenir de mes premières années est assez confus dans ma mémoire ; personne n’a été là plus tard pour me les rappeler. Mon frère Pierre était parti l’année même de ma naissance pour un voyage au long cours sur les côtes de Guinée ; il prit goût alors à la navigation et entra dans la marine royale, mais son esprit d’aventure le portait vers les campagnes lointaines et les voyages de découvertes. Quand il revenait, il nous faisait des récits extraordinaires qui enflammaient nos imaginations ; nous montions alors, Olivier et moi, au haut des grands peupliers qui bordent la Vilaine, et nous nous faisions balancer pendant des heures, les jours de grand vent, pour nous donner la sensation du roulis des navires.

Quand notre pauvre mère fut morte, personne ne s’occupa plus de nous diriger. La Révolution avait fait fermer les écoles ; mon père, absorbé par ses occupations, nous laissait livrés à nous-mêmes, et nous en profitions Olivier et moi pour mener une vie conforme à nos goûts. Hiver comme été, nous courions la campagne ou les rues de Rennes, jouant ou nous battant avec les derniers polissons. C’était une triste éducation pour des enfans de bonne famille ; mais c’est sans doute à ce genre de vie que nous avons dû la santé et l’endurance qui nous ont tant servi plus tard. Les grands événemens qui se déroulaient sous nos yeux nous laissaient tout à fait calmes ; notre père avait été inquiété d’abord comme aristocrate, et les patriotes ayant fouillé notre maison, en avaient emporté nos papiers de famille et nos parchemins pour les brûler, avec beaucoup d’autres, sur la place publique. Mais notre pauvreté et les relations de notre père avec pas mal de gens qui avaient donné dans les idées nouvelles, empêchèrent qu’on ne nous fît subir de plus grandes vexations. Au printemps de 1794 survint l’événement qui devait décider de notre avenir. Un jour que nous jouions, Olivier et moi, avec des gamins de notre âge, un sergent recruteur vint à passer, qui gagna notre confiance en vantant notre adresse. Il nous proposa de l’employer contre les Anglais, et pour cela d’aller nous engager à Brest dans la marine, qui était, d’après lui, le plus séduisant des métiers. Nous étions trop bien préparés par les récits de notre frère pour ne pas nous laisser aisément convaincre, et l’idée de faire la guerre aux Anglais acheva de nous décider. Nous partîmes sans prévenir personne, le cœur léger, et sans autre ressource que, la générosité du sergent, qui se chargeait naturellement des frais du voyage.


II

Embarquement sur la frégate la Gentille. — Combat du 13 prairial. — Le Vengeur.

— La Flûte, la Ferme. — Naufrage à la Guadeloupe. — Les pontons d’Angleterre.

C’était vers la fin d’avril 1794. Olivier avait onze ans ; j’en avais neuf et demi. Nous partîmes à pied, un peu émus tous deux, et fîmes sans trop de peine la route jusqu’à Morlaix. Olivier, que les libations fréquentes auxquelles nous conviait le sergent avaient indisposé, tomba sérieusement malade ; la petite vérole se déclara ; il fallut le laisser à l’hôpital de Morlaix et continuer notre route. Ce fut un moment cruel, et je me trouvai bien seul après avoir dit adieu à ce frère chéri.

Je n’essaierai pas de dépeindre le milieu dans lequel je tombai en arrivant à Brest. Les anciens officiers de la marine de Louis XVI, massacrés ou proscrits, avaient fait place à des aventuriers de toute espèce, ou à des officiers du, commerce, incapables d’exercer une influence suffisante sur leurs équipages. La licence était partout ; les vrais marins prisonniers ou embarqués, il avait fallu, pour faire face aux armémens, embaucher les hommes de la lie du peuple, ayant pour la plupart trempé dans les plus affreux massacres, et heureux d’échapper à la réprobation de leurs concitoyens. Il y en avait de Brest, de Nantes, de partout, et c’était la plus effroyable collection de bandits. Ces gens-là s’arrangeaient autant que possible pour rester à terre, et j’éprouvai un vrai soulagement quand je fus embarqué. À bord, du moins, je trouvai des gens de mer, et la canaille des villes n’y était qu’en minorité. Je fus donc inscrit comme mousse sur les rôles d’équipage de la frégate la Gentille, capitaine Canon, qui faisait partie de l’escadre commandée par l’amiral Villaret Joyeuse.

Le rôle de cette escadre devait être de débloquer l’entrée de Brest, pour y faire entrer un immense convoi de grains qui arrivait d’Amérique, escorté par quelques vaisseaux que commandait le contre-amiral de Sercey. La France était menacée de famine, et il fallait à tout prix que ce convoi traversât la croisière anglaise établie devant Brest, et composée d’une trentaine de vaisseaux sous les ordres de Lord Hood.

L’amiral Villaret Joyeuse, issu d’une noble et ancienne famille, était un des rares officiers de la marine royale que la Révolution eût conservés ; je ne sais par quel hasard il avait sauvé sa liberté et sa tête ; puis, comme on avait besoin de lui, il était passé du grade de lieutenant de vaisseau à celui de vice-amiral, et il commandait avec fermeté ce ramassis de navires, ayant à son bord, pour contrôler ses actes, un commissaire de la Convention, nommé Jean Bon Saint-André.

L’amiral Villaret Joyeuse n’avait sans doute pas l’espoir de vaincre, avec les navires qu’il menait au feu, les magnifiques vaisseaux de l’amiral Hood ; il rencontra cependant l’escadre anglaise en vue d’Ouessant, et engagea résolument la bataille connue sous le nom de bataille du 13 prairial. Les Anglais, croyant encore avoir affaire aux escadres qu’ils avaient combattues pendant la guerre d’Amérique, et peut-être impressionnés par la réputation de bravoure et de férocité que se donnaient les républicains, engagèrent l’action avec mollesse : ils avaient l’avantage du vent, et leur amiral dut leur faire trois fois le signal de « laisser porter » pour arriver sur nous. Aussi ce ne fut pas une de ces batailles décisives comme celles qu’ils nous livrèrent plus tard, quand ils eurent pénétré le secret de notre faiblesse, et quand Nelson leur eut révélé leur supériorité.

La Gentille se tint tout le temps du combat à portée du vaisseau amiral, pour transmettre ses signaux et ses ordres, et lui fournir une remorque au besoin ; nous ne reçûmes que quelques boulets et perdîmes peu de monde. Quand l’amiral signala à l’escadre de faire route sur Brest, les Anglais n’essayèrent pas de nous poursuivre, et ne firent d’abord aucune tentative pour amariner six de nos vaisseaux, qui, ayant perdu leur mâture, ne pouvaient nous suivre, et restèrent plusieurs heures entre les deux flottes, leur pavillon arboré. Rien n’était plus facile que de leur venir en aide, et personne n’eut l’idée d’abord qu’on pût les abandonner. C’était évidemment l’avis de l’amiral, mais le conventionnel Jean Bon Saint-André avait été fort incommodé pendant le combat, et il intima l’ordre à l’amiral de rentrer à Brest, de telle sorte que celui-ci n’osa pas lui désobéir. Ce fut un frémissement de honte dans toute l’escadre quand il devint évident que rien ne serait tenté pour venir en aide à ces nobles vaisseaux. Les Anglais surpris les amarinèrent, ne se doutant pas que la lâcheté d’un seul homme leur avait procuré ce facile triomphe.

Les républicains cependant trouvèrent moyen de tirer de ce combat un sujet d’orgueil, et transformèrent l’honorable défense du vaisseau le Vengeur en une scène épique et grandiose, que les peintres et les poètes ont célébrée à l’envi. Le Vengeur a été représenté coulant bas d’eau, et faisant feu des deux bords, avec ses couleurs clouées au tronçon du grand mât, pendant que ses mille défenseurs entonnent des hymnes patriotiques. C’est du moins, je crois, la légende. La vérité est que le Vengeur amena son pavillon après une vigoureuse résistance, et fut amariné. Il était en si mauvais état, et si maltraité par les boulets, qu’il coula pendant l’évacuation qui se faisait par les embarcations anglaises, de sorte qu’une partie de son équipage fut engloutie. Il se peut qu’au dernier moment le pavillon ait été rehissé, il se peut que les défenseurs aient chanté, ce qui n’était pas rare alors, mais le Vengeur ne faisait plus aucune défense, et personne ne songea à cette époque à donner à cet épisode le retentissement qu’il a eu depuis, et qui semble augmenter chaque jour. J’ai malheureusement vu bien des navires amener leur pavillon, et ce n’est pas celui-là que j’aurais choisi pour lui décerner la palme de l’héroïsme. Mais les gens qui vivent à terre en ont décidé autrement.

Nous rentrâmes donc à Brest, où je tombai malade assez gravement pour être envoyé à terre. Là j’appris que mon frère Olivier avait été embarqué, mais j’ignorai sa destination. J’écrivis à mon père dont la réponse ne me parvint pas, et c’est ainsi que, seul au monde dans un lit d’hôpital, j’accomplis ma dixième année.

Le 16 octobre, je fus rembarqué sur un navire d’un modèle ancien connu sous le nom de flûte ; celle-ci s’appelait la Ferme, et partait à destination de la Guadeloupe. Nous parvînmes, grâce à la brume et au mauvais temps, à tromper la surveillance de la croisière anglaise, et fîmes une traversée très dure pendant laquelle je pus comparer les mouvemens des mâts d’un navire à ceux des peupliers de Rennes, où s’était décidée ma vocation. Aux atterrages de la Guadeloupe nous rencontrâmes une division de trois frégates anglaises, qui nous donna la chasse, et notre capitaine, pour éviter d’être capturé, se jeta à la côte dans la baie de Saint-François ; puis il s’enfuit à terre dans les embarcations avec presque tout l’équipage. Quand je voulus prendre place dans un canot, les matelots me repoussèrent en me disant qu’ils étaient trop chargés, et qu’ils viendraient me prendre plus tard ; je restai donc seul sur ce navire désemparé, que la houle du large menaçait à tout instant de mettre en pièces.

Je n’étais cependant pas seul, car je trouvai un instant après le second du navire et une quinzaine d’hommes à moitié ivres, cachés dans la cale, et attendant la disparition des frégates anglaises pour achever de se gorger devin et d’eau-de-vie. Comme je ne savais pas assez bien nager pour atteindre le rivage, je demandai à un de ces hommes de m’aider à mettre à la mer une baille de lavage, dans laquelle je pensais pouvoir gagner la terre en battant l’eau avec des planches, mais je ne pus trouver chez aucune de ces brutes l’aide qui m’était indispensable. Alors la colère me prit ; je remontai sur le pont, et comme toutes les pièces avaient été chargées, et les boutefeux allumés pour le branle-bas de combat, je mis le feu à tous les canons successivement. Les Anglais, qui avaient cru la Ferme évacuée, armèrent des embarcations, et vinrent à bord où ils me trouvèrent toujours seul sur le pont et sonnant à toute volée la cloche du bord. Ils eurent malheureusement l’idée de pousser plus loin leurs recherches, et trouvèrent mes compagnons cuvant leur ivresse à fond de cale. Ceux-ci m’accablèrent d’injures et leur animosité trouva par la suite de nombreuses occasions de s’exercer.

Nous fûmes tous conduits à la Martinique et jetés avec bien d’autres prisonniers dans l’entrepont d’une vieille frégate appelée le Québec. Nous étions plus de cent hommes empilés dans cet étroit espace, où nous ne recevions d’air que par trois panneaux qui donnaient dans la batterie de la frégate ; il y régnait une chaleur intolérable et une odeur pestilentielle ; les insectes les plus dégoûtans y pullulaient. Nous recevions des vivres avariés et en quantité insuffisante, que nous devions disputer aux vers et aux cancrelats ; enfin ce séjour était certainement une succursale de l’enfer. J’y ai passé plus de deux mois. Le soir quand mes compagnons étaient assoupis, je montais furtivement les marches de l’échelle placée sur l’arrière du grand mât, et quelquefois la sentinelle de service dans la batterie, touchée de ma jeunesse, me laissait séjourner quelques instans à l’entrée du panneau et aspirer quelques bouffées d’un air moins corrompu, mais souvent le soldat de marine me repoussait brutalement, et il me fallait renoncer à cet instant de soulagement.

J’eus alors une tentation bien vive et que je me suis souvent réjoui d’avoir surmontée. Dans les rares momens que je passais au haut de l’échelle, j’avais fait la connaissance d’un mousse français, pris sur un corsaire de Nantes, qui déjeunait là chaque matin d’un bon bol de café au lait. Il avait accepté de servir les officiers anglais, et c’est ce qui lui valait cette situation enviable qu’il m’offrait généreusement de partager, se faisant fort de faire agréer mes services. L’idée d’accepter une pareille humiliation me mettait hors de moi, et je remercie Dieu de m’avoir donné la force d’endurer mon martyre plutôt que de commettre un acte dont j’aurais eu à rougir devant moi-même tout le reste de ma vie.

Dans le courant de janvier 1795, je fus embarqué avec d’autres prisonniers pour l’Angleterre, et je retraversai l’Océan dans l’entrepont d’un navire ; puis nous fûmes incarcérés sur de vieux vaisseaux qui servaient de casernes ou de prisons. Le régime alimentaire n’était pas meilleur que celui du Québec, et la température me semblait d’autant plus rude qu’elle succédait aux chaleurs intenses que nous venions de supporter. Cet hiver de 1795 fut exceptionnellement rigoureux. Je le passai en face d’un sabord dont le mantelet n’était presque jamais baissé, et avec des vêtemens en lambeaux, je n’avais aucun moyen de me procurer d’autres effets ; mais, comme les Anglais se montraient assez généreux dans la distribution des couvertures, j’eus l’idée d’en tailler une et de m’en faire un pantalon. Je jeûnai tout un jour pour vendre mon biscuit et acheter du fil, et puis je me mis à l’œuvre ; mais mon pantalon ne prenait aucune tournure, et déjà la moitié de mon fil était gaspillé. Je fût pris de désespoir et me mis à pleurer. Un homme compatissant, comme il s’en trouve heureusement partout, eut pitié de ma détresse ; il se mit à la besogne et bientôt mon pantalon fut acheté. J’ai rencontré dans le cours de ma vie bien des cœurs généreux dont le souvenir m’est présent et cher ; ils sont fréquens sur les navires, et le métier de la mer fait fleurir bien des qualités qui ne se développent pas dans l’atmosphère des villes, mais j’ai conservé un affreux souvenir de ces équipages des premiers temps de la Révolution, et la promiscuité dans laquelle j’ai vécu avec eux m’a rendu bien sceptique à l’égard des qualités que leur attribuent certains historiens. Quant aux véritables marins, je n’ai jamais craint. Dieu merci, leur contact, et je suis fier d’avoir commencé comme eux.

Les Anglais partageaient mes sentimens à l’égard de mes. compagnons de captivité. Ceux-ci, un jour de fête nationale, se mirent à danser sur le pont en chantant des hymnes plus ou moins patriotiques ; nos gardiens crurent ou feignirent de croire à une révolte ; ils tombèrent sur nous à coups de crosses de fusil, frappant à tort et à travers, et je reçus en pleine figure un coup de crosse qui me renversa. Mon nez en a beaucoup souffert, et une de mes dents de devant est toujours restée noire depuis. Ce n’est pas la seule dent que j’aie contre les Anglais.


III
Retour en France. — Embarquement sur le Nestor. — Expédition d’Irlande. — Je suis rendu à ma famille. — Ma première communion. — Je suis rappelé au service.

Je restai près d’un an sur les pontons d’Angleterre, puis sans que j’en aie su le motif, et sans doute pour se débarrasser de prisonniers qui paraissaient peu redoutables, on nous embarqua un certain nombre de mousses sur un sloop de pêche, qui nous mit à terre non loin de Cherbourg. J’étais sans argent, sans chaussures, n’ayant d’autres vêtemens que ceux que je portais depuis plusieurs mois en prison. La terre de France, sur laquelle nous fûmes jetés par une soirée d’hiver, m’apparut sous un triste aspect ; cependant je rassemblai mon courage et partis à pied pour Saint-Malo. J’essayais chemin faisant de m’employer à quelques travaux pour gagner ma vie, mais les récoltes étaient faites, et il me fallut vivre d’aumônes, que les gens de la campagne, ruinés par la guerre et par les impôts, faisaient bien à contre-cœur. Quelques-uns semblaient intéressés par mes récits, mais beaucoup ne pouvaient croire que j’eusse déjà subi tant de misère, et me prenaient pour un vagabond.

Un jour mes pieds étaient si enflés par la marche que je renonçai à aller plus loin. J’étais assis tristement sur le bord de la route, quand un homme et une femme d’un certain âge, et d’apparence aisée, passèrent dans une carriole, et s’arrêtèrent pour m’interroger. Pris de compassion, ils me firent monter près d’eux, me couchèrent dans un bon lit, et soignèrent les plaies de mes pieds jusqu’à ce que je fusse en état de reprendre ma route. Je crois qu’ils m’auraient bien gardé chez eux, et ils ne me laissèrent partir que bien réconforté, muni de bonnes chaussures, et mieux pourvu que je ne l’avais été depuis longtemps. J’ai gardé à ces excellentes gens une profonde reconnaissance, mais je n’ai pu songer que bien longtemps après à la leur témoigner, et, soit qu’ils fussent morts, soit que leur nom et celui de leur village se soient brouillés dans ma mémoire, je n’ai pu retrouver leurs traces et les remercier du bien qu’ils m’ont fait.

Comme je passais à Granville, longeant toujours la côte pour arriver à Saint-Malo, je vis un caboteur près de hisser ses voiles ; je sus qu’il comptait relâcher à Saint-Malo et lui demandai de me prendre à son bord. Nous prîmes la bordée du large, et par suite de diverses circonstances nous arrivâmes deux jours après à Brest. J’eus le tort de me présenter à l’autorité maritime pour obtenir quelques secours, et je fus embarqué incontinent sur le vaisseau le Nestor commandé par le chef de division Linois. Nous faisions partie de l’escadre de l’amiral Morard de Galles, destinée à porter une armée de débarquement sur les côtes d’Irlande.

Un jour de novembre de l’année 1796, nous appareillâmes par un grand mauvais temps, espérant ainsi traverser la croisière anglaise, que d’ailleurs nous ne rencontrâmes pas ; mais le désordre et l’insuffisance de la plupart des capitaines portaient leurs fruits. Les vaisseaux mal commandés, à peine réparés, pourvus d’équipages trop faibles et mal exercés, étaient hors d’état de tenir la mer, de sorte que cette expédition, sans avoir rencontré l’ennemi, se trouva en peu de jours anéantie. Au lieu de prendre le passage de l’Iroise qui était le plus naturel, puisque l’ennemi n’était pas signalé, nous allâmes donner de nuit et en désordre dans le raz de Sein. Le vaisseau le Séduisant qui nous précédait, prenant le Grand Tévenec pour son matelot d’avant, alla donner dessus et s’y perdit corps et biens ; nous eûmes beaucoup de mal à ne pas en faire autant, et c’est bien par miracle que nous arrivâmes à doubler la chaussée de Sein. Les amiraux, selon la fatale habitude de cette époque, avaient mis leur pavillon sur des frégates qui faillirent être prises, des vaisseaux s’abordèrent » d’autres coulèrent au large ou furent capturés ; le lendemain au jour, le Nestor était seul avec trois frégates, et c’est seulement dans la baie de Bantry, point où devait avoir lieu le débarquement, que nous retrouvâmes les quelques vaisseaux échappés à tant de désastres. L’expédition était dès lors, impraticable, et je m’estimai heureux de rentrer à Brest sans avoir refait connaissance avec les pontons.

Peu de temps après, je fus rendu à ma famille ; c’était au mois de janvier 97. La triste expérience que je venais de faire du métier de marin avait un peu calmé mon ardeur, et, n’ayant que douze ans, je pouvais entreprendre de sérieuses études, mais il était écrit sans doute que je reviendrais à ma première vocation.

Une fois libéré, je retournai à Rennes, où je retrouvai mon père toujours bon et aimable, mais le foyer de plus en plus désert et, comme on dit, la marmite renversée. Mon frère Pierre, à peine revenu de la campagne de d’Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse, était reparti avec l’amiral de Sercey pour les mers des Indes ; Louis avait été tué, Olivier était embarqué, et mes sœurs étaient mortes. Je me trouvais donc fort abandonné quand un homme de bien s’intéressa à mon sort. C’était un M. de Laune dont mon père avait épousé en secondes noces la sœur. Il n’était donc pas à proprement parler, mon parent, et cependant, après ma mère, c’est lui qui a le plus contribué à faire de moi un honnête homme ; aussi lui en serai-je éternellement reconnaissant. C’était un vieillard encore vert, d’une grande piété et d’une instruction solide ; il se donna la peine de me faire reprendre mes études, m’astreignit à une vie régulière, et me rendit le service plus grand encore de me préparer à ma première communion. Je la fis tout seul dans une mansarde ignorée où se rendait un prêtre non assermenté. C’est là que le Dieu des armées s’abaissa jusqu’au petit mousse, et devint le protecteur de mon enfance abandonnée.

Je profitais cependant de mon mieux des leçons de mon oncle ; j’étais assez grand pour comprendre combien était précieuse cette occasion d’acquérir l’instruction sans laquelle j’étais condamné à végéter dans la plus basse condition. Bien m’en prit d’avoir profité de ces utiles leçons, car j’étais à peine depuis un an à terre quand je fus rappelé au service. Rien absolument ne justifiait cette mesure ; j’avais été congédié régulièrement à l’expiration d’un engagement contracté, malgré mon extrême jeunesse et sans le consentement de mes parens ; je ne pouvais être levé comme conscrit, et encore moins assimilé aux inscrits maritimes qui font profession de vivre de la mer. C’est cependant ce que décida M. le commissaire de la marine à Saint-Malo ; il me réclama comme inscrit, et malgré les réclamations de M. de Laune et l’avis de tous les gens sensés, il me contraignit à rallier Brest. Le commissaire en voulait simplement à mon père, et, dans ce temps de justice et de fraternité, rien n’était plus dangereux que d’avoir un ennemi en place.

J’avais une lettre de recommandation pour M. l’amiral de Kerguelen, commandant la marine ; j’en reçus un bon accueil, mais la pénurie des équipages était si grande, et les ordres pour se procurer des marins si rigoureux, qu’il n’osa pas désavouer la mesure prise par le commissaire de Saint-Malo. Il me fit embarquer sur le vaisseau le Jean-Bart, et me recommanda à son tour au commandant de ce navire. Cette protection me valut d’être inscrit sur les rôles comme « novice, » ce que je n’aurais dû être qu’à seize ans, et comme tel de faire les quarts de nuit dont j’aurais dû être dispensé comme mousse.


IV
Je retrouve mes frères. — Je suis nommé aspirant. — Embarquement sur le Tyrannicide. — Le commandant Lallemand. — Campagne de 1799 dans la Méditerranée. — L’escadre de l’amiral Ganteaume. — Campagne de 1801.

Ma condition de novice me valut du moins un supplément de solde, qui me permit d’acheter une arithmétique et de continuer tout seul mes études. J’ai passé bien des heures sur les fractions et les proportions dans un recoin du bassin qui est à l’entrée du port de Brest. Ce coin est sous les fenêtres du bureau que j’ai occupé pendant bien des années comme directeur de ce port, et il m’est arrivé souvent de jeter un coup d’œil sur mon point de départ, en mesurant le chemin parcouru, et de bénir la Providence, tout en regrettant les beaux jours de la jeunesse que rien ne peut remplacer. J’espérais à force de travail arriver à me préparer aux examens d’aspirant de deuxième classe ; j’y serais difficilement parvenu si mon frère Pierre n’était par bonheur arrivé à Brest au commencement de 1799 venant sur la Régénérée des mers des Indes. Il eut la bonté de me donner un professeur, de m’enseigner lui-même une partie de ce qu’il savait, de sorte qu’au mois d’avril de la même année je passai mon examen avec succès. Tout semblait alors nous sourire. Olivier revint à Brest vers la même époque et fut nommé aspirant en même temps que moi. Il avait passé aussi par bien des aventures et je ne sais lequel de nous en avait le plus à conter. Quant à Pierre, l’intelligence et l’activité dont il avait fait preuve dans la fameuse expédition d’Entrecasteaux, lui avaient fait une réputation bien au-dessus de son âge. Son nom avait été donné à un cap de la Terre de van Diemen et à un archipel situé au nord de la Nouvelle-Guinée.

Les épreuves que nous avions eues à subir Olivier et moi pour conquérir notre nouveau grade étaient peu compliquées. Nous avions dû apprendre l’arithmétique jusque et y compris les proportions, et produire l’attestation d’une année d’embarquement sur un navire de guerre. Mais je crois pouvoir affirmer qu’au point de vue du caractère, nous étions d’une autre trempe que les jeunes gens élevés sur les bancs du collège. Dans notre métier, les connaissances scientifiques sont sans doute fort utiles, mais il faut surtout les commencer de bonne heure. C’est alors seulement qu’il est possible de se rompre aux fatigues et aux privations, et de s’habituer à cette existence claustrale du bord, où l’on vit insouciant du bien-être et du danger.

D’après les idées actuelles, ma position se trouvait notablement améliorée par le passage de la condition de novice à celle d’aspirant ; c’était sans doute un grand pas de fait, et ma carrière s’annonçait dès lors sous de bons auspices ; mais la vie d’aspirant était alors bien loin de ce qu’elle est aujourd’hui. Au lieu d’être traités avec égards et bienveillance par des chefs qui cherchent à gagner l’affection et l’estime des, jeunes gens dont l’éducation maritime leur est confiée, nous étions les souffre-douleur des capitaines de cette époque. Ces individus ramassés dans les ports où ils commandaient des caboteurs ou des barques de pêche, et que leur audace ou leurs méfaits avaient seuls portés au commandement des navires, sentaient que leur bon temps approchait de son terme, et voyaient avec dépit se former une génération déjeunes hommes, qui, par leur éducation et leurs connaissances, seraient promptement appelés à les remplacer. Ils exagéraient vis-à-vis de nous la brutalité et le sans-gêne, espérant par là se faire bien venir des simples matelots, et abusaient sans mesure de l’autorité qu’ils sentaient près de leur échapper.

J’embarquai avec mon nouveau grade sur le vaisseau le Tyrannicide, dont le commandant, M. Lallemand, se faisait remarquer par son animosité contre les jeunes officiers qui n’avaient pas fait preuve de sans-culottisme. Il faisait courir aux aspirans la grande Bordée même en rade, c’est-à-dire que nuit et jour la moitié des aspirans devait être sur le pont. Nous avions pour logement un simple poste dans la batterie haute, séparé des matelots par une toile ; là se trouvaient nos malles, nos tables, notre gamelle, en un mot tout ce que nous possédions. A chaque branle-bas d’exercice, ou sous le moindre prétexte, la toile était relevée, et tout notre bazar transporté ou plutôt jeté à fond de cale. Cela avait lieu aussi souvent qu’il plaisait au commandant, et sans souci de nos heures de repas ou de sommeil.

Un jour, à la mer, par un assez gros temps qui obligeait à tenir les sabords fermés, M. Lallemand arriva sur le gaillard d’arrière où j’étais de quart, et me demanda d’un air irrité pourquoi l’aspirant de quart sur le passavant n’était pas à son poste Je lui répondis que je l’ignorais : « Eh bien ! pour vous l’apprendre, me dit-il, allez donc voir s’il n’y a pas de traînes à l’extérieur en faisant le tour des préceintes[1]. » C’était m’exposer presque sûrement à tomber à la mer du côté sous le vent, ou à être enlevé par une lame, si je ne parvenais pas à contourner la guibre entre deux coups de tangage ; or, si j’étais tombé à la mer par le temps qu’il faisait, et avec le peu d’empressement que M. Lallemand aurait mis à me secourir, j’aurais eu bien peu de chances d’en réchapper. Il fallait cependant obéir, et je m’exécutai de la meilleure grâce, pour ne pas donner à mon chef la satisfaction de penser qu’il m’intimidait. J’étais heureusement très leste et m’en tirai sans accident. Ce petit fait vous montrera ce qu’était la vie des aspirans à cette époque, et vous engagera à supporter avec patience ce qu’on exige de vous aujourd’hui.

Heureusement pour moi, mon frère Pierre embarqua aussi sur le Tyrannicide. Il n’était que lieutenant de vaisseau, mais sa réputation d’homme de mer et ses manières hautaines en imposèrent au commandant, et sa protection me fut d’un grand secours. Il continua alors à me donner des leçons d’astronomie et de mathématiques, à m’enseigner les problèmes de la navigation, et à m’initier aux mille détails de notre métier. Chaque fois qu’une manœuvre délicate ou périlleuse s’exécutait dans la mâture, il m’y’ faisait monter, m’indiquait les précautions à prendre, et m’en expliquait les raisons. L’arrimage raisonné du navire, la recherche des lignes d’eaux qui doivent accélérer sa marche, étaient l’objet de son attention. Malheureusement ce bon temps fut de courte durée ; mon frère fut choisi par le capitaine Baudin, pour l’accompagner sur la frégate le Géographe dans un voyage d’exploration dans les mers australes.

Nous faisions alors partie d’une escadre nombreuse réunie à Brest sous les ordres de l’amiral Bruix, et nous quittâmes ce port le 25 avril 1799 pour nous rendre à Toulon, où nous arrivâmes dans le courant de mai. Nous devions rallier en route une escadre espagnole composée de 17 vaisseaux de ligne, dont 6 à trois ponts, qui était sortie de Cadix pour nous, rejoindre, mais cette escadre ayant rencontré du mauvais temps, 11 de ses vaisseaux furent en partie démâtés, et elle ne put rallier que longtemps après à Carthagène. Le mauvais armement de ces vaisseaux espagnols et l’indolence de leurs équipages ont constamment entravé nos opérations, pendant les campagnes que nous avons faites ensemble, et ces réunions de navires à l’aspect formidable n’ont servi qu’à rendre nos désastres plus éclatans.

Nous passâmes quelques jours à Toulon, pour embarquer des munitions et des vivres, que nous portâmes à Savone à l’armée du général Moreau ; puis, l’escadre espagnole ne parvenant pas à sortir de Carthagène, nous allâmes l’y rejoindre. Nous appareillâmes ensemble pour Cadix et de là pour Brest, où nous entrâmes à la fin d’août. Ce fut sans doute une satisfaction pour le gouvernement de la République de voir dans un de ses ports une partie des forces navales de l’Espagne, et la consécration de cette alliance fut probablement le but principal de cette campagne, à laquelle le ravitaillement de l’armée de Moreau n’avait servi que de prétexte.

J’eus à cette époque le plaisir de voir le Tyrannicide échanger son nom barbare contre celui de Desaix, et la satisfaction de voir partir le commandant Lallemand. Il fut remplacé par le capitaine de vaisseau Christy de la Pallière, qui a toujours été pour moi d’une bonté parfaite et m’a bien dédommagé des vexations de son prédécesseur.

L’escadre de l’Océan ne fit cette année-là rien qui mérite d’être cité. Nous sortions souvent de Brest et faisions des exercices de manœuvres très profitables à l’instruction des équipages, mais il nous manquait les longs séjours à la mer, sans lesquels on ne fait pas de vrais marins.

Le premier Consul songeait alors à secourir l’armée d’Egypte, et il fit embarquer des troupes sur une division de l’escadre dont le Desaix faisait partie, et dont le contre-amiral Ganteaume eut le commandement. Pour donner le change à l’opinion publique sur notre véritable destination, on nous fit embarquer aussi des familles de colons et d’anciens employés de Saint-Domingue, afin d’accréditer le bruit d’une expédition dans cette colonie. Le procédé pouvait être bon, mais il était cruel. Le personnel de chaque navire se trouva ainsi doublé, et nous passâmes ainsi les derniers mois de cette année froide et humide (1800), appareillant sans cesse sans parvenir à tromper la surveillance de la croisière anglaise. Les conditions sanitaires étaient donc déplorables, quand, le 23 janvier 1801, nous parvînmes à prendre le large, par une tempête de neige et de grêle qui nous déroba à la vue des ennemis. Nos vaisseaux donnèrent les uns dans l’Iroise, les autres dans le raz de Sein, et se trouvèrent par bonheur ralliés au bout de quatre ou cinq jours en vue du cap Saint-Vincent, qui était le rendez-vous convenu. L’escadre composée des vaisseaux l’Indivisible, le Formidable, l’Indomptable, le Desaix, le Jean-Bart, la Constitution et le Dix-Août, et des frégates la Bravoure et la Créole, était commandée par les contre-amiraux Ganteaume et Linois.

Le temps avait été très mauvais jusqu’aux abords du cap Saint-Vincent ; les sabords constamment fermés avaient rendu l’habitation des plus malsaines, et les passagers étaient empilés depuis des mois dans l’humidité que le séjour prolongé en rade de Brest avait introduite à bord des navires. Le vent ayant un peu molli, on avait essayé de laisser quelques sabords ouverts, lorsque se fit entendre le cri de : « un homme à la mer ! » Je me jetai dans l’embarcation en portemanteau sous le vent qui fut bientôt amenée, et l’homme repêché, mais le canot faisait tant d’eau que nous eûmes assez de peine à regagner le bord. Comme nous approchions du vaisseau, l’homme que nous venions de sauver se jeta de nouveau à la mer, et une dizaine d’autres matelots pris d’une sorte de vertige s’élancèrent par les sabords. Ces malheureux étaient en proie à une sorte de fièvre chaude, et, dans leur délire, ils sautaient par-dessus le bord avec l’idée de se désaltérer. Nous eûmes beaucoup de peine à les ramener tous à bord.

Cependant nous continuâmes notre route, et, le 19 février, nous mouillions en rade de Toulon. M. Thiers dans son Histoire du Consulat a sévèrement reproché à l’amiral Ganteaume de n’avoir pas continué à faire route pour l’Egypte, selon les instructions du gouvernement. Il est facile de formuler la plume à la main des critiques de ce genre, mais l’état sanitaire de l’escadre était tel qu’il fallait absolument relâcher. En poursuivant notre traversée nous n’eussions amené à l’armée d’Egypte que des non-valeurs, après avoir jeté à la mer la moitié de nos passagers. Il fallut débarquer à Toulon des quantités de malades, et remettre les équipages sur pied avant de reprendre le large. Nous appareillâmes le 19 mars.

Deux jours après dans un coup de vent, le Formidable et le Dix-Août s’abordèrent en prenant des ris ; le premier démâta de son mât d’artimon ; le second perdit son beaupré et eut sa guibre entièrement brisée ; puis, le lendemain, son petit mât de hune tomba en brisant la hune de misaine. Il fallut encore rentrer à Toulon pour réparer ces vaisseaux, et le but de l’expédition se trouva retardé par un accident dû en grande partie à l’inexpérience des officiers. Heureusement les réparations en ce temps-là se faisaient d’une façon simple et pratique : une forte courbe de chêne, sur laquelle on établit les liures de beaupré, remplaça la guibre du Dix-Août ; le Formidable reçut pour mât d’artimon le mât de misaine d’une frégate, et nous partîmes une troisième fois pour l’Egypte, avec l’ordre de concourir, en passant, à la prise de Porto-Ferrajo dans l’île d’Elbe. Nous attaquâmes deux fois cette ville avec nos canots armés en guerre d’une part et nos vaisseaux de l’autre.

Cependant les fièvres malignes contractées pendant la traversée de Brest à Toulon continuant à décimer les équipages, l’amiral Ganteaume prit le parti de renvoyer à Toulon l’amiral Linois avec le Formidable, l’Indomptable et le Desaix, qui complétèrent avec leurs hommes valides les équipages des autres vaisseaux.


IV
La division de l’amiral Linois. — Bataille d’Algésiras. — Je suis proposé pour une arme d’honneur. — Incendie de deux trois-ponts espagnols.

Je fus contrarié de voir le Desaix rentrer au port, et c’est cependant à cette circonstance que j’ai dû de faire une campagne plus active et plus intéressante que celle à laquelle nous étions destinés. Tout est heur et malheur dans la vie des marins ; il faut suivre son sort, se fier à la Providence et être prêt à toute heure au sacrifice de sa vie.

Nous passâmes quelques semaines à Toulon, où la beauté du climat fit disparaître les maladies, et nous en partîmes le 13 juin 1801 à destination de Cadix et de Saint-Domingue. Nos vaisseaux armés depuis longtemps, bien commandés, ne ressemblaient plus à ces armemens de fortune trop fréquens à cette époque, : mus partîmes donc pleins d’ardeur. L’escadre commandée par l’amiral Linois se composait des vaisseaux le Formidable, l’Indomptable et le Desaix, et du Muiron, ancienne frégate vénitienne, dont la mauvaise marche ne faisait qu’entraver nos mouvemens. Elle était commandée par M. de Martineng qui n’avait guère plus de vingt-cinq ans à cette époque, et qui a été par la suite un de mes meilleurs amis.

Nous allions sans nous en douter cueillir les seuls lauriers qui soient échus à la marine dans cette sombre période, au moins dans les mers d’Europe ; car si la victoire d’Algésiras n’a pas eu de grandes conséquences, elle n’en demeure pas moins un des plus beaux faits d’armes de notre histoire navale. On en a peu parlé. La gloire de Napoléon absorbait l’attention du monde entier, et l’amiral Linois fut trop notoirement étranger, malgré son courage indiscutable) au succès de son escadre, pour qu’on ait pu fonder sur ses talens de grandes espérances, et voir en lui l’homme que Napoléon attendait pour accomplir sur mer ses grands projets. Cependant trois vaisseaux français, aidés d’une mauvaise frégate, battirent complètement en cette journée six vaisseaux anglais, et les mirent en fuite, après en avoir contraint deux à amener leur pavillon. C’est un exemple dont il aurait fallu profiter, en s’appliquant à ne mettre en ligne que de bons navires, bien commandés et bien armés, au lieu de ces flottes immenses, composées de mauvais élémens, qui paralysaient la vaillance des équipages, et tombaient presque sans défense aux mains d’un ennemi plus aguerri.

Le 30 juin nous arrivions dans le détroit de Gibraltar poussés par une jolie brise d’Est, quand nous eûmes connaissance de trois gros navires de guerre courant sous les mêmes amures que nous. L’amiral désirait échapper à l’escadre anglaise en croisière devant Cadix, et craignant que sa présence ne fût signalée, il renonça à doubler le cap Trafalgar et alla mouiller à Algésiras. Sur un avis venu de terre, nous reprîmes le large, et essuyâmes un coup de vent qui nous obligea à prendre la cape. Rien ne nous empêchait cependant de sortir du détroit, quand, à notre grand étonnement, l’amiral nous mena de nouveau au mouillage d’Algésiras. Il était clair qu’à si faible distance nous allions être signalés à l’escadre anglaise, et que nous l’aurions avant peu sur les bras. Cependant, la journée du 5 juillet se passa tout entière sans qu’aucune disposition fût prescrite. Nous gardâmes l’ordre dans lequel nous avions jeté l’ancre, sur une ligne parallèle à la côte : le Formidable, de 80 canons, en tête, puis le Desaix et l’Indomptable de 74, et la frégate le Muiron. Deux batteries de côte, celles de San Iago et de l’Ile-Verte nous flanquaient tant bien que mal.

Cependant, les capitaines se préoccupaient à juste titre de la trop grande distance qui existait entre les vaisseaux, et de ce que nous étions mouillés trop au large, ce qui eût permis aux Anglais de renouveler la manœuvre de Nelson à Aboukir, en nous doublant du côté de la terre, et de nous prendre ainsi entre deux feux. Le 6 au matin le Desaix et l’Indomptable, de leur propre initiative, se balaient sur des grelins pour se rapprocher du Formidable et de la terre, quand l’escadre anglaise tomba sur nous. Nous ne pûmes achever notre manœuvre, et elle demeura si imparfaite que l’Indomptable nous doublait, et que la moitié de ses canons de l’avant était masquée par l’arrière du Desaix. Le branle-bas ne put être achevé ; il fallut jeter à la mer tout ce qui encombrait les batteries. C’est dans ces conditions que la bataille s’engagea.

Je n’ai vu qu’assez imparfaitement, ainsi que cela arrive souvent aux acteurs, les péripéties de la bataille d’Algésiras, et je n’en connais guère de bonne relation : une des meilleures, à mon avis, est celle de l’historien anglais James, que l’on ne taxera pas de partialité à notre égard. Les Anglais arrivèrent sur nous sous toutes voiles ; le Cœsar de 80, portant le pavillon du contre-amiral Sommerset, venait en tête, suivi du Pompee, du Spencer, du Venerable, de l’Hannibal et de l’Audacious, de 74. La frégate la Thames avait été envoyée à l’embouchure du Guadalquivir, pour rappeler le vaisseau le Super b, qui arriva trop tard, mais qui n’en joua pas moins un rôle considérable les jours suivans.

Le combat s’engagea avec la plus grande violence ; le Pompee et l’Hannibal ouvrirent le feu entre huit heures et huit heures un quart, en manœuvrant pour passer à terre à nous., L’amiral Linois fit alors le signal de couper les câbles pour s’échouer, ce qui fut exécuté. L’Hannibal s’échoua aussi dans sa manœuvre. Il serrait à ce moment l’avant du Formidable, et ces deux vaisseaux se trouvèrent engagés presque beaupré contre beaupré, ne pouvant combattre que par la mousqueterie. Sur toute la ligne, Anglais et Français étaient fort près les uns des autres, et tous les coups portaient. Au bout d’une heure de canonnade, les batteries de San Iago et de l’Ile-Verte se turent. M. de Martinenq envoya des détachemens du Muiron pour les servir ; on trouva les canonniers espagnols cachés sous leurs affûts. Le feu de ces batteries reprit avec ardeur, et nous fut d’un grand secours, malgré les efforts des Anglais qui envoyèrent des canots pour s’en emparer.

Mon poste de combat était sur la dunette du Desaix que je ne quittai pas ; le bruit et la fumée étaient effroyables ; nous échangions des bordées à une encablure (200 mètres) avec l’Hannibal, que nous prenions par sa joue de tribord, et que nous criblâmes de boulets. Le Cœsar nous prenait « l’enfilade par l’arrière : heureusement, ce vaisseau s’échoua sur l’Ile-Verte, présentant sa poupe à la batterie de l’île, et sa hanche de bâbord à l’Indomptable. Il amena son pavillon et cessa de nous canonner. En. même temps le Pomoce était réduit par le feu du Formidable.

Trois vaisseaux anglais se trouvaient donc hors de combat. À ce moment, quelques canonnières espagnoles se décidèrent à entrer en ligne, les batteries de terre servies par nos matelots redoublèrent d’énergie, et notre victoire devint complète. Elle l’eût été davantage si les vents, en tournant au N.-O., n’eussent permis aux Anglais de se retirer. Le Pompee parvint à appareiller ; le Cœsar, qui s’était remis à Ilot, rehissa traîtreusement son pavillon ; tous deux rejoignirent les autres vaisseaux moins maltraités, abandonnant le champ de bataille et laissant entre des mains l’Hannibal.

Nous étions nous-mêmes criblés de boulets, et la moitié de nos équipages était hors de combat. J’occupais alors sous la dunette du Desaix une petite chambre qui était littéralement en miettes, et quand on voulut communiquer avec l’amiral, on se trouva hors d’état de le faire, car il ne restait ni un pavillon, ni une drisse pour faire un signal, et pas une embarcation qui ne fût hachée. Je proposai au commandant Christy Pallière de porter à la nage à bord du Formidable les plis qu’il voudrait me confier, mais les requins se montraient en grand nombre dans la baie, attirés par les cadavres, et le commandant n’accepta pas. Il voulut bien me proposer pour une arme d’honneur, et dans des termes tels que cette proposition me valut d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur à la fondation de l’Ordre, en février 1804, n’étant qu’aspirant de 1re classe et âgé de dix-neuf ans.

J’ai vu trop souvent les défauts des Anglais pour ne pas rendre ici hommage à un de leurs officiers, lord Cochrane, commandant le brick le Sweady, que le Desaix avait capturé quelques jours auparavant. C’était un officier accompli et un parfait gentleman, avec lequel je me liai grâce à une sympathie réciproque. Il eut le chagrin d’assister à l’échec de ses compatriotes, et nous dûmes le contraindre à rester au poste des blessés et à ne pas demeurer sur le pont, exposé à recevoir la mort de la main de ses compatriotes.

L’état de nos vaisseaux ne permettait guère de reprendre la mer ; heureusement l’amiral Linois put faire connaître notre situation à l’amiral Masseredo, qui commandait l’escadre espagnole de Cadix. Cinq vaisseaux espagnols et un français, le Saint-Antoine, furent détachés pour nous ravitailler et nous escorter jusque dans ce port. L’enthousiasme causé par notre victoire était à son comble à Cadix : on y préparait des fêtes pour nous recevoir ; et beaucoup des jeunes gens des meilleures familles du pays s’étaient embarqués comme volontaires sur les vaisseaux envoyés à notre rencontre, et spécialement sur deux trois-ponts, le San Carlos et le San Hermenegild, qui étaient la gloire de cette escadre. Les Espagnols arrivèrent le 9 juillet à Algésiras, et, grâce à l’activité déployée par chacun, nous fûmes en état d’appareiller le 12 ; mais, par suite du calme, nous ne parvînmes à vider la baie qu’à la fin du jour. Notre ordre de marche était assez singulier : la frégate espagnole la Sabina marchait en tête, ayant à son bord les deux amiraux, et flanquée à droite et à gauche de deux autres frégates. Sur une deuxième ligne marchaient de front les trois vaisseaux français combattans d’Algésiras, et enfin, en troisième ligne, les cinq vaisseaux espagnols et le Saint-Antoine. Les deux trois-ponts San Carlos et San Hermenegild naviguaient aux deux extrémités de cette ligne.

Au moment où nous quittions la baie, cinq vaisseaux anglais appareillaient de Gibraltar et, poussés par une jolie brise d’Est, se maintenaient en ligne de file au vent à nous. Quand la nuit fut tombée, ils se guidèrent sur le feu de hune que la Sabina avait arboré pour conduire l’escadre combinée. Cette escadre naviguait en assez grand désordre, et à la faveur des ténèbres le vaisseau anglais le Superb vint se mêler aux vaisseaux espagnols. Quand il se trouva en avoir un de chaque bord, il ouvrit le feu sur chacun de ses adversaires, puis se laissa culer en cessant de tirer. Il arriva que les deux vaisseaux ainsi canonnés étaient les trois-ponts espagnols qui se trouvaient alors fort loin de leur poste. Les équipages, affolés par cette attaque soudaine, ne s’aperçurent pas de la ruse du Superb, et croyant lui répondre, se mirent à se tirer des bordées. Bientôt, dans le désordre de ce combat de nuit, le feu se déclara à bord du San Carlos, qui vint en grand sur bâbord dans le but d’aborder son adversaire. Il aborda en effet le San Hermenegild, et en un instant lui communiqua le feu dont il était dévoré. Les flammes montaient jusqu’au ciel, illuminant les escadres et le détroit tout entier d’une horrible clarté. Je sommeillais sur le pont quand je fus éveillé par les cris des hommes de quart ; la barre fut mise au vent, et nous sautâmes tous dans les haubans pour éteindre les flammèches qui nous arrivaient de cet immense foyer. Nous étions très près de ces malheureux navires, et voyions les Espagnols qui, reconnaissant trop tard leur erreur, avaient abandonné leurs armes, courir affolés de toutes parts cherchant un moyen de salut. Manœuvrant à peine nous-mêmes, n’ayant pas une embarcation qui pût flotter, nous étions hors d’état de leur venir en aide, et notre seule préoccupation était d’éviter leur sort. Leur destruction fut d’ailleurs assez prompte ; les deux vaisseaux sautèrent en l’air à (quelques minutes d’intervalle, nous couvrant de cendres et de débris enflammés ; puis le silence et l’obscurité succédèrent à cette horrible scène.

Plus de deux mille hommes étaient tombés en un instant dans l’éternité. L’un des deux vaisseaux ayant négligé d’embarquer sa chaloupe, cette embarcation servit à sauver trente-six personnes qui abordèrent à Tarifa, L’historien James prétend que deux cent soixante-huit hommes furent recueillis par le Saint-Antoine : je ne l’ai jamais entendu dire et cela me paraît improbable, car au moment de l’explosion nous relevions les deux trois-ponts au N.-N.-E. et le Saint-Antoine au Sud-Est.

Notre attention fut bientôt attirée sur ce dernier vaisseau. Le Superb poursuivant avec une activité inlassable son rôle de vengeur, l’attaqua à 11 h. 50, et à minuit et demi le Saint-Antoine amenait son pavillon. Ce vaisseau, récemment cédé par l’Espagne à la France, était sorti très peu de jours auparavant de l’arsenal de la Carraque, n’ayant qu’un très faible équipage, les rôles de combat n’étaient pas même établis. Pour lui faire prendre la mer et ajouter une unité au chiffre de nos vaisseaux, on lui avait embarqué deux cents soldats espagnols, qui, au moment du combat, se réfugièrent dans les parties basses. Voilà dans quelles conditions son commandant, le brave capitaine Le Roy, avait à lutter contre un adversaire de la trempe du Superb. Heureusement pour lui, il reçut une grave blessure, et quand il voulut voir son second pour lui remettre le commandement, il fut impossible de trouver cet officier, qui s’était caché sur l’avant du mât de misaine, et qui n’arriva derrière que pour faire amener ses couleurs.

Ce malheureux événement, plus encore que l’incendie des vaisseaux espagnols, empoisonna pour nous la joie du triomphe. Nous avions espéré inaugurer une ère nouvelle de succès et de vaillance, et voilà qu’un vaisseau français se laissait amariner comme une gabare après quarante minutes de combat. Puissent au moins ces exemples servir à la postérité, et lui prouver que si les armées s’improvisent, ce que j’ai peine à croire, la marine ne vaut que par ses cadres et son organisation.

Le lendemain matin, les vaisseaux français et espagnols se trouvèrent fort avancés dans l’Ouest, à l’exception du Formidable qui, sous une mâture de fortune, avec des huniers pour basses-voiles et des perroquets pour huniers, cherchait à doubler les rochers de Conil pour entrer dans Cadix. Il fut attaqué par le vaisseau anglais le Venerable qui avait toute sa mâture haute, les perroquets croisés, et par la frégate la Thames. L’amiral Linois ayant quitté son vaisseau pour faire la traversée sur la Sabina, ce fut son capitaine de pavillon, le brave commandant Troude, qui eut l’honneur de ce combat. Il se fit abandonner de ses deux assaillans, dont l’un, le Vénérable, ayant perdu une partie de sa mâture, alla toucher sur les bancs du Conil. Ce fut malheureusement à marée basse, ce qui lui permit de se renflouer quelques heures après avec le secours de la Thames. Les amiraux Linois et Moreno, qui étaient à six milles dans l’Ouest avec cinq vaisseaux et trois frégates, auraient pu vers midi, la brise s’étant élevée, laisser porter sur le Venerable, et l’enlever ou le détruire. Le reste de l’escadre anglaise souventée n’aurait pu à ce moment doubler le cap Trafalgar. Ils n’en firent rien et ne songèrent qu’à rentrer à Cadix.

La population de cette ville était tout entière sur les murs, applaudissant notre entrée et surtout celle du Formidable, qui venait d’ajouter un nouveau lustre à la gloire conquise à Algésiras, mais cette joie fut bientôt changée en un deuil profond. Presque toutes les familles avaient perdu quelqu’un des leurs, et cette douleur était accrue par l’humiliation que causait à l’amour-propre national cette catastrophe sans précédent dans l’histoire.


Mis GICQUEL DES TOUCHES.

  1. Les préceintes étaient une sorte de corniche de 8 centimètres environ de largeur qui régnait tout le long des anciens vaisseaux à 2 ou 3 pieds au-dessus de la flottaison. Il fallait donc marcher sur cette corniche sans autre appui que la muraille lisse du navire.