Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 351-358)
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XL

Jetons une dernière fois nos regards en arrière, et mesurons le chemin parcouru depuis un demi-siècle.

En résumé, la génération de 1830 a fait disparaître la chaîne des forçats, l’exposition, le carcan et la marque, l’échafaud politique. La loi de revision de 1832 a rayé du code le crime de lèse-majesté, — la confiscation des biens, — la mutilation du poignet droit. Une loi du 11 octobre 1830 abrogea celle du sacrilège qui, en 1825, avait tant ému les libéraux. On n’appliqua plus la peine de mort aux faux monnayeurs, ni aux auteurs des crimes commis contre les propriétés.

Il n’y eut plus de religion d’État. Le rétablissement du divorce, voté par la Chambre des députés, fut repoussé par la Chambre des pairs. Une loi prohiba les loteries, sur la proposition du duc de la Rochefoucauld-Liancourt.

Ozanam fonda la société de Saint-Vincent de Paul, en compagnie de quelques jeunes gens, sans autre but que de faire l’aumône et de donner des conseils moraux aux personnes assistées, — but qui a été changé peu à peu, car cette société a organisé une propagande religieuse, quelquefois politique. De même, les sociétés de Saint-François-Régis et de Saint-François de Sales, prirent naissance pendant la génération de 1830.

L’affranchissement des noirs et la répression de la traite des nègres, l’amélioration du système pénitentiaire, les essais pour la moralisation des prisonniers, le développement de l’institution des caisses d’épargne, les encouragements à l’agriculture avivée par des sociétés et des comices agricoles, l’augmentation du budget de l’instruction publique à tous les degrés, l’accroissement de l’aisance générale, la protection des enfants employés dans les manufactures, la création des crèches par Marbeau, tels furent les résultats principaux des efforts tentés par les hommes de cette époque. Salvandy créa l’École française d’Athènes.

Un mouvement commercial et industriel considérable s’opéra en France ; mais la lutte du système protectionniste et du libre-échange subsista et dure encore.

À partir de 1834, les expositions de l’industrie eurent lieu tous les cinq ans. On put se rendre compte des pas de géant faits par nos nationaux, sous le rapport de la construction des machines, et l’Angleterre trouva dans la France une rivale redoutable.

Nos ouvriers se perfectionnèrent, et leur émulation ne cessa de croître. Combien d’usines s’élevèrent, pour le tissage des étoffes, pour la fabrication du sucre de betterave, pour la manutention du fer ! Les écoles d’arts et métiers d’Angers et de Châlons furent reconstituées ; celle d’Aix fut créée.

Nous avons vu toutes ces améliorations se produire, alors que nous étions déjà capables de comprendre la loi du progrès, et de l’apprécier comme il convient.

Par malheur, la question politique entrava fréquemment les efforts des hommes qui nous ont précédés. Il leur manquait le triomphe de leurs idées démocratiques, aujourd’hui écloses ou près d’éclore. La lutte entre la royauté mourante et la république à son aurore, dura de longues années.

J’avais désiré l’avènement d’un gouvernement républicain, lorsque Louis-Philippe régnait. La seconde République ne devait pas s’établir, après la chute de ce prince.

J’eus à désirer de nouveau, de 1851 à 1870, le succès de la démocratie.

Nul n’échappe aux heures d’illusion, nul n’échappe aux heures de découragement.

Les républicains de la génération de 1830, joués par les monarchistes de la branche cadette, prirent leur revanche en février 1848.

On lut, sur des affiches : « Nous ne nous laisserons pas escamoter la révolution de 1848. » La République fut proclamée. Mais malgré ce grand événement, auquel peu de personnes s’attendaient, et qui dénouait par un changement radical de gouvernement une crise commencée par une simple question de capacités électorales, il n’y eut pas, tant s’en faut, unanimité parmi les partisans du nouveau régime.

Il est certain que le travail de nos pères est loin d’avoir porté des fruits immédiats.

La division entre républicains et socialistes existait déjà sous Louis-Philippe ; elle s’accentua énergiquement après le départ de l’ex-roi citoyen.

Les uns voulaient la République avec toutes ses conséquences, avec le drapeau rouge succédant au drapeau tricolore accepté par l’Empire et par la royauté de Juillet ; les autres se contentèrent de la République modérée, avec le drapeau tricolore qui, selon la voix éloquente de Lamartine « avait fait le tour du monde ».

Ceux qui avaient lutté pendant dix-huit années pour le triomphe de la démocratie, ceux qui avaient pris part aux émeutes, même aux attentats contre Louis-Philippe, prêchèrent la république démocratique et sociale, pourvue d’autres épithètes encore.

Les clubs, les repas fraternels, les journaux à titres révolutionnaires renouvelés de 1793, reparurent.

Je n’ai pas oublié la journée du 2 avril 1848. Le club des Incorruptibles donna un banquet patriotique sur la place du Châtelet. La société populaire de Montrouge y apporta un énorme gâteau, « destiné à la communion républicaine », et ledit gâteau servit de pain bénit démocratique.

Le 7 juin 1848, l’Organisation du travail, journal des ouvriers, fut poursuivi pour avoir publié la liste des grandes fortunes de France, sous le titre : Fortunes foncières.

De tous les côtés, le socialisme déborda. Dans le journal la Montagne, un rédacteur écrivait : « Qu’a été le peuple ?… Rien. Que doit-il être ? Tout. »

Et Proudhon, dans sa feuille le Peuple, répéta en septembre 1848 :

« Qu’est-ce que le producteur ? Rien. — Que doit-il être ? Tout. — Qu’est-ce que le capitaliste ? Tout. — Que doit-il être ? Rien. »

Or, toutes ces revendications étaient en germe dans le cerveau de la plupart des hommes de 1830, rêvant plus que 89.


En terminant, je constate que, à tort ou à raison, une foule d’illustres personnages, — poètes, historiens, romanciers, savants, professeurs, etc., durant ma jeunesse, — ont touché ensuite à la politique. Quelques-uns s’y sont brûlé les ailes ; quelques autres ont acquis un renom de plus ; d’autres enfin n’y ont rien gagné aux yeux de la postérité.

Quoi qu’il en soit, ne nous en plaignons pas : l’indifférence en matière de politique amène parfois des résultats désastreux. Les grandes intelligences ne sauraient se désintéresser des événements contemporains.

Le plus illustre entre ces personnages a été Victor Hugo. Les Souvenirs d’un hugolâtre rapportent logiquement à lui une notable partie des sentiments qui ont agité l’âme de leur auteur.

Nous n’avons eu ni la prétention ni la possibilité d’analyser les travaux du géant littéraire. À quoi bon, quand des milliers de critiques ont parlé ?

Victor Hugo illumine la génération de 1830, et aussi le siècle qui va finir. Le rayonnement de sa gloire a fécondé les esprits, influé sur les écrivains, sur les artistes, sur les savants, même, parfois, sur les hommes politiques, qui l’ont suivi consciemment ou inconsciemment.

Chacune de ses œuvres a lancé des flammes, tout au moins jeté de vives et nombreuses étincelles.

Victor Hugo a toujours gardé le culte de l’idéal dans ses multiples créations, soit qu’il chantât l’enfance, la femme, le patriotisme, la gloire ; soit qu’il chantât l’humanité, le bonheur ou la misère.

Ceux que l’on appelait hugolâtres se glorifiaient de ce titre, et justement, car ils devançaient l’admiration universelle.

Le Maître n’est plus. Mais, immortel dans la mort, vivant dans toutes les mémoires, il a droit de passer sous l’Arc de Triomphe, devant lequel « il ne regrettait rien »

Que Phidias absent et son père oublié.

Un « peuple entier » l’accompagnera respectueusement lorsqu’il ira reposer au Panthéon, sous le dôme,

Cette couronne de colonnes
Que le soleil levant redore tous les jours !


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