Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 96-108)
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XVII

Bientôt, le cabinet du 11 octobre 1833 (Soult, président, de Broglie, Guizot, Thiers, Barthe, Humann, d’Argout et de Rigny, ministres) proposa aux Chambres de réglementer le métier de crieur, de le soumettre à l’autorisation et à la surveillance de l’autorité municipale.

Mais lorsque l’administration, armée par une loi de février 1834, essaya de sévir utilement contre les crieurs publics, des troubles éclatèrent, par suite de cette atteinte à la liberté complète de la presse.

Des écrits clandestins circulèrent, par la même raison que les rigueurs contre les associations décuplèrent les sociétés secrètes.

Un mouvement social très développé coïncidait depuis plusieurs années avec le mouvement littéraire et politique, avec le néo-christianisme, dont Lamennais, Montalembert et Lacordaire se faisaient les champions, en arborant des drapeaux assez distincts.

Le comte de Saint-Simon avait formulé une doctrine suivant laquelle notre destinée est de produire par le travail, est circonscrite nécessairement par l’utile, a pour but l’industrie.

De là, une sorte d’aristocratie unique, formée des savants, des artistes et des producteurs de toute espèce. Association des travailleurs, afin d’atteindre le but commun, et proscription des oisifs.

Les sectateurs de cette école industrialiste, Aug. Comte, Olinde Rodrigues, Duveyrier, Michel Chevalier, Émile Barrault, Félicien David, les deux Péreire, Talabot, Enfantin, etc., s’appelaient Saint-Simoniens.

Après la mort de leur maître, ils voulurent passer de la théorie à la pratique et créer une hiérarchie sociale. L’homme et la femme devaient être absolument égaux. Réforme du mariage. Plus d’hérédité : on lui substituait une filiation conventionnelle. À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres.

Les disciples de Saint-Simon allèrent plus loin : ils créèrent un culte nouveau. Ils fondèrent un établissement dans une grande maison d’Enfantin, sur les hauteurs de Ménilmontant.

Le journal le Globe fut leur organe, et Félicien David composa leurs cantiques.

Ils envoyèrent des prédicateurs habiles dans les départements, mais sans succès.

Quelques faits d’immoralité leur ayant été imputés, ils durent comparaître devant la cour d’assises de la Seine.

Le 27 août 1832, les journaux nous apprirent qu’Enfantin, Père suprême, partirait de sa retraite avec ses apôtres, ses fils et ses filles, à huit heures du matin. L’itinéraire des accusés, du Père et de la Famille, était tracé d’avance.

Avec quelques jeunes amis, j’allai sur le Pont au Change, pour voir le cortège saint-simonien.

À la tête de ces accusés marchait Enfantin, d’une façon lente et compassée.

Nous nous moquâmes, je l’avoue, de leur petite toque de velours rouge, de leur barbe assez longue et très soignée, de l’écharpe blanche ou rouge qui flottait en larges plis sur leurs épaules, de leur petite redingote bleue fort évasée sur le devant, et laissant voir un gilet blanc mystique dont l’ouverture était cachée, la ceinture noire qui leur ceignait les reins, et leur pantalon blanc.

Leur costume rappelait l’habillement florentin au seizième siècle.

Enfantin, à la pose étudiée, avait l’écharpe rouge ; sur son gilet étaient écrits ces deux mots : Le Père. On eût pu le comparer à l’Arioste arrêté par des bandits, dans le tableau de Mauzaisse.

À l’audience, l’auditoire demeura assez froid, presque moqueur. Plusieurs dames saint-simoniennes, vêtues d’une tunique bleue, se tenaient derrière Enfantin ou en dehors de la barre.

Les accusés furent condamnés pour outrage à la morale publique, relativement « à la femme et aux rapports de l’homme et de la femme ».

Ils fermèrent leur établissement ; quelques-uns émigrèrent en Orient, pour y propager la foi nouvelle. C’étaient notamment Barrault, Paulin Talabot, Enfantin, — et Félicien David, qui devait s’inspirer loin de la France, et nous revenir avec ses délicieuses mélodies du Désert.

Les saint-simoniens se dispersèrent. Que devinrent-ils, ces hommes dont nous avions ri, après lesquels une foule ignorante courait comme après des masques ? La plupart, intelligences d’élite, firent un chemin brillant dans la politique, les sciences, l’industrie, la littérature et les arts. Leur retraite à Ménilmontant avait été une débauche d’imagination.

Paulin Talabot et Enfantin songèrent à établir entre les Indes et l’Europe une voie de communication directe. Ils demandèrent la concession du canal de Suez ; mais les circonstances réservèrent à Ferdinand de Lesseps l’honneur de cette création.

Carnot avait cru devoir protester contre « l’organisation de l’adultère ». Comme lui protestèrent Bazard, Pierre Leroux, Jean Reynaud, Édouard Charton, et plusieurs autres saint-simoniens.

Enfantin, mort en mai 1864, a laissé des papiers de quelque importance, qui éclairciront peut-être certains points de l’histoire contemporaine. Ils ont été donnés à la Bibliothèque de l’Arsenal, mais ils ne pourront être communiqués au public avant l’année 1894.

Un cabinet entier renferme des manuscrits, des livres, des brochures, des caricatures se rapportant à Enfantin et aux saint-simoniens.

On y voit un bon nombre d’estampes satiriques, — notamment : Le Père Fanfantin, avec cette légende : Pater noster, qui est à Sainte-Pélagie, — les Moines de Ménilmontant, — et des pièces sur la femme libre.

Le Père était appelé Bouffantin dans les Saint-Simoniens, vaudeville joué au théâtre du Palais-Royal.

Une souscription s’ouvrit, après la fermeture de Ménilmontant, pour la fondation d’une Bibliothèque spéciale où l’on recueillerait et conserverait les archives de la doctrine saint-simonienne. Le capital devait s’élever à 150 000 francs, divisé en actions de 250 francs. Les souscripteurs affluèrent.

À l’instant où le Saint-Simonisme disparut, le Fouriérisme se produisit.

Autre pléiade d’esprit distingués qui, enrôlés sous la bannière de Charles Fourier, auteur de la Théorie des quatre mouvements, et d’autres ouvrages exposant un système social nouveau, collaborèrent au Phalanstère.

Ce journal, créé en 1832, propagea et défendit la doctrine qui consistait à détourner les passions des hommes vers un but utile à tous ; à conduire l’individu au bonheur par le travail, rendu attrayant ; à procurer un bien-être universel en associant les travailleurs pour former des phalanges avec des groupes et des séries.

Fourier, utopiste dévoué à l’amélioration du sort de tous, croyait que le travail ne pouvait porter des fruits qu’en étant unitaire, fait en société ; et il divisait l’association en capital, travail et talent. Il concevait une civilisation harmonienne, supprimant la loi et la morale, et prenait le plaisir pour point d’appui.

D’abord, la politique demeura étrangère au fouriérisme, dont le succès fut restreint ; puis, la publication du Phalanstère ayant été interrompue en 1834 pour reparaître deux ans après, sous le titre de La Phalange, journal de la science sociale, dirigée par Victor Considérant, qui succédait au maître, le fouriérisme se mêla aux luttes des partis, sans jamais réussir à pratiquer ses théories, sans faire triompher son mécanisme sociétaire.

Victor Considérant a entrepris, depuis, de longues pérégrinations en France, en Belgique, au Texas. L’école sociétaire n’a plus guère de croyants, — si ce n’est son dernier chef lui-même, estimable vieillard de soixante-dix-sept ans, dont on aperçoit tous les soirs la mâle et douce figure, soit dans les rues avoisinant le Panthéon, soit au café Soufflet, ancienne renommée du quartier Latin, établissement dans lequel Gustave Planche a absorbé des myriades de petits verres.

À la Phalange succéda (1845) la Démocratie pacifique, journal quotidien politique. Considérant, Cantagrel et Alphonse Toussenel y professèrent une doctrine un peu attiédie du fouriérisme.

Cantagrel, aujourd’hui député, se lança entièrement dans la politique. Toussenel, qui vient de mourir, laisse un livre charmant, — l’Esprit des Bêtes ; il a été un irrégulier du socialisme et de l’histoire naturelle.

Les doctrines de Saint-Simon, de Fourier et de Considérant amenèrent l’éclosion du socialisme, tel que Louis Blanc l’exposa bientôt dans l’Organisation du travail, et qu’il s’est présenté dans les différentes crises révolutionnaires que la génération de 1830 a traversées.

C’est le socialisme qui déclare la guerre à l’individualisme, qui donne à chacun selon ses besoins et non selon ses facultés, qui va jusqu’à l’égalité des salaires et s’insurge contre le capital.

L’Organisation du travail devait causer bien des agitations, donner naissance aux revendications les plus justes ou les plus excessives, en inculquant aux masses l’idée de mettre immédiatement en pratique les théories du progrès.

Peu de succès pour le Saint-Simonisme ; un peu plus de succès pour le Fouriérisme, qui végéta en se modifiant.

Quant à l’église de l’abbé Chatel, éclose en conséquence de la liberté religieuse, — il n’en faut guère parler que pour mémoire.

Prédicateur distingué, l’abbé Chatel avait fondé, quelques mois avant la révolution de Juillet, un journal destiné à soutenir le libéralisme des croyances, et intitulé le Réformateur, ou Écho de la religion et du siècle. Il faisait de l’opposition, pour rompre avec Rome ; après les « glorieuses journées », il rompit, et s’installa novateur évangélique, en réunissant chez lui, dans la petite rue des Sept-Voies (aujourd’hui rue Valette), près du Panthéon, un certain nombre d’abbés mécontents, tout prêts à guerroyer, à former une Église française.

Chatel se posa en Primat des Gaules, et ses adeptes s’engagèrent à reconnaître « la loi naturelle, toute la loi naturelle, rien que la loi naturelle », à regarder Jésus-Christ comme « un homme prodigieux », à rejeter la confession, le jeûne et l’abstinence, et à dire la messe en français. L’église primatiale était située dans le faubourg Saint-Martin ; elle avait des succursales dans divers quartiers de Paris.

J’ignore si la nouvelle Église compta beaucoup de fidèles ; pour ma part, je n’en ai connu personnellement aucun. Une foule de gens ne voulaient déjà pas plus de la messe en français que de la messe en latin.

Depuis, plusieurs sectes, poursuivant à peu près le même but, n’ont pas réussi davantage. Sous ce rapport, la génération de 1830 n’a rien innové. L’abbé Auzou, schismatique vis-à-vis de Chatel, fonda une Église apostolique, et finit par « rétracter ses erreurs », en 1839.

Une physionomie curieuse, celle de Jean Journet, fut engendrée par le Fouriérisme, et elle en fut la caricature.

Jean Journet se disait l’Apôtre, après avoir commencé par être carbonaro, après avoir exercé plusieurs métiers. Il prêchait la doctrine de l’auteur de la Théorie des quatre mouvements, mais les disciples du maître le traitaient de fou, parce qu’il voulait une propagande directe ; parce qu’il recrutait des souscripteurs parmi les personnages en vue, et ressemblait à un frère quêteur ; parce qu’il pondait une grande quantité de vers, les imprimait, les « plaçait » en déclarant que lui, Dieu et le genre humain étaient reconnaissants à l’égard de quiconque achetait cette poésie forte en pathos.

Sous la monarchie de Juillet, sous la république de 1848, sous le second Empire, même, l’apôtre Jean Journet promena dans Paris son costume étrange. Le quartier Latin l’a connu ; les étudiants, à diverses époques, ont lu et « blagué » ses Chants harmonieux, ses Cris et Soupirs, ses Cris de douleur, son Cri d’indignation, son Cri de délivrance, son Cri de détresse.

Je l’ai rencontré dans nombre d’ateliers d’artistes, chez Louis Boulanger et chez Auguste Préault. Ce Fouriériste déclassé ennuya tour à tour, sinon concurremment, Victor Hugo, George Sand, Lamartine, Casimir Delavigne, le colonel Bory de Saint-Vincent et Alexandre Dumas père, — une foule d’hommes de lettres, d’hommes d’Église, de savants, — et de bourgeois.

Partout l’Apôtre répandait ses œuvres, en disant : « Prenez, c’est le pain de vie. » Il voulait les vendre et, dans l’occasion, il les donnait. Bref, il se ruinait.

Jean Journet annonça ainsi, en 1858, le prix de Les sept clameurs du désert, ou le Socialisme démasqué. Prix distributif : pour les riches, 2 francs ; les aisés, 1 franc ; les gênés, 50 centimes !

Voici bien une autre exaltation, une autre folie religieuse, provenant du mouvement de 1830 :

Nous eûmes le Mapah, de son vrai nom Ganneau, plus qu’un apôtre, — un dieu !

Fils de chapelier, instruit, élégant, gracieusement fait de sa personne, boulevardier d’habitudes, joueur effréné, viveur accompli, Gaunau se transforma en divinité, s’appela Celui qui fut Gaunau, fonda l’évadisme, religion d’Ève et d’Adam, ayant pour principe l’androgynisme, et mit la femme sur la même ligne que l’homme.

Il portait la barbe longue, avait un chapeau de feutre gris, une blouse et des sabots.

Parmi les adeptes du Mapah figurèrent Félix Pyat, Théophile Thoré et Hetzel, mais pour peu de temps, — peut-être par amitié.

Son temple était un grand atelier de l’île Saint-Louis. Le prophète du dieu se nommait Caillaux, sculptait des bas-reliefs symbolisant l’androgynisme, et signait une brochure de Celui qui fut Caillaux.

Autour du grabat divin se réunissaient d’ordinaire les croyants au Mapah.

Celui qui fut Ganneau exerçait le métier de doreur-sculpteur. Il portait au cou, suspendue à une chaîne, une brosse à dorer. Par là, sans doute, il voulait rehausser aux yeux des masses les professions manuelles ; ou bien, c’était une singularité de monomane.

Quoi qu’on en puisse penser, cette brosse ne paraissait pas un insigne très respectable.

« Savez-vous pourquoi le dieu porte toujours une brosse de doreur à son cou ? disait un journaliste. — C’est parce qu’il veut être toujours adoré (à dorer). »

Survint un procès, pour cause de scandale religieux. Le dieu répondit à ses juges en singeant le Christ devant les siens.

Le Mapah agissait papalement, en quelque sorte ; il écrivait à Grégoire XVI, avec lequel il espérait sans doute traiter de puissance à puissance. À plus forte raison prenait-il à partie l’archevêque de Paris.

Tout cela finit par la misère et la maladie. La révolution de Février enleva à Ganneau tous ses disciples ; il ne resta au Mapah que le fidèle Caillaux, dont la main serra sa main mourante. L’immortel a expiré en 1851.

Inutile de dire qu’on n’a jamais pris au sérieux ni le dieu ni le prophète.

Les Templiers aussi ressuscitèrent, — comiquement, par réminiscence. Ils formaient une société, que la Restauration avait persécutée, mais qui, après 1830, triompha en même temps que les idées libérales. Parmi eux fut admis l’abbé Chatel.

On se figurait que l’ancien ordre du Temple existait toujours souterrainement. Ses affiliés s’en allaient, chaque année, rendre hommage à la mémoire de Jacques de Molay, brûlé sur le terre-plein du Pont-Neuf.

Soit qu’ils voulussent renouer la chaîne des temps pour l’ancien ordre du Temple, soit qu’ils continuassent tout simplement les mœurs légères des Templiers du dix-huitième siècle, ces associés, touchant la plupart à la franc-maçonnerie, acquirent la réputation de bons vivants, de buveurs émérites, et la caricature ne les épargna pas, ce qui les sauva d’un complet oubli.


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